L'inspecteur arrêta la voiture au croisement où nous attendions Mion d'habitude.
Ce qui me fit penser que c'était la première fois que j'allais chez elle.
Je n'avais jamais emprunté ce chemin.
— Je ne peux pas vous emmener plus loin.
Il semble que la propriété soit truffée de caméras de surveillance pour surveiller un peu partout, entre autres ce chemin.
Mais ne vous en faites pas, j'ai envoyé quelques hommes avec des micros et des capteurs amplificateurs.
Ils sont passés dans les angles morts des caméras.
Si vous criez suffisamment fort, nous vous entendrons.
— Nous saurons la convaincre de se rendre, alors tenez-en compte, d'accord ?
Rena et moi étions déterminés.
C'était la seule chose à faire pour alléger sa peine. Elle était notre amie, c'était la moindre des choses.
— Faites très attention à vous.
C'est un peu tard, je sais -- vous ne me croirez certainement pas, mais j'aimerais ne pas vous voir sur le billard pour l'autopsie.
— C'est un peu tard, effectivement.
Je sortis sans autre commentaire.
La chaleur et les grillons nous accueillirent.
De ce point de vue-là, aujourd'hui était un jour comme tous les autres.
— Allons-y,
Keiichi.
Rena partit devant.
Je la suivis, découvrant le chemin pour la première fois.
— Tu as... déjà été chez elle, je suppose, Rena ?
— Oui,
plusieurs fois.
C'est très grand.
Le terrain derrière la maison est immense. En fait, c'est simple, toute la montagne fait partie de leur jardin.
Mais ils mettent une barrière pour bloquer l'entrée des chemins de montagnes d'habitude. Il paraît qu'ils ont beaucoup de champignons des pins, alors il faut bien repousser les pillards...
La montagne fait partie du terrain appartenant à la propriété ? Mais c'est gigantesque ?!
Ce n'est pas pour rien qu'ils sont le clan le plus influent à Hinamizawa. Je comprenais un peu mieux l'échelle démesurée de l'organisation.
Alors c'était ça, la demeure principale...
Le chemin se poursuivait au loin.
Les replats surélevés étaient sertis de grillages, et l'on voyait une grande forêt derrière.
Les grillages étaient très hauts.
Tout au dessus, ils étaient recourbés et ornés de longues piques,
qui elles-mêmes étaient recouvertes de petites pointes effilées.
C'était très impressionnant.
Il y avait ici et là des pancartes sur le grillage.
« Propriété privée du clan des Sonozaki. Défense d'entrer. »
« Attention, serpents venimeux ! »
« Cet endroit est sous surveillance caméra. »
« Toute personne pénétrant dans cette montagne se verra infliger une amende d'un million (1 000 000) de yens. »
— Alors... toute la forêt leur appartient ?
Et la montagne aussi ?
— Oui, cela fait partie de leur domaine.
J'ai dit “leur terrain” tout à l'heure, mais comme tu peux le constater, ce n'est pas entretenu par ici.
Et puis, ce n'est pas une forêt agréable pour la promenade, ils ne peuvent pas en faire un parc...
Moui.
C'est vrai que par ici, c'était plus la jungle qu'autre chose.
C'était tout sombre et très humide. Pas vraiment le genre de forêt plaisante et accueillante.
C'était peut-être finalement leur plus grand signe de richesse. Ils avaient tellement de terrains qu'ils ne pouvaient même pas les entretenir.
Je remarquai des caméras ici et là, le long du chemin.
Elles étaient très sales. À se demander si elles fonctionnaient encore.
— Tu crois qu'elle nous observe ?
— Hmmm, non.
En règle générale, il n'y a qu'elle et sa grand-mère qui habitent dans la maison.
Il n'y a personne pour surveiller les moniteurs.
Pas vraiment efficace comme système de sécurité.
— Son père est un gros poisson parmi les Yakuzas, tu sais.
Alors lorsqu'ils ont des réunions de clan ici, il faut surveiller l'entrée, mais pour ces occasions, il ramène le personnel qui va avec.
Aaah oui, c'est vrai.
Je n'y pensais plus.
Ainsi, Rena fit la conversation, tout le long du chemin.
Enfin... nous arrivâmes devant un portique énorme, digne de la taille démesurée de la propriété.
Et elles vivent seulement à deux dans ce truc gigantesque ?
— Tu crois qu'elle est là ?
Rena sonna.
Un buzzer retentit.
Pendant un long moment, nous n'entendîmes aucune réaction à ce buzzer.
J'ai même bien cru que le signal était coupé plus loin et que Mion n'avait rien entendu.
Mais finalement, nous pûmes entendre un bruit de pas sur les graviers de l'allée, de l'autre côté de la porte.
Je serrai le poing dans un spasme nerveux. J'étais mort de trac.
Le bruit d'un lourd loquet résonna, puis celui de la barrière, et enfin les portes s'entr'ouvrirent.
La silhouette qui se tenait dans l'interstice était effectivement celle de Mion.
— C'est bien rare, la visite à cette heure-ci.
Et l'école ?
Pour quelqu'un qui était surpris, cela ne se voyait pas trop.
En fait, j'aurais même parié qu'elle s'attendait à notre visite.
— Eh bien... on fait bleu.
— Ah oui ?
Kei à la rigueur, c'est tout à fait son genre, mais toi, Rena ?
Bande de petits voyous !
Elle se mit à rire comme elle le faisait d'habitude.
— ... Bon, on ne va pas rester ici ?
Entrez.
Elle nous enjoignit à entrer et se plaça derrière nous pour fermer le chemin.
Je croisai le regard de Rena.
— Allons-y.
Rena passa sous le portail d'entrée en souriant, comme si elle rendait vraiment visite à sa meilleure amie.
D'un pas ferme, je la suivis.
Derrière la porte, il y avait un grand terrain, pas très bien entretenu, mais vraiment vaste.
Ce n'était pas comme dans ces propriétés de gros riches, mais c'était conséquent.
— Ah, c'est la première fois que tu viens, toi, vraiment ?
— Ouais...
C'est énorme, dis-donc...
— Ouais, mais c'est trop vieux comme construction.
Elle pourrait devenir une attraction pour touristes, cette baraque.
Personnellement, j'aimerais bien la transformer vite fait en une maison normale, avec du ciment, un truc solide, quoi.
Mion remit la lourde barrière en place.
— Oh, n'ayez pas peur.
C'est juste qu'en ce moment...
Je préfère pas prendre de risques, même en pleine journée.
— Ah, euh, ouais, ouais, bien sûr...
Dans nos rires nerveux, je pus déceler comme une ombre, une suspicion... Hmmm, je me fais peut-être des idées, aussi.
— Bon, eh bien, si vous voulez bien me suivre ?
Par ici, je vous prie.
Mion nous fit une courbette très basse, un peu comme les employés des hôtels de luxe, puis elle tourna les talons et repartit.
Rena me prit le bras.
— Keiichi, tu es trop nerveux.
Nous sommes chez Mion, pas en territoire ennemi.
Pas la peine de stresser comme ça.
Elle a raison.
Je suis très expressif quand je deviens nerveux.
Il vaut mieux ne pas rester trop sur mes gardes.
Même si elle tente quelque chose, nous sommes deux.
Et puis les policiers sont dehors.
Pas la peine de flipper.
Rien que d'y penser, ma nervosité avait presqu'entièrement disparu. J'eus un petit rire gêné.
— C'est quoi ce truc ?
Mion, pourquoi avoir placé cette pierre ici ?
Elle te gêne pas ?
Dans le vestibule, il y avait du papier journal par terre, et une grosse pierre bien au milieu.
Je ne voyais absolument pas à quoi elle servait.
Rena remarqua mes regards suspicieux et mes sourcils froncés, et se mit à rire.
— Quoi, tu sais à quoi elle sert, cette pierre ?
C'est quoi ?
Une sorte de porte-bonheur ?
— Ahahahaha !
Si tu ne sais pas, tu n'as qu'à la mettre de côté et laisser tes chaussures ici.
Ahahahahahaha !
— Keiichi, regarde la poutre au dessus, il y a un nid d'hirondelles.
— Quoi ?
Oh ! Eh, ouais !
— Je ne sais pas pourquoi, mais elles ont l'air de se plaire ici.
Je ne sais pas si elles se passent le mot de générations en générations, mais à la nouvelle saison, c'est ici qu'elles viennent.
J'en suis pas très heureuse, mais bon.
— Et donc elle a laissé la pierre ici pour prévenir que si on ne voulait pas avoir de crottes dans les chaussures, il valait mieux les placer ailleurs.
Ce truc me paraissait tellement stupide que j'en éclatai de rire.
Je réussis à les contaminer toutes les deux.
— Les Sonozaki faisaient autrefois la culture des vers à soie, mais bon ça remonte super loin dans le passé.
Il paraît que mes ancêtres les chassaient sans pitié.
Peut-être que je suis en train de m'attirer la colère de mes ancêtres en laissant ces hirondelles tranquilles !
Ahahahaha !
Bon, allez, venez.
L'intérieur n'était pas très éclairé.
Les couloirs étaient sombres, mais bizarrement, cela faisait ressortir le charme rustique de la maison.
Mion voulait une maison plus moderne, mais... c'était pas mal comme ça non plus.
— Nan, attends, tu rigoles ?
Il y a des courants d'air partout, en hiver je me les meule !
En plus, si la maison est au patrimoine culturel, je pourrai même pas faire de réparations normales.
Non, je trouve que ta maison, c'est juste ce qu'il faut.
Je t'envie, tu sais.
On doit être bien au chaud là-dedans, même en hiver.
Ah, mais la neige sera peut-être un problème.
— La neige, un problème ?
Pourquoi, il neige tellement que ça, par ici ?
Pourtant, en latitude, on est plus au sud que la capitale, non ? Il devrait faire un peu plus chaud ?
— Ahahahahahahaha, Keiichi, tu savais pas ?
Il neige beaucoup à Hinamizawa.
Les années de fortes chutes de neige, on ne voit plus rien du tout !
Parfois, on n'arrive même plus à sortir par la porte !
— Les voitures ne peuvent plus rouler, elles sont parfois carrément prises sous la neige.
QUOI ?
Eh, oh, on m'a pas prévenu, moi, c'est quoi cette arnaque ? C'est si violent que ça, l'hiver, par ici ?
Qu'est-ce que mon père m'avait dit à l'époque...
Qu'il neigeait suffisamment pour qu'il ait de beaux paysages à peindre chaque hiver.
Mais là, il neigeait carrément trop, oh !
— Ahahahaha !
Tu dors en géo ou quoi ?
La côte de la mer du Japon se prend le froid du continent.
Le côté de l'océan Pacifique, c'est une chochotte, il est protégé par toute la chaîne montagneuse au milieu !
— Ouais, ben moi, je trouve ça très bien, être une chochotte !
J'aime pas le froid !
— AHAHAHAHAHAHAHAHA !
Cette année, je vais t'envoyer en stage pendant l'hiver, on va t'apprendre le sens du mot “froid” !
— Non, je veux pas !
J'aime pas le froid, j'aime pas les stages non plus, alors le combo, tu peux te le garder !
Riant aux éclats, Mion se leva et nous dit d'attendre ici pendant qu'elle ramenait du thé.
— Mais tu sais, Keiichi,
l'hiver ici est passionnant, mais à sa manière.
Tu verras, le club en hiver, c'est monstrueux !
— Hmmm, mouais, le club. Je sais pas, j'aime pas comme tu dis ça.
La nage dans l'eau glacée, c'est pas mon truc, et les randonnées dans la neige encore moins !
On n'est ni au pôle Sud, ni au volcan des huit pics !
— Hmmm, c'est vrai que les gages sont méchants en hiver.
Une fois, il a fallu faire un carnaval de Rio dans la cour de l'école, dans facile 50cm de neige...
Ils sont pas nets dans ce club, quelle que soit la saison...
Ma survie va dépendre de ma capacité à m'adapter aux gages saisonniers...
— Et puis on fait aussi des batailles de boules de neiges, des concours à qui mange le plus de glace pilée, des chasses au trésor dans la neige...
— Mais pourquoi vous jouez dehors ?
Vous pourriez jouer à des jeux de société, bien au chaud !
— Ouh là, alors là Keiichi, tu as dû passer à côté de plein de choses dans la vie, ma parole !
Mais c'est parfait ça, tu vas perdre presque tout le temps, je ne risque rien cette année ! Hauuuu !
— Comment ça “Hauuuu”, je vais te faire voir, moi !
Je lui fis une petite chouquette dans la nuque. Pas trop forte.
— Eh bien alors, vous deux, vous avez le moral !
Je peux vous entendre, les murs sont fins ! Me faites pas de taches bizarres sur le sol, hein ?
Quelques instants plus tard, la porte en papier de riz s'ouvrit à nouveau, et Mion revint avec un service à thé.
— Des trucs au sésame en accompagnement, ça vous va ?
Je n'ai pas de pâte de haricots, désolée.
— Ah, non, c'est rien !
Nous ne sommes pas venus prendre le thé, de toute façon, ne t'-
Rena perdit aussitôt le sourire.
Eh meeeeeeerde...
En un seul mot de travers, tout ce que j'essayais d'oublier depuis ce matin me revint en mémoire.
J'aurais voulu profiter encore de l'atmosphère paisible, mais ma langue trop pendue avait mis un terme à tout cela.
Voyant la mine sérieuse de Rena, Mion perdit elle aussi progressivement le sourire.
Le joli temps insouciant que nous avions eu jusque là s'enfuit par la porte de papier de riz.
L'atmosphère se transforma du tout au tout.
Je m'en voulus, mais il était trop tard pour avoir des regrets.
Je n'étais vraiment pas venu pour avoir une charmante conversation avec elle.
Mion servit le thé sans rien dire.
Rena ne dit rien non plus. Elle se rassit correctement et se tint de façon très formelle.
— Je vous en prie,
servez-vous.
Mais nous ne pouvions pas faire comme si de rien n'était.
— ... Nan mais c'est bon, hein, ils ne sont pas empoisonnés.
Vous ne me faites plus confiance du tout, alors ?
Je m'attendais pas à ça.
Mion baissa légèrement les épaules, un peu désabusée.
— ... ...
— ... ...
— ... ...
Aucun parmi nous n'osait parler,
attendant que quelqu'un d'autre se décide à le faire.
Ce fut un long moment, très désagréable.
Finalement, Mion se décida à rompre le silence, en se moquant légèrement de nous.
— Bon eh, les enfants,
c'est vous qui êtes venus chez moi.
C'est donc vous qui me vouliez quelque chose, non ?
Si vous ne me dites rien, je ne peux pas le deviner.
Je regardai Rena.
Elle me regarda dans les yeux et acquiesça.
Elle allait se mettre à parler lorsque je levai la main en l'air pour l'en empêcher.
— Keiichi ?
— Laisse.
C'est moi qui étais obligé de venir.
Il faut que ce soit moi qui fasse l'effort.
— ... Ok.
Comme tu voudras.
— Qu'as-tu à me dire, p'tit gars ?
Tu veux me demander la main de ma fille en mariage ?
Ah-hahahaha!
Alors là, tu peux courir !
Je ne te donnerai jamais Rena, elle est trop bien pour toi !
Reviens quand tu seras un peu plus sec derrière les oreilles !
Par la suite, je me suis rendu compte que sa petite blague avait été la meilleure manière de détendre l'atmosphère.
C'est grâce à cette blague que j'ai trouvé le calme et le courage de me lancer...
— ... Mion.
Tout d'abord,
j'ai... Je voudrais m'excuser.
— ... Ah oui ? Toi ?
De quoi ?
Elle faisait semblant de ne pas savoir de quoi je voulais lui parler, mais il paraissait évident qu'elle était parfaitement au courant...
— Tu sais... le soir de la fête.
Je suis... Je suis entré dans un bâtiment.
Dans le temple des reliques sacrées.
— ... ... ...
Je la sentais interloquée. Elle n'avait plus du tout envie de rire.
— ... Je savais que c'était interdit d'y entrer.
Mais j'ai été trop curieux, c'était censé être juste pour déconner.
Il n'empêche que c'était interdit.
Alors je tiens à m'excuser.
Je suis désolé.
Je baissai la tête en soumission, jusque contre la table.
Je ne pouvais pas aller plus bas, mais si j'avais pu, je l'aurais fait au sol.
Je restai un moment dans cette position, histoire de bien montrer que j'étais sérieux. J'attendis la suite.
Mion ne disait rien.
Je ne pouvais pas jeter un coup d'œil pour voir sa réaction, ça me rendait nerveux.
Les cris des grillons emplissaient la pièce.
J'entendais parfois l'aiguille de la pendule,
mais rien de plus.
Je commençais à avoir un peu de mal à respirer lorsque Mion me dit d'arrêter.
— Ah là là.
Je ne pensais pas que tu prendrais le taureau par les cornes.
C'est bon, tu as gagné.
Je relevai la tête. Mion me regardait d'un air triste, mais elle souriait légèrement.
— Pour toi, c'était sûrement un jeu, un défi, mais je t'assure que ça n'a pas fait rire grand monde par ici.
C'est bon, va.
Tu connais le proverbe, “À Rome, il faut vivre comme les Romains”.
— C'était il y a plusieurs jours.
Je sais que c'est un peu tard, mais je tenais à m'excuser.
J'ai fais quelque chose de mal.
J'espère que tu sauras me pardonner.
Je sentis les larmes me monter aux yeux -- ce n'était pas très glorieux de ma part.
J'aurais dû venir m'excuser plus tôt... Il n'y aurait pas eu toutes ces choses horribles.
— Bah, laisse.
Si vraiment tu regrettes, j'ai aucune raison de t'en vouloir plus longtemps.
Elle disait cela comme si elle s'en fichait, mais je sentais bien qu'elle n'était pas très heureuse de me pardonner.
— Mii,
Keiichi est sérieux, là, je te signale.
Tu pourrais peut-être lui répondre un peu plus sérieusement toi aussi, tu ne crois pas ?
— ... Mais, je suis sérieuse.
J'ai l'air de me moquer de lui ?
— Oui, et pas qu'un peu.
La tension monta dans la pièce.
C'est vrai qu'elle était nettement moins coincée que moi.
Rena avait l'air très énervée par ce comportement.
— Keiichi,
lève la tête.
Il faut qu'on lui dise tout.
Mii a l'air de nous provoquer, de toute façon.
— ... ... ...
Je savais depuis le début qu'il faudrait bien y arriver à un moment ou un autre.
J'avais pris ma décision en ce sens avant de venir ici...
— ... Mion,
avant-hier, tu as appelé Rika et Satoko ici, n'est-ce pas ?
— ... ... ... Je ne m'en souviens pas.
Et qu'est-ce qui te fait croire ça au juste ?
— C'était le soir, juste avant de manger.
Rika est venue ici.
Avec sa grande bouteille.
Elle est venue pour que tu lui donnes de la sauce de soja.
Mion feignit l'absence de réaction, mais j'ai bien vu qu'elle avait très légèrement plissé les yeux.
— ... Je peux savoir pourquoi tu en arrives à cette conclusion ?
— Allons, ce n'est pas si difficile que ça à deviner.
Mii, tu l'as vu aussi, non ?
La chambre de Rika.
Mion plaça le coude dans son autre main et se gratta le front, en plein effort de réflexion.
— Il y avait de la salade sur la table, mais pas de sauce de soja.
Et sous l'évier, la grande bouteille avait disparu.
— Ahahahahahaha !
C'est quoi ce délire ?
Je vois pas où est le rapport avec moi ?
— Mion, arrête de nous prendre pour des idiots.
La publicité dans le journal du village, tu l'as écrite toi-même, pourtant.
Tout le monde savait qu'il fallait aller chez toi pour recevoir de la sauce gratos.
Mion se gratta la tête.
Je l'entendis claquer la langue de dépit.
Elle se comportait comme un enfant qui doit rendre la monnaie à sa mère.
À croire que c'était peu de choses.
— Et là... Tu l'as…
Rika…
Tu l'as suppr-
tu l'as cachée dans un endroit secret.
Rena était plus secouée par cette affaire qu'elle ne voulait le dire.
Elle n'avait pas pu exprimer le fond de sa pensée... Elle avait dû changer sa phrase en cours de route.
— Et normalement, tout aurait dû en rester là.
C'est ce que tu t'imaginais.
— ... Qu'est-ce que tu insinues ?
— Je pense que tu n'avais pas prévu que Rika dirait à Satoko où elle se rendait.
— ... ... ...
— Alors Satoko a appelé chez toi.
Ma chère, est-ce que cette chère Rika se trouverait-elle par hasard toujours dans votre modeste demeure ?
Oui,
plus j'y pense, plus je parierais qu'elle t'a sorti ça comme ça.
— Ahahahahaha !
Oui, c'est très ressemblant.
— Alors tu t'es dit que ce n'était pas bon pour toi.
C'était un témoin qui savait que Rika était venue chez toi.
Alors tu l'as attirée jusqu'ici.
— Attirée ?
Quelle drôle d'idée.
Mais comment j'aurais fait ça ?
Mion la jouait fine. Elle faisait parler Rena comme si elle ne connaissait pas la suite de l'histoire.
Mais moi qui l'observais depuis le début, je voyais bien qu'elle n'était plus calme.
Ses doigts jouaient constamment à faire des boucles dans ses mèches de cheveux.
Ce n'était pas forcément concluant pour tout le monde, mais moi qui l'observais tous les jours, je savais.
Mion était en train de paniquer.
Rena avait deviné exactement ce qu'il s'était passé.
— Je suppose que tu lui as dit quelque chose du genre...
« Satoko,
j'ai fait un peu trop à manger ce soir, en fait. Tu veux venir aussi ?
Rika est déjà à table. »
N'est-ce pas ?
Scratch.
Mion serra les mains très fort sur ses genoux.
— ... Impressionnant.
Tu nous avais mis sur écoute ? Non, je ne pense pas. Alors comment as-tu fait ?
— Dans le frigo, il y avait deux assiettes encore pleines. C'étaient leur repas du soir, elles n'y avaient pas touché. Tout était sous film fraîcheur.
Pendant un petit moment, Mion la regarda, pétrifiée, sidérée.
Elle n'avait pas l'air de croire que Rena venait de faire ça.
— ... Je vois quand même pas comment tu peux déduire ce que j'ai dit en regardant les assiettes dans le frigo.
— Ce serait très long à expliquer,
mais disons que le contenu du frigo en disait long sur les événements.
Mion resta bouche bée.
— ... ... ... Alors ça…
Ahahahahaha !
Eh ben, c'est un sacré détective que nous avons là, ma parole !
Alors les assiettes t'ont permis de déduire notre conversation au téléphone ?
Hahahahahahaha !
Aaaalors là, j'abandonne.
T'as gagné !
Bravo !
Ahahahahahaha !
Mion se mit à rire de plus en plus, comme hystérique.
Mais ce n'était pas un rire contagieux, pas le moins du tout.
— HAhahahaHAHAhahahahaha, hahaha, haaaaaa…
haaaaa...
Mion calma enfin son fou rire, poussa un long soupir et se remit à se gratter la tête.
Elle se comportait un peu comme lorsqu'elle avait perdu à un jeu et qu'elle devait avoir un gage, en fait.
Si seulement c'était aussi facile... Si seulement...
— Un sacré détective, hein ?
Tu sais, Mii, tu es impressionnante aussi. Tu as deviné exactement ce qu'Ôishi m'a dit tout à l'heure.
Il a dit “sacré détective”, exactement comme toi.
— ... ... ...
Lorsque Mion entendit le nom de l'inspecteur, elle changea du tout au tout. Elle était en train de paniquer à nouveau.
— Mion…
La police te soupçonne depuis longtemps.
D'ailleurs, l'inspecteur et ses hommes ont encerclé le bâtiment et surveillent ce qu'il se passe.
Elle eut du mal à se montrer calme.
Elle chercha confirmation dans le regard de Rena.
Mais celle-ci restait impassible.
Alors enfin, elle eut l'air de réaliser dans quelle situation elle était...
— Alors, tu as aussi tué le maire ?
— Et Mme Takano ? Tomitake aussi, c'était toi, alors ?
Mion ne répondit rien.
Elle était en train de réfléchir à toute vitesse.
Alors elle soupira, puis se remit assise correctement, et se tint parfaitement droite, très solennelle.
D'un seul coup, l'ambiance de la pièce était transfigurée.
Mion se mit à changer aussi.
Son expression se fit des plus calmes et des plus sereines, mais en même temps très digne, un peu comme lors d'événements officiels.
Instinctivement, je sus.
Ce n'était plus notre camarade de classe Mion devant nous.
Devant nous se tenait la future héritière du clan ancestral des Sonozaki.
Elle dégageait une impression toute autre que celle d'habitude.
C'était très perturbant.
Après avoir vu ça…
cette histoire d'héritage ne me paraissait plus si ridicule que cela.
Mion posa les deux mains l'une à côté de l'autre,
les doigts bien tendus,
et nous salua d'une courbette lente.
— Permettez-moi de me présenter,
je suis la future dirigeante du clan des Sonozaki.
Je m'appelle Mion.
Cela faisait trop bizarre de la voir si polie…
Je ne savais plus comment réagir.
Je regardai Rena du coin de l'œil et vit qu'elle non plus ne savait pas trop quoi faire.
— Je vous remercie de vous être déplacés jusque chez nous aujourd'hui, et je vous souhaite la bienvenue.
Je serai à votre disposition en lieu et place de l'actuelle chef du clan, Oryô Sonozaki.
Vous semblez avoir de nombreuses questions à me poser.
J'y répondrai dans les limites de mes connaissances, mais j'espère être à la hauteur de vos espérances.
Mais…
Qu'est-ce qu'elle raconte ?
On peut lui demander ce que l'on veut ?
Elle avait l'air fermement décidée.
— ... ... Je peux…
vraiment te demander n'importe quoi ?
— Dans les limites de mes connaissances, oui.
Je présume que vous ne vous contenteriez pas de réponses vagues ou incomplètes.
Je regardai Rena.
Nous avions tous les deux des montagnes de choses à lui demander.
Mais par quoi commencer ?
Finalement, ce fut Rena qui posa la première question.
C'était un gros morceau…
mais c'était la question la plus importante.
— Pourquoi ?
Pourquoi avoir fait tout ça ?!
… Je voulais savoir, moi aussi.
C'était une question qui couvrait beaucoup de choses.
Elle ne concernait pas que Rika et Satoko.
Il y avait aussi le maire et les deux meurtres de cette année.
Et aussi, d'ailleurs, les meurtres des autres années précédentes.
Pendant un court instant, Mion ne répondit pas.
Rena était en train de se demander comment préciser la question lorsqu'enfin,
elle se mit à parler.
— La réponse à cette question risque d'être... très longue, j'en ai bien peur.
Mais si cela ne vous dérange pas, alors je suis prête à vous répondre, quand vous voulez.
Sa voix était douce.
Elle se préparait à nous raconter une histoire, comme le faisait ma tante lorsque j'étais tout gamin...
— Saviez-vous que ce village était autrefois appelé “les abysses des démons” ?
Rena fit un petit signe de tête pour indiquer que oui et me regarda d'un air interrogatif.
J'acquiesçai en retour.
“Les abysses des démons”… Oui.
Mme Takano me l'avait expliqué en long, en large et en travers la fameuse nuit où nous nous étions introduits dans le temple.
Les villageois croyaient dur comme fer que le sang des démons coulait dans leurs veines, et ils méprisaient le “monde d'en bas”.
Les habitants des villages au pied de la montagne les révéraient comme des sages immortels.
— C'est exact.
Nos ancêtres étaient très fiers de leur supposé héritage démoniaque.
Les autres mortels au pied de la montagne leur vouaient un culte.
Mais ce culte prit fin lorsque le shogunat des Tokugawa toucha à sa fin, vers 1860.
Les premiers vaisseaux des américains furent aperçus près des côtes, puis il y eut le commodore Perry.
Le système des castes de samuraï fut aboli.
Le Japon s'ouvrit au monde extérieur.
Et le culte voué au village des abysses des démons disparut du jour au lendemain.
C'était une époque où tout ce qui avait trait au passé était systématiquement dénigré et tourné en ridicule.
— Puis ce fut l'ère de Meiji, et à cette occasion, le village vit son nom changer pour Hinamizawa. C'était une décision qui avait évidemment été prise sans demander leur avis aux habitants.
À cette époque, l'administration de Meiji voulait en finir avec tout ce qui pourrait rebuter les étrangers.
Puis le système administratif des han fut aboli, et provinces, régions et districts apparurent.
Ce fut le début d'une course effrénée pour rattraper le retard du Japon sur les autres pays du monde.
Tout ce qui était occidental était bon, tout ce qui était japonais était mauvais, les anciens rites furent méprisés.
— Dans la tourmente de cette époque,
le village des abysses des démons disparut des mémoires en un instant...
Puis vint le temps où les pays européens firent des colonies dans certaines contrées asiatiques. Pour ne pas devenir une colonie à son tour, le Japon décida de se créer une armée moderne en se basant sur l'Allemagne prusse.
Il y eut la première guerre sino-japonaise, puis la guerre contre la Russie, qui prouvèrent la force et l'efficacité de nos armées.
Jusqu'à la guerre du Pacifique, le Japon ne fit que courir de l'avant et gravir les marches de la modernisation.
— Entre temps, le village avait perdu son caractère sacré et inviolable.
Les habitants autrefois vénérés étaient maintenant au ban de la société, considérés comme des non-humains...
Les terres sacrées étaient, on ne sait comment, devenues une zone de quarantaine où l'on abandonnait les malades incurables.
Ce fut une période très difficile.
La simple évocation du nom de notre village nous destinait à une ségrégation violente et systématique.
Les enfants des villages au pied de la montagne se racontaient entre eux qu'il y avait des bactéries et des microbes horribles à Hinamizawa, et qu'il fallait donc ne jamais s'en approcher.
Ceux qui entraient en contact avec nos enfants se mettaient à pleurer et demandaient à se faire purifier par le sel, voire exorciser.
Et puis un jour, un adulte a dit aux enfants que s'ils allaient au village, ils seraient pourchassés et enlevés par les démons, puis découpés en morceaux et mangés tout cru.
Un autre leur a dit très sérieusement qu'autrefois, pendant les famines,
les gens de Hinamizawa repêchaient les cadavres des morts dans la rivière pour les faire cuire et les manger.
À force d'accumuler les histoires horribles, qui se basaient toutes sur des pratiques ancestrales du village, certes, mais marginales, le village obtint une réputation très particulière.
La ségrégation s'était installée pour longtemps.
Bien sûr, les enfants n'étaient pas les seuls à en souffrir.
Les habitants du village ne pouvaient pas trouver de travail ailleurs, toutes les entreprises les refusaient systématiquement.
Mêmes les couples officiellement fiancés pouvaient se retrouver séparés.
D'ailleurs, cela pouvait servir de raison valide pour demander et obtenir le divorce.
— Il y a même eu un procès à l'époque.
L'origine géographique ne pouvait pas servir à justifier le divorce, d'après les textes de loi,
mais le village perdit quand même le procès.
Le fait de mentir sur ses origines était considéré comme une trahison envers le conjoint.
— ... Ils…
ne rigolaient pas à l'époque.
J'avais entendu parler de la ségrégation des burakumin en classe.
C'était une sorte de discrimination sociale à grande échelle, qui mettait une personne à l'écart de toute la société simplement à cause de ses origines.
J'avais appris toutes les discriminations par cœur, parce que je savais que ça serait demandé dans les tests.
Mais je n'avais jamais vraiment cru que tout cela existait.
— Bah, il faut dire que quelque part, nous l'avions en quelque sorte un peu cherché.
Nos ancêtres étaient très fiers d'être les descendants des ogres mangeurs d'hommes. Ils s'en vantaient et méprisaient les autres humains.
Ils s'étaient d'ailleurs servis de la peur qu'ils inspiraient aux autres pour réclamer des offrandes pendant des siècles...
Pour la première fois, Mion fit une courte pause, puis rigola toute seule, fatiguée...
— Pendant la guerre du Pacifique, le slogan national, c'était “Tous ensemble, ne faisons qu'un”, mais les habitants d'ici subissaient quand même encore des brimades.
Bien trop pour qu'on puisse les dénombrer.
Je pourrais en parler pendant longtemps, mais pour donner un exemple, même dans les familles où plusieurs hommes s'étaient engagés comme soldats, les femmes devaient travailler dans les usines en arrière-ligne, alors que normalement elles auraient dû en être exemptées.
Mon aïeule a vécu lors de ces temps houleux, et elle en a gardé de nombreux souvenirs très douloureux.
Puis vint l'été de l'an 20 de l'ère Shôwa.
En deux bombes atomiques et une semaine, la guerre prit fin.
— Les hommes revinrent enfin du front.
Bien sûr, beaucoup manquaient à l'appel, morts pour la patrie,
mais les bras manquaient tellement que même les peu qui revinrent firent une grande différence.
Les nouvelles lois instaurées par McArthur préconisaient un changement radical dans la pensée du peuple, et elles tendaient à éradiquer complètement la ségrégation sociale.
La fin d'une longue période sombre pour le village était toute proche.
— Les habitants se décidèrent à rebâtir le village, à le refaire vivre.
Ils unirent leurs efforts pour empêcher le village de disparaître à tout jamais.
Il y en eu un parmi eux, en particulier, qui amassa une fortune au marché noir.
Le grand-père de Mion.
C'était le mari de l'actuelle dirigeante du clan. Il s'appelait Shûhei Sonozaki.
— Shûhei était un volontaire engagé pour administrer les réserves alimentaires dans la province annexée de Harbin, en Chine. Juste avant le retrait des troupes, il soudoya ses supérieurs et put emporter une quantité immense de boîtes de nourriture en conserves.
Il les fit cacher dans la baie de Seto, et après la guerre, les revendit à bon prix au marché noir.
Mais il n'utilisa pas cet argent pour son propre plaisir.
Il donna la somme entière à sa femme, qui était à la tête du clan.
— Cette somme devait servir à tout reconstruire.
Les habitants étaient une grande famille, cet argent leur appartenait à tous.
Ma grand-mère a dédié tout cet argent au village.
Cet argent a joué un grand rôle dans la reconstruction d'Hinamizawa après la guerre.
... Ah oui quand même.
Alors c'est pour ça que le clan des Sonozaki est aussi respecté...
— Oh, bien sûr, il y eut des jaloux, mais l'utilisation de cet argent pour le bien commun les fit taire.
Les entreprises ont fleuri les unes après les autres.
Celles déjà en place servaient à aider les nouvelles à s'installer et à prospérer.
Ainsi, la grande famille de Hinamizawa put se développer.
Le clan des Sonozaki, au centre de cette réussite, devint l'une des familles les plus importantes de toute la région.
— Et c'est ta grand-mère qui a commencé tout ça ?
Wouah,
je comprends mieux pourquoi tout le monde la respecte !
Mion eut un rire un peu gêné, mais son sourire était sincère.
— Malheureusement, à peine dix ans après la fin de la guerre, la vapeur s'inversa.
C'est ce que l'on a appelé l'“affaire des boîtes de conserves humaines”.
Des conserves de viande humaine ?
Elle était très fière de sa grand-mère, cela se voyait.
— L'un des supérieurs de Shûhei a parlé.
Il a expliqué que les boîtes de conserves de l'armée contenaient de la chair humaine.
Rien qu'à entendre le concept, j'eus envie de vomir.
Le village de Hinamizawa est redevenu celui où les habitants mangeaient des êtres humains.
Le pire, c'est que justement, ils étaient en train de se débarrasser de cette étiquette.
La vie paisible qui leur semblait acquise disparut en un instant.
L'histoire de l'ancien supérieur de Shûhei était terrible.
Elle disait que les conserves qui avaient fait la richesse de Hinamizawa, celles qui avaient été volées à l'armée impériale, contenaient en fait de la viande humaine.
Mais pourquoi et comment ce genre de boîtes de conserves existaient-elles ?
Shûhei était pourtant simplement l'administrateur des stocks de nourriture ?
Mais son ancien supérieur nous révéla que sa mission était toute autre...
— En fait, pendant la guerre, Shûhei était chargé de dératiser certains endroits pour éviter la propagation de la peste et de ramasser les cadavres porteurs de maladie.
Ce travail lui avait été imposé comme chicanerie à cause de son lieu de naissance.
Mais en fin de compte, cette brimade lui avait assuré de ne jamais avoir à se rendre en première ligne, et de survivre à la guerre. Il avait choisi de s'en réjouir.
Et puis un jour, Shûhei fut amené à travailler dans une unité de recherche médicale.
Mais là…
ce qu'il dut faire au sein de cette unité fut
bien plus terrible que ce qu'il avait dû faire jusqu'à lors...
— ... Nan, c'est pas vrai…
T'es pas en train de me dire…
qu'il a bossé dans l'unité spéciale bactériologique ?
— Keiichi, tu sais ce que c'est ?
Tu peux m'expliquer ?
Hmmm, c'était l'unité 731, je crois...
On l'appelait aussi l'Unité du Mal, elle faisait des recherches pour créer des armes bactériologiques et ainsi permettre la victoire.
De nombreuses légendes se transmettent sur ces troupes, mais je croyais que c'était une légende urbaine...
Ils prenaient des gens au hasard dans la population et s'en servaient pour leurs expériences. Ils regardaient combien de temps une personne survivait aux nouvelles souches de virus.
Combien de temps si on les leur injectait.
Combien de temps par voie orale.
Puis on les disséquait pour noter les résultats.
Souvent, ils n'attendaient même pas que le patient soit mort pour le disséquer.
Ils les balançaient encore vivant dans la centrifugeuse ou dans la salle de dépressurisation.
D'ailleurs quand on fait ça, le manque de pression fait ressortir les organes par tous les trous du corps, genre, littéralement. Les intestins vous sortent par l'anus comme la mayonnaise par le trou du tube.
J'en avais entendu parler dans un documentaire, une fois...
— ... C'est bien dégueulasse...
Et tout ça parce qu'il venait de Hinamizawa ? C'est pas glorieux pour l'espèce humaine, comme comportement.
— ... Je suis bien d'accord avec toi.
D'un long soupir triste et résigné, Mion me conforta dans mon avis.
C'était peu de choses, mais j'étais heureux de voir que nous étions encore sur la même longueur d'ondes.
— Les recherches de l'unité de Shûhei n'étaient pas aussi atroces.
Shûhei en particulier avait pour mission de rechercher le meilleur moyen de faire parvenir aux soldats tout ce dont ils avaient besoin en nourriture.
Les stratèges militaires de l'époque n'avaient pas prévu une guerre si longue et si étendue dans l'espace. Les troupes souffraient d'un manque chronique de vivres.
Ils mangeaient donc ce qu'ils trouvaient, ce qui conduisait à des carences alimentaires, et donc à des troupes en mauvaise santé, qui chopaient toutes les maladies qui traînaient.
Pour éviter de faire trop baisser le moral des troupes et les mutineries, il fallait trouver quelque chose.
C'est pour ça que ces recherches ont été mises en place.
Au départ, il cherchait juste le meilleur moyen de trouver la nourriture sur place, au front.
Les méthodes étaient nombreuses, elles allaient du pillage pur et simple des villages dans la zone jusqu'à l'analyse nutritionnelle des insectes et des plantes et la meilleure manière de les cuisiner.
Les recherches tentaient tout et n'importe quoi.
Après maints essais infructueux et autres échecs cuisants, les recherches arrivèrent aux portes de l'interdit et donc de l'inconnu.
— D'après vous, quelle est la plus grande source de protéines que vous pouvez trouver sur un champ de bataille ?
— ... ... ...
Ni Rena ni moi…
n'avions envie d'y réfléchir.
Nous restâmes silencieux.
— ... Vous vous en doutez, je suppose.
Ce sont effectivement les êtres humains.
C'est pourquoi son unité étudiait la meilleure façon de préparer de l'humain en cuisine.
Manger leurs ennemis ou même les cadavres de leurs amis fraîchement tombés au combat devint pour eux une activité grassement payée par la mère patrie.
... Quelle ironie du sort.
Ils méprisaient mon grand-père car ses ancêtres étaient soi-disant cannibales, mais eux faisaient pire.
Il paraît qu'il en parlait souvent.
Il disait que lui était peut-être un ogre mangeur d'hommes, mais eux étaient des monstres de la pire espèce.
Peu lui chalait leur mépris.
Puis vint le moment des échantillons de test.
Mais évidemment, tous les gens de l'unité étaient au courant et refusaient de manger.
Alors l'armée décida d'envoyer cela aux soldats en première ligne.
On appela ces boîtes des ersatz de viande, et ils y inscrivirent un sceau spécial sur le dessous de la boîte pour être sûr de ne pas en manger par inadvertance.
— Il paraît que les soldats ont adoré.
Surtout les boîtes de fondue de viande à la sauce de soja.
— C'est bon, Mii, arrête !
Tu vas me faire vomir...
Rena était toute pâle. Elle avait visiblement du mal à se tenir correctement.
Mion voulait continuer à nous en parler, apparemment, mais elle poussa simplement un soupir et se tut.
— Mais alors, les fameuses boîtes vendues au marché noir...
— Personne n'a jamais su la vérité.
Shûhei a nié jusque sur son lit de mort que les boîtes qu'il avait ramenées contenaient ce genre de viande.
Mais les gens qui avaient été jaloux se remirent à mépriser les gens de Hinamizawa.
Le temps des jets de pierre et des insultes collectives réapparut.
Un silence pesant, oppressant, revint s'installer dans la pièce.
C'était vraiment une histoire
terriblement triste.
C'était une bête question de discrimination, d'une part ou de l'autre.
Pourquoi s'obstiner à comparer les gens entre eux ?
Pourquoi l'être humain ne pouvait-il pas vivre sans rabaisser ses semblables ?
Pourquoi ne pouvaient-ils pas vivre ensemble, tout simplement ?
Je n'avais pas la réponse.
— Et puis un jour, ma grand-mère, en tant que chef de clan, a pris une décision qui allait tout changer. Elle appela ses propres enfants et tous ceux du village pour leur donner un conseil.
« Si une personne te jette des pierres, reviens avec un ami et jetez-lui des pierres tous les deux. »
Alors les enfants lui posèrent des questions.
Que faire s'ils sont deux à nous jeter des pierres ?
Bien sûr, la réponse était toute trouvée.
— Alors, revenez à quatre.
S'ils vous coincent à huit dans une ruelle, appelez seize amis pour les pourchasser.
S'ils sont trente à vous intimider, prenez soixante personnes avec vous et allez leur crier dessus.
Alors les enfants posèrent une dernière question.
Et s'ils sont mille en face de nous ?
Mais là aussi, la réponse fut très simple.
— « S'ils sont mille à vous attaquer, alors le village entier devra se dresser contre eux. »
L'idée était révolutionnaire, mais elle conquit le cœur des habitants.
Depuis ce jour, ma grand-mère fut considérée un peu comme la mère du village entier.
C'était il y a un peu moins de trente ans.
À l'époque, la société était secouée par les débats autour du traité de coopération et de sécurité mutuelles entre les États-Unis et le Japon.
C'était une époque houleuse, et les habitants du village s'en servirent. Chaque discrimination individuelle fut considérée comme collective.
Il n'y avait aucune différence de faite entre les enfants et les adultes.
Si un élève était bizuté, les parents et les voisins allaient gueuler chez le ou les fautifs.
Lorsqu'un adulte était mis à l'écart ou maltraité, des gens de tous les âges formaient un groupe ou une association pour intenter un procès. Il fallait inculquer quelque chose dans la tête des gens...
Il fallait leur faire croire que dès qu'on cherchait des ennuis aux gens de Hinamizawa, ça faisait des histoires à n'en plus finir.
Cela devait suffire à tuer toute velléité dans l'œuf.
— ... P'tit gars, tu te souviens des gens qui t'ont sauvé en ville ?
— ... ... …
Ils étaient venus sans rien dire et sans poser de conditions.
Je me souviens aussi des visages des gens d'Okinomiya, qui passaient tous leur chemin dès qu'ils nous reconnaissaient...
— Ma grand-mère s'est battue pour ça, et mes parents ont continué son combat.
La paix est enfin revenue à Hinamizawa.
Bien sûr, elle est instable.
Enfin, à l'échelle du siècle, les années de paix sont toutes relatives, ce n'est peut-être qu'une accalmie passagère...
— Mais pourquoi ?
Je ne savais pas si j'avais le droit d'en parler -- je ne vivais ici que depuis un mois.
Mais les mots étaient sortis tout seuls de ma bouche, aussi je continuai.
— Pourquoi est-ce que vous ne pouvez pas vivre en paix ?
Et la légende de la déesse Yashiro, qu'est-ce que vous en faites ?
Elle avait instauré la paix entre humains et démons.
Elle était restée sur Terre pour surveiller les deux groupes.
— C'est une légende, c'est du flan, une simple histoire à raconter aux enfants.
Même en considérant que les hommes et les démons ont existé, il n'y a jamais eu de déesse Yashiro pour les pacifier... Ce n'est pas plus difficile que ça.
— ... Et alors…
c'est pour ça que les meurtres de la “malédiction” sont apparus ?
Une petite brise fraîche souffla dans la pièce, s'introduisant depuis la fenêtre ouverte, et joua gentiment dans les cheveux de Mion.
Mion ne fit que sourire paisiblement, sans rien dire, sans changer d'expression... mais cela était une réponse en soi, d'une certaine manière.
— Il faut se débrouiller pour rendre Hinamizawa pareil à son illustre ancêtre.
En faire un village sacré, craint et respecté de tous.
Telle est la mission des descendants des villageois.
Tel est le destin de l'héritier du démon.
— L'héritier... du démon ?
— Le chef du clan des Sonozaki est désigné par l'idéogramme du démon qui se trouve dans son nom.
Regarde mon nom par exemple, il y est.
Je fis mine d'écrire son prénom dans ma main.
Eh, mais c'est vrai, en plus !
On retrouve bien le kanji du démon…
— Mais il n'y a pas que mon prénom.
Mon corps aussi porte l'insigne du démon.
Mion se leva
et prit le bord son pull.
— Non, Mii, pas la peine…
Tu n'es pas obligée de nous le montrer.
— ... Merci.
En les écoutant, je compris quelque chose.
Mion avait sûrement un autre secret…
probablement un tatouage
ou un marquage au fer pour la désigner comme le successeur.
Mion ne se rassit pas. Elle se dirigea vers la porte et l'entr'ouvrit.
Une brise légère souffla à nouveau dans la pièce, dispersant l'atmosphère viciée.
Mion porta son regard sur le terrain de la propriété et resta debout à la fenêtre pendant un long moment.
J'observai son dos.
Elle devait porter un bien lourd fardeau sur ses épaules.
Beaucoup trop…
Lourd…
C'était à elle de traîner les lourds secrets de l'histoire du village.
Que pourrais-je dire pour la consoler ? Rien...
Rena aussi la regardait en silence.
Seuls les cris des grillons se faisaient entendre...
Puis, après un long moment, Mion se remit à parler. C'était à peine un murmure.
— Quant aux événements des cinq dernières années...
J'y ai été mêlée parfois de près, parfois de loin.
Certains ont été organisés non pas par notre clan, mais par les Kimiyoshi ou les Furude.
Même si en fin de compte, j'étais toujours au courant.
Elle ne se retourna pas, parlant toujours devant elle, face à la fenêtre.
Sa voix était redevenue celle de notre camarade de classe.
— Je suis convaincue d'avoir fait mon devoir, et je n'ai pas de sentiment de culpabilité.
Mon seul regret, c'est de devoir me retirer de mon poste avant d'avoir pu désigner et entraîner mon successeur.
... ...
— Si la police et la justice comptent vraiment me juger et m'emprisonner pour ce que j'ai fait,
alors c'est le signe d'un changement dans les mœurs, je suppose.
C'est peut-être finalement une chance
que d'être le premier chef de clan de ce siècle à se retirer en pouvant constater que le village vit en paix.
Mion s'adossa à la porte et se laissa glisser lentement le long de celle-ci, jusqu'à s'asseoir.
Elle avait abandonné, et ça me faisait mal au cœur de la voir dans un état pareil.
Toutes les exactions qu'elle avait commises me semblaient bien lointaines.
Allez, Mion…
De toute façon, t'as plus rien à perdre.
Pourquoi ne pas tenter un dernier coup ?
Mais ces pensées furent interrompues par Rena.
— Mais, n'oublie pas Rika et Satoko
...................................
Tu les as tuées, n'est ce pas, Mii ?
Ce fut très dur de l'entendre nous rappeler à la réalité des faits.
— Je ne dis pas que tu avais le droit de tuer les autres.
Mais sans parler de ça…
tu as tué Rika et Satoko de ta propre volonté.
Rena savait pourtant le lourd destin que Mion devait supporter, mais elle avait quand même choisi de lui reprocher ses actes.
— ... Tout comme j'ai accompli mon devoir en tant que dirigeante des Sonozaki, Rika avait aussi des obligations à respecter en tant que dernière descendante de la lignée des Furude.
Son rôle était de protéger le temple des reliques sacrées.
Mon cœur se serra.
— Rika s'était plaint du mécanisme de fermeture.
Elle disait toujours que cette barre était trop lourde pour elle.
Même son père avait du mal à la soulever,
donc je savais très bien que c'était difficile, et je comprenais qu'elle eût envie de changer la serrure.
« Ne vous en faites pas, je vous promets de monter la garde. Mais s'il vous plaît, permettez-moi de changer la serrure pour avoir simplement un cadenas ou quelque chose de plus facile à manipuler. »
J'ai répondu en tant que chef de clan.
Je lui avais dit que les meurtres à répétitions avaient attiré trop de curieux et qu'il ne fallait surtout pas toucher à ce mécanisme.
Mais…
le chef des Kimiyoshi…
ce cher vieux grand-père... lui avait apporté son soutien.
« Si c'est si difficile pour elle, ne pourrait-on pas faire quelque chose ? »
Si le tout était fermé à clef, cela devrait suffir à indiquer clairement que l'entrée est interdite.
Il n'y avait sûrement personne qui irait exprès détruire la serrure pour y pénétrer.
Même si ma position m'en donnait le droit, je ne pouvais décemment pas refuser de coopérer, il avait toujours été si gentil avec moi...
Alors la serrure avait été changée. Il n'y avait plus qu'un stupide cadenas à deux balles pour empêcher les curieux d'entrer.
— Dites-moi…
Vous êtes vraiment sûr ?
Ma grand-mère préfèrerait vraiment garder l'ancien système, vous savez.
— Allons, il n'y a rien à craindre.
Tu angoisses trop facilement.
Si jamais il devait se passer quelque chose, eh bien, je prendrai mes responsabilités.
— Vous êtes sérieux, n'est-ce pas ?
Vous comptez réellement prendre vos responsabilités, en tant que chef de votre clan.
Mais enfin, vous savez bien que les objets là-dedans sont sacrés !
— Ne t'en fais pas, Mii.
Il n'y a aucun chat à Hinamizawa qui serait suffisamment téméraire pour entrer dans ce temple.
… Miaou, miaou.
— Ooh... oouuh...!!!
L'émotion me submergea, et peu à peu, je me mis à pleurer en silence.
De chaudes larmes roulaient sur mes joues, impossibles à stopper.
— Je savais que quelqu'un était entré dans le temple, j'ai été prévenue en plein milieu de la fête.
Quatre personnes.
Il a été décidé de les supprimer dans la journée.
Il a aussi été prévu de punir les chefs de clan des Furude et des Kimiyoshi pour avoir permis cette souillure.
Les larmes tombaient au sol,
grosses comme des perles.
Je partais du principe que c'était Mion qui avait tué Rika…
Mais c'était faux !
Ce n'était pas elle qui avait décidé de la tuer,
c'était mes actions qui avaient entraîné sa mort !
— C'est moi... C'est ma faute... C'est comme si je les avais tuées moi-même !
— Keiichi...
J'aurais pu arrêter cette tragédie.
Mais je ne l'ai pas fait.
Je n'ai pas su résister à ma curiosité...
Si j'avais hésité plus avant d'entrer, Rika serait encore vivante aujourd'hui !
Rien de tout cela ne serait arrivé...
Nous coulerions encore des jours heureux et insouciants !
— C'est ma faute... Je suis un imbécile !
Si mes larmes pouvaient tout arranger...
j'aurais été d'accord pour inonder la pièce entière de larmes.
Mais ce péché était trop grave pour être pardonné par de simples larmes.
— P'tit gars,
tu n'as rien à te reprocher.
Mion me parlait doucement, comme pour me faire la leçon.
— J'ai dû prendre une part active à leur châtiment, en tant que chef du clan.
Mais tu sais, maintenant qu'il est trop tard pour y changer quoi que ce soit, je me dis que finalement, l'histoire du clan est bien peu de choses.
J'aurais peut-être dû renoncer à mes fonctions pour sauver mes amis.
J'ai été faible, j'ai obéi à mes obligations, et c'est pour cela que Rika et Satoko sont mortes.
C'est ma faute à moi et à moi seule si elles sont mortes.
J'aurais pu m'arrêter en chemin, j'aurais pu tout annuler.
Mais je ne l'ai pas fait.
Je me suis cachée derrière mon poste, j'ai abandonné le combat.
Ce péché est le mien.
C'est moi qui les ai tuées.
Mion Sonozaki… De mes propres mains.
Je les ai tuées.
Et ça, personne ne pourra jamais y changer…
Personne !
… Ahaha, hahahaha, ahahahahahahaha...
Son rire était si vide, si creux, si faux, qu'il en était triste.
Elle qui d'habitude savait toujours se sortir d'affaire...
Sa déchéance faisait peine à voir.
— Et pourtant, tu en as aussi sauvé un, Mii.
— Pardon ?
Je levai la tête brusquement, incrédule. Qui donc ? Rena me planta un doigt dans la joue en souriant.
— Elle ne t'a pas tué, toi.
Elle aurait pu le faire n'importe où, n'importe quand,
et pourtant elle n'a rien fait.
C'est vrai...
Je n'avais aucune chance contre elle lorsque nous jouions dans le club, alors si elle y allait pour de vrai,
j'étais sûr de n'avoir aucune chance de lui échapper.
Elle a sacrifié de si nombreuses personnes, et pourtant... j'étais encore vivant.
Depuis quand m'étais-je fait à cette idée ?
Malgré les disparitions successives, je m'étais quelque part fait à l'idée qu'il ne m'arriverait peut-être rien, à moi...
— ... … Hum.
Alors ça, aucune idée.
Le démon en moi ne sait pas pourquoi je ne t'ai pas supprimé.
Mais peut-être que la femme en moi le sait.
— Et tu veux dire quoi par là ?
Rena plaça un doigt sur mes lèvres.
Elle secoua la tête.
— Et alors comme ça, Ôishi attend dehors ?
— Oui.
— Y a moyen de s'enfuir ?
— Non.
Il a dit qu'il avait des officiers en place tout autour.
Ils ont plusieurs voitures et communiquent par CB.
Je pense qu'il y en a tout autour de vos terrains.
Mion se tut.
Rena lui avait dit la vérité crûment, mais ce n'était pas par cruauté.
Elle ne voulait pas la faire souffrir.
— Allez, Mii…
Rends-toi.
... Mion ne répondit rien, mais elle eut un petit sourire désabusé.
— Nous allons venir avec toi.
Nous ne pouvons pas te laisser tomber maintenant.
— ... Il y a deux choses contre lesquelles je ne peux rien faire, les enfants qui pleurent et toi.
Ahahahaha !
Elle se gratta la tête puis se remit debout.
Elle était redevenue la Mion de tous les jours.
— Je sais parfaitement que j'ai une paire de choses dont je dois rendre compte devant la justice.
Même si les juges réduisent ma peine parce que je me suis rendue,
je ne reviendrai probablement jamais vivre ici.
— ... ... ...
Je ne pouvais rien lui dire.
Je ne savais pas combien de morts elle avait sur les mains ou sur la conscience,
mais probablement trop.
Ce n'était peut-être pas une si bonne idée que ça de lui demander de se rendre, finalement...
— C'est pour ça que j'ai une dernière chose à vous demander.
— Quoi donc ?
— Disons maximum trente minutes…
J'aimerais rester seule avec Keiichi. S'il te plaît.
... Hein ?
Je restai pétrifié sur place, ne sachant pas quoi penser.
— Keiichi ?
Qu'en dis-tu ?
Si tu ne veux pas, je ne veux pas te forcer à accepter.
— ... Oui, tu as raison.
Si tu ne veux pas, tant pis.
Je suis un démon, après tout.
Toi, tu es un humain, un vrai de vrai, qui vient d'ailleurs.
Tant que la déesse Yashiro ne sera pas réellement vivante parmi nous…
il n'y a aucune raison pour que nous restions ensemble.
... Je n'avais aucune raison d'hésiter.
Mion s'était pliée à une tradition séculaire et inflexible.
C'était ma faute si elle avait dû porter la main sur ses amies.
Elle aurait tout à fait le droit de m'en vouloir.
Et pourtant,
elle n'en faisait rien.
Elle avait même fait en sorte de m'épargner le châtiment,
alors que je l'avais mérité.
Elle m'avait sauvé de ma funeste destinée.
Je lui devais une fière chandelle, et bien plus encore.
Je crois qu'en fait...
j'aurais peut-être préféré
subir le même sort que les autres, cela m'aurait fait moins mal au cœur.
Je savais juste…
que j'avais autant de responsabilité qu'elle dans la mort de ces personnes.
Je devais aussi porter ma part du fardeau.
Je n'avais aucune raison
de ne pas lui accorder son dernier souhait.
— Ouais, bien sûr,
pas de problème.
— ... ... Je... Merci.
— Laisse-moi te remercier aussi,
Keiichi.
Rena se leva.
Elle avait l'intention de partir, comme promis.
— Ah, non, Rena,
reste-là.
Je veux juste faire quelques pas avec lui dans le jardin.
Si tu t'ennuies, va dans ma chambre, j'ai une tonne de mangas que tu n'as jamais lus.
... D'ailleurs, ne te gêne pas pour les prendre, je n'en aurais pas besoin en prison...
— Non, Mii.
Ce sont les tiens.
Je ne peux pas les accepter.
— ... Et c'est maintenant que tu deviens sage ? J'te jure, toi...
Mion chopa la tête de Rena et lui ébouriffa les cheveux, comme je le faisais d'habitude.
— Bon, alors allons-y, Kei.
Nous allions sortir dans le couloir lorsque Rena m'arrêta du regard.
— ... Prends soin…
de Mii, d'accord ?
— Ouais.
— Je sais que Mii est décidée et qu'elle sait qu'elle ne reviendra jamais ici.
Je ne connaissais pas les lois, mais je savais qu'avec tous ces meurtres, elle allait prendre un max.
— ... Fais attention à elle, d'accord ? Il ne faudrait pas qu'elle fasse une bêtise.
Oui, elle pourrait décider de se suicider...
Rena avait déjà prévu le coup.
— Oui...
Je ne la laisserai pas faire.
Rena frotta les larmes sur ses joues.
— Bon, eh bien, va la rejoindre.
J'acquiesçai d'un petit signe de la tête et suivis Mion dans le vestibule.
Depuis l'autre côté des portes en papier de riz, j'entendis Rena fondre en larmes, incapable de se contrôler plus longtemps.
— Pourquoi elle... Pourquoi avait-elle hérité du démon ?
Est-ce que c'était la fatalité ?
C'est…
c'est vraiment
injuste...
Je sentis à nouveau quelque chose de chaud me couler sur les joues.
Mes larmes.
Je me passai vite la main sur le visage.
Je ne voulais pas pleurer pendant les derniers instants que j'allais passer avec Mion.
Mion, elle, m'attendait déjà dehors...