Comme je l'avais redouté, l'absence de Rena rendit le chemin de l'école un peu trop tranquille le lendemain matin.
— ... Eh ben alors, p'tit gars ?
Pourquoi tu regardes à droite à gauche depuis tout à l'heure ?
— Hein ?
Euh, ouais, non, rien de spécial.
J'avais l'habitude de ce chemin, je le faisais tous les jours, et pourtant, là, pour le coup, j'étais très nerveux.
... Je ne savais toujours pas ce que Rena comptait faire pour retourner la situation à son avantage.
Et mon intuition me disait qu'elle ne ferait pas dans la dentelle, ce qui n'était pas pour me rassurer.
Aux yeux de Rena, Mion est le bras droit des méchants.
Elle serait tout à fait capable de nous attendre, une arme dans les mains, tapie sur les côtés de la route...
— Mais t'inquéquette donc pas !
Rena n'est pas du genre à agir de manière aussi irrationnelle.
Et même si elle devait péter un câble, je sais me défendre !
Mion dit ça sur un ton de plaisantin, comme si la tâche était facile.
Mais moi qui savais dans quel état Rena se trouvait, j'étais déjà beaucoup plus alarmé.
Elle en était au point où elle préfèrerait entraîner quelqu'un avec elle dans la mort plutôt que d'accepter sa défaite.
Alors bien sûr, elle n'allait pas forcément utiliser la force brute,
mais bon, c'était quand même une possibilité indéniable.
— Moi, ce qui me turlupine, en fait, c'est de savoir pourquoi Rena a perdu la tête.
... Pour ma part, je n'étais pas sûr qu'il y eût réellement une raison.
Je me plongeai un instant dans les souvenirs de ma tragédie.
Je ne vis pas trop
quel avait été l'élément déclencheur, en fait.
Mais effectivement, j'avais eu l'impression de m'être perdu dans un monde cauchemardesque, du jour au lendemain.
Je pense que c'est simplement l'accumulation de petits détails troublants qui a tout fait basculer.
En y réfléchissant à tête reposée, ces détails paraissaient d'ailleurs bien stupides.
Mais j'avais vu les choses différemment à l'époque. C'était peut-être ça, les symptômes de la maladie.
Si tant était que l'on pût appeler ça une maladie.
Mais pourtant, je devais bien avoir eu une raison.
Il devait bien y avoir eu un élément en particulier qui avait mis le feu aux poudres.
Mais cet élément était bien réel, et sûrement infime.
Et la raison tellement difficile à comprendre qu'elle était proprement invisible, jusqu'à l'issue fatale.
— J'ai un docteur dans la famille, alors je lui ai posé la question.
Il m'a dit que parfois, si une inflammation du cerveau touchait une zone spéciale, la personnalité d'un patient pouvait changer du tout au tout.
Au Moyen-Âge, les gens pensaient que des démons ou des animaux aux pouvoirs surnaturels avaient pris le contrôle de l'être humain. Ce qui a donné naissance à beaucoup d'histoires étranges et de légendes douteuses.
— Donc ce serait un effet physiologique, mais sur le cerveau au lieu d'affecter, je sais pas, un muscle ?
— Disons que dans son cas, c'est plus une cause mentale, je pense.
Rena devait être émotivement lessivée à cause des meurtres commis, et puis, nous l'avions gaulée.
Et juste à ce moment-là, l'autre crétin de flic est venu lui parler de la mort bizarre de M. Tomitake...
— ... En fait, l'inspecteur Ôishi ressemble un peu au contenu des cahiers de Miyo, tu ne trouves pas ?
— Comment ça ? Je comprends pas, où ?
— Comment dire... Il est persuadé que les meurtres des dernières années sont tous liés entre eux.
Je veux dire, ils ont eu lieu l'un après l'autre, donc techniquement, c'est bel et bien une série de meurtres, mais pas forcément des meurtres en série, tu vois ce que je veux dire ?
Moi, je crois qu'en fait, il n'y a jamais eu de lien entre tous ces meurtres.
C'était vrai que des événement étranges avaient eu lieu, cinq années de suite.
Mais chacun avait été plus ou moins résolu. C'était un peu “des histoires du passé”. Comme pour Rena et moi, ces histoires-là ne comptaient plus.
Mais dire “il y a eu des morts sordides chaque année avant DONC elles se suivent DONC il y en aura aussi cette année”, c'est pas la même chose.
Et de là à dire qu'il y a un complot et que les Sonozaki sont dans le coup, il n'y a qu'un pas à franchir,
mais un pas particulièrement dépourvu de logique.
Je me demande si ce n'est pas une réaction de rejet, en fait.
Les gens essaient de mettre une distance entre le passé étrange de Hinamizawa et eux-mêmes --
un peu comme j'avais voulu m'éloigner de Rena en apprenant les choses qu'elles avaient faites avant.
Madame Takano s'est un peu servie de ça aussi. En réécrivant les événements des dernières années sous l'angle de la fiction,
elle pouvait raconter les bobards les plus énormes en leur donnant un fond de vérité, et se servir de la réputation du clan des Sonozaki pour tout leur mettre sur le dos.
L'inspecteur Ôishi était pareil dans le sens où il était persuadé que les Sonozaki étaient dans tous les mauvais coups,
et donc il interprétait tout en partant de ce principe.
... En fait, quelque part, Rena et l'inspecteur souffraient de la même maladie.
— Et tu vois, je crois que votre fameux secret, là, le coup de bluff, à chaque fois qu'il se passe un truc louche, ça joue en votre défaveur.
Je veux dire, vous faites croire ça pour avoir un avantage sur vos adversaires,
mais du coup, tout le monde s'en sert comme d'une formule magique pour tout vous coller sur le dos et l'affaire est réglée.
C'est un peu comme les gens qui t'expliquent que tous les phénomènes du monde réels sont liés au plasma.
— Mais alors, tu veux dire quoi au juste ?
Que tout est de notre faute ?
— Ouais, c'est de ta faute, tout est de ta faute !
À partir d'aujourd'hui, tu t'appelleras Mion Plasma !
Heh, on dirait un nom de catcheuse...
— Ça me dérange pas, j'aime bien le catch !
D'ailleurs, laisse-moi te montrer ce qu'on appelle dans le jargon un Cobra Twist !
— Mais t'es pas bien, il fait suffisamment chaud, te colle pas à moi !
Eh ! Aïïïïïïeuh !
Arrête çaaaa !!
— Bien le bonjour à vous, mon cher Keiichi.
— ... Bonjour.
Remarquant que nous n'étions que deux, Satoko et Rika eurent une lueur attristée dans le regard.
Si nous avions pu venir à trois, comme tous les matins, je crois que nous aurions fait une sacrée fête.
Par contre, le reste des enfants ne semblait pas s'inquiéter outre mesure de l'absence de Rena -- la salle de classe était joyeuse et très animée, comme d'habitude.
La maîtresse serait bientôt là, et nous ferions l'appel.
Mais les enfants voulaient s'amuser jusqu'à la dernière seconde, et ils couraient un peu partout dans la salle.
— Eh, ça pue aujourd'hui, vous trouvez pas ?
— Mais ferme pas les fenêtres, t'es folle ou quoi ? Il fera encore plus chaud !
Hmm ? Tiens, c'est vrai que ça sent un peu le gas-oil, aujourd'hui.
Je suppose que les gens des Eaux et Forêts ont dû remplir le réservoir de certaines grosses machines.
C'est sûrement pour ça que les élèves près des fenêtres sentent l'odeur d'essence.
C'est l'un des petits détails qui rappelaient que notre école n'était pas une école comme les autres.
Nous ne faisions qu'occuper une partie d'un autre bâtiment...
— Mais tu sais, l'essence, c'est pas le pire !
Je sais plus quand c'était, mais une fois, on a eu un camion avec des feuilles de genévriers de Chine.
Ça c'était vraiment méchant. Une odeur piquante, un peu, rah, j'en avais mal à la tête !
— Des genévriers de Chine ? Qu'est-ce donc exactement ?
— ... Miaou.
Disons que c'est le nom d'une plante.
Parfois, il y en a dans le riz au curry !
— Ahahahahahaha !
Ouais, regarde si tu en trouves au supermarché la prochaine fois que tu fais les courses !
— Plaît-il ?
Je ne saisis pas exactement l'humour de la situation, mais soyez sans crainte, vous devrez en prendre d'abord devant moi, mes chers !
— Eh, mais ?
Elle est où, ma balle ?
Oh, Hôjô, c'est toi qui l'as cachée, je parie, hein ?
Ça faisait un moment maintenant que les garçons cherchaient leur balle de base-ball.
— Enfin, mais que pourrait m'importer un objet si inutile ?
Quitte à me donner la peine de cacher quelque chose, autant cacher un objet dont je puisse jouir par la suite !
— Bon, de toute façon, la maîtresse est là, maintenant !
Allez les enfants, tous à vos places !
— Bonjour tout le monde.
Retournez à vos places.
Pendant le cours, je pensai sans arrêt à Rena.
Je réfléchissais à ce qu'elle avait dit hier sur sa stratégie. Que pouvait-elle avoir préparé ?
Les cahiers de madame Takano expliquent que l'attaque bactériologique sera perpétrée par une secte religieuse cachée dans les rangs des trois clans fondateurs.
... Mais bon, j'imagine que pour faire simple, il doit s'agir encore une fois du clan des Sonozaki.
Mais qu'est-ce que Rena pourrait bien faire, toute seule, contre tous ces gens ?
Dans la maison du clan principal, il paraît que Mion et sa grand'mère vivent seules.
Elle peut avoir prévu de les attaquer à l'arme blanche.
Mais j'y avais déjà réfléchi hier, à cette possibilité.
C'était bien pour ça que j'avais appelé Mion au téléphone.
D'ailleurs, ce matin, elle m'avait avoué que de jeunes membres de la famille avaient été engagés comme gardes du corps.
Et pour elle, et pour garder la maison.
Je pense qu'ils se tiennent dans la voiture toute noire qui est parquée près des grilles de l'école.
... Ce qui me chiffonne en fait, c'est que si l'on croit à la théorie du parasite, alors le simple fait de se débarrasser des chefs des Sonozaki n'empêchera pas les fanatiques de passer à l'action.
Pour Rena, les conditions à remplir pour gagner cette bataille sont multiples.
Elle doit découvrir qui sont les fanatiques derrière le clan Sonozaki,
et aussi découvrir puis détruire les recherches sur le parasite.
De plus, elle-même est empoisonnée et risque de bientôt mourir.
... Mais comment veut-elle inverser la vapeur dans une situation pareille ?
Est-ce que le groupe des fanatiques pourrait correspondre à... je sais pas, moi, le conseil de l'association ?
À ce moment-là, on pourrait penser qu'une attaque en règle de la salle de réunion pourrait avoir un résultat probant.
Mais le conseil ne se réunit qu'une fois par mois, et encore, pas toujours !
Ce serait un coup de chance énorme s'il se réunissait pile-poil aujourd'hui...
Je suppose que dans son esprit... le seul endroit où l'on pourrait développer un parasite dans le coin, c'est la clinique du Chef.
Rena était persuadée depuis un moment que la clinique était louche.
Mais plus les choses avancent, plus elle se persuade, donc maintenant, elle doit être sûre qu'elle a même des preuves de ce qu'elle avance.
Donc du coup, elle pourrait attaquer la clinique ?
... Non, on n'est pas dans un film d'action à deux balles. Elle n'ira pas là-bas toute seule.
... Ou alors, elle y mettrait le feu ?
Non, ça n'aurait pas de sens.
Si elle veut prouver l'existence du complot, il lui faut des preuves, elle ne peut pas se permettre de les détruire dans un incendie.
Mais elle ne peut pas non plus simplement rentrer en cachette pour chercher dans les bocaux de formol ?
Et puis, il y a aussi ce qu'elle m'a dit à la fin, à propos du temps qu'il lui restait à vivre.
On peut tout à fait penser qu'elle soit amenée à faire une action suicidaire, vu sa situation désespérée et le peu de temps qu'elle avait.
... Et pourtant, elle m'avait l'air de croire que tout redeviendrait comme avant.
Je n'avais pas de preuves de ce que j'avançais, mais elle m'avait donné l'impression qu'elle comptait vaincre et survivre.
Ce qui voudrait dire que... Qu'elle a un antidote ?
Ça n'avait pas besoin d'être réellement un antidote, d'ailleurs.
Si Rena arrivait à se persuader que ça ferait l'affaire, même l'eau sale du riz ferait largement l'affaire.
Mais si l'antidote était si facile à obtenir, elle ne ferait pas tout un cinéma à propos du temps qu'il lui restait à vivre.
... À mon avis, l'antidote n'est pas facile à obtenir.
La situation la plus plausible dans son imagination, c'est que l'antidote est caché quelque part dans la clinique.
Ce qui veut dire que le Chef est en danger, non ? En tout cas, la clinique est une cible très probable.
D'ailleurs, toutes les vieilles personnes du village s'y retrouvent, non ? On m'a souvent dit que c'était un peu comme leur salon de thé.
Mais donc, si tous les vieillards du village sont là-bas... Ils se retrouvent tous au même endroit... Ça pourrait faire une cible de choix, non ?
Pendant la pause de midi, j'exposai ma théorie à Mion.
— ... En temps normal, je t'aurais rigolé au nez, mais là...
Je ne peux pas considérer que c'est impossible.
Je vais téléphoner à mon aïeule,
on va placer des gens à la clinique aussi.
Mion sembla ne rien avoir à objecter à mes folles théories.
Elle posa ses baguettes et se leva pour se rendre dans la salle des professeurs. C'est là que le téléphone se trouvait.
— Dites-moi, vous parlez de choses bien terribles depuis tout à l'heure.
Mais êtes-vous réellement sûrs que cette chère Rena pourrait en arriver à ces extrémités ?
Il me paraît peu concevable qu'elle veuille attaquer la clinique Irie !
— Peut-être qu'elle le fera,
et peut-être pas.
Mais si elle le fait et que nous ne sommes pas préparés, il sera trop tard.
Et si nous voulons éviter la tragédie, nous devons agir en amont pour l'empêcher d'arriver.
— ... J'espère sincèrement qu'il ne se passera rien.