Je bâillai à m'en décrocher la mâchoire.
Lorsqu'enfin j'avais pu trouver le sommeil, le réveil avait sonné.
Ma mère posa les bols sur la table avec un sourire moqueur.
— Eh bien alors, Keiichi ?
La nuit a été courte ?
— Je me suis couché peu après minuit, mais impossible de m'endormir...
— Tu as trop fait la fête, tu étais encore trop excité ou quoi ?
— Mais non...
J'engloutis les légumes saumurés pour mettre fin à la conversation.
Je me rappelai la toute dernière chose dont m'avait parlée Shion.
Elle avait soi-disant entendu comme un enfant sauter à pieds-joints sur des planches un peu plus au fond du temple.
Je n'avais pas réussi à l'oublier de la nuit.
Du coup, elle avait été très longue
-- j'avais passé mon temps à m'effrayer au moindre bruit dans ma chambre et dans la maison.
La lumière du matin et le chant des oiseaux me faisaient bien prendre conscience que quelque part, j'avais simplement eu peur du noir.
Mais je ne sus pas pourquoi, je n'étais pas rassuré.
— Booooonjour, Keiichi !
Tiens ?
Ben, t'as les yeux tout rouges !
Qu'est-ce qu'il y a ?
— Ah, salut.
Je sais pas pourquoi, j'ai eu un mal fou à m'endormir.
Et donc, j'ai pas assez dormi.
… *baille*
— Je me suis bien amusée hier soir !
J'étais tellement contente que moi aussi, j'ai eu du mal à m'endormir !
D'ailleurs, elle était encore et toujours excitée...
— Si seulement on faisait cette fête plus souvent !
On s'amuserait tout le temps comme des fous !
— Hmm, oui, t'as raison...
Le mot “fête” avait ravivé des souvenirs que j'aurais préféré oublier.
L'intérieur du temple des reliques sacrées était bien plus angoissant que l'atmosphère paisible et agréable qui régnait partout à Hinamizawa.
Et puis il y avait eu les histoires effrayantes que madame Takano nous avait racontées.
Chaque année, des choses étranges se passaient le soir de la purification du coton.
Une personne mourait et une autre disparaissait.
Apparemment, il y avait un rapport avec de vieilles légendes de Hinamizawa.
Un truc avec des démons et des ogres mangeurs d'hommes.
Le sang des démons coulait dans les veines des habitants d'ici.
Ils faisaient parfois des festins cannibales.
Pour cela, il leur fallait d'abord prendre une victime dans un village voisin…
C'était “l'enlèvement des démons”.
Puis il y avait le sacrifice rituel pour apaiser la colère de la déesse Yashiro.
Et bien d'autres choses encore.
Rien que d'y penser, elles me rendaient malade.
Le pire, c'est que ce n'était pas du pipeau, mais des faits avérés.
Enfin, après tout, c'était de l'histoire ancienne.
Pas la peine d'en avoir peur.
C'était du passé, tout ça.
— Mii est en retard, tu ne trouves pas ?
— Pardon ?
Nous étions déjà arrivés au croisement où nous récupérions Mion tous les matins.
Perdu dans mes pensées, je n'avais même pas remarqué...
— Normalement, si elle n'est pas là à cette heure-là, je suis censée aller à l'école sans l'attendre.
On fait quoi ?
Ce n'était pas si rare de la voir arriver en retard, mais jamais d'autant.
À nouveau, les histoires sanglantes de la veille me revinrent en mémoire.
Qui va mourir, cette année ? Qui va disparaître ?
Nan... quand même pas Mion ?
— On fait quoi, Keiichi ?
On va être en retard si on attend encore.
— Elle va venir.
Elle n'a pas appelé pour te dire qu'elle restait à la maison, si ?
Bon, alors attendons encore cinq minutes.
Rena regarda sa montre et fit une petite moue, mais un sourire éclatant revint très vite sur ses lèvres.
Hmmm...
Si on part dans cinq minutes, il faudra courir vite pour arriver à l'heure...
Soudain, une Mion toute essoufflée apparut dans ma ligne de mire.
— Miiiiii !
T'es en retaaaaaaaard !
— Haaa, haa,
haaa, ouais, je sais !
Mais pourquoi vous m'avez attendue ?
Je t'avais dit que tu pouvais aller devant...
Elle avait l'air complètement hors d'haleine.
Pourtant, elle n'habite pas loin, c'est juste là-bas, après le virage.
Pourquoi est-elle aussi fatiguée ?
— Mii,
tu n'es pas bien ?
Hein ?
Eh, mais...
Rena plaça sa main sur le front de Mion.
— Tu as les mains froides.
— Non, c'est toi qui as de la fièvre.
— Mais non, c'est rien.
Ça partira tout seul cet après-midi.
— T'es sûre ?
Te force pas, hein ?
— Tiens donc ?
Depuis quand tu t'inquiètes pour moi, toi ?
Ahahaha... merci, c'est gentil.
Ce n'était pas son style de dire des choses normales.
Elle devait être gravement malade.
— Non, tu ne devrais vraiment pas te forcer.
Je peux en parler à la maîtresse, si tu veux ?
— Mais non, tout va bien !
J'ai pris des médicaments.
Ce sera vite passé.
J'avais quand même l'impression qu'elle se forçait à sourire.
— Bon, alors, allons-y.
Je veux pas te brusquer,
mais on n'a plus trop le temps.
— Aaah !
Vite, courez !
— Ahahahahaha !
La journée démarre sur les chapeaux de roues, dites-moi !
C'était exactement ce qu'il me fallait !
Allez, zou !
Elle devrait pas faire ça, si elle est malade...
Mais trop tard : elle avait déjà dératé comme un lapin.
— Mii est la plus âgée des élèves, Keiichi.
Je pense qu'elle sait ce qu'elle fait.
Moui, si elle dit que tout va bien, c'est qu'elle n'est pas à l'article de la mort.
— Bon, ben alors allons-y nous aussi !
Nous la suivîmes dans sa course folle vers l'école...
Le train-train quotidien de l'école était toujours le même.
C'était dur de rester attentif, surtout que je n'avais pas assez dormi.
S'il y avait eu une compétition du meilleur pionceur en cours, j'aurais gagné haut la main.
Dans ce genre de situations dangereuses, le truc, c'est de tenir son crayon de papier à l'envers.
Pourquoi, dites-vous ?
Pour ne pas laisser de traces bizarres sur le cahier, pardi !
Si vous laissez la pointe bien vers le haut, pas de risque de laisser une preuve que vous avez bullé !
Bump bump bump !
Bump bump bump !
Un, puis deux, puis six petits objets entrèrent en collision avec mon crâne.
— Aïeuh, non mais t'es pas bien, Satoko ?
— Mais enfin, je n'ai pourtant rien fait ?
— Et qui veux-tu que ce soit d'autre ?
Tiens, ta go- hein ? Une craie ?
… Eh ?
Dans mon dos, la maîtresse se tenait, prête à frapper à nouveau, ses mains tenant des morceaux de craie comme autant de lames de rasoir.
— Maebara,
va te laver la figure.
— Ah... Euh,
oui, tout de suite.
Avec plaisir.
Du coup, j'étais réveillé. Mais la maîtresse était tellement menaçante que je préférai partir de la classe en courant.
Quitte à me laver, je décidai d'aller aux lavabos situés dehors pour profiter du soleil.
La lumière et la chaleur étaient intenses.
Difficile de croire que nous étions en juin.
J'ouvris le robinet et un mince filet d'eau pas vraiment fraîche se mit à couler irrégulièrement.
Si je laisse couler, j'aurais peut-être de l'eau bien fraîche ?
J'attendis quelques instants.
— J'étais sûre que tu choisirais ce robinet.
C'est mieux ici qu'aux WC, hein ?
— Mion ?
… *baillement*
C'est pas bien de sécher les cours.
Je mis mes mains dans l'eau -- elle était glacée.
J'en pris pour me laver et pour me rafraîchir, puis me tins du côté.
Mion prit aussi un peu d'eau pour se rafraîchir.
— Mion, tu es sûre que c'est bien pour ton coup de froid ?
Tu es fatiguée à cause des médicaments, non ?
— Hmm ?
Non... Hahahaha, en fait, c'est un secret, d'accord ? Hier soir, après la fête, il y a eu une réunion de famille, et...
Bah, j'ai un peu abusé sur l'eau claire.
L'eau claire ?
Elle fit mine de quipper une coupe de saké.
Mais alors... c'est pas un coup de froid...
— T'as la gueule de bois, alors ?
Eh, t'as quel âge, au juste, toi ?
— Héhhéhhéhhéhhéhhéhhé...
Nan, arrête, s'te plaît.
Je me sens vraiment pas bien.
Bah oui, tu m'étonnes.
Sauf que c'est différent, un malade, tu le ménages, un saoulard, non !
— Et moi qui me suis fait du souci comme un idiot, quelle perte de temps...
Enfin, c'est bien toi, ça...
Mion se gratta la nuque en détournant le regard.
Elle avait vraiment l'air mal en point, mais si c'était juste une gueule de bois, il n'y avait pas à s'inquiéter.
Elle s'en remettrait automatiquement avec le temps.
— Mais j'ai vraiment mal à la tête, hein.
La maîtresse m'a donné la permission de partir.
— Oh, sale tricheuse !
Mais alors, tu rentres à la maison, là ?
Je la regardai à nouveau et remarquai maintenant qu'elle avait son cartable à la main. Oui, elle était prête à partir.
— Oui, désolée pour vous,
mais aujourd'hui, je vais rester au lit, bien sage.
Je m'excuse pour le club.
Ah, mais si tu veux, tu peux prendre ma place de chef pour aujourd'hui ?
— Je pense que les autres ne voudront pas jouer.
Nous n'avons pas joué une seule fois quand Rika devait s'entraîner.
S'il manque quelqu'un à l'appel, ce n'est pas la peine.
Mion se mit à rire, disant qu'on avait pas à s'en faire pour ca.
Mine de rien, c'était une belle preuve d'amitié que de refuser de s'amuser sans en faire partager les autres.
Le club qu'elle avait fondé était vraiment formidable.
Mon visage était presque déjà sec -- nous avions discuté un petit moment.
Je devrais retourner en classe tout doucement...
— Bon, ben salut, alors.
La maîtresse attend sûrement.
Fais attention sur le chemin du retour,
te plante pas dans le décor.
Je me retournai et me mis en route vers l'intérieur du bâtiment.
— Ah au fait, p'tit gars !
Je tournai simplement la tête pour voir ce qu'elle me voulait.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— J'ai une question à te poser, c'est pas super important, alors te prends pas le chou dessus, mais...
— Ben pose-la, je verrai bien.
— Hier, pendant la fête,
est-ce que t'as vu Tomitake et Takano ?
Je me raidis instantanément.
— Tu sais qui c'est, quand même ?
Ce sont les deux avec qui tu parlais le soir des préparatifs.
Je voudrais oublier au plus vite la nuit où nous nous étions introduits dans le temple...
Ça m'énervait d'entendre parler d'eux à chaque fois. J'avais du mal à rester calme.
Mais surtout, il y avait un truc que je ne comprenais pas.
Pourquoi est-ce que Mion me posait-elle la question ?
Je restai à la regarder comme un idiot, incapable de répondre.
Je n'arrivais pas à deviner si elle me posait la question pour obtenir l'information ou pour vérifier si je lui mentirais ou pas...
— Hmmm, hier, tu dis.
Je sais pas, je crois.
Mion n'était pas contente de ma réponse, c'était trop vague, il faut croire.
Je ne savais pas ce qu'elle attendait de moi.
— ... Mouais.
Bon, alors j'ai une autre question.
Hier soir, pendant la fête,
tu as vu Shion par la suite ?
Encore une fois, mon palpitant fit un bond dans ma poitrine.
Sa question n'était pas innocente...
— Mais... tu m'as demandé ça hier, aussi, non ?
Je t'ai dit pourtant que je savais pas.
— Je sais.
Mais je me disais que peut-être, aujourd'hui, ta réponse serait différente.
Son regard était devenu... bizarre, un peu comme possédé.
D'abord Tomitake, puis Takano,
puis Shion, et enfin moi.
Pas d'erreur possible.
Ce sont les quatre personnes qui se sont introduites par effraction dans le temple des reliques sacrées.
Mais qu'est-ce que ça pouvait lui faire ?
C'est pas comme si on allait être maud--
Si, justement.
Enfin, Shion et madame Takano m'avaient dit hier que ce n'était pas vraiment une malédiction.
En fait, les habitants du village étaient les responsables.
... Mon sang se figea.
Si ça se trouve…
Mion sait.
Elle sait que nous sommes entrés dans le temple.
Ce n'était pas si improbable.
Après tout, j'avais allumé le disjoncteur principal et la lumière par la même occasion.
Même si cela n'avait été qu'un court instant, il était tout à fait possible que des gens -- ou carrément Mion -- l'eussent remarqué.
— Tu es sûr que tu ne l'as pas rencontrée ?
— Mais pourquoi, c'est si important ?
— Pas vraiment, mais bon.
Il y a des gens...
qui racontent des choses pas très glorieuses sur vous quatre.
Je ne sais pas trop ce qu'ils ont, personnellement.
Des sueurs froides me coulaient le long du bras et gouttaient au sol depuis mes doigts, dans un bruit assourdissant.
— Je ne crois pas que tu aies fait quelque chose de mal.
Mais je voulais juste te demander directement, histoire d'avoir ton point de vue.
Si je t'ai vexé, je te demande pardon, d'accord ?
Je ne savais pas quoi répondre.
L'absence de réaction était pire que tout, car elle en disait long, mine de rien, mais je ne pouvais rien faire d'autre.
— Tu n'étais ni avec Tomitake, ni avec Takano, ni avec Shion,
c'est bien ça ?
— Euh…
Mm.
Ce n'était pas grand'chose, mais c'était toujours ça. Mion retrouva le sourire.
— ... Je suis rassurée, alors.
Je leur dirai.
Je dirai aux autres que tu n'as rien fait de mal.
Je suis sûre qu'ils comprendront.
Ouais, dis-leur.
Dis aux autres que j'ai rien fait.
Aux autres ?
Mais quels autres ?
Mais de qui elle parle, en fait ?
— Bon, j'y vais.
Je serai en forme demain, je te le promets.
Salut !
Attends, Mion !
C'est qui “les autres” ?
Je sentis alors une main glaciale m'enserrer la nuque !
— Eh bien alors !
Tu es en retard, Maebara.
Je t'ai dit d'aller te laver le visage, pas de faire une randonnée !
Pouh, c'était juste la maîtresse...
Je devais être sacrément en retard...
— Ah, je m'excuse,
j'ai croisé Mion quand elle sortait et on a discuté un peu...
Je me retournai et vis que Mion avait déjà traversé la cour et était déjà hors de l'enceinte de l'école.
— Allez, retourne à tes leçons !
Et dépêche-toi.
La maîtresse m'entraîna dans l'école.
Lorsque je me retournai à nouveau, Mion avait complètement disparu de mon champ de vision.
— Keiichi, vous n'avez pas l'air en forme aujourd'hui.
— Je suis certaine qu'il a eu trop d'émotions hier soir et que cela lui joue des tours désormais !
— Je te rappelle au bon souvenir d'une certaine fille qui s'est perdue dans la foule hier soir et que l'on a retrouvée pleurant à chaudes larmes dans un coin du parc...
— Ahahahahaha !
Oh, mais tu était trop mimii hier soir, c'est vrai ! Hau !
Mes amies tentaient manifestement de me remonter le moral, mais je ne m'en sentais pas pour autant soulagé.
Serait-il possible que…
que ce que nous avons fait hier soir était beaucoup plus grave que je le pense ?
Cette pensée et cette peur m'obnubilèrent tout le reste de la journée.
— Allez, Keiichi,
à demain.
Je fus tiré de ma rêverie, et me rendis compte que j'étais déjà devant chez moi.
— Mii avait l'air d'avoir attrapé froid,
mais peut-être que toi aussi, tu couves quelque chose ?
— Qui, moi ? Nan, t'en fais pas.
Un coup de froid ne m'a jamais empêché d'aller à l'école, de toutes manières.
— Mais vous aviez tous les deux l'air vraiment mal à l'aise, tu sais.
— Merci de te faire du souci pour nous, mais vraiment, ce n'est rien.
Les idiots ne tombent jamais malades, c'est bien connu pourtant ?
Rena éclata de rire, puis me fis au revoir de la main et partit.
Pouh...
Je poussai un grand soupir de frustration, puis rentrai à la maison.
À peine arrivé, ma mère m'appela.
— Ouais, quoi ?
— Keiichi,
tu peux aller rendre des livres à la bibliothèque pour moi, s'il te plaît ?
— Quoi ? Roh non, toujours pour moi, hein ?
— Désolée, mais nous attendons un coup de fil très important aujourd'hui, ton père et moi, nous ne pouvons pas nous permettre d'aller jusqu'à Okinomiya.
Il faut les rendre pour aujourd'hui dernier délai, tu veux bien y aller ?
... Mouais, pas le choix.
Si c'est pour le boulot, je passe automatiquement au second plan...
— Bon, d'accord, tant pis.
Mais je sais pas où est la bibliothèque, moi ?
— Oh, vraiment ?
Tu prends la rue devant la gare à Okinomiya, tu la longes, et...
Le téléphone nous interrompit.
Mes parents se regardèrent, tendus.
Ma mère décrocha le combiné.
— Allô,
vous êtes bien chez les Maebara....
......
Pardon ?
Oui, il est là.
Ma mère me tendis le combiné avec insistance.
— C'est pour toi.
Fais vite, s'il te plaît.
Je ne savais pas qui c'était, mais je suppose que c'était plus facile de le demander directement à mon interlocuteur...
— Oui, allô ?
— Ah... C'est la petite sœur Sonozaki, tu sais qui je suis ?
Bonjour.
Tu as un peu de temps, là, maintenant ?
C'était Shion.
La grande sœur était bourrée, mais elle était en pleine forme.
— Oh, Shion ?
Je croyais que tu aurais la gueule de bois, comme ta sœur.
— Quoi ?
Ma sœur a la gueule de bois ?
Ahahahahahahahaha ! Sacrée elle !
J'aurais bien fait la conversation, mais ma mère me lançait des regards furibonds.
— Ah, euh, ouais.
En fait, j'ai pas trop le temps, mes parents veulent le téléphone.
C'est pour quoi ?
— J'aurais voulu te parler... mais si tu ne peux pas rester au téléphone, ça va pas être possible...
Elle avait l'air très déçue.
De quoi pouvait-elle bien vouloir me parler ?
Je dois dire que j'étais curieux de le savoir.
— Hmm, ok, alors on pourrait se voir, si tu veux ?
Je dois aller à la bibliothèque, tu saurais m'y conduire ?
— Tu veux dire, celle près de la gare à Okinomiya ?
Oui, pas de problème.
Faut que j'aille bosser ensuite, de toutes manières.
— OK, tu sais où je récupère Mion, tous les matins ?
Au croisement après chez vous, dev--
— Ah,
je t'arrête tout de suite.
Je croyais te l'avoir dit, mais en fait, je n'habite pas à Hinamizawa, dans la résidence principale.
On peut se voir devant le guichet de la gare, directement, si tu veux, ça ira plus vite.
La résidence principale ?
Mais alors, elle a aussi une maison à Okinomiya ?
Hmm, il me semble bien qu'effectivement, les deux sœurs jumelles ne vivaient pas au même endroit.
D'ailleurs, Rena m'avait dit qu'elle avait déjà rendu visite à Mion plein de fois, mais qu'elle n'avait jamais rencontré Shion.
— OK, alors on se voit à Okinomiya.
Je pars maintenant.
À plus !
Je reposai le combiné. Ma mère me tendis aussitôt une pile de livres assez épais.
Des romans policiers, toute une série.
Ma mère les adore.
— Je compte sur toi, Keiichi.
Sois rentré pour le dîner, d'accord ?
— Ouais, ouais.
Allez, à plus tard.
Il fallait me changer et prendre la clé du cadenas pour mon vélo.
Je montai de ce pas à l'étage, dans ma chambre.
Shion arriva avant moi, mais elle eut la gentillesse de m'attendre. Je n'eus aucun mal à la trouver.
— Tu respectes l'heure des rendez-vous, toi au moins...
C'est pas déplaisant.
— Ahahahahahaha !
Si tu prends ma sœur comme la norme, tu risques d'avoir des ennuis, tu sais.
Hmm ?
J'avais l'impression que Shion ne marchait pas droit.
Elle serait pas bourrée elle aussi ?
— Toi aussi, tu as bu hier soir.
Tu crois que je le remarque pas ?
Alors toi aussi la maîtresse t'a renvoyée chez toi ?
— Mauvaise réponse, essaie encore.
Nan, en fait, j'ai fait bleu aujourd'hui.
Je sais me débrouiller, moi au moins.
Ouh là...
C'est pas forcément une bonne chose d'être débrouillard pour sécher les cours...
— On commence par ce que tu as à faire ?
Je n'ai pas trop le temps.
Tu voulais aller à la bibliothèque, hein ?
— Ouaip.
Ma mère doit rendre une paire de livres, pour aujourd'hui dernier délai.
C'est loin ?
— Non, on y sera très vite.
Effectivement, nous vîmes presque aussitôt le panneau indiquant le bâtiment.
Si j'avais su, j'aurais pas demandé à Shion de m'aider.
En fait, il suffisait de prendre un virage plus loin et on y était.
La bibliothèque régionale de Shishibone.
Je ne me faisais pas trop d'espoirs, vu que nous étions en province, mais en fait, elle était plutôt grande, toute chose considérée.
Le rez-de chaussée de l'immeuble était un centre d'administration, et la bibliothèque prenait seulement l'étage, mais il y avait quand même de quoi lire.
Une fois les portes automatiques passées, nous sentîmes la délicieuse fraîcheur de la climatisation.
Les cris des grillons se turent instantanément, laissant la place au silence.
C'était un endroit parfait pour conserver les livres. On y sentait aussi l'odeur particulière des vieux volumes attaqués par le temps…
— Toutes les bibliothèques se ressemblent, je suppose...
La seule différence avec celles que je connaissais, c'était l'absence de fous-furieux qui potassaient les cours en prenant toute la place.
L'époque où j'étais l'un d'eux me parut bien lointaine.
— Ah, excusez-moi, je suis venu rendre des livres.
Je remplis les formalités et récupérai la carte d'abonnée de ma mère.
Shion allait et venait entre les rayons, très intéressée, un peu comme quelqu'un qui ne venait pas souvent ici.
— Désolé de t'avoir fait attendre.
C'est bon, j'en ai terminé.
— Il fait toujours frais à la bibliothèque.
J'aimerais bien travailler dans ce genre d'endroits plus tard.
— C'est plutôt normal, presque banal comme métier. Tu n'as vraiment pas les mêmes goûts que ta sœur.
Mion est plutôt du genre à devenir femme d'affaires ou à bosser dans une boîte internationale, pour pouvoir parcourir le monde entier dans tous les sens.
En comparaison, Shion la jouait tout en humilité.
— Disons que j'aimerais développer un peu mon côté personnel.
Nous ne sommes pas des copies l'une de l'autre, mais deux personnes bien différentes.
— Je suppose que les jumeaux doivent se creuser la tête sur des problèmes bien particuliers à ce niveau-là...
Mais c'est intéressant à savoir.
Je suis fils unique, je sais pas ce que c'est de vivre avec un frère.
Je suis tout le temps tout seul avec mes parents.
— Ah, mais moi aussi, hein.
Ma sœur ne vit pas avec nous.
C'est vrai qu'elle me l'avait déjà dit plusieurs fois...
Mais pourquoi ?
C'est pas commun comme situation.
Nous étions fatigués d'avoir marché.
Nous finîmes par nous asseoir dans un coin désert de la salle de repos pour continuer à discuter.
— Ahahahahahahaha !
Eh oui.
Mion vit dans la résidence principale, et moi dans la branche d'Okinomiya.
— Mais c'est quoi cette histoire ?
Vous êtes super riches ou quoi ?
— La résidence principale quoi.
Celle du clan des Sonozaki est située à Hinamizawa.
Ma sœur est l'héritière du clan, alors elle vit là-bas, seule, avec ma grand'mère, pour apprendre comment tirer les rênes de la famille.
Mion est QUOI ? L'héritière du clan ?
Il ne manquait plus que ça tiens, c'est elle tout craché ! Ou peut-être pas, finalement...
— Tu viens d'emménager, tu ne le sais peut-être pas...
mais les Sonozaki, c'est un clan très influent dans le coin.
— Nan, sérieux ?
J'avais du mal à me l'imaginer, elles étaient trop... malpolies pour être des filles issues d'une noble famille.
Shion m'expliqua que les Sonozaki étaient l'un des clans fondateurs de Hinamizawa, et qu'ils avaient surtout pris de l'importance depuis la fin de la 2e guerre mondiale, leurs succès dans les affaires leur permettant d'étendre leur influence.
— La base de notre clan repose sur tout un réseau d'entreprises dans la famille qui s'entr'aident.
C'est ma grand'mère qui a mis ce réseau en place.
Lorsqu'une entreprise Sonozaki menaçait de péricliter, les autres lui passaient des commandes.
C'était comme une gigantesque entreprise -- un organisme vivant à lui tout seul.
Ils tiraient parti des lois sur les impôts et pouvaient ainsi faire marcher tous leurs petits commerces, empochant un joli pactole au passage.
— Si jamais tu te promènes en ville à Okinomiya un jour, regarde un peu les pancartes des magasins.
Tu verras qu'il y a plein de boutiques qui nous appartiennent.
— Maintenant que tu le dis…
Le magasin de jouets de l'autre jour, il est à ton oncle, non ?
Et l'Angel Mort aussi si j'ai bonne mémoire.
Je ne connaissais que quelques magasins, et déjà parmi ceux-là, leur famille était de la partie.
C'était très surprenant.
— Notre point fort, ce sont les instituts de crédit et les agences immobilières.
Il faut aussi dire que la plupart des gens qui travaillent à la Chambre du Commerce sont de la famille.
Et puis il y a aussi deux députés de chez nous dans la région.
— Attends une seconde...
Mais en fait, c'est super impressionnant ce que tu me racontes, là, oh ?
Ils possèdent plein de magasins dans la région, des agences, des banques ?
Et ils ont une influence énorme sur la politique et sur la Chambre de Commerce ?
— Mais alors...
Votre famille est la plus influente dans le coin ?
— Oh oui.
Ils sont incroyables.
Éhhéhhéhhé !
Un homme bedonnant, la clope au bec, vint se joindre à la conversation.
Hmmm, je le connais, c'était qui déjà...
— Bonjour !
Bonjour, bonjour.
Alors, un rencard, aujourd'hui encore ?
C'est beau, la jeunesse...
— Si vous le savez, pourquoi êtes-vous venus nous déranger ?
M. Ôishi.
Ouais, voilà,
c'était l'inspecteur Ôishi.
C'était lui qui était intervenu quand les trois loubards m'avaient attaqué.
... D'ailleurs, il ne s'entendait pas trop bien avec Mion, j'avais l'impression...
— Ah, désolé.
J'ai entendu vos voix et elles me disaient quelque chose, alors je me suis incrusté sans trop réfléchir.
Il n'avait pas l'air de spécialement s'en vouloir et partit d'un rire gras et licencieux.
Shion le regardait bizarrement, mais sans le mépris que j'avais décelé chez Mion.
— C'était quoi déjà votre nom, Maebara, c'est bien cela ?
Je vous trouve bien courageux.
Il faut être sévèrement burné pour courir les deux filles Sonozaki à la fois.
— Hein ? Mais non, enfin, je ne... c'est pas ce que vous croyez.
Je regardai Shion pour l'inciter à dire quelque chose elle aussi, mais elle me fixa du regard en souriant, me laissant me dépêtrer dans mes explications.
Shion cherchait quelque chose du regard...
Ah ! La montre murale.
— Hmm, désolée, mon cœur,
mais il va falloir que j'aille au boulot, c'est l'heure.
— Quoi ?
Mais... maintenant, tout de suite ?
Elle avait pas quelque chose à me dire ?
En même temps, avec l'inspecteur dans les parages...
— Oui, je t'en…
je te téléphonerai ce soir, après le travail.
Tes parents ne vont pas t'en vouloir ?
— Non,
je pense que ça devrait aller.
— Bon, ben alors on se parlera ce soir au téléphone, d'accord ?
Allez, salut !
Shion partit d'un pas rapide, presque comme si elle s'enfuyait.
L'inspecteur lui faisait au revoir de la main, peinard, debout à côté de moi.
Me dites pas qu'elle m'a laissé en plan ici pour qu'il m'embête moi pendant qu'elle se fait la malle ?
— En tout cas, vous avez de l'ambition, vous visez tout de suite la meilleure jument.
Je devrais peut-être faire un peu plus attention à la manière dont je vous parle... Éhhéhhéhhé !
Il s'approcha du distributeur à café et y inséra quelques pièces.
— Vous voulez un thé frais ?
Avec ou sans lait ?
— Pardon ?
Non, vous donnez pas cette peine, j--
— Bon, alors un thé frais avec du lait.
Voilà... Tenez.
Il me passa le verre en carton, plein à ras bord.
Il n'avait aucune raison de m'offrir à boire…
et moi aucune raison d'accepter, mais je préférai rester poli.
Je ne sais pas s'il faisait ça pour se distraire, mais il se mit à faire la conversation, alors que je ne le connaissais quasiment pas.
Quand je pense que je pourrais parler à Shion en ce moment s'il n'était pas venu...
— Qu'est-ce que vous savez sur les Sonozaki ?
— Rien de plus que ce qu'elle vient de me dire tout à l'heure, pourquoi ?
Je savais que c'était sympa de traîner avec elles et qu'on s'amusait bien, mais je n'avais jamais cherché à en savoir plus.
D'ailleurs, j'apprenais aujourd'hui pour la première fois qu'elles étaient des gosses de riches.
— Le clan des Sonozaki est une famille mafieuse qui décide de tout dans le coin.
D'ailleurs, leur père dirige le tronc du gang des ******.
Vous ne saviez pas ?
— Hein ?
Mais qu'est-ce que...
— Vous n'avez jamais vu comment c'est, chez elle ?
Il y a un mur d'enceinte assez haut hérissé de tessons et de barbelés, c'est une baraque vraiment typée Yakuzas.
Vous devriez aller la voir, c'est impressionnant.
— ... ... ...
Elle avait dit que Mion était l'héritière… mais alors, l'héritière des Yakuzas ?
— Non, non non non,
ouh là, vous n'y pensez pas.
Mion Sonozaki est l'héritière de la fortune du clan des Sonozaki,
pas simplement d'un groupe banal de Yakuzas.
c'est bien plus important et bien plus efficace qu'un simple gang de Yakuzas, voyons...
Il me disait tout ça sur le ton de la plaisanterie, mais ce qu'il me racontait ne prêtait pas à plaisanter, en fait...
— Elle est capable de tout. Imaginons qu'un Sonozaki écrase quelqu'un sur la route en plein centre ville à l'heure de pointe... eh bien je pense que nous n'aurions aucun témoin.
Et puis de toute façon, l'affaire nous serait retirée très vite...
— Mion n'est pas une meurtrière !
— Éhhéhhéhhé, mais voyons, c'est une image, une expression.
— Ah... votre nom…
c'est bien Ôishi, n'est-ce pas ?
— Effectivement.
— Alors, M. Ôishi, j'aime autant vous prévenir.
Je ne m'intéresse pas du tout à sa famille, mais Mion est ma meilleure amie, je suis très fier d'elle.
Alors j'avoue que je n'aime pas trop vous entendre raconter cela sur elle.
Je portai sur lui un regard noir de colère, mais une colère froide, calme et silencieuse, et déclarai cela d'un ton sec.
Je n'eus pas l'impression d'avoir fait une grande impression sur lui, par contre.
— Eh bien, autant jouer franc jeu et vous déplaire tout de suite, alors.
Votre meilleure amie est impliquée et soupçonnée dans pas mal d'affaires. Qu'est-ce que ça vous fait ?
Comment ça, impliquée ?
Mais il manque pas de toupet, ce mec ! Il y a des limites, quand même !
— J'en pense que vous devez vous être planté quelque part, voilà ce que j'en pense !
Mion est du genre à dire des choses terribles, mais elle ne ferait pas de mal à une mouche !
— M. Maebara, voyons, je vous en prie,
nous sommes dans une bibliothèque, baissez la voix s'il vous plaît...
S'il croyait que cela suffirait à me calmer, il se trompait...
— Allons, calmez-vous.
Comme je vous l'ai dit à l'instant, les Sonozaki ont, pour le meilleur comme pour le pire,
la plus grande influence dans les affaires qui agitent la société par ici.
J'espère que vous y réfléchirez.
... Je voyais à peu près où il voulait en venir.
Les Sonozaki sont une famille très influente, qui dirige un peu tout ce qu'il se passe à Hinamizawa et à Okinomiya.
Et Mion est l'héritière du clan, ce qui la rend aussi très influente.
Mais ce n'était pas une raison pour dire qu'elle était impliquée dans certaines affaires de police !
— Écoutez, je ne fais pas ça parce que j'en ai envie, vous vous en doutez.
Je ne cherche pas de preuves contre elle -- je cherche des éléments pour la disculper, nuance...
C'était un sacré beau parleur.
En vrai, ce mec était sûrement une belle enflure.
C'est là que je me rendis compte qu'en fait,
il n'était pas là par hasard, mais bel et bien pour me parler à moi.
— Inspecteur, vous êtes expressément venu me voir, n'est-ce pas ?
— C'est exact,
M. Keiichi Maebara.
Il me répondit du tac au tac, tout à fait calmement.
— Vous soupçonnez Mion Sonozaki d'être impliquée dans une affaire et vous êtes donc venu voir son meilleur ami pour lui poser des questions...
C'est bien ça ?
— Non, pas du tout.
Je ne suis pas ici pour parler à l'ami de Mion Sonozaki, mais pour parler à ce garçon nouveau par ici qui s'appelle Keiichi Maebara.
Je me suis dit que vos parents seraient choqués si je vous avais rendu visite chez vous.
— Moi ?
Et que peut bien me vouloir la police ?
C'était très perturbant de savoir qu'il en avait précisément après moi, mais je devais faire comme si de rien n'était.
— Éhhéhhéhhéhhé.
Ne vous braquez pas, voyons,
détendez-vous et répondez seulement à deux ou trois questions.
— Oh ? C'est donc ça un interrogatoire ?
— Hmm, vous n'avez qu'à vous dire que vous faites un brin de causette avec un mec que vous venez de rencontrer !
Il faisait un peu le mariole,
mais je sentais une certaine détermination dans son regard.
Si je tente de partir en courant, il est prêt à lancer des policiers à mes trousses et à m'embarquer s'il le faut.
Ce n'était pas très jojo comme perspective...
— C'était bien, la fête hier soir, non ?
— Arrêtez de tourner autour du pot !
On a assez discuté, non ?
— Après la cérémonie,
est-ce que vous auriez rencontré M. Jirô Tomitake et madame Miyo Takano ?
Je déglutis un grand coup.
Je sentais mon corps trembler de partout.
— Hmmm, il me semblait pourtant que j'avais une photo d'eux quelque part...
Ah, ici.
Regardez.
Il sortit deux photos de son agenda,
mais je n'avais pas besoin de les voir.
— Hmmm,
je sais pas trop.
Je crois que si, mais je suis pas sûr en fait.
Cela faisait déjà deux fois que l'on me posait cette question aujourd'hui.
Et j'avais répondu deux fois la même chose.
— Tiens donc, vous n'êtes pas sûr ?
Vous avez bu trop de thé qui mousse ? Vous n'avez pas le droit, vous le savez ! Éhhéhhéhhéhhé !
Il était pareil que Mion.
Ma réponse vague ne lui plaisait pas...
Mais pourquoi me posait-il la même question ?
La peur qui m'avait saisi toute la journée et que j'avais enfin pu oublier grâce à Shion s'installa à nouveau dans mon esprit.
Nous avions fait quelque chose d'hérétique en nous introduisant dans un lieu sacré par effraction.
Je l'avais fait sur un coup de tête, dans l'impulsion du moment…
et je le regrettais, même si c'était un peu tard pour le faire.
— Bon, alors, je vous repose la question.
Le soir de la purification du coton, hier soir donc, avez-vous vu Jirô Tomitake et Miyo Takano ?
Il parlait sur un ton très doux, mais il y avait quelque chose de menaçant dans sa voix.
Il commençait vraiment à me faire peur, ce mec...
— Hmmm…
vous savez, ça sert pas à grand'chose de me demander cinquante fois la même chose…
la r-réponse reste la m-même.
Je ne me souviens pas trop...
C'était la réponse parfaite.
Je n'avais pas le courage de lui mentir, mais pas non plus celui d'avouer...
— Je vois...
Je ne sais pas, je me disais que peut-être, votre réponse serait différente.
Je n'osai plus croiser son regard.
— Bon, alors, j'ai une autre question.
Allons, enfin,
détendez-vous, je vous sens crispé !
Il plaça ses mains sur mes épaules et fit mine de les masser,
mais à dire vrai, la seule chose qu'il réussit à faire, c'est à me faire mal.
Je ne comprenais quand même pas son acharnement à me poser les mêmes questions que Mion.
Si ça se trouve, je savais quelle question allait venir...
— Hier soir,
est-ce que vous avez vu Shion Sonozaki ?
Mes mains tremblaient comme des folles.
Je baissai le regard et me rendis compte que je manquais de renverser du thé partout tellement mon gobelet tremblait.
Je pris une grande gorgée, avalant aussi les glaçons.
Ils ne devaient pas s'entrechoquer, sinon l'inspecteur saurait dans quel état j'étais.
— Ah, euh, désolé.
Je l'ai peut-être vue de loin, mais bon, Mion lui ressemble comme deux gouttes d'eau, donc...
J'ai peut-être confondu les deux...
— Ahhahhahhahha !
Voyons, vous n'êtes pas sérieux ?
L'inspecteur me tourna légèrement vers lui, me tenant toujours par les épaules, et me regarda droit dans les yeux.
Je crois que je sais maintenant ce que ressent une grenouille qui va se faire manger par un serpent.
J'aurais voulu détourner le regard... et pourtant je n'y arrivais pas.
C'était la première fois de ma vie que j'avais à soutenir un regard pareil.
— Les deux filles Sonozaki ne portaient pas du tout les mêmes habits hier soir.
Il me semble difficile à croire que vous ayez pu les confondre,
M. Maebara.
Son ton était déjà bien plus brusque.
Il me cuisinait exactement comme Mion l'avait fait tout à l'heure.
Je sentis mon pouls s'accélérer.
J'étais certain qu'il devait le ressentir aussi, à travers mes épaules, et cela me faisait encore plus peur.
Mais pourquoi ils s'obstinent tous les deux à me demander des comptes à propos d'hier soir ?
C'est si grave que ça, ce qu'on a fait ?
Si seulement je n'avais pas écouté madame Takano...
Et puis Tomitake aussi m'y avait poussé.
D'ailleurs, même Shion m'avait conseillé d'y pénétrer...
Non, c'est pas tout à fait vrai.
Ce sont des excuses, tout ça.
Le vrai responsable, c'était moi et, à la rigueur, ma curiosité malsaine...
— Chef ?
“La lumière des lucioles”.
Un jeune homme fit soudain irruption dans le coin repos où nous étions.
On dirait bien un homme aux ordres de l'inspecteur...
— Hmm ? Ah oui, c'est vrai.
Alors, c'est l'heure de la fermeture...
Je n'avais pas remarqué la musique qui filtrait des hauts-parleurs jusqu'à ce que le jeune homme nous en parle.
Je devais être sacrément secoué pour ne pas entendre ce qu'il se passait autour de moi...
— Bon, eh bien, Maebara,
il se fait tard, donc je vais vous laisser.
Reprenons cette conversation une autre fois, lorsque nous aurons un peu plus de temps devant nous...
Il est drôle, lui.
Je préfèrerais ne plus jamais le revoir de ma vie...
L'inspecteur Ôishi et son collègue se dirigèrent vers la sortie,
mais sur le pas de la porte, il s'arrêta et me regarda à nouveau.
— Ah, au fait, M. Maebara.
— Oui ?
Quoi encore ?
— À propos des deux questions tout à l'heure,
vous m'avez répondu que vous ne vous souveniez pas trop, n'est-ce pas ?
— Oh... Euh, non...
— Eh bien alors, juste pour votre gouverne,
sachez que vous les avez tous rencontrés hier soir.
Vous étiez en grande conversation tous les quatre, vous aviez l'air de bien vous amuser,
près des marches qui mènent au sanctuaire.
Je vous ai vus de mes propres yeux.
— ... ... ...
Je n'arrivais plus à respirer, et mon palpitant avait du mal à suivre.
Quel salaud, ce mec...
Il savait parfaitement les réponses... Il m'avait juste testé…
— Nous nous reverrons.
Bonne année.
Je restai pétrifié sur place, incapable de faire le moindre geste, même longtemps après que le bruit de leurs chaussures eut cessé de parvenir à mes oreilles...