Je ne sais pas si je vous l'ai déjà raconté,
mais notre cours de sport est vraiment pépère.
Après un échauffement on ne peut plus sommaire, nous sommes laissés libres.
Aussi bien de mettre un boxon monstre comme de se prélasser au soleil.
— Je suis pas spécialement au courant, mais il n'y a pas des règles, des inspecteurs académiques, des comités d'éducation ?
Il doit bien y avoir des objectifs à atteindre, genre un gosse de tel âge doit pouvoir faire tant et tant à la course, ou des conneries comme ça, non ?
— Mais que racontez-vous donc, mon cher ? Je ne comprends rien à vos élucubrations !
— Si, je vois.
Il parle des règles que la maîtresse devrait suivre pour nous faire la classe.
— Ahahahahahaha !
Les gringalets de la ville ont peut-être besoin d'être suivis,
mais tu crois franchement que les jeunes élevés à la campagne leur sont inférieurs physiquement ?
— Nous sommes beaucoup plus agiles et endurants que vous ne l'imaginez, Keiichi.
C'est vrai que maintenant qu'elles le disent, c'est pas impossible.
Si ça se trouve, au sprint, ce serait moi le dernier.
Espérons que le club n'organisera jamais de 100m avec un gage de fou à la clef...
— Bon, enfin bref, j'ai un peu abusé sur la télé hier soir et je suis crevé.
Je vais en profiter pour combler mon manque de sommeil.
En plus, il commence à se faire faim.
Si je ne pique pas un somme maintenant, alors quand ?
Alors que je m'allongeais sur l'un des gros tubes en béton, Mion me prit par le colback et me remit debout.
— Tut-tut-tut.
Tu crois quand même pas pouvoir dormir tranquillos ?
— Maintenant que j'ai vu cette lueur dans ton regard, je crois que ce serait du suicide de vouloir dormir avec vous autour...
Ah, mes aïeux...
C'est reparti pour un tour !
— Bon !
Vous savez tous que nous ne sommes pas du genre à taper la discute en attendant que ça se passe, on a le sang trop brûlant pour ça.
It's club time !
— Ben voyons, comme par hasard !
Et alors, on joue à quoi aujourd'hui ?
Je peux abandonner l'idée de faire la sieste, ce sera pas possible.
D'ailleurs, si je joue avec la tête dans le cul, elles risquent fort de me bouffer tout cru !
Allez, le cerveau, bouge-toi !
— À vrai dire, je me fais plus du souci à propos du gage...
— Héhhéhhé...
Tu perds pas le nord, Rena, bien !
Aujourd'hui, je vous en ai concocté un énorme !
Tournoyant sur elle-même comme une toupie, Mion leva le bras en pointant de l'index, et au moment où elle voulut s'arrêter et prendre la pose...
Rika l'interrompit.
— Désolée,
mais aujourd'hui, j'ai autre chose à faire.
J'étais très étonné de la voir déclarer forfait avant la bataille,
c'était quelque chose de très rare et inhabituel.
Complètement prise au dépourvu, Mion continua de tourner sur elle-même, incapable de rétablir son équilibre, et s'étala par terre.
— Hein ?
Qui-que-quoi-dont-où ?
Ben quoi, ça va pas aujourd'hui ?
— Oh, je vois !
Mii, c'est pour s'entraîner pour la purification du coton.
— Parfaitement, ma chère.
C'est ce Dimanche, tout de même.
Rika s'entraîne dur tous les jours !
— Je m'entraîne un peu trop, d'ailleurs, j'ai souvent mal aux bras.
— D'accord.
Ben alors tant pis.
Il manque quelqu'un,
alors aujourd'hui, faites ce que vous voulez !
— Je suis désolée.
Je ferai tout mon possible !
— C'est rien voyons, concentre-toi plutôt dessus !
On est tous avec toi !
Mion ayant annulé nos activités de club, Rika et Satoko s'en allèrent rapidement en direction de l'arrière des bâtiments.
Je restai interdit, ne comprenant pas du tout ce qu'il se passait.
— Et... on fait quoi maintenant ?
Rika s'entraîne pour une compétition ?
— Rika est la prêtresse lors de la cérémonie de la purification du coton, alors elle doit faire une danse rituelle.
Elle s'entraîne à ça.
— Attends, attends, attends. Explique-moi ça dans l'ordre, tu veux ?
C'est quoi cette purification du coton ?
Et ensuite, pourquoi prêtresse ?
Tu peux terminer par la danse rituelle, si tu veux.
— Ben quoi ?
Vous n'avez pas reçu le petit journal du village ?
C'était marqué dedans pourtant, non ?
Ce dimanche, il y aura la fête de la purification du coton.
Hein ?
Quoique ! Maintenant qu'elle le dit... Je crois que ma mère en a parlé à table hier soir.
— La purification du coton, c'est une fête qui a lieu tous les ans pendant l'un des dimanche de juin, au sanctuaire.
Il y a plein de monde !
— Aah, je vois...
Mais le nom de la fête est un peu bizarre, je trouve.
C'est un peu le même principe…
que la cérémonie des lanternes, ou pas ? Vous faites une prière et vous jetez un truc dans la rivière, je suppose ?
— Eh bé mon p'tit gars, t'as l'air très au courant on dirait !
Vu le nom, tu te doutes bien que l'on jette du coton dans la rivière.
— Mais attention, on parle uniquement du coton des futons, des couettes, ou des vestes d'intérieur.
C'est un peu comme une prière pour les accompagner dans l'au-delà ?
Tu verrais, on empile les futons juste devant l'autel du temple, il y a en a un paquet...
— J'ai déjà entendu parler de cérémonies à la mémoire des ancêtres, ou celles des combattants morts à la guerre. J'ai vu des reportages sur des cérémonies pour les vieux couteaux ou les aiguilles,
mais une prière pour du coton ?
Il y a une légende particulière par ici, pourquoi tant de ferveur religieuse ?
Penchant la tête sur le côté, Mion prit un air un peu mitigé.
— Je pense pas qu'il faille chercher bien loin, en fait.
Il fait super froid en hiver par ici, alors les gens étaient rudement contents d'avoir des vestes et des futons en coton, je pense.
— Aaah, ok, ouais, forcément.
Donc c'est une fête en remerciement pour leurs bons et loyaux services pendant l'hiver ?
Et donc la prêtresse fait une cérémonie religieuse, et elle les jette dans la rivière ?
C'est bien ça ?
Mion et Rena applaudirent en acquiesçant. J'imagine que j'avais tout juste.
— Et donc, tiens-toi bien !
La prêtresse qui fait la cérémonie... c'est Rika !
— Ah ouais ?
Rika en prêtresse ?
... Maintenant que tu le dis, ouais, elle a un côté un peu mystérieux, ça peut inspirer le respect.
— Tu vois ?
Et tu devrais la voir dans ses habits de cérémonie... hauuu !
Elle est su-per tro-gnon !
... Ouais, je peux imaginer, effectivement.
Oui, super trognon, sûrement.
— Bon, je commence à y voir plus clair.
Donc l'entraînement dont Rika a parlé, c'est la répétition pour son rôle dans la cérémonie.
— Exactement.
Il y a un terme technique, c'est une danse rituelle de je-sais-pas-quoi, pour purifier les couettes et tout le toutim.
Elle fait ça, quoi.
... C'est vachement chaud, d'ailleurs.
— Elle doit porter un énorme râteau de cérémonie et faire une danse compliquée avec... et il paraît qu'il est très lourd, en fait, donc Rika a beaucoup de mal à le maintenir en position.
— En plus elle est petite, ça doit pas être pratique.
Il est lourd comment, ce râteau ?
— Il est vachement lourd.
Rika s'entraîne avec les masses en bois qui servent à frapper le riz gluant.
La vache,
ouais, mais il est super lourd alors ?
Même moi j'aurais du mal, alors Rika, j'imagine même pas !
— Et puis comme c'est un marteau de cérémonie, il est considéré comme sacré,
alors elle n'a pas le droit de le laisser tomber par terre...
— Mais bon, c'est la seule fois dans l'année qu'elle doit le faire.
On peut pas faire grand'chose à part l'encourager.
... T'en fais pas, va.
Elle a bien réussi l'année dernière, il n'y a pas de raison qu'elle réussisse pas cette année !
— Ben ok alors.
Mais on peut quand même aller la soutenir, non ?
C'est pas interdit !
Je dois avouer que j'étais curieux de la voir à l'ouvrage.
Mais Mion me fit non de la tête avec un petit rire.
— Laisse-la tranquille, p'tit gars.
Si tu vas la voir, elle va faire sa coquette.
Hein ?
Mais de quoi elle parle ?
— Ben tu sais, Rika aime pas vraiment montrer aux autres tous les efforts qu'elle fait, tu comprends ?
Alors, sois sympa, ok ?
Laisse-la s'entraîner seule.
Je suppose que même une fille qui aime se la jouer cool et insouciante doit faire de gros efforts de temps en temps.
Et que justement parce qu'elle aime se montrer insouciante, elle ne veut pas que les gens la voient transpirer sang et eau à la tâche...
— Donc en fin de compte, je peux juste la soutenir par la pensée ?
… Fais de ton mieux !
... Ri-ka Fu-ru-de !
Tu vas les bouffer ! Ouaiiiiiiiiiiiiiiiis !
Bon, ben c'est pas tout ça, mais...
Je remontai sur le tube en béton et m'allongeai sur le côté.
— Allez Rika, on y croit, t'es la meilleure !
Je vais te soutenir très fortement par la pensée, mais pour cela, je vais d'abord devoir atteindre un stade plus élevé de conscience spirituelle.
Ohmmmmmmm... Ohmmmmmmmmmm...ZzzzZZzzZzzz
— Tu nous prends pour des connes ou quoi ???
Après une pause très calme, ce fut le début des narcotiques cours de l'après-midi.
Comme en plus je m'étais bâfré pour compenser l'horreur que j'avais subie la veille, je ne vous raconte pas l'état lamentable dans lequel je me trouvais.
— Oh la vache, j'ai trop mangé…
Je vais essayer de... tenir le choc...
— Ahahahaha !
C'est vrai qu'aujourd'hui, tu avais un appétit gargantuesque !
— Tu manges beaucoup tous les jours, en fait,
mais aujourd'hui tu nous as sorti le grand jeu.
— C'est parce que j'ai pas mangé hier.
La faim est restée dans mon corps, si tu veux.
Du coup, aujourd'hui, je n'avais plus la sensation de satiété.
— Ahahahahaha, ouais, si, je vois ce que tu veux dire.
— Mais dis-voir p'tit gars, j'ai remarqué que tu finissais toujours ton panier-repas.
Parfois vraiment jusqu'au dernier grain de riz.
— Quand tu manges quelque chose, il faut savoir se montrer reconnaissant envers la personne qui a cuisiné.
C'est super malpoli de ne pas finir son repas.
Mion me regarda avec de grands yeux, puis se mit à sourire, simplement, une certaine bienveillance dans le regard.
— Kei,
tu as l'air un peu sauvage, un peu rebelle comme ça, au premier regard, mais en fait, tu es très carré.
Bien élevé, enfin, bien éduqué, quoi.
— Oui, ça oui, je suis d'accord.
On dirait pas comme ça, mais tu es super gentil !
... Je suppose qu'elles voulaient me faire un compliment en disant cela, mais je sais pas, je trouve que ça ne sonne pas bien du tout.
— Mais non voyons, dis pas ça !
On dit juste que le ramage se rapporte pas au plumage, c'est tout.
— Ouais, et moi je te dis que justement, ça, je trouve que c'est une insulte !
— Eh bien alors, silence !
Sonozaki, Maebara, vous êtes en cours, je vous le rappelle !
Sonozaki, où en es-tu dans tes exercices ? Apporte-moi ton cahier.
Elle l'avait dit tellement fort que j'étais sûr que tout le monde l'avait calée.
Et puis, quand elle commence à papoter, ses devoirs, hein...
— Euh... Ben en fait, mouais, bah…
Ça avance, quoi. Éhhé ☆
— Tu te moques de moi ? Tu n'as même pas écrit deux lignes de plus depuis tout à l'heure !
Tu es la plus grande dans la classe, tu dois montrer le bon exemple !
Heh, non mais regardez-la se faire gronder...
J'aurai presque pitié.
— Il ne faut pas se fier aux apparences.
La vérité est même souvent le contraire exact de ce que l'on voit.
— Te voilà bien philosophe ? Mais ce que tu dis est intéressant...
Inspiré par sa réflexion, je tournai le regard en direction de Rika et de Satoko.
— Tu insinues donc que la petite peste blonde là-bas est en fait une petite fille timide et sensible ?
Si je prenais Rena au mot, ce serait exactement cela.
Sauf que je n'arrivais pas à m'imaginer Satoko se comportant comme ces petites filles modèles qu'il y a dans les contes de fées.
— Oh, elle a changé ces derniers mois, mais jusque-là elle était très différente.
Elle voulait tout le temps des câlins, elle était constamment dans les jambes de…
... Hmm.
Dans nos jambes, quoi.
Lui dis pas que je te l'ai raconté, hein !
— Satoko, avide de câlins ? C'est pas vrai ?
Je parie qu'elle faisait ça uniquement quand elle voulait quelque chose de précis.
Même si elle est du genre à se cacher dans le dos de quelqu'un quand elle a peur, je ne la vois pas s'attacher à une personne comme un petit chiot...
Mais bon, puisqu'on me dit qu'elle est comme ça, je vais essayer de l'imaginer se comporter de cette manière...
— Eh, Satoko ?
— Plaît-il ? Très cher frère ?
Avec un sourire radieux, Satoko s'élança vers moi, les bras écartés.
Mais à chaque pas qui la rapprochait de moi, je reculais d'autant.
— Eh bien ?
Pourquoi me fuyez-vous, grand frère ?
— Pardonne-moi, Satoko.
Quand je te vois sourire, la peur s'installe en moi, je me mets à voir des pièges partout...
— Oh ! Vous me brisez le cœur !
Vous êtes ignoble, mon cher frère !
Ouiiiin !
— Nan, Satoko, pleure pas_! Je m'excuse, je voulais pas te vexer !
Je courus immédiatement à ses côtés.
J'aime pas voir une fille pleurer...
Clic
SCHLACK
Queeeeewoua ?
Un piège à loup ?
Un piège à loup me bloque la jambe !
— Ooohhohhohho !
Vous voilà gros Jean comme devant !
Eh bien, dansez maintenant !
Elle leva le bras avec un effet théâtral et claqua des doigts.
D'un seul coup, un mur sortit de terre sous mes pieds, et me propulsa 50m plus loin !
Au moment où j'allais atteindre le sol, une masse d'arme géante se retrouva propulsée sur ma course et me fit dévier !
Ma chute me dirigeait maintenant droit sur une guillotine géante !
— Keiichi, je t'aime bien, mais tu fais des rêves bizarres.
— Qui, moi ?
Mais non voyons, qu'est-ce qui te fait dire ça ?
— Menteur, va.
Ton visage a pensé « Non ! Pas les piques de la masse d'arme ! » tellement fort que je l'ai entendu.
Je dois avoir un visage vachement expressif, en fait. J'aimerais bien savoir pourquoi il exprime si bien tout ce qui peut me passer par la tête…
— Désolé.
J'ai du mal à imaginer Satoko en petite fille adorable.
Je retenterai quand je me sentirai mieux...
Mon regard se posa sur Rika, qui s'entraînait à écrire des idéogrammes.
Elle, justement, être adorable, c'était son truc.
Si elle venait vers moi avec un sourire radieux en m'appelant « Grand frère ! »... je la prendrais tout de suite dans mes bras !
Sans hésiter !
Ha oui... avec plaisir même !
— Keiichi, tu baves.
— Ah ? Oups, désolé.
Mais alors, tu penses que Rika…
qu'il faut pas se fier aux apparences pour elle non plus ?
Rien qu'à le dire, ça me troublait.
Est-ce que Rika n'est qu'une jolie frimousse ? Que nenni.
Elle cache très bien son jeu, en fait. Elle sait rester mignonne même quand elle manipule les gens, disons.
— C'est vrai que Rika est mimi, mais je crois qu'il n'y a pas que ça chez elle.
Non, effectivement, il faut jamais se fier aux apparences.
Je n'avais pas réussi à décrire précisément ce que je voulais dire par là, mais Rena avait l'air d'avoir compris.
Elle me regarda d'un air complice, faussement choquée, comme si elle s'offusquait de ma remarque.
— Quand Rika sera grande, ce sera une femme superbe, et elle mènera les hommes à la baguette, je parie.
Je la trouve admirable, pas toi ?
Cela avait l'air d'inspirer du respect à Rena, mais honnêtement, en tant qu'homme, je ne trouvais pas cette perspective réjouissante.
Surtout qu'à y réfléchir, cela avait l'air extrêmement probable...
Comme si elle avait senti mon regard sur elle, Rika se retourna soudainement et me dévisagea. Elle me fit un sourire d'ange qui illumina la salle de classe.
Rena et moi-même retînmes notre souffle, chacun s'imaginant de son côté être le destinataire de ce si joli sourire.
— Hauuuuu, mais qu'est-ce qu'elle est mimii...
— Rena, ton nez. Tu saignes du nez, essuie-toi.
Il ne faut pas se fier aux apparences, hein ?
Hmmm... Mais alors, pour Mion aussi ?
Je fixai Mion du regard. Elle était en train d'essayer d'amadouer la maîtresse entre deux critiques.
D'après la théorie de Rena, cette fille calculatrice, insensible et rusée devait posséder un jardin secret, elle aussi.
...
— Tu voudrais donc insinuer que malgré les apparences, Mion est une fille super?
— Mii *est* une fille super, voyons !
— Ouais, oui, *je sais*, mais pas dans le sens-là !
Je veux dire plutôt dans le genre, euh...
— Oh, je sais parfaitement dans quel sens tu veux le dire, Keiichi. Oh ça oui, crois-moi.
Me voyant en difficulté pour trouver mes mots, Rena me regarda un instant, puis me fit un grand sourire en opinant du chef.
— C'est-à-dire ? Tu comprends quoi comment ?
— Elle est spéciale, Mii.
C'est une fille, mais on dirait un garçon.
Ouais, je suis assez d'accord.
Je sais que Mion est une fille, mais en même temps, je vois tout à fait ce que Rena veut dire.
Quand on tape un délire ensemble, je n'ai pas l'impression de passer un moment privilégié avec une fille, je me sens plutôt comme si j'étais avec toute une bande de potes.
— Si c'était un mec, on serait comme cul et chemise.
Ahahaha, comme maintenant, en fait, ça changerait rien !
— Oh mais tu sais…
Elle a un côté un peu coquet,
et elle est très féminine.
— … Rena.
Elle t'a donné combien ?
— Rah, mééé-euh !
Tu comprends vraiment rien, je suis sérieuse, là !
J'avais apparemment mal choisi le moment pour faire de l'humour.
— Mii est la chef du club, alors elle se donne du mal pour nous diriger d'une main ferme.
Mais cette austérité cache un cœur très sensible.
Ce serait bien que tu t'en souviennes de temps en temps.
Rena avait le regard dirigé vers Mion, mais un peu perdu dans le vague, comme si elle fixait un point encore derrière elle.
La Mion que j'avais rencontrée au restaurant Angel Mort était très différente de la Mion habituelle.
Elle avait été un peu perdue et déboussolée dans son nouveau boulot.
Elle qui pourtant était si sûre d'elle ici, son comportement était à mille lieux de ce qu'elle faisait d'habitude.
Après m'avoir vu à moitié mort de faim, et malgré le temps qui pressait pour son travail, elle a pris le temps de me préparer un repas,
et elle s'est déguisée en Shion avant de me l'apporter directement chez moi.
Je me demande ce que c'est, Shion, pour elle.
Je suis pas sûr de bien comprendre quel type de fille Mion est, en fait.
— Je parie que tu n'imagines même pas comment elle peut être par moments. Hehehe !
Elle mit un doigt devant ses lèvres, pouffant de rire, l'air de dire “Ça reste entre nous, compris ?”
Me retournant, je vis Mion revenir du bureau de la maîtresse, cachant sa gêne en se grattant la nuque.
— Pff, j'te jure...
Moi je vous le dis, les enfants, l'école, après 12 ans, ça sert plus à grand'chose.
Elle s'assit sans plus de cérémonie, brutalement, sur sa chaise.
Elle, un cœur sensible ?
Je voudrais bien revoir Shion pour vérifier.
Je crois que j'aimerais bien lui parler.
*CLANG CLANG*
La cloche du directeur retentit, indiquant la fin des cours.
La maîtresse revint en toute hâte au tableau pour y inscrire les devoirs de chacun.
— Ouh là !
Mais elle nous donne plein de choses à faire, il va falloir bosser dur !
— Mais alors...
Toi aussi ?
— Quoi ? De quoi tu parles ?
— Pour toi aussi,
il faut pas se fier aux apparences ?
— Hein ?
Ahahahaha !
Eh bien... je sais pas trop. Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu penses de moi ?
Dis ? Dis ?
La Rena Ryûgû que je connais aime faire des blagues, mais rien de bien méchant. À la base, c'est une fille gentille, attentionnée, polie... Elle est presque parfaite, quoi.
— Vraiment ? C'est vraiment ce que tu penses ?
Ben écoute... Merci, c'est super sympa de ta part...
Mais si en fait, elle était tout le contraire ?
— Et donc, si je dois prendre le contraire de tout cela...
— ... ... ...
Rena soutenait mon regard calmement.
Son silence n'était pas un reproche -- elle m'encourageait à aller jusqu'au bout de ma pensée.
— Et donc en fait, tu es...
— Je suis ?
— Tu…
tu restes la même, en fait.
Non ?
Je sais pas si c'était le fait de l'avoir en face de moi, en train de plonger son regard attentivement dans le mien, mais j'eus beaucoup de mal à trouver mes mots et à articuler.
Mince, c'est pourtant pas un interrogatoire !
Pourquoi est-ce que je suis si nerveux ?
— C'est pas du jeu, ça, Keiichi.
Tu veux dire quoi exactement par là, hein ?
Rena baissa le regard, le visage cramoisi, les cheveux en feu.
— Renaaaa !
Keiiii !
Allez les enfants, hop hop hop, on rentre !
Mion nous rejoignit, ses affaires étant prêtes.
Ah, ça, quand les cours sont finis, elle a la pêche, celle-là...
Nous étions sur le chemin de la maison, peinards, comme toujours, lorsque je mis ma main dans la poche pour prendre mes clefs.
Je ne trouvai rien. Où pouvait donc bien être mon porte-clef ?
— Qu'est-ce qu'il y a, Kei ?
— J'ai pas mes clefs sur moi.
Je sais pas où elles peuvent être, en fait.
Disons que bon, mes parents sont là, donc c'est pas un problème en soi, en tout cas aujourd'hui, mais bon, ça le fait pas.
— Je peux comprendre, en effet.
Tu les as oubliées quelque part, alors ?
Ou bien elles sont tombées de ta poche ?
Je me demande, ouais.
Je les avais sur moi ce matin, ou pas ?
... Je crois pas... Si ?
— Allez, raconte, Kei. Elles ressemblent à quoi ?
— Ben en fait, y a un porte-clef avec.
C'est un truc fait main, j'avais dû faire ça pour l'école une fois, c'est un petit phoque tout bleu.
— Pardon ? Un phoque avec les yeux fermés, comme s'il faisait une sieste, par hasard ?
— Eh, comment tu peux savoir ça, toi ?
Ouais, c'est exactement ça !
Mion ferma les yeux à moitié, les yeux dans le vague.
— Je vois... c'était le tien alors...
Avant-hier, tu es allé au Angel Mort à Okinomiya, non ?
Le soir-là, le personnel a trouvé un porte-clef...
en forme de phoque en faisant le ménage.
A peine avait-elle fini sa phrase qu'elle s'empressait d'ajouter que c'était Shion qui lui en avait parlé par téléphone le soir-là.
— Quoi ?
Mais alors, je l'ai perdu avant-hier ?
— Ben alors c'est bon, elles sont retrouvées !
Le restaurant les a sûrement gardées.
— Oui.
Tu devrais y aller.
Shion est ma sœur jumelle, donc tu sais quelle tête elle a, j'espère ?
Je dois avouer que je ne m'attendais pas à cela.
Je vais être obligé de rencontrer Shion à nouveau, du coup...
Mais bon, en même temps, je dois lui dire merci pour le repas d'hier.
Et puis, j'aimais vraiment l'idée de pouvoir parler à Mion quand elle jouait son alter ego, histoire de la connaître un peu mieux...
— Oui, forcément.
C'est comment le nom déjà, Angel Mort, hein ? Je pourrais toujours aller la voir et récupérer mes clefs.
Et puis taper la discute autour d'une tasse de thé, ça pourrait être sympa.
— Ahahahahaha !
Ça ferait très “british”, un peu “gentleman” !
En fait, Kei, je crois que ça t'irait pas du tout.
— Ah, mais alors, c'est dans ce restaurant-là ?
Celui où ta sœur bosse, c'est bien ça ?
— Ouais. Tu veux venir avec, Rena ?
— Argh, c'est super dommage, mais aujourd'hui je peux pas, j'ai déjà un truc de prévu avec mon père.
La prochaine fois !
Elle avait vraiment l'air déçue.
— Elles sont jumelles, tu dis, mais est-ce qu'elle lui ressemble vraiment ?
Tu saurais les différencier ou pas ?
— Aucune chance.
De l'extérieur, elles sont comme deux gouttes d'eau.
Par contre à l'intérieur, Shion est très différente, elle est timide, réservée, bien élevée, et puis elle est craquante...
Mion eut un soupir indigné, puis se mit à vouloir me prouver que j'avais tort, de manière plutôt véhémente d'ailleurs.
Je pouffai de rire, amusé de sa prétendue indignation.
Comment pouvaient-elles ne pas se ressembler exactement ? Shion et Mion étaient la même personne...
Une fois arrivé à la maison, je me changeai et enfilai des habits plus décontractés, descendis au garage et sortis mon vélo.
C'était bizarre de savoir que j'allais à nouveau rencontrer Shion.
Elle était une sorte de deuxième Mion, un peu différente, nouvelle.
C'était marrant de voir qu'elle pensait tromper tout le monde avec cette histoire.
Sans raison particulière, les pieds appuyant lourdement sur les pédales, j'avais le cœur léger.
Est-ce que par hasard, je ne serais pas en train de me réjouir de la revoir ?
J'avais cette sensation étrange qui vous prend lorsque vous vous rendez pour la première fois chez l'un de vos nouveaux amis...
Je me souvins d'un seul coup de ce que m'avait dit Rena. Mion serait très féminine ?
J'avais à la fois l'impression d'espionner Mion à son insu dans son intimité, mais en même temps, quelque part, ça me rendait tout content d'être le seul à connaître cet aspect de sa personnalité.
Je vais aller voir Shion.
La sœur jumelle cadette de Mion.
Tant qu'elle ne m'aura pas avoué d'elle-même sa véritable identité, je veux bien faire semblant de la croire.
Je suis sûr que Mion prend un pied monstre à me jouer cette petite comédie...
Arrivant en haut d'une petite côte abrupte, la vue s'élargit, et je fus d'un seul coup juste aux portes de ma destination, Okinomiya.
Étant venu avec mon père la première fois, je n'avais pas eu à trop me poser de question en arrivant sur place, mais maintenant que j'étais livré à moi-même, j'étais un peu gêné.
Il faut que je voie Shion, et qu'elle me rende mes clefs.
C'est pourtant pas la fin du monde ?
Peut-être qu'elle me remarquera en venant bosser, avec un peu de chance j'aurais pas besoin d'aller dans le restaurant.
Mais qu'est-ce que tu fous, Keiichi Maebara ?
Je suis venu récupérer mes clefs !
Je suis pas un gamin de CM2 qui attend anxieusement en cachant sa première lettre d'amour dans sa veste !
Argh, tout se brouille et s'emmêle dans ma tête !
Je suis complètement en train de débloquer, moi.
Et à cause de ça, à cause de cette insouciance,
j'ai fait une connerie.
… J'étais beaucoup trop enthousiaste, j'ai pas réfléchi…
Il y avait une moto qui bloquait le trottoir, et dans un accès de bonne humeur, j'ai donné un grand coup de pied dedans pour la bouger du chemin.
Elle gênait le passage, c'est tout à fait vrai, mais j'avais absolument pas besoin de mettre un coup de pied dedans.
C'était juste que j'étais tellement de bonne humeur que je me suis senti tout permis.
Et là, elle fit un gros klang,
et klong, et puis krRRRrrr !
Et avant que j'aie le temps de me rendre compte de se qu'il s'était passé, elle avait entraîné deux autres motos dans sa chute, faisant par la même occasion un boucan de tous les diables.
— Ouh merde...
— Eh sale connard, tu nous cherches ?
Les trois propriétaires étaient juste à côté...
En un seul coup d'œil, il m'apparut évident que j'avais affaire à des voyous.
Une colère indescriptible émacia leur visage, et ils se mirent à me hurler dessus. Je n'avais jamais connu cela de ma vie…
Lorsqu'ils se mirent à avancer tous les trois vers moi, implacablement, leurs souliers usés claquant sur le trottoir, je ne pus que rester fasciné à les attendre, comme si ce qu'il se passait n'était pas réel.
Lorsque je repris mes esprits, ils m'avaient chopé par le colback et soulevé légèrement, me forçant à me tenir sur la pointe des pieds.
— Bah alors, cômô qu'c'est, t'as mal la gueule ?
T'eux qu'j'te calme ?
Hein ?
J'étais pas sûr que leur grammaire et leur vocabulaire faisaient vraiment partie de la même langue que la mienne, mais ils n'avaient aucun mal à convoyer l'idée qu'ils n'étaient pas contents de ce que j'avais fait et que j'avais du souci à me faire.
J'avais beau rester analytique dans ma tête, mes jambes ne me portaient plus, et j'avais la gorge tellement sèche que j'en avais mal.
— Je, pardon, désolé, j'ai pas fait exprès...
— T'as pas fait exprès? Tu t'fous de nos gueules, oh, ducon ?
T'y as carré un coup de latte !
C'était entièrement ma faute et je ne savais vraiment pas quoi leur dire.
Mais mon silence eut l'air de les énerver encore plus...
— Eh mate-ça
comme il lui a niqué la peinture d'la carrosserie !
— 'tain, nique ta vieille !
Ma parole tu vas cracher !
— T'as vu, connard ? T'es fier de toi, c'est ça ? Hein ? T'sens p'us pisser ?
Je les entendais me parler tous les trois en même temps, mais je ne comprenais strictement rien à ce qu'ils me racontaient.
Je ne sais pas si mon silence gêné leur a fait péter les plombs, mais en tout cas l'un d'entre eux prit une caisse de bière vide qui traînait devant un magasin fermé pas loin et se mit à cogner avec violemment contre le poteau électrique.
La caisse en plastique finit par se fissurer et se briser en morceaux.
Il prit alors les morceaux et les lança de toutes ses forces contre le rideau en fer baissé.
*SMASH*
Cela fit un bruit assourdissant.
Mais apparemment, cela n'était toujours pas assez pour le calmer. Il défonça la poubelle près du distributeur de boissons et renversa son contenu sur le trottoir, donnant de grands coups de pied dans les canettes pour les envoyer sur la chaussée.
C'était franchement surréel.
On voyait souvent ce genre de comportements excessifs dans les films ou les mangas comiques, mais je n'aurais jamais cru qu'en vrai, cela faisait aussi peur.
C'était finalement peu rassurant de savoir que notre civilisation était garantie par notre morale -- elle n'était pas présente chez tout le monde, loin s'en fallait.
Mes genoux se mirent à trembler.
Ma vision, à se brouiller.
Une peur primaire et absolue m'avait envahi.
Je n'avais strictement aucun moyen pour empêcher la violence qui s'étalait devant moi.
Il me fallait attendre et espérer l'aide de quelqu'un.
C'était effrayant et humiliant.
Personne pour m'aider, vraiment ?
Je me mis à regarder autour de moi pour vérifier.
Mais aucun vaillant passant ne faisait connaître sa désapprobation.
D'un autre côté, j'étais entouré par trois loubards, donc c'était compréhensible.
De toute façon, strictement parlant, c'était bien fait pour ma pomme.
Et puis si les rôles étaient inversés, je ne pense pas que j'aurais le courage d'intervenir non plus.
C'était une punition du ciel, et je l'avais bien méritée...
— Alors quoi, t'sais pus parler ?
J'vais t'péter ta gueule, moi, t'as voir !
Le mec qui me tenait me rapprocha tout contre lui en me gueulant dessus comme un putois.
J'en eus mal aux oreilles, mais cela me força à reprendre mes esprits.
Il arma son autre bras, serrant le poing, puis lâcha le coup. Je sentis du sang dans le haut de mon nez.
Un mauvais pressentiment parcourut mon corps et ma colonne vertébrale, comme un coup de jus.
Jugeant le temps restant avant le prochain coup, je serrai les dents de toutes mes forces, fermant les yeux.
— Mais fermez vos putains de gueules, bande de cons, vous nous cassez les couilles avec votre cirque.
Allez, barrez-vous, avant que je m'énerve !
Et alors, une voix se fit entendre un peu plus loin.
Mes trois agresseurs se retournèrent comme un seul homme.
— Comment tu nous parles, sale pute ?!
C'était Shion.
Enfin, Mion, techniquement parlant.
Et pour la première fois, je vis dans son regard une colère noire, une haine ostensible, qui me faisait peur même à moi.
Ses yeux n'étaient pas rieurs, comme lors de nos jeux.
Elle toisait mes agresseurs avec un regard perçant, un regard de tueur,
qui n'inspirerait que de la peur dans ceux qui oseraient le soutenir.
J'étais super content de la voir me venir en aide... mais en même temps, je fus pris d'une peur panique.
— Je le répéterai pas trois fois.
Lâchez-le et barrez-vous.
Nullement impressionnée, Mion continua de les défier.
Évidemment, mes agresseurs ne pouvaient pas rester là et se laisser faire.
La tension monta d'un seul coup de plusieurs crans.
— Espèce de salope,
tu vas voir !
Va-t-en, Mion ! Ces gars-là sont pas normaux !
Le bluff sert à rien contre eux !
— Mi- Mion…
C'est dangereux…
Va-t-en...
Je savais que je devais avoir l'air ridicule et méprisable.
Mais je ne voulais pas l'embarquer dans cette galère !
Les gens qui voyaient la scène devait se dire que Mion était en train de bluffer.
Mais à bien regarder, j'avais de moins en moins l'impression que ce n'était que du vent.
Il m'a fallu un moment pour comprendre pourquoi j'avais cette impression, mais je finis par remarquer un détail.
De plus en plus de passants nous observaient, en fait.
Ç'avait d'abord été un col blanc qui rentrait du boulot et qui s'était arrêté pour nous regarder, comme un vulgaire curieux.
Puis des femmes au foyer qui revenaient des courses et qui parlaient entre elles à voix basse.
Mais lorsque le gérant d'un magasin se joignit à la foule des badauds, je sus qu'ils n'étaient pas là comme simples spectateurs.
Il y avait désormais une, trois, quatre... sept personnes derrière Mion.
Pourtant, elle n'avait pas l'air d'avoir fait rameuter ses amis.
Ces personnes étaient toutes d'âges et de professions différentes.
Mes agresseurs comprirent eux aussi que quelque chose clochait.
— Eh, c'est quoi leur problème ?
Derrière moi, je remarquai quatre personnes sans rapport les unes avec les autres.
Il y avait une jeune fille qui portait un uniforme de collégienne.
Un homme avec un tablier, un boulanger apparemment.
Puis je vis la vieille dame du pressing.
Il en venait toujours plus.
Leur regard était tout comme celui de Mion.
Il était belliqueux, menaçant.
Finalement, nous étions entourés maintenant par plus d'une dizaine de personnes.
Un à un, depuis leurs écoles respectives, de jeunes enfants se joignirent à nous.
J'en reconnus quelques-uns que j'avais déjà croisés dans la rue.
Il y en avait même un de ma classe !
Mais alors... ce sont tous des gens de Hinamizawa ?!
Apparemment, tous les gens du village qui se trouvaient dans le coin se rassemblaient maintenant.
Les passants qui étaient d'Okinomiya baissaient le regard et pressaient le pas.
— Quoi, quoi ?
C'est pas la fête, ici, dégagez !
Je recomptai les gens qui nous entouraient. Il y en avait plus d'une vingtaine, maintenant.
Mes agresseurs, cernés, se mirent à avoir peur.
Ni Mion ni personne ne disait quoi que ce soit.
C'était un spectacle très étrange, et selon le camp dans lequel on se trouvait, très flippant.
Seuls les insultes et les cris de colère de mes agresseurs résonnaient dans la rue, tels des cris de peur.
Puis l'un des spectateurs fit un pas en avant.
Aussitôt après, tous les autres en firent de même, resserrant le cercle autour de nous.
Devenant tout pâles d'un seul coup, les voyous se mirent dos à dos, vociférant des insultes mais clairement effrayés.
Je ne sais pas pourquoi, mais même les pires choses qu'ils disaient semblaient être des appels au secours désespérés.
— Oui, nous sommes là, que se passe-t-il ? Allons, allons, messieurs dames, dites-nous tout !
Sorti de nulle part,
un policier trapu brisa le cercle et s'installa au milieu.
Je remarquai pour la première fois les deux voitures de police arrêtées non loin de nous.
Un passant avait sûrement dû les avertir.
Des policiers bien baraqués sortirent de la deuxième voiture et vinrent vers nous.
— Ah, messieurs, vous tombez bien !
Nous les avons pris sur le fait en train de molester ce garçon.
Vous pouvez les emmener.
— T'as fumé quoi, conasse ?
C'est lui qui nous a cherché !
Mion reprit un air aimable, se tourna vers eux et montra mes agresseurs du doigt.
Évidemment, ils ne voulaient pas être accusés à tort, mais c'était trop tard.
Les apparences étaient contre eux.
Clap de fin.
— D'accord, d'accord.
Allez, venez avec nous.
Mais ne vous en faites pas !
Une armoire à glace d'un côté et de l'autre, les trois lascars furent assis manu militari dans les voitures de police.
— Mais lâchez-moi !
C'est nous qui nous sommes fait agresser, putain, merde, mais vous êtes sourds ?
Les policiers n'avaient pas l'air intéressés par cette histoire.
En quelques secondes, ils les avaient installés et fermé les portières.
J'entendais toujours leurs cris depuis l'intérieur, mais ils étaient très étouffés et je ne pus plus distinguer clairement ce qu'ils étaient en train de dire.
— Dites, ça va ?
Vous n'êtes pas blessé ?
Le chef des policiers vint vers moi et inspecta mon visage.
Il devait avoir du grade.
— Euh... Non, pas spécialement, tout va bien.
— Éhhéhhé !
Vous avez de la chance, alors.
Bon, je vous laisse. Bonne année !
Il se retourna, parcourut la foule du regard et inclina légèrement la tête pour les saluer.
— Je tiens à remercier la personne anonyme de nous avoir prévenus aussi vite.
Je tiens aussi à vous dire que c'est grâce à votre unité face aux fauteurs de troubles que vous avez contribué à maintenir l'ordre et la sécurité dans la rue.
C'est admirable.
Éhhéhhéhhé !
— Je vous félicite pour votre ardeur au travail,
M. l'inspecteur Ôishi.
En tant que représentante des habitants du village, je tiens à vous remercier de votre diligence.
Il est rare de voir un officier gradé se rendre sur les lieux de petits incidents, vous nous faites un grand honneur par votre présence.
C'étaient des paroles très formelles, mais le ton qu'employait Shion semblait contraint, et le tout dégageait une impression de mal à l'aise.
— Au risque de vous décevoir, ce n'est que le plus pur des hasards.
Je revenais du commissariat central de la préfecture lorsque nous avons entendu le central en parler sur la CB.
Nous étions dans le coin, nous avons fait un détour, rien de plus.
— Eh bien, merci pour votre dur labeur.
Je vous souhaite le même succès dans toutes vos enquêtes.
— Éhhéhhéhhé !
Mais non, je vous en prie.
Enfin, heureusement qu'il n'y a pas eu de blessé.
— M. Ôishi !
Tout est OK !
On peut y aller !
— Bon, eh bien, bonne année à vous !
... Excusez-moi, j'aimerais passer, je peux ? Merci.
L'inspecteur salua encore une fois gracieusement à la ronde, puis se rendit d'un pas débonnaire vers sa voiture et s'y installa.
Elle démarra aussitôt et disparut au bout de la chaussée.
Tout cela s'était passé en quelques instants.
Tellement vite d'ailleurs, que j'en restai coi, à regarder d'un air idiot après la voiture de police.
Ils ne m'ont même pas demandé ce qu'il s'était passé.
Ils sont venus, ils ont vu, et ils ont su que pour faire disperser cet attroupement, il leur fallait embarquer les trois loustics. Et c'est exactement ce qu'ils ont fait.
Lorsque Mion perdit la voiture de police de vue, elle se retourna et frappa dans ses mains.
— Très bien ! Bien joué les gars !
On leur a montré !
Cela eut un effet immédiat.
Tous les spectateurs se mirent à rire, et la tension palpable jusqu'à présent disparut.
Un homme d'âge mûr m'aida à me relever.
— Ça va, Maebara ?
Tu devrais faire attention à qui tu cherches des ennuis, tu sais.
— Ah non, mais c'est pas ce que vous croyez, je-
— Tu n'es pas blessé au moins, mon garçon ?
Tu t'es cogné la tête, tu devrais peut-être aller faire des radios ?
Les gens se montrèrent très gentils, alors que je ne les connaissais pas du tout.
— Tu as eu de la chance que c'était la fin de l'après-midi et que les gens rentraient du travail, on a pu rassembler quelques personnes.
Mais la prochaine fois, ce ne sera peut-être pas possible, alors fais attention !
De mon temps, les villes étaient plus sûres ! Ah, les jeunes d'aujourd'hui, je vous jure…
… Sérieusement !
Médusé, je regardai la vieille dame du pressing repartir vers son magasin en pestant et maugréant dans sa barbe.
Après avoir serré ou topé la main des gens qui repartaient maintenant, Shion revint vers moi.
— Eh bien, eh bien ! Tu n'as pas froid aux yeux, Kei !
Mais moi à ta place, je choisirais un peu mieux à qui je vais chercher les noises...
— Merci, Mion.
Franchement, je te dois une fière chandelle.
— Je m'appelle Shion, tu pourrais t'en souvenir un jour...
Instantanément rouge pivoine, elle détourna le regard, très gênée.
— Ma grande sœur m'a prévenue.
Le porte-clef avec le phoque, c'est le tien ?
— Ah... Euh, ouais, c'est pour ça que je suis là en fait.
Je voulais justement aller au restaurant pour le récupérer.
— Et tu avais tellement le cœur léger à l'idée de me voir que tu n'as pas fait attention à ce que tu faisais et que tu t'es attiré des ennuis ?
Ce fut mon tour de devenir rouge comme une pivoine.
Elle avait mis le doigt dessus, mais je ne voulais pas le reconnaître.
— Ouais, enfin, disons que j'ai pas eu de chance.
Mais merci de m'avoir sauvé de ce mauvais pas.
— Bah, pas la peine de me remercier, va.
Mais promets-moi que la prochaine fois que tu vois quelqu'un se faire agresser dans la rue, tu iras aider cette personne.
Je suis plutôt sensible à ce genre de détails, p'tit gars.
Je comprenais très bien son sens de la camaraderie.
Mais... Comment dire ? Elle avait des méthodes qui ne me plaisaient pas trop.
Je sais que c'est hypocrite car elle vient de me sauver, mais franchement, elle m'a fait peur sur ce coup-là.
— ... Je suppose que tu viens prendre un thé au restaurant ?
Tu dois être fatigué par toutes ces émotions, fais une pause.
C'est moi qui régale.
Elle avait dû lire dans mon regard que j'étais lessivé.
Sans attendre ma réponse, Shion se mit en route.
Une fois à l'intérieur du restaurant, je laissai l'air frais de la climatisation me faire le plus grand bien et pus lentement déstresser.
J'avais un peu mal partout, mais je suppose que c'était la nervosité qui me faisait mal aux articulations.
Shion vint m'apporter deux cafés glacés. Elle s'était changée et avait mis l'uniforme réglementaire des employées.
— Tiens, c'est pour toi.
Montre ce ticket à la caisse et tu n'auras pas besoin de payer.
Franchement, je m'en voulais qu'elle fît tant pour moi,
mais je décidai d'accepter de bon cœur.
Je m'étais senti bien après l'école, et mon insouciance m'avait attiré des ennuis.
J'avais plutôt raté ma journée jusqu'à présent.
— Mais sérieux, entre nous…
merci pour tout à l'heure.
Ta présence était très rassurante.
— Oh, mais j'avais très peur, tu sais.
Mais bon, c'était toi, je pouvais pas te laisser tout seul...
Alors je me suis forcée à faire preuve de courage.
Fière d'elle mais un peu gênée, elle planta ses coudes sur la table et se cacha derrière ses bras.
— Écoute Shion, vraiment, merci...
Enfin, je dis merci à “Shion”,
mais je veux surtout remercier Mion.
Merci, Mion...
— Allons, allons, c'est bon maintenant.
Si tu tiens vraiment à montrer ta gratitude, va aider la prochaine fois que quelqu'un a des ennuis.
Si moi par exemple, au hasard hein, j'ai des ennuis un jour,
j'ose espérer que tu voleras à mon secours.
— Ah, euh, ouais bien sûr.
Je te le promets.
— Ahahahahaha ! T'avise pas de l'oublier, je te prends au mot !
Pensant sans doute m'avoir piégé lors d'un lapsus, Shion avait l'air d'excellente humeur.
— Alors comme ça, si j'ai des problèmes, tu viendras à mon secours...
Hmm, espérons que j'aie des ennuis rapidement, alors ☆ !
AH ! Enfin tu souris !
Avec un petit sourire malicieux, elle me planta son index dans la joue.
— J't'ai jamais vu aussi raplapla, je me demande si tu n'es pas un imposteur, en fait !
Allez, là, fais risette !
— Mais arrête, tu me chatouilles...
Ahaha, méé-euuuh, ahahahaha, arrête !
Après quelques instants de ces chamailleries, je pus enfin oublier les incidents de la journée.
Petit à petit, mes muscles se décontractèrent.
— Bon, maintenant que tu es remis sur pieds, je suppose que tu as faim ?
Perso, j'ai un petit creux, je crois que je vais me prendre un gâteau.
T'en veux un aussi ?
Je ne voulais pas m'imposer, mais je n'étais pas connu pour avoir du tact.
Aussi je décidai d'y aller avec mes gros sabots.
— J'espère qu'ils sont bons, vos gâteaux ?
Je suis plutôt difficile !
— Ahahahahaha !
Ne t'en fais pas, p'tit gars.
Nos crêpes et nos gâteaux sont réputés être excellents !
Shion appela une serveuse et lui passa notre commande.
C'était rigolo de voir une serveuse commander un plat à une autre serveuse.
— Mais au fait, t'es pas censée bosser ?
Tu vas pas te faire enguirlander si tu restes à taper la discute avec moi ?
— Nan, en fait j'ai raconté au patron que je m'étais faite agresser et que tu m'avais débarrassée de ces voyous, alors il m'a intimé l'ordre de t'offrir une récompense appropriée ☆
Ne t'en fais pas, il est au courant.
— Mais, c'est pas ce qu'il s'est passé, tu peux pas...
— Mais si je peux, la preuve, je l'ai fait ! Ahahahahaha !
Lorsque nos gâteaux arrivèrent, nous étions tous les deux très décontractés.
Pendant la dégustation, la conversation fut un peu banale mais amusante.
On parlait des émissions de télé, ou de nos artistes préférés.
De nos goûts en sports ou en cuisine.
Enfin, rien de bien transcendant.
Et ce faisant, je me rendis compte que Shion était vraiment une fille comme les autres.
Euh, c'est pas un peu bizarre ce que tu dis, Keiichi Maebara ?
Shion et Mion sont une seule et même personne, ne l'oublie pas.
La seule différence, à la rigueur, c'est que Mion ne veut pas reconnaître cette part de sa propre personnalité.
Mais alors, pourquoi mes conversations sont-elles si différentes avec la Mion normale et cette Mion plus féminine ?
— P'tit gars, je parie que tu ne considères pas ma grande sœur comme une vraie fille, j'me trompe ?
— C'est même pas vrai, d'abord !
Si c'était un mec, je lui défoncerais la tête sans pitié !
— Toi et ma grande sœur, vous avez une relation un peu spéciale, mais pas romantique.
C'est très rare, tu sais ? Je suis un peu jalouse, je dois dire.
— Je comprends pas trop ce que tu veux dire.
Mais c'est vrai que c'est dommage que ce soit une fille.
— Oh, Kei, c'est une discrimination sexiste, ça ! Ahahahahaha !
Je réfléchis un instant à ce qu'elle venait de dire.
Est-ce que je faisais de la discrimination entre Mion et Shion ?
Mion était Mion.
C'était ma meilleure amie, je n'avais jamais besoin de prendre des baguettes avec elle. De toute façon, elle est mille fois plus douée que moi dans tous les domaines, et c'est la chef du club.
Si je l'avais rencontrée cinq ans avant, je crois que ma vie aurait été bien différente...
Mais alors, qu'en est-il de Shion ?
En tant que sœur cadette de Mion, je ne la connaissais que depuis trois jours.
Et encore, nous n'étions pas très proche, puisque je la considérais plus comme “la sœur de” que comme une fille à part entière.
Et elle se comporte aussi avec moi comme avec quelqu'un qu'elle ne connaît que très peu.
Alors, ce serait quoi la différence entre les deux ?
La proximité ?
La familiarité ?
Perdu dans mes pensées, je n'écoutais plus vraiment ce qu'elle me racontait.
— Mais bon, c'est juste un exemple, hein ? Dis donc, toi, tu m'écoutes ?
— Hein ?
Oui, oui bien sûr, je t'écoute.
— C'est juste par exemple, d'accord ?
Imagine que moi et ma sœur soyons en danger.
Disons que nous sommes toutes les deux accrochées à une paroi, et qu'il y a un ravin juste derrière nous.
Laquelle de nous deux tu sauverais ?
Tu ne peux qu'en sauver une seule de nous deux, p'tit gars !
Elle disait cela comme si c'était un jeu très amusant.
— J'aime pas cette question...
Je peux pas répondre que je vous sauverais toutes les deux, je suppose ?
— Non, tu peux pas.
Moi ou ma sœur.
Alors ?
... Hmmm, déjà je suis sûr que Mion ne se retrouverait jamais dans cette situation, et même en imaginant que, elle réussirait certainement à s'en sortir toute seule.
Par contre Shion, c'est une fille comme toutes les autres, non ?
J'ai pas vraiment le choix en fait...
— Ce n'est pas ma sœur que tu choisirais de sauver, n'est-ce pas ?
Si Mion et Shion étaient deux personnes différentes, je pense qu'effectivement, ce serait le cas.
Je ne pus ni confirmer, ni nier son affirmation.
Et bizarrement, malgré son sourire, j'eus la nette impression que son regard me poignardait.
— Tu vois ?
C'est ça, ce que je veux dire.
Ma sœur
voudrait que tu…
euh... que tu quoi, en fait ?
Mince, je sais même plus où je voulais en venir avec cette histoire !
Shion faisait son possible pour que cela sonnât comme une conversation marrante, mais mes oreilles captaient un tout autre son de cloche.
Mion était sûrement en train d'essayer de me faire comprendre quelque chose, et se servait de son alter-ego, Shion, pour y parvenir.
Mais je ne comprenais pas quoi, et cela m'énervait au plus haut point.
Mion fit soudain dévier la conversation à 180°.
— Mais dis-voir, je voulais te demander,
tu as eu peur tout à l'heure ?
Quand les gens se sont attroupés ?
— Ah ben tu m'étonnes, ouais !
Si Rena ou Satoko étaient venues, à la rigueur j'aurais compris, mais là ?
Il y avait des jeunes, des vieux, des gens que je ne connaissais pas !
Ils sont tous de Hinamizawa, vraiment ?
— Oui, tous.
Les gens de Hinamizawa font toujours bloc face à l'ennemi.
Qui se frotte à un habitant s'attire les foudres de tous les habitants.
Il n'y en a aucun qui restera là sans rien faire.
... C'est plutôt rassurant à savoir.
— Et donc si l'un d'entre eux est attaqué, ils se mettent tous ensemble pour venir se venger ?
On dirait presque la Mafia ou les Yakuzas !
— Mais chuuut, il faut pas dire ça !
C'est très pratique, cette attitude, tu devrais plutôt les remercier.
Tu en as bien profité, non ?
Alors n'oublie pas d'exprimer ta gratitude !
J'acquiesçai sans aucune forme d'entrain.
Elle avait raison, mine de rien, j'en étais bien conscient.
— Ils sont vraiment très proches alors, pour faire un truc pareil ?
— Hmm, je vois plus ça comme une tradition locale, personnellement.
Il paraît que depuis des siècles, ils ont réussi à se protéger des pillages en faisant cela.
En tout cas, il y a des écrits comme quoi c'est en se ralliant comme un seul homme qu'ils ont pu survivre à pas mal de guerres.
Par exemple, hmmm... tiens, tu sais ce qu'il s'est passé lors du projet de barrage de Hinamizawa ?
Le projet de barrage ?
Alors là, bonne question. Jamais entendu parler.
— Il y a une dizaine d'années grosso modo, les gens du gouvernement sont venus nous dire qu'ils allaient faire un barrage chez nous et que tout le coin serait submergé par les eaux.
— Peut-être que mon père m'en a parlé quand il nous a dit qu'il avait acheté le terrain, ça me dit vaguement quelque chose finalement.
Il a été abandonné, non ?
— Non, nous l'avons fait capoter.
Nous, les habitants du coin.
C'est une victoire que nous sommes allés chercher !
Oui, il me semblait bien en avoir entendu parler.
Les riverains s'étaient révoltés, ils avaient fait beaucoup de grabuge, à la télé, dans les journaux,
et puis finalement, le projet avait été annulé.
— Ils parlent de faire un barrage ici depuis avant ma naissance, il paraît.
Au départ, ils prospectaient, ils étudiaient si c'était faisable, ils voulaient juste un petit truc pour corriger les torrents.
Mais au final, quand le projet est arrivé sur la table...
C'était parmi les plus grands barrages de tout le Japon, censé être un fleuron de technologie, et il aurait englouti sous les eaux non seulement Hinamizawa, mais encore bien d'autres villages plus en amont.
Les habitants ont tout de suite réagi.
Ils ont fait des pétitions, rempli des formulaires pour exiger une compensation au déménagement, ils ont écrit aux deux chambres de la Diète.
Ils sont même allés jusqu'à la capitale, au ministère du développement urbain, pour remettre en mains propres au Ministre lui-même leurs lettres de doléances.
Ils ont porté plainte contre l'organisme officiel qui avait racheté une partie des terrains en prétextant une escroquerie cachée dans les contrats de rachat.
Ils ont demandé l'annulation pure et simple des rachats de terrains, et ont séparé les domaines restants du cadastre en milliers de microparcelles, attribuée chacune à une personne différente, pour ralentir le processus d'achat des terrains par l'État.
— Tant que l'État se contentait d'aller discuter du prix des terrains, cela allait.
Mais au bout d'un moment, ils en ont eu marre et ont utilisé la procédure pour déposséder les gens de leurs terrains.
C'est en gros à partir de cette époque que les unités mobiles anti-émeutes sont venues par ici,
et que les violences ont escaladé.
— Mais pourtant... c'est la police, non ?
Ils ont utilisé la force ?
C'est pas interdit, ça, normalement ?
— Oh, ils ont frappé.
Avec les poings, les pieds, les matraques.
Même moi ils m'ont tabassée.
Par ici, je dois avoir une cicatrice, tu la vois ?
Le coup de crosse était si fort que la peau s'est arrachée, et je me suis mise à pi- euh, à saigner vraiment abondamment.
Elle passa une main dans ses cheveux, retenant une frange vers l'arrière, et tourna la tête pour me montrer son arcade sourcilière.
— Et, tu as porté plainte à la police ou pas ?
Je savais pertinemment que ce serait comique si l'on pouvait porter plainte à la police de violences commises par d'autres policiers.
Je parie que le commissariat n'a pas pris sa déposition.
Il aurait été impossible de prouver qui de la brigade l'avait frappée, et puis de toute façon, ils sont payés pour faire ce genre d'interventions musclées, ils peuvent prétexter l'obstruction aux forces de l'ordre, l'État est derrière eux.
— Mon aïeule a piqué une de ces colères.
C'est là que les choses sont devenues sérieuses !
C'était la guerre.
On s'asseyait sur les machines, on campait sur les terrains à déblayer...
On y a été au culot, sans relâcher la pression.
Ils ont d'abord porté l'affaire devant la Justice en demandant au tribunal de grande instance de statuer en référé sur le projet.
Puis ils ont tenté de démontrer l'importance des ressources naturelles et des monuments de la région pour s'attirer la bienveillance de l'opinion publique.
Ils sont allés au conseil municipal, au conseil régional aussi, pour demander le limogeage des fonctionnaires qui avaient fait passer le projet en ne tenant aucun compte de l'existence des protestataires. Bref, la totale.
Évidemment, il se passait des choses à Hinamizawa même, suffisamment graves d'ailleurs que les gens se mirent à parler de la « guerre du barrage ».
Pour museler la brigade anti-émeutes, ils avaient rameuté les journalistes, et fait filmer tous les affrontements.
Puis, avec les images, ils avaient fait des émissions et des documentaires pour sensibiliser encore plus l'opinion publique.
Cela eut l'effet escompté.
Les brigades anti-émeutes furent vite retirées.
Presque tous les jours, ils ont organisé des protestations, des manifestations, des défilés.
Le cercle de leurs soutiens s'élargit bien au delà de Hinamizawa...
Il était difficile de savoir si l'abandon du projet était dû à leur action ou bien à une raison que l'État voulait tenir secrète, mais en tout cas,
cela s'était finalement produit, il y avait désormais quelques années de cela.
— Nous avons fait tout ce qu'il nous était possible de faire.
Le village s'est barricadé sur soi et a combattu comme un seul homme.
Nous étions plutôt désespérés à l'époque, mais maintenant que tout est fini, ce sont de bons souvenirs.
Et puis le sentiment d'unisson du village n'a pas disparu, les gens s'entr'aident.
Shion regardait en l'air, le regard vague.
Elle avait un sourire attendri et semblait être fière des événements qu'elle racontait.
— C'est plutôt cool ça.
C'est rare, surtout.
On ne voit pas souvent un mouvement rassembler toutes les générations derrière un but commun.
— Oui, je suis du même avis.
La guerre du barrage était une épreuve terrible, mais nous avons pu en retirer de grandes choses.
J'avais de moins en moins peur de ce que j'avais vu tout à l'heure.
Sur le coup, je n'avais pas été rassuré, mais…
Maintenant que je savais le pourquoi du comment, je me rendais compte que j'avais fait preuve d'une grande impolitesse à leur égard.
L'adversité et le danger les avaient soudés comme nul autre village.
Je dois avouer qu'à bien y réfléchir, j'étais assez jaloux de ce qu'ils avaient réussi à faire.
Si nous avions déménagé plus tôt, j'aurais pu partager ce sentiment avec eux.
— Tu ne peux probablement pas te rendre compte de ce que c'est, car tu n'étais pas là à l'époque.
Il faut l'avoir vécu pour le comprendre, mais crois-moi, chacun de nous porte ce sentiment d'appartenance à un groupe en soi.
Et il est si fort.
Nous l'appliquons sans discrimination même envers les gens qui ont emménagé après, comme toi par exemple.
C'est ce que j'appelle un sentiment puissant, oui.
J'aurais jamais cru voir autant de personnes venir à mon secours.
Surtout que je ne les connaissais même pas, pour la plupart !
Je sentis quelque chose se déverser en moi.
Lorsque j'habitais encore en ville, je ne m'étais jamais intéressé à mes voisins.
Et j'avais trouvé cela normal, logique, préférable même.
Et pourtant... aujourd'hui, je trouvais cela odieux et insensible.
Je les considérais comme des inconnus... mais tous ces gens me faisaient l'honneur de me considérer comme l'un des leurs.
Quelque part, cela me faisait super plaisir…
et déclenchait en moi quelque chose que je n'arrivait pas à nommer.
— Mademoiselle Sonozaki ?
Le patron veut que vous alliez faire l'accueil.
Une serveuse nous fit signe de la main et appela Shion.
Le travail ?
— Ah, oui, tout de suite !
Désolée.
Je vais devoir m'y mettre, tout doucement.
— Mais c'est bon, te casse pas la tête pour moi.
Merci d'avoir fait la conversation. C'était très intéressant, je me suis bien amusé.
— Oh... alors tu rentres ?
— Eeh oui.
Si je ne suis pas rentré pour le repas du soir, ma mère va me tuer.
Shion eut l'air de vouloir dire quelque chose, mais se retint.
On aurait dit qu'elle avait encore des tas de choses à me raconter.
À son expression, je sus que je l'avais déçue... et le regrettai.
Au moment où je voulus lui dire que je resterais encore un peu, Mion se leva.
— Bon, tiens.
Avec ce ticket, tu n'auras pas besoin de payer pour le gâteau non plus.
Elle prit son calepin, me montra ses tickets de réductions, et m'en donna plusieurs.
— Pratique, non ?
Ce sont des tickets bonus qui nous sont offerts en plus de notre salaire.
— Nan, vas-y, je veux pas abuser,
je peux bien payer pour le gâteau, quand même.
— Ah oui, tiens donc ?
Depuis quand tu ne profites plus de ce que l'on t'offre ?
Si c'était ma sœur à ma place, tu ne refuserais pas !
Ce disant, elle mit la main sur mon porte-monnaie et le ferma.
Son sourire était radieux, mais j'avais la nette impression qu'elle venait de me faire des reproches.
— Mademoiselle Sonozaki, désolée d'insister, mais si vous pouviez aller en caisse ?
— Ah, oui, bien sûr, j'y vais !
Bon, allez, je me sauve.
Shion me laissa là, me lançant un dernier sourire.
— Ah, Mion !
Merci pour tout ce que tu as fait pour moi aujourd'hui, je te revaudrai ça !
— Ouais, pas de problème, mais ne te défile pas après !
Je me fais déjà une joie de voir ce que tu m'offriras en retour !
Je me rendis compte après-coup l'avoir appelée Mion tout haut.
Je ne saurais pas dire si elle avait remarqué que j'avais fait l'erreur.
Après le dîner, ma routine d'entraînement me forçait à regarder la télévision.
On pourrait croire à première vue que cela n'était pas très constructif, mais en fait le temps passé devant le téléviseur permettait d'absorber des montagnes d'informations diverses, allant de la politique à l'économie en passant pas la culture générale.
Et comme je venais juste de manger, le cerveau avait un arrivage frais de vitamines et de protéines et pouvait donc tourner à plein régime pour justement me permettre de retenir un maximum d'informations.
— Mais non, idiot ! La Tour de Tokyo est une copie de la Tour Eiffel, mais en plus grand ! Elle fait pile-poil 333m et 33cm !
Ahhhh !!
Comme chaque jour, les quiz télévisés m'apprenaient des tas de petits détails plus ou moins inutiles pour briller en société.
À force, depuis mon canapé, j'arrivais à répondre à beaucoup de questions,
mais je n'étais pas sûr de faire aussi bien si j'avais été là-bas.
— Keiichiiii !
Une certaine Sonozaki pour toi, au téléphone !
— Ouais, j'arrive !
Sonozaki ?
Ah, Mion !
C'était un peu tard pour un coup de téléphone.
Ouh là, ça ne présage rien de bon.
Je parie qu'il y a un rapport avec le club.
Sûrement une mise en garde à propos de l'épreuve de demain.
Après tout, c'est Mion.
Elle est tout à fait capable de me dire de me pointer maintenant à l'école pour commencer le prochain jeu !
Même à 8h du soir.
— Ouais, allô ?
Cherche pas, je n'irai pas à l'école aussi tard le soir, même pour le club !
— Pardon ?
Euh, non, je…
Comment dire, c'est...
C'était Mion au téléphone, et pourtant on aurait dit quelqu'un d'autre, de plus timide et réservée.
Ah, mais alors, c'est peut-être “Shion” ?
— Ah, désolé.
Laisse-moi deviner, ce n'est pas “Mion” à l'appareil,
c'est bien cela ?
— Exact.
Hum… Bonsoir.
Écoute, je suis désolée d'appeler aussi tard.
Si c'était Mion, elle ne s'embarrasserait pas d'excuses et parlerait nettement moins poliment.
Mais Shion était du genre à s'excuser, oui, ça colle au personnage.
... Elle se donne vraiment du mal pour créer ces deux personnages.
Cela me paraissait un peu ridicule, mais je décidai d'en sourire et de ne pas en faire un plat.
— Non, pas de problème, ça gêne pas.
Tu as quelque chose de spécial à me dire ?
— Dis-moi, Kei, tu aimes les gâteaux, ou les desserts ? Enfin, tous ces trucs sucrés, quoi ?
Évidemment que je les adorais, je pourrais en manger à l'infini !
— Bah alors tant mieux.
Pour tout te dire, en fait, on a un concours organisé pour tester les nouveaux desserts de l'été.
Elle m'expliqua que le restaurant faisait changer la carte des desserts à chaque saison.
Et pour tester un peu les nouveaux desserts qui ont l'air prometteurs, ils tiraient des gens au sort.
— Les desserts du Angel Mort ont une sacrée réputation.
Et on ne tire pas tellement de gens au sort.
Enfin bref, pour en venir à ce que je voulais te dire…
Tadaaaaa !
— Dis, j'ai pas un visiophone, ça m'aide pas vraiment. Mais bon, laisse-moi deviner...
— Oh, je suis sûre que tu as très bien compris.
J'ai eu un ticket pour tester les desserts.
Si tu ne détestes pas les choses sucrées, est-ce que ça t'intéresse ?
— C'est-à-dire ?
Avec ce ticket, je recevrai des desserts gratuits ? C'est ça ?
On m'a toujours dit de ne pas sauter trop vite sur les bonnes occasions.
Mais si elle n'essaie pas de me faire marcher, alors j'ai tout intérêt à faire une exception, et fissa ! Ce n'est pas tout les jours qu'une chance pareille se présente !
— Si tu es d'accord, alors j'écrirai ton nom sur le ticket.
Viens demain au restaurant et donne ton nom à l'accueil.
C'est tout ce que tu as besoin de faire.
— Comment ça, c'est tout ? Et j'aurais des desserts à volonté ?
Gratos ?
— Eh oui, gratos, comme tu dis !
Il y en beaucoup à tester, alors je te conseille de ne pas trop manger avant.
C'était tellement un bon plan que c'en était suspect.
C'est bien Shion au téléphone, là ?
C'est pas Mion qui se fait passer pour sa sœur et qui essaie de me rouler dans la farine ?
Mais qu'est-ce que je raconte,
Mion et Shion sont une seule et même personne !
— Oui, oui,
je sais ce que tu penses, Kei.
C'est trop beau pour être vrai, c'est bien ça ?
— Mais comment elle fait pour savoi- Euh mais non, non ! Pas du tout, voyons !
— *renifle*
Hee hee hee hee…
Ma sœur me le dit souvent, mais je ne pensais pas que c'était à ce point ! Tu ne sais vraiment pas mentir !
L'honnêteté chez un garçon, ce n'est pas déplaisant !
Shion se mit à rire comme le faisait Mion d'habitude.
— Je ne veux pas avoir l'air d'avoir calculé cette invitation, mais…
pour tout te dire, je ne travaille pas très longtemps demain.
Si tu n'as rien contre, on pourrait... je ne sais pas, passer un moment ensemble tous les deux ?
— Ah ouais, tu finis tôt demain ?
— Oui.
Donc si tu prends un peu ton temps pour goûter les desserts, j'aurais fini le travail en gros quand tu auras fini de manger.
— Eh bien... j'ai rien de spécial à faire demain.
Je pense que ça ne devrait pas poser de problème, si ce n'est pas trop long.
— Ah non, mais j'avais pas l'intention d'aller quelque part en particulier, mais bon...
Je sais pas, on pourrait se promener ou regarder le soleil couchant, quelque chose comme ça.
Je ne vis aucune raison de refuser.
Pour une fois, autant accepter de bonne grâce.
— C'est marrant quand même, on se voit tous les jours, mine de rien ?
— Euh, oui, effectivement.
— Et avec cette histoire, on a un prétexte parfait pour se rencontrer demain aussi !
Hein ?
Mai-mai-mais de quoi elle parle ?
— Ahahaha, eh ben quoi, p'tit gars, tu as perdu ta langue ?
Qu'est-ce qu'il se passe ?
Éhéhéhéhé !
C'est pas vrai, elle sait que je suis en train de rougir, ma parole !
— Bon, eh bien alors à demain !
Allez, je vais te laisser. Bonne nuit !
— Ah... Euh ouais. bonne nuit.
Shion raccrocha sans plus faire durer la conversation.
Lorsque je raccrochai le téléphone, la télévision dans le salon était éteinte et ma mère dormait dans le rocking-chair.
Je n'avais pas envie de la réveiller en rallumant la télé, aussi je montai à l'étage, dans ma chambre.
— J'ai un tas de faveurs à lui rembourser...
En deux jours, elle m'avait sauvé de la famine et d'un groupe de loubards, ça commençait à faire beaucoup.
Étant donné qu'elle jouait la comédie pour deux personnes différentes, je ne pouvais pas remercier Mion à l'école.
Même si je le faisais, elle insisterait pour dire qu'elle ferait transmettre à sa petite sœur...
Je devais obligatoirement lui dire merci lorsqu'elle tenait le rôle de Shion.
Il fallait absolument lui rendre l'ascenseur, et vite. Demain, peut-être ? Ce serait bien...