— Allez, les enfaaaants, levez-vouuus !
Rassemblez-vous au milieu, viiite !
Tous les élèves firent de grands yeux, retenant leur souffle.
Je ne les avais jamais vus aussi silencieux, surtout aussi brusquement. En tout cas, ce ne serait jamais arrivé avec la maîtresse.
Rena tenait la fille devant elle par l'épaule, à une main. Dans l'autre... elle tenait une machette énorme, comme un hachoir à viande.
Tout le monde avait compris en un seul regard que Rena l'avait prise en otage.
— Eh bien alors, vous êtes tous sourds ou quoi ?
Allez, tous au milieu de la pièce !
Et mettez vos pupitres bien contre le mur.
Tout le monde resta sur place, sans piper mot, glacé par la peur. Personne ne comprenait vraiment ce qu'elle disait.
Rena était la seule qui faisait du bruit, elle riait, paisiblement. Ce qui était encore plus flippant que tout le reste.
— Mii,
c'est toi la déléguée,
alors dis-leur de bouger, toi.
— ... Rena... Mais qu'est-ce que tu fous, pauv' conne !
Bam !
Si Mion avait l'intention de poursuivre, sa tirade fut coupée dans son élan par un bruit d'une violence rare.
Rena avait frappé de toutes ses forces dans l'estrade de la maîtresse.
Dans un bruit très dérangeant, Rena retira à grand'peine sa machette, bien enfoncée dans les planches de bois de l'estrade.
Cela laissa une trace qui en disait long sur la violence du coup.
Aaaah là là là là là là…
Ah ben elle va marcher moins bien, maintenant...
Madame Cie va pas être contente quand elle va rentrer.
Non, attends...
C'est
quoi
ce bordel ?
— Je savais bien que tu ne me servirais à rien, Mii.
Bon, eh bien, je vais devoir demander à Keiichi.
Dis voir, Keiichi, tu es de mon côté, hein ?
Je peux te faire confiance, n'est-ce pas ?
Rena... Mais tu as vu ton regard ?
Mais c'est horrible !
Pour la première fois de ma vie, je voyais des yeux emprunts de folie !
Pourquoi les gens ont-ils peur de la folie ?
Probablement parce qu'une personne folle ne partage plus la même vision du monde que vous, à un niveau fondamental.
Pour vous donner un exemple... Imaginons qu'un voleur pénètre chez vous et qu'il vous ligote.
Vous allez vous faire dans le froc en vous disant qu'il lui viendra peut-être à l'idée de vous tuer avant de partir, pour ne pas prendre de risques.
Mais ce voleur, c'est un être humain, il ne va quand même pas ôter la vie à quelqu'un simplement comme ça, pour le plaisir. En tout cas, c'est ce que vous espérez.
Donc même si vous êtes en face d'un type vraiment méchant, vous pouvez partir du principe que tant que vous partagez quelque chose en commun avec lui, des valeurs, des principes, peu importe, vous faites confiance à son bon fond.
Mais si vous êtes devant quelqu'un qui n'a rien en commun avec vous, vous ne pouvez pas garder l'espoir.
On ne peut pas en appeler à la bonne conscience de l'agresseur quand il est impossible de communiquer avec lui.
... Lorsqu'un voleur s'approche et lève son couteau, vous pouvez lui demander de ne pas vous tuer. La plupart des gens le font, parce qu'il y a une chance, une toute petite chance, qu'il vous écoute.
Vous pouvez, dans ce cas-là, communiquer avec lui.
Mais que faire quand c'est impossible ?
Quand c'est un animal sauvage qui vous attaque ? Ou quand vous entendez le couperet de la guillotine glisser ?
Vous ressentez une peur incommensurable. Et c'est cette peur que l'on ressent face à une personne qui a perdu son humanité.
Face à une personne devenue folle.
Et c'est cette peur-là que nous ressentions tous en regardant Rena.
Elle avait l'air d'un être humain comme un autre, au premier regard. Mais il semblait évident qu'on ne pouvait plus communiquer avec elle.
... Et c'est l'horreur de cette réalisation qui nous frappait tous, instinctivement, même si nous ne savions pas tous exactement de quoi il s'agissait.
— Keiichi.
Dis-leur de déplacer les pupitres contre le mur pour faire un grand espace vide au milieu, s'il te plaît.
— Ouais... Ouais, bien sûr, pas de problème.
Bon, euh, les enfants ? Allez, on va tous faire comme Rena nous dit de faire, d'accord ?
L'état émotionnel de Rena était un peu comme une flamme en plein air.
Sous une apparence calme et tranquille, on percevait la possibilité de péter un câble à la moindre contrariété.
Et si elle laissait sa colère exploser, nous pouvions être sûrs qu'elle n'aurait aucune pitié.
Dans son état, elle n'hésiterait pas l'ombre d'une seconde à frapper un être humain avec sa machette.
... Tout comme moi non plus, à l'époque, je n'avais pas hésité à la frapper avec la batte...
Tout le monde se mit alors à s'activer, dans le plus grand silence, comme lors d'une veillée funèbre. Petit à petit, les pupitres furent dégagés, laissant beaucoup d'espace vide au milieu de la pièce...
De temps en temps, Rena s'impatientait, et chacune de ses complaintes était ponctuée d'un coup de machette sur le tableau, qui faisait un bruit effrayant.
À chaque coup, il apparaissait une blessure, une balafre de plus sur ce qui, finalement, était un peu notre compagnon d'infortune. C'était très dur à supporter.
— Bon. Et maintenant, Keiichi,
tu peux leur demander de sortir leurs cordes à sauter ?
Tu les utiliseras pour leur attacher les mains dans le dos.
— Euh... Tu sais, je... J'suis pas doué avec mes mains, moi.
Je suis pas sûr de pouvoir faire des nœuds efficaces...
— Je passerai derrière toi pour vérifier si tu as bien fait ton travail ou pas.
Si j'en trouve un qui n'est pas attaché correctement, je le tuerai, alors pense à eux et débrouille-toi, d'accord ?
— ... ... ...
Nous sommes encore des gamins.
Entre nous, nous utilisons très souvent des expressions violentes, des “j'te marave”, “j'te tue”, “j't'explose”, ça fuse dans tous les sens.
D'ailleurs, c'est aussi le cas à la télé, dans les films, les dessins animés, même dans les mangas.
Donc à force, nous devenons assez blasés.
Et pourtant... quand Rena disait “je le tuerai”, nous savions qu'elle le ferait réellement. Ça donnait à sa petite phrase un côté malsain extrèmement dérangeant.
À ses yeux, les vies qui étaient entre ses mains n'étaient qu'autant de cartes qu'elle pouvait jouer lors des négociations.
Et si elle devait se retrouver en difficulté, elle n'aurait qu'à abattre un atout.
... “Abattre” un atout ?
Décidément, même le vocabulaire le plus innocent n'était pas très rassurant...
En tout état de cause, nous étions une vingtaine en classe.
C'était bien trop de monde à gérer pour Rena toute seule.
Elle pouvait donc tout à fait se permettre d'en tuer un ou deux juste pour faire peur aux autres...
Pour ne pas la rendre encore plus énervée qu'elle ne l'était, je pris les choses en mains et décidai de jouer le jeu. Je passai chez tout le monde récupérer leur corde à sauter.
— Bon, et maintenant, tous au sol, face contre terre.
Keiichi, tu passes et tu leur attaches les mains dans le dos, comme je t'ai dit.
Et fais ça bien, d'accord ?
Je sais que tu es de mon côté.
Tu ne vas quand même pas faire exprès de mal les attacher ?
C'est pas ton genre ?
— ... ... Hmmm...
Mion me décocha un regard furtif.
Si nous faisions cela, nous ne pourrions plus empêcher Rena de prendre l'école en otage.
Pour l'instant, nous étions un peu plus d'une vingtaine d'enfants.
La moitié était composée de garçons, pour la plupart plus jeunes ou moins forts qu'elle.
Mais le nombre était suffisant pour contrecarrer ses plans.
... Mais si nous bougions, la fille qu'elle tenait en otage prendrait la machette en pleine tête.
Puis, sans se démonter, elle nous attaquerait nous avec sa machette. Et ce ne serait pas joli à voir.
Évidemment, il y aurait des blessés dans le feu de l'action.
Quant à son otage...
avec beaucoup de chance, elle serait gravement blessée,
mais le plus probable, c'était la mort.
Et si cela devait arriver, le monde s'écroulerait autour de Rena.
Elle ne pourrait plus jamais vivre comme avant, ce serait absolument impossible.
Et Mion semblait l'avoir compris.
Il suffisait de se plonger dans le regard de Rena pour savoir qu'elle ne ferait pas de quartiers.
Le premier qui se révolterait prendrait un coup dans la figure.
... Le pire, c'était que Rena l'avait déjà fait il y a quelques semaines. Elle savait précisément comment faire...
Mais au moins... Tant que nous lui obéirions, normalement, il ne devrait pas y avoir de blessés.
Si jamais nous réussissions à résoudre la situation sans qu'il y ait du sang partout, Mion devrait pouvoir encore rattraper le coup...
En tout cas, ce serait beaucoup plus facile sans mort.
— ... On n'a pas le choix... Il faut faire ce qu'elle dit.
— P'tit gars…
Mion devait pouvoir prédire bien à l'avance la suite des événements si nous tentions de maîtriser Rena,
mais apparemment, elle ne voyait pas comment l'otage pourrait survivre.
Ce qui en disait long sur l'état de Rena. Elle n'aurait aucune hésitation à tuer.
... Effectivement, à bien y réfléchir, la meilleure chose à faire était de ne pas l'énerver et d'attendre le bon moment pour agir.
Mion se mit face au sol la première. En la voyant faire, les autres se décidèrent à l'imiter, même si beaucoup tremblaient visiblement de peur.
Bientôt, il ne resta plus que moi debout, comme un idiot, avec toutes les cordes à sauter en mains.
Je regardai la classe pour embrasser du regard la situation : tous les élèves sauf moi étaient face contre terre, tandis que Rena nous observait, la machette prête à frapper son otage, installée derrière l'estrade. Je restai un moment sans savoir quoi faire, hébété.
— Keiichi, il y a encore des tas de choses avec lesquelles tu pourrais m'aider.
Alors active-toi, d'accord ?
Il y en a qui sont morts, comme ça. Enfin, dans le cas présent, il y en a qui pourraient mourir.
Ses paroles terribles eurent pour effet de faire pleurer quelques-uns des plus petits...
— Mais non, voyons, n'ayez pas peur, les enfants.
Je suis sûre que Keiichi va réussir à vous sauver.
Ou en tout cas, à faire en sorte que personne ne se fasse tuer.
Ahahahaha, ahaha, aHAHAHAHAhahahaha !
... Elle n'y allait vraiment pas de main morte.
En agissant aussi ouvertement, elle me mettait une sacrée pression...
Quand elle dit que je suis son ami, je crois qu'elle se fout de ma gueule, en fait...
Mais en tout état de cause, j'étais, dans les faits, le seul à pouvoir encore faire quelque chose contre elle.
Ce qui voulait dire que, étant tout seul, je ne pouvais pas sauver l'otage et maintenir Rena par la force.
D'ailleurs, même s'il n'y avait pas l'otage, je n'étais pas sûr de pouvoir la maintenir au sol.
Et même si j'arrivais à la repousser, il lui suffirait de placer la lame de son arme près du cou de l'un des élèves à terre pour me mettre échec et mat.
Donc pour l'instant, j'avais intérêt à ne pas faire le malin.
Il me fallait attendre ma chance.
Rena était seule ; ce n'était qu'une question de temps, elle relâcherait forcément son attention.
De toute manière, elle ne pouvait rien faire elle-même : c'était bien pour ça que c'était moi qui devais attacher les autres.
Elle était clairement restreinte dans ses possibilités d'action...
Si nous arrivons à tout remettre en ordre avant que la maîtresse ne revienne, on pourra toujours faire croire à un jeu.
... C'est en pensant à cette ânerie que je compris enfin.
Je sus d'un seul coup pourquoi elle avait appelé la maîtresse au téléphone.
C'était parce que la maîtresse aurait été la plus à-même de lui mettre des bâtons dans les roues.
C'était une femme avec un grand sens de la justice.
Même si Rena s'était pointée avec une arme à feu, la maîtresse n'aurait pas eu peur.
Elle aurait protégé les élèves, même de son corps. Elle avait donc été le plus grand obstacle dans le plan de Rena.
Je suis sûr qu'elle a pensé à l'attaquer par derrière,
mais elle a dû se dire que le risque était grand quand même, et que sa simple présence serait trop dangereuse.
... Et donc, la conclusion fut logique : il lui suffisait de l'appeler ailleurs.
Elle lui a probablement dit qu'elle avait besoin de lui parler à elle et à elle seule, dans un endroit secret.
La plupart des gens croyaient que Rena avait simplement fait une fugue, de toute manière.
Donc la maîtresse ne se douterait pas que ça pourrait être une ruse.
Il était donc facile de la duper.
Mais alors, la question est : d'où est-ce qu'elle a passé son coup de fil ?
Depuis l'intérieur de l'école ?
Hmmm, oui et non, en fait.
Elle a appelé depuis le premier étage du bâtiment... Depuis le bureau des Eaux et Forêts.
Ce n'était pas un poste occupé en continu, ici.
Certains jours, il n'y avait personne.
Rena le savait. Elle est restée cachée ici, à l'étage.
Et elle a appelé depuis en haut jusqu'au téléphone en bas. Et elle a envoyé Madame Cie à perpet' la galette.
Et je pense que c'est pas un hasard si cela arrive exactement le jour où le Directeur n'est pas là.
Rena est probablement là depuis hier soir.
Elle aura eu tout le loisir de lire les emplois du temps, de rechercher les différents téléphones, et de préparer sa prise d'otage.
... Putain, y a pas à dire, elle est douée, merde...
... Mais bon, quelque part, je comprends comment elle fonctionne.
Elle est devenue complètement folle, mais à l'intérieur de sa tête, elle est devenue extrêmement froide et calculatrice.
Elle reste analytique et précise, même envers l'histoire délirante qui lui retourne le cerveau.
C'est pourquoi son intellect carbure à toute vitesse. Bien plus vite que d'habitude.
Il m'est arrivé la même chose dans le passé. C'est pour ça que je le sais.
Par contre, là où nous n'avons vraiment pas eu de bol, c'est quand Mion a envoyé ses gardes du corps à la poursuite de la maîtresse.
Du coup, il n'y avait plus personne ici.
... Putain de sa race, on est bien dans la merde, là...
— ... C'est bon, je les ai attachés...
Après en avoir terminé avec les cordes à sauter, je me tournai vers Rena.
Je savais que si je ne serrais pas fort sur les liens, Rena tuerait sans hésiter.
Mais évidemment, quand effectivement je serrais fort, les élèves avaient mal.
... Leurs gémissements étaient extrêmement perturbants.
— Bien, merci, Keiichi.
Ce n'est pas que je ne te croie pas, mais je vais les vérifier, d'accord ?
Mets toi les mains derrière la tête et allonge-toi par terre, face au sol.
Ah, et au fait, c'est valable pour tout le monde alors écoutez bien :
Si vous vous relevez sans mon autorisation, je vous tue !
Et en plus de celui qui s'est relevé, j'en tuerai un au hasard !
Quoique, le hasard, c'est pas bien.
Je sais ce que je vais faire,
si quelqu'un ne fait pas ce que je dis, je le tue, et ensuite je tuerai la personne 10 places plus loin dans la liste des élèves.
Par exemple, si Okamura n'écoute pas,
je le tuerai lui et... hmmm…
Ah, Watanabe !
Vous avez tous bien compris ?
Je vous tuerai deux par deux !
Ne croyez pas que vous pourrez jouer les héros !
... Rena savait parfaitement comment faire peur aux gens.
Nous étions vraiment dans de beaux draps...
La rébellion, c'est toujours une décision prise par un individu, qui considère que le risque encouru en vaut la chandelle, même s'il doit y laisser sa vie.
Mais si d'un seul coup votre décision entraîne la mort de personnes innocentes, vous faites comment ?
Eh bien, vous ne pouvez plus vous rebeller ! Qui oserait prendre des décisions mettant en jeu la vie des autres ?
— ... D'accord, ils sont tous bien attachés.
Ben alors, Keiichi ? Pourquoi tu dis que tu n'es pas doué avec tes mains ?
T'as fait du très bon travail.
Allez, relève-toi.
... Il ne me servirait à rien de me rebeller maintenant. Je me levai sans faire d'histoire.
Il me fallait prendre mon mal en patience.
Je finirais bien par avoir ma chance !
Pour l'instant, il ne s'est rien passé d'irréversible...
Il faut réussir à faire quelque chose... Quelque chose... mais quoi...
Et puis d'abord, qu'est-ce qu'elle peut bien avoir l'intention de faire ?
Ne me dites que c'est ÇA, sa méthode secrète pour inverser la vapeur ?!