Rena

— ... Hmm... Je crois que c'est à peu près tout.

Ce fut par ces mots que Rena termina sa longue confession.

Il n'y eut aucun applaudissement du public, et personne ne demanda de rappel.

Rena était toujours seule sur scène, silencieuse après son long monologue.

Quant à moi... je me rendis compte d'un seul coup que ça faisait longtemps que je n'avais pas cligné des yeux.

Apparemment, je n'étais pas le seul.

Rena nous dévisageait gentiment,

semblant demander si quelqu'un avait des questions.

On aurait dit Madame Cie à la fin d'une leçon. C'était un peu bizarre. J'eus un petit rire gêné.

Rena

— ... Je reviens justement de Yago'uchi.

Rena

J'étais partie chercher un endroit pour enterrer les sacs poubelle.

Rena

Ce qui est drôle, c'est que lorsqu'on cherche un endroit vraiment sûr et certain pour cacher quelque chose, eh bien, on se rend compte que ce n'est pas évident à trouver.

Rena

Je me suis demandée plusieurs fois si le plus sûr ne serait pas de les enterrer derrière chez nous, dans le jardin.

Mais ça non plus, ce n'est pas assez sûr.

Rena

Si un jour mon père veut faire du jardinage...

Alors c'est pour ça que je préfère les mettre ailleurs, loin dans la montagne.

Je ne supporterais pas de savoir que cette femme pourrait rester chez nous, même morte.

Je me suis senti vraiment mal à l'aise, comme si j'avais fait quelque chose de vraiment méchant.

... ... Le plan de Rena allait comme sur des roulettes.

Si je n'avais pas insisté comme un âne, pour me moquer de Satoko...

D'ailleurs, nous nous sentions coupables, tous les quatre.

Si Mion n'avait pas proposé de venir ici...

Si Satoko n'avait pas trouvé ce réfrigérateur...

Si Rika avait réussi à nous convaincre de ne pas y aller...

Rena aurait eu simplement besoin de quelques jours, et elle se serait débarrassée de ces sacs à tout jamais, dans le plus grand secret.

Et après ?

Rien.

Tout aurait continué comme avant.

Nous n'aurions rien remarqué. Nous aurions passé d'autres journées formidables ensemble, encore et encore.

Rena avait subi toutes ces vicissitudes, mais elle avait réussi à retrouver la tranquillité dans son quotidien.

Il aurait suffit d'encore quelques jours, et nous n'aurions même jamais su qu'elle avait vécu des moments difficiles.

Je suppose que par la suite, Rena aurait fini par oublier son crime, et qu'elle aurait vécu en paix avec elle-même.

Mais à cause de nous,

toute son ingéniosité et tous ses efforts déployés furent en vain.

Rena

— Je sais pertinemment que ce n'est pas bien de tuer.

... Je ne l'ai pas fait parce que j'en avais envie, et je ne compte pas recommencer.

Rena

Mais je suis intimement convaincue que c'était la meilleure solution, et que je n'ai rien fait de mal.

Rena

J'ai simplement tout fait pour redevenir heureuse, en utilisant tout ce que les dieux m'ont donné pour vivre. J'ai utilisé mes mains et ma tête, comme tout le monde, et je me suis débrouillée toute seule.

Rena

Ceux qui prêchent l'humilité et la stoïcité dans le malheur sont surtout ceux qui n'ont pas à le vivre au quotidien !

Je ne laisserai personne me prendre de haut pour ce je viens de faire.

Rena

C'est même le contraire, j'exige d'être respectée pour m'être sorti les doigts du cul !

Ça mérite des louanges !

Rena Ryûgû s'est battue contre son destin !

Et elle a gagné !

... ... Je sais pas pourquoi je l'ai fait, mais j'ai ouvert ma grande gueule pour l'interrompre, juste à ce moment-là.

Je suis sûr que j'aurais mieux fait de me taire.

Mais je savais que quelqu'un devait le lui dire un jour où l'autre, alors je l'ai fait.

Keiichi

— Rena...

Mais pourquoi tu...

Pourquoi tu ne nous en as jamais parlé ?

Rena

— ... Vous en parler ?

Keiichi

— Ben oui ?

On est amis, pourtant ?

On est comme ta famille, on est de ton côté, sans poser de question !

Si tu nous en avais parlé, on aurait pu t'aider,non ?

Keiichi

Et tu aurais pu t'en sortir sans avoir à te salir les mains !

Depuis tout à l'heure, ce que Rena nous racontait me déprimait.

C'est pour ça qu'il me fallait le dire.

Elle a osé dire qu'elle a opté pour la meilleure solution possible et imaginable.

Elle l'a dit devant nous.

Ce qui voulait dire que quelque part,

elle considérait que parler de ses problèmes à ses amis proches,

c'était une perte de temps et ça ne servait strictement à rien.

Mion

— ... Tu sais, p'tit gars, c'est un peu tard pour lui faire des reproches...

Keiichi

— Je sais, mais s'te plaît, laisse-moi finir.

On est ses amis, on doit partager ses joies, mais aussi ses peines !

Moi, je suis sûr que si elle nous en avait parlé, nous aurions pu trouver une meilleure solution !

Rena

— Et nous serions arrivés dans un futur meilleur ?

Non, je ne crois pas, non.

Rena

Le meilleur futur possible, c'est celui dans lequel nous sommes maintenant.

Keiichi

— C'est PAS VRAI et tu le SAIS !

Rena me regarda avec de grands yeux pleins de surprise. J'avais vraiment crié très fort.

Et j'avais crié fort pour une bonne raison : je savais que Rena n'avait pas choisi la meilleure solution.

Elle avait seulement pris la seule solution qu'il ne lui était resté, après avoir souffert encore et encore.

Si elle avait eu le choix entre maintenant et un autre futur, elle aurait choisi l'autre sans hésiter !

Keiichi

— Et la preuve que j'ai raison, c'est que tu pleures depuis tout à l'heure !

Rena

— Pardon ?

Pleurer ?

Qui, MOI ?

Tu te fous de ma gueule ? Quand est-ce que j'ai pleuré ?!

Keiichi

— Tu pleures maintenant !

Tu pleures depuis tout à l'heure !

Tu ne t'en rends pas compte ou quoi ?

Rena n'avait aucune larme sur les joues.

Mais ça ne voulait pas dire qu'elle ne pleurait pas intérieurement.

Depuis tout à l'heure, je sentais bien que les larmes coulaient en elle.

Elle pleurait des larmes de désespoir, impuissante face au destin qui l'avait acculée, mise au pied du mur, sans qu'elle ne pût rien y faire.

Pour ne pas voir ça, il fallait le faire exprès ! Ou bien alors il fallait simplement se moquer éperdument de ce qu'il se passait dans sa vie...

Rena

— Je ne pleure pas, pourtant ?

Rena

Ahahahaha, moi, pleurer ? Tu rêves.

Rena

Ce que j'ai fait, c'était juste, c'était la meilleure solution.

Rena

Pourquoi devrais-je pleurer ? Il n'y a aucune raison !

Rena

Ahahahahaha,

c'est ridicule.

Keiichi, tu es vraiment un idiot ! Je comprends rien à ce que tu racontes !

Ahahahahaha !

Keiichi

— C'est justement ça ce que je veux dire !

Ce besoin de te justifier ! Tu es en train de pleurer !

Rena, qui tournoyait sur elle-même en riant, comme pour se moquer de moi, s'arrêta tout net et me regarda fixement, le regard livide.

Rena

— OK, d'accord, petit malin.

On va faire comme ça.

On va faire comme si je m'étais confiée à vous à propos de cette femme et de mon père et que je vous avais demandé de l'aide.

Et maintenant, vous faites quoi ?

Keiichi

— ... ... ... Eh bien d'abord,

Hmmm.

Rena

— Eh bien d'abord ?

Hmmm ?

... C'était bien la première fois que je l'entendais parler sur ce ton.

Elle était en train de se moquer de moi, ouvertement, le mépris le plus profond dans son regard. J'en restai interdit.

Rena

— Tu ne sais pas ce qu'il s'est passé l'année dernière, Keiichi.

Keiichi

— ... L'année dernière ?

Rena

— Oui,

Rena

l'année dernière.

Rena

Au mois de juin de l'an 57 de l'ère Shôwa,

Rena

il y avait un autre enfant, un garçon, qui s'était perdu dans le labyrinthe de ses problèmes et qui n'a pu en sortir qu'en tuant la personne qui lui créait tous ses problèmes.

J'entendis Satoko retenir sa respiration.

Rena

— Tu ne sais pas grand'chose de lui, n'est-ce pas ?

De Satoshi Hôjô.

... Je savais que c'était le grand frère de Satoko.

Mais il avait disparu. Les gens disaient qu'il avait changé d'école.

J'avais entendu des rumeurs, comme quoi il aurait tué leur tante pour sauver Satoko.

Mais évidemment, ce n'était pas un sujet facilement abordable en classe. D'ailleurs, dans tout le village, le sujet était tabou.

Rena

— Satoshi était... un peu comme moi.

Il avait juste envie d'être heureux, et qu'on lui foute la paix.

Il voulait juste vivre avec sa sœur, sans faire d'histoires.

Rena

... Keiichi, je suppose que tu as entendu des rumeurs sur la tante de Satoko, non ? Tu sais un peu quel genre de femme c'était ?

... Si le peu que j'en savais sur elle était vrai, alors...

Alors après la mort de leurs parents, Satoko et son frère n'avaient pas eu de chance avec la famille qui les avait recueillis.

La tante en particulier semblait s'acharner sur Satoko.

D'après ce que l'on m'en a dit, Satoshi était incapable de faire mal à une mouche.

Mais même lui la détestait tellement qu'il n'aurait pas hésité à la tuer.

Rena

— Les problèmes de la famille Hôjô étaient connus de tous au village.

Rena

Tout le monde savait que leur tante était hystérique et avait un grain. Tout le monde savait qu'elle les frappait sans raison.

Tout le monde était au courant de toutes les saloperies qu'elle leur faisait subir.

Rena

Les enfants de la classe aussi.

Rena

Les héritières des clans fondateurs, Mii et Rika, étaient elles aussi parfaitement au courant. Et Satoko aussi, puisqu'elle était la première concernée.

Rena

Les “amies” de Satoshi, comme tu les appelles, Keiichi, étaient au courant de tout, bien mieux que tout le monde au village. Elles savaient toutes à quel point il en bavait.

Rena

... Et alors ? À ton avis, que s'est-il passé ?

Est-ce que quelqu'un a pu sauver Satoshi ?

Rena

Non, personne.

Rena

Et ce n'est pas parce qu'elles ont essayé -- personne n'a daigné lever le petit doigt. Mii, qui a pourtant le plus d'influence dans le village, s'est retranchée derrière je ne sais quelle excuse d'obligations envers le village et n'a rien fait. Elle a compati, ça oui, mais elle n'a rien fait, et ça n'a fait qu'empirer les choses.

Mion

— Eh ! C'est pas tout à fait ça, hein !

Rena

— MENTEUSE !

Rena

Satoshi savait, tu sais.

Il avait compris que tu parlais beaucoup, mais que tu n'avais pas la moindre intention de l'aider.

C'est pour ça qu'il ne pouvait plus te sacquer.

Rena

Tu te disais son amie, mais en fin de compte, tu n'étais qu'une Sonozaki, une de ceux qui s'amusaient à faire souffrir sa famille !

Mion

— Mais j'ai rien fait, moi !

Rena

— Non, tu n'as rien fait, c'est bien ça qu'on te reproche !

Satoshi avait besoin d'aide, et tu lui as offert ta pitié au lieu de lui tendre la main !

Tu te rends compte à quel point tu lui as fait mal en faisant ça ?

Mion eut l'air de chercher ses mots, tentant de rétorquer quelque chose, mais elle ne put rien trouver.

Après avoir essayé de commencer bien cinq phrases différentes, elle ravala ses mots et se tut.

Rena

— Et toi, Rika, c'est la même chose.

Rika

— ... ... ...

C'était elle qui allait en prendre pour son grade, maintenant.

À la différence de Mion, Rika n'avait aucune expression particulière sur le visage, un peu comme Rena, en fait.

Rena

— Oh, je sais bien que par rapport à Mii, tu as moins d'influence sur ce qu'il se passe au village,

mais les anciens du village t'écoutent aveuglément !

Rena

Tu aurais pu leur en toucher un mot, mais apparemment, c'était trop d'efforts pour toi ?

Rika

— ... ... ...

Rena

— En fin de compte, tu n'a pas été meilleure que Mii.

Rena

Tu as joué la petite fille innocente, triste, mais incapable d'offrir quoi d'autre que tes yeux pour pleurer.

Rena

Tu n'as fait qu'essayer de les consoler, et Satoshi, et Satoko !

Rena

Tu n'as même pas essayé de te pencher sur le nœud du problème !

Rena

Est-ce que tu arrives seulement à réaliser la cruauté de ce que tu as fait ?

Satoshi recherchait le salut, il voulait de l'aide !

Parce qu'il savait qu'il ne pourrait pas résoudre ses problèmes tout seul !

Rena

Les gens voulaient le noyer dans sa merde, mais il tendait les bras, il hurlait au secours, il espérait que quelqu'un lui tendrait la main !

Rika

— ... ... ... Oui, probablement.

C'était la première fois que j'entendais Rika parler vraiment comme une adulte.

Rika

— ... ... Je ne savais pas comment faire pour le sauver, alors je me suis contentée de le consoler.

Rika

Et je me suis servie de cette excuse pour ne pas trop me casser la tête à réfléchir à une solution, c'est vrai, je ne peux pas le nier.

Rena

— ... Eh ben alors, tu vois ?

Rena se mit à sourire, le visage déformé par la haine.

C'était vraiment moche à regarder. J'aurais bien voulu lui tourner le dos...

Rena

— Quant à toi, Satoko...

Je ne sais pas si tu me croiras, mais...

c'était toi, la pire de toutes.

Ne comprenant pas pourquoi Rena en avait après Satoko, je me plaçai devant elle, dans un geste de défense, mais en voyant le visage de Satoko, je fus cloué sur place.

Elle se sentait visiblement très coupable, et acceptait en silence, presque repentante, tous les reproches que Rena n'avait même pas encore formulés à son encontre.

Peut-être que c'est pour ça qu'elle parla avant Rena.

Pour avouer avant d'être mise au pilori.

Satoko

— ... ... Je ne sais pas si vous me croirez, mais...

Je m'en suis rendu compte par moi-même.

Je suis consciente de ma faute.

Rena

— ... ... ... Ah ouais ?

Satoko

— Je m'en suis rendu compte le soir où Totoche a disparu.

... Je ne sais vraiment pas pourquoi je ne m'en suis pas rendu compte avant...

Rena

— ... Je peux comprendre ça.

Quand on a des regrets, il est toujours trop tard. J'ai connu ce genre de situations aussi.

Rena

C'est pourquoi quand je me suis retrouvée encore une fois dans cette situation, eh bien, je me suis sorti les doigts du cul. Je me suis battue.

Rena

... Un jour, tu pourras expier cette faute, Satoko, crois-moi.

Si tu t'es rendu compte du mal et du tort que tu as faits, alors... Un jour, tu auras payé ta dette.

Satoko

— ...

Tout cela ne va pas trop mal, mais...

Totoche ne reviendra plus jamais, maintenant.

Satoko baissa la tête, clairement mal à l'aise.

D'habitude, Satoko disait le contraire.

Elle disait toujours qu'un jour, il reviendrait de lui-même, sans prévenir.

... Et pourtant, là, elle a admis sans broncher qu'il ne reviendrait jamais.

Comme si les liens du sang qui l'unissaient à lui lui permettaient d'en avoir la certitude absolue.

Rena

— Alors, tu vois ?

Rena se retourna encore une fois vers moi.

Rena

— Voilà le résultat, voilà comment nous avons réagi pendant la crise de l'année dernière.

Rena

Satoshi a parlé de ses problèmes à tout le monde, dans l'espoir d'obtenir de l'aide.

Rena

Il a clairement demandé à être sauvé. Il a dit que c'était trop dur.

Rena

Il s'est confié, il a demandé l'avis des gens.

Rena

Il m'a même demandé à moi, qui étais pourtant tout fraîchement débarquée.

Il n'y a rien de honteux à cela.

Rena

Les gens qui sont vraiment dans la mouise sont prêts à tout, ils sont désespérés !

Satoshi a fait tout ce qu'il pouvait.

Rena

Et il a vu qu'il n'arrivait à rien, alors il a demandé de l'aide, à tout le monde.

Encore et encore !

Rena

Mais tu vois, Keiichi, cette débâcle devant toi, c'est ça, ce que les “amis qui sont de ton côté sans poser de questions” font lorsqu'ils sont confrontés à cette situation.

Rena

Les amis, c'est simplement fait pour passer du temps ensemble, pour ne rien faire d'important, point barre !

Rena

Quand tu as des problèmes, il n'y a plus personne !

Rena

Ça a toujours été comme ça, même là où j'habitais avant, c'était comme ça !

Rena

Alors quand je me suis rendu compte que j'étais dans la même situation que Satoshi l'année dernière, j'ai su.

Rena

J'ai fait exprès de ne pas vous en parler ! Je savais que personne ne se bougerait pour moi, et que vous ne pourriez rien faire !

Rena

Je n'allais pas en plus devoir me taper vos regards pleins de pitié et de compassion, quand même ?

Rena

Je voulais pouvoir me changer les idées, ne serait-ce qu'à l'école !

Et effectivement, je me suis bien amusée avec vous à l'école, c'était pas le problème.

J'étais vraiment super contente.

Rena

Vous avez réussi à me faire oublier mes soucis, pas pendant longtemps, mais c'était suffisant !

Satoshi aurait dû faire comme moi !

Rena

Qui sait ? S'il avait pu s'amuser un peu pendant l'école, il n'aurait pas eu autant de stress !

De toute façon, il n'avait pas le choix, il lui fallait tuer sa tante à coups de batte dans la gueule !

Rena

Moi, je venais d'emménager ici, je ne me souvenais même plus du village. Je ne savais pas comment l'aider.

Rena

La seule chose que je pouvais faire, c'était l'écouter, dans l'espoir qu'il puisse trouver un exutoire à sa frustration.

Rena

Mais j'aurais pu faire plus, sauf que je ne m'en suis pas vraiment donné les moyens.

Et malgré tout, à l'époque, j'étais persuadée d'être son amie.

Rena

... Ahahahahaha,

aHHAHAHAHAHAHA !

Aaaahahahahahaha !!

ahaha, hahahahaha..!!

Rena

Ahhaa !!

aaaaaaaAAAAAh !

AAAaaaaaaaah !

Waaaaaaahhhhhhhhhh !!!

Le rire artificiel de Rena ne dura pas bien longtemps -- il s'emmêla les pinceaux et se transforma en pleurs nourris et sincères...

Ces pleurs ternissaient notre amitié, ils la salissaient, presque. Ils n'avaient pas besoin de mots pour nous insulter. Rien qu'en restant là, à les écouter, ils nous infligeaient de cinglantes remarques.

Rena avait été persuadée que nous ne l'aiderions pas.

Que notre amitié, c'était du flan.

Qu'il lui était absolument impossible de nous faire confiance.

Mion, Satoko et Rika regardaient au loin, à l'horizon, mal à l'aise.

... J'étais le seul à pouvoir lui répondre.

Et je devais absolument lui répondre.

Rena devait bien en être consciente, elle aussi.

Elle devait savoir que parfois, il y a des choses dont il est impossible de se rendre compte par soi-même.

M'armant de courage, j'ouvris la bouche, prêt à débiter des mots durs et acerbes.

Keiichi

— ... Très bien, Rena, j'ai compris.

Je vois un peu mieux la situation de l'année dernière.

Rena

— ... Hmm ?

Keiichi

— J'ai bien saisi, elles étaient insensibles, l'année dernière.

Keiichi

Mais pense à ce qu'a dit Satoko.

Keiichi

Elles savent toutes qu'elles ont fait quelque chose de mal.

Keiichi

Elles l'ont amèrement regretté !

Keiichi

Alors normalement, cette fois-ci, les choses auraient dû se passer différemment, tu ne crois pas ?

Keiichi

Cette fois-ci, elles auraient dû comprendre que tu avais vraiment besoin d'aide et qu'il était temps de faire quelque chose !

Rena

— Tu n'étais pas là l'année dernière, Keiichi ; tu ferais mieux de la fermer.

Keiichi

— Non,

je n'étais pas là, c'est vrai,

et je le regrette !

Si j'avais été là l'année dernière,

je me serais battu pour Satoshi !

Rena

— MENTEUR !

Keiichi

— NON, je suis pas un menteur !

Depuis que je vis à Hinamizawa, j'ai appris à quel point les amis étaient irremplaçables !

Je serais prêt à tout et n'importe quoi pour en sauver, même un seul !

Keiichi

Si la tante était vraiment si horrible que ça,

je l'aurais tuée de mes propres mains !

Je me serais donné 1500 secondes et pas une de plus !

Keiichi

Pas d'hésitations et pas de chichis, j'y vais et je la marave !

J'ai juste à passer par la salle des équipements de l'école pour piquer une batte, et roule ma poule !

Rena

— Pff, non mais écoute un peu ce que tu racontes, sale beau parleur de merde !

Tu sais ce que c'est de se dire qu'il faut aller tuer un être humain ? Non ! T'en sais foutre rien ! Alors ta gueule !

Keiichi

— Nan j'en sais rien, et j'ai pas envie ni besoin de l'savoir !

Les amis, c'est sacré, le reste passe après !

Rena

— Tu sais même pas de quoi tu parles !

Rena

Tu sais quel dégoût on ressent ? Tu sais quel acte abject c'est, de tuer quelqu'un ? C'est quelque chose qu'on ne peut pas embellir ! On se sent crade, et on ne peut pas en nettoyer son âme !

Keiichi

— Oui, t'as pas tort d'un côté,

c'est vrai que tuer pour porter secours à un ami, c'est un sacré raccourci.

Keiichi

Je suis désolé de pas être tout à fait de ton avis, par contre. Moi, je crois que répondre à la violence par la violence, c'est pas un bon plan, c'est prédestiné à se vautrer.

Keiichi

C'est beau d'être prêt à aller jusqu'au meurtre pour sauver les gens qu'on aime, mais...

Mais

la paix retrouvée dans le sang, ça ne peut pas durer bien longtemps.

Keiichi

Et je crois que les gens le savent, d'instinct. Et que c'est pour ça qu'ils évitent de faire le mal autour d'eux.

Rena

— ... ... ... De quoi tu me parles, là ?

J'ai rien compris, Keiichi.

À vrai dire, moi non plus, je ne comprenais pas trop ce que j'étais en train de déblatérer.

Mais pour une étrange raison,

les mots me venaient tout seul, naturellement, sans que j'eusse besoin d'y réfléchir.

Car devant mes yeux, dans mon esprit, je voyais les images d'un autre monde.

Un monde dans lequel c'était moi qui avais pris des mesures drastiques pour sauver l'une de mes amies.

... Un monde dans lequel la paix était revenue, pour à peine quelques instants.

... Un monde dans lequel la suite des événements était trop horrible pour oser en parler...

Je ne pouvais pas avoir ces souvenirs dans ma tête, puisque ce n'était pas le monde dans lequel je vivais.

Et pourtant, les images étaient frappantes de réalisme.

J'étais persuadé que si je devais vivre cette situation, ça se passerait comme ça.

C'était un peu surréel.

Keiichi

— Je sais pas trop non plus, je crois que j'ai perdu le fil de ce que je voulais te dire.

Me retrouvant comme un idiot, je me grattai la nuque en rougissant.

Keiichi

— Mais normalement, je suis sûr que tu le sais, au fond de toi.

Keiichi

C'est pour ça que tu te plains, non ? Parce que tu n'as pas eu le choix.

Keiichi

Parce que tu as dû te salir les mains alors que tu ne le voulais pas.

Keiichi

Tu ne voulais pas devenir une meurtrière.

Keiichi

Je refuse de croire que c'était la meilleure solution pour toi !

Toi-même, tu n'y crois pas ! Et c'est pour ça que tu pleures !

Rena

— Non, tu mens !

C'est un mensonge !

Sale menteur !

Sale menteur !

Sale MENTEUR !

Keiichi

— Tu devrais pourtant savoir mieux que moi si c'est un mensonge ou pas. Non ?

Tu regrettes tout ce que t'as dû faire, c'est pas une preuve, ça ?

Keiichi

Même si tu avais réussi à cacher ces sacs avant notre arrivée, tu aurais vécu toute ta vie en sachant pertinemment que tu ne pourrais pas faire partir le sang que tu as sur les mains !

Keiichi

Comment tu veux faire croire aux autres que tout va bien avec une croix pareille sur le dos ?

Il n'y a pas trente-six solutions !

Keiichi

Tu dois te dire que c'est la seule issue possible, pour ne pas être rongée par le remords !

Keiichi

Ce qui veut dire que tu ne pourras jamais en parler à quiconque, ni à tes amis, ni à ta famille ! Comme si tu reniais leur existence !

Alors quoi, on n'est pas importants pour toi ?

Keiichi

À qui tu veux faire croire ça, hein ?

Keiichi

T'étais pourtant la première à croire que tes amis étaient censés faire quelque chose pour toi, non ?

Keiichi

C'est bien ce que tu reproches aux autres ? D'avoir été trop connes l'année dernière ?

Keiichi

De pas pouvoir avoir sauvé Satoshi ?

Keiichi

Sauf que tu vois, Rena, les enfants, ils grandissent.

Keiichi

Les êtres humains apprennent de leurs erreurs, ils essaient de ne pas regretter deux fois la même chose !

Alors bordel, mais crois en elles, crois en nous !

On est tes amis !

On est à tes côtés !

Rena

— ... Haha,

ahahahaha...

Donc tu voudrais dire que...

que cette année, c'était moi la grosse conne ?

Keiichi

— Oui, c'est exactement ça.

Tu t'es comportée comme une conne, à refuser de croire que tes amis n'avaient pas progressé depuis l'année dernière.

Mais je suis mal placé pour te faire des reproches.

Keiichi

Ni moi, ni les autres d'ailleurs, n'avons remarqué que tu avais des problèmes.

Nous autres humains devons nous parler pour nous dire le fond de nos pensées, la télépathie, c'est pas notre truc.

Keiichi

Alors OK, jusqu'à aujourd'hui, t'as peut-être raison, c'était peut-être vraiment pas ta faute, t'as pas eu le choix.

Keiichi

Si on se place dans cette optique, on peut dire que si, tu as fait le meilleur choix possible compte tenu des circonstances.

Rena

— ... ...

Keiichi

— Mais n'empêche que maintenant, on s'est enfin tout dit.

Tu as pu parler de tes doutes et de la rancœur que tu portes depuis l'année dernière, et nous avons pu t'avouer tous les regrets que nous avions !

Keiichi

Maintenant que tout est dit entre nous, nous devrions être vraiment amis, vraiment soudés !

Rena

— ...

Pff... Oui...

On aura mis le temps, hein ?

De toute manière, on remarque ses fautes toujours trop tard...

Keiichi

— Pas forcément.

Moi, par exemple, eh ben, je peux comprendre ce que tu as fait !

Rena

— Tu comprends ?

Et tu veux dire quoi par là ?

Keiichi

— Je sais que moralement, ce n'est pas acceptable d'ôter une vie humaine.

Mais même en prenant ça en considération, je sais aussi que tu as été forcée à le faire !

Keiichi

C'est pourquoi tu ne m'inspires ni dégoût, ni peur !

Keiichi

La prochaine fois qu'il se passe un truc du genre, je veux que tu viennes nous voir, et on se cassera la tête tous ensemble pour arriver à une autre solution.

Keiichi

Mais ce qui est fait est fait, et je comprends pourquoi tu l'as fait.

Keiichi

Je le comprends, et je te pardonne.

... Attention, hein, j'ai pas dit que je considérais que tu n'avais rien fait !

Je me tournai vers les autres, puis vers Rena encore.

Puis je me plaçai de façon à voir tout le monde.

Keiichi

— Si on me demande mon opinion, sachez que j'accepte ce que Rena a fait.

Keiichi

Je reconnais que c'était la dernière solution qu'elle a pu prendre, après y avoir réfléchi et après avoir perdu toutes ses autres options.

Keiichi

En conséquence de quoi...

j'ai l'intention de l'aider.

Mion

— ... Kei...

Keiichi

— Qu'on se comprenne bien tous, si elle m'avait dit qu'elle les avait tués pour l'argent, je lui aurais défoncé la tronche et ramenée aux flics par la peau du cul.

Keiichi

Mais Rena n'a pas fait ça pour une raison aussi futile.

Keiichi

Elle ne pouvait plus fuir, elle a cherché comme une folle un moyen de s'en sortir, et c'est la seule chose qu'elle a trouvée à faire.

Keiichi

Son crime, c'est de n'avoir pas su nous en parler avant d'en arriver là.

Mais

moi, je lui pardonne !

Keiichi

Alors je suis prêt à passer l'éponge sur ce qu'elle a fait jusqu'à aujourd'hui !

Rika

— ... Keiichi.

Keiichi

— Alors maintenant,

Keiichi

c'est à mon tour de demander pardon !

Keiichi

Je vous demande pardon à toutes, à toi Rena, et aux autres, de ne rien avoir vu jusqu'à aujourd'hui.

Keiichi

Si j'avais été moins idiot, Rena n'aurait peut-être pas eu à en arriver là.

Satoko

— ... ... Très cher...

Keiichi

— Les seuls au courant de cette montagne de sacs poubelle, ce sont nous.

Keiichi

Si nous la bouclons tous, personne n'en saura jamais rien.

Keiichi

Rena n'aura pas besoin d'avoir peur ou de se casser la tête.

Keiichi

Nous n'avons qu'à l'aider à cacher les sacs là où elle voulait les amener !

Keiichi

Ensuite on fait une petite cérémonie pour nous purifier, et c'est plié, on n'en parle plus !

Keiichi

Et ensuite, nous n'aurons qu'à nous pardonner les uns les autres.

Keiichi

Et ensuite, nous pourrons vivre en paix !

Keiichi

C'est ça que tu voulais, Rena, non ?

Keiichi

Tu voulais un futur où tu pourrais vivre en paix,

Keiichi

non ?

Keiichi

C'était ça, le meilleur choix possible !

Rena

...K-

Keiichi

Je courus sur le capot avant de l'épave sur laquelle se tenait Rena et lui tendis la main.

Keiichi

— Avoue !

Avoue que c'est ça que tu voulais obtenir,

que c'est ce monde-là dans lequel tu voulais vivre !

C'est vrai que c'est un choix que tu ne pouvais pas faire toute seule.

Keiichi

Ce choix, tu ne peux le débloquer que si tous tes amis te tendent la main.

... Ma main seule ne suffira pas, ça n'aurait aucun sens.

Mais je suis sûr que les autres te tendront toutes la main.

Alors Rena, toi aussi !

Keiichi

Toi aussi, tends ta main vers nous !

Et lorsque nous nous tiendrons tous la main, nous arriverons dans le monde où tu voulais réellement te retrouver !

Rena

— ... Si...

Écoute, c'est gentil…

Si tu penses ce que tu dis, c'est super,

mais...

Mais les autres ?

Les autres ne pensent pas toutes forcément comme toi !

Une main plus petite vint se joindre à la mienne.

C'était Rika.

Rena

— Rika ?

Rika

— ... Tu n'es pas impure, Rena.

Rika

Tu n'as pas abandonné face à la roue du destin.

Rika

Tu t'es battue, tu t'es traînée dans la boue et la fange, et aujourd'hui, tu es devant nous, forte et fière du résultat.

Rika

Je ne peux pas nier cette prouesse de ta part.

C'était la première fois qu'elle me laissait une impression pareille. Sa main était ferme et résolue.

Rika

— Je sais ce que c'est de se retrouver engloutie par un labyrinthe qui ne mène qu'à des issues malheureuses. Je sais à quel point il est facile d'abandonner et de se complaire dans le désespoir.

Rika

C'est pourquoi je reconnais être impressionnée par la force de caractère dont tu as dû faire preuve pour te battre, seule, et pour en arriver là.

Rika

Je suis même fière d'avoir quelqu'un de si fort mentalement à mes côtés.

Rika

Je compte suivre la même voie que Keiichi.

Rika

Il t'a pardonnée, eh bien, j'en ferai autant.

Rika

Alors, toi aussi, s'il-te-plaît, pardonne-moi.

Rena

— ... ... Rika...

Rika

— Je ne suis qu'une petite fille, faible et sans ressource, mais je peux aussi me battre.

Rika

Je n'ai pas l'intention d'abandonner face au Destin, moi non plus.

Rika

Comme toi, je me révolterai.

Rika

J'espère que tu pourras m'accepter parmi tes amis.

Rika était extrêmement sérieuse en disant cela.

Elle n'était absolument pas la même que d'habitude. C'était très étrange.

Je remarquai alors une autre main.

Satoko

— ... ... ...

Rika

— ... Satoko ?

Satoko restait rembrunie, le regard bas et fuyant, silencieuse.

Puis, encouragée par Rika, elle se décida à parler.

Satoko

— ... Cette chère Rika et moi-même sommes…

orphelines. Nous sommes seules au monde.

Satoko

... Mais jusqu'à présent, nous n'avons jamais jugé bon de nous en plaindre.

Satoko

C'est grâce à vous.

C'est parce que nous vous avions vous, nos amis.

Parce que vous étiez notre nouvelle famille.

Rena

— ... ...

Satoko

— J'aimerais rester amie avec vous tous, qu'il s'agît de vous Keiichi, de vous, ma chère Rena, ou de Mion, et bien sûr avec vous, Rika.

Satoko

Si vous êtes ma nouvelle famille, alors il me semble normal de tout se dire.

Satoko

Aujourd'hui s'avère finalement être une grande opportunité.

Satoko

J'ai enfin pu vous avouer mon pêché, et je suis heureuse d'avoir pu obtenir votre absolution.

Keiichi

— Alors comme ça, tes amis sont ta famille, hein ? C'est une belle image, Satoko.

Satoko

— Rena, je vous absous.

Veuillez en faire de même pour moi.

Je vis alors une main plus grande s'approcher lentement des nôtres.

C'était celle de Mion.

Mion

— ... Normalement, c'est moi la déléguée,

c'est à moi de faire les beaux discours.

Je devrais songer à la retraite.

Dahahahaha…

Keiichi

— Mion ?

Mion

— ... Ouais, je sais, c'est pas le moment de faire de l'humour.

Mion passa une main sur sa nuque, riant nerveusement.

Mion

— ... En tant qu'amie et en tant que chef du club, j'ai honte de ne pas avoir remarqué tes problèmes, Rena.

J'espère que tu sauras me pardonner.

Mion

Bien sûr, je ne t'en veux pas de ne pas nous en avoir parlé.

Mion

Ça veut simplement dire que je n'étais pas assez sérieuse pour être digne de ta confiance.

Mion

Je suis pourtant censée me débrouiller pour rester votre guide, mais c'est pas vraiment au point.

Mion

C'est uniquement de ma faute si je ne suis pas assez bien pour toi.

Pour ma part,

je suis prête, moi aussi, à te pardonner tes crimes.

Keiichi

— Rena !

Keiichi

On est tous là, maintenant, on te tend tous la main !

Keiichi

Il ne manque personne à l'appel !

Keiichi

Plus que toi.

Keiichi

Alors tends ta main !

Keiichi

Viens ici !

Keiichi

C'est ici que tu voulais être, non ?

Keiichi

C'est dans ce monde-ci, où nous tenons tous ensemble comme les cinq doigts de la main !

Keiichi

Allez, Rena, on n'attend plus que toi. N'hésite pas, viens !

Rena

— ... Mais... Mais enfin, je suis une criminelle !

J'ai tué des gens ! Ça va vous retomber dessus !

Rika

— Rena, nous sommes --

Keiichi

— Rika, c'est bon, laisse. Ce n'est plus le moment de lui parler.

Rika

— ... ...

Keiichi

— Rena, regarde nos mains, elles sont toutes là, tendues vers toi !

Keiichi

C'est tout ce qui compte, non ? On aura beau dire et parler encore et encore, il n'empêche que nous te tendons la main.

Keiichi

Alors toi non plus, ce n'est pas la peine de parler.

Keiichi

Ne cherche pas les mots ; tends simplement la main vers nous !

Rena

— ... Je... Je...

…….

Keiichi

— Allez, Rena, viens, maintenant !

Keiichi

Ce n'est pas un rêve, ni une illusion !

Keiichi

Il n'est pas trop tard.

Keiichi

Il te reste encore un choix à faire !

Keiichi

Alors fais-le.

Keiichi

Tu peux encore y arriver !

Keiichi

Mais viens !

Keiichi

On peut encore rattraper le coup !

Rena avança sa main, tremblante, hésitante

et enfin, toucha les nôtres.

Elle n'avait pas besoin d'en faire plus.

Le plus important, c'était qu'elle avait mis sa main ici de son propre chef.

Au lieu de choisir de porter sa croix toute seule pour le reste de sa vie, elle avait décidé de partager ce fardeau avec ses amis.

Je m'approchai un peu plus d'elle et lui saisis le poignet.

Il se passa un long moment, pendant lequel le soir tomba, découvrant quelques étoiles.

... Puis, enfin, nous fûmes tous en paix avec nous-mêmes.

J'ai un peu honte de l'avouer, mais les larmes de Rena furent contagieuses. À la fin, nous étions tous les cinq en train de pleurer.

Puis nous formâmes un cercle, nous tenant chacun par les épaules, nos têtes se touchant au milieu.

Et nous restâmes un long moment encore, à savourer l'instant présent et célébrer notre amitié renouvelée.

Dans ma tête défilaient des images vagues venues d'un autre monde. Des souvenirs que je ne pouvait pas avoir vécus.

Dans cet autre monde,

j'avais tourné le dos aux autres.

J'avais pété un câble et j'avais tué un homme, pour sauver l'une de mes amies.

Et ce monde avait fini en apocalypse.

Notre monde avait suivi la même course, plus ou moins. L'un d'entre nous avait tué dans l'espoir d'obtenir le salut.

Mais désormais, les choses étaient différentes.

Dans notre monde, il y avait Rena,

Mion,

Satoko,

Rika

et moi.

Nous étions tous soudés.

Nous pouvions le faire.

Nous pouvions réussir à retrouver la paix, la sérénité, le bonheur de notre quotidien.

Ce ne serait peut-être pas aussi facile que ça.

Mais nous trouverions un moyen.

Tous ensemble.

Après cela, nous allâmes tous ensemble enterrer les sacs poubelle dans le trou que Rena avait préparé à Yago'uchi.

C'était horrifiant de se dire que nous étions en train de transporter des cadavres, mais quelque part, c'était aussi ce qui nous faisait réaliser l'énormité de ce que nous étions en train de faire, au nom de notre amitié.

En prenant les sacs en mains, il n'était pas rare de pouvoir sentir la partie du corps qui était à l'intérieur. C'était vraiment peu ragoûtant, mais à force, nous finîmes par en rire.

Ce ne fut franchement pas facile,

mais tout le monde y mit du sien.

Mion semblait étrangement habituée à cacher des cadavres, et put nous dire du premier coup d'œil comment approfondir le trou pour que le corps ne soit pas découvert à l'odeur.

Rika, malgré sa taille, ne rechigna pas à la tâche et traîna les lourds sacs jusque dans le trou.

Satoko se servit de son expérience dans la pose des pièges pour camoufler l'endroit où nous avions creusé. Le trou était invible.

Quant à moi,

j'avais dû m'occuper de creuser plus profond.

Rena avait déjà fait du bon travail, mais je réussis à creuser dans le sol plus dur juste en dessous.

Lorsque tout fut fini, nous rejoignîmes nos vélos. Je jetai un dernier regard en arrière : il était impossible de deviner où était le trou.

... Personne ne risquait de le trouver.

Nous ne reviendrions plus jamais par ici, très vraisemblablement.

Et puis, nous ne connaissions pas trop le coin, à la base.

Mion

— Bon !

Eh ben les enfants, ce fut du bon boulot !

Maintenant qu'on en a terminé,

à la maison, et fissa !

Mion parlait comme si nous venions de terminer nos activités de club.

Nous avions laissé nos lourds fardeaux derrière nous. Au sens propre comme au figuré, nous avions un sacré poids en moins sur les épaules.

Nous avions tous enfourché nos vélos, sauf Rena. Elle restait debout là, sans trop réagir.

Keiichi

— Ben alors, Rena ? Yououh ? Rena ?

Rena

— ... ... ... Hein ?

Oh, désolée.

Je crois que j'ai un peu de fièvre, je me sens la tête un peu vide.

Ahahahaha...

Rena était un peu rouge dans le visage.

Mion posa son front sur celui de Rena et annonça qu'elle avait l'air de couver quelque chose.

... C'était compréhensible.

Elle en avait eues, des émotions, aujourd'hui.

Elle avait cherché un endroit où cacher les corps.

Elle avait creusé ce trou.

Sauf que nous avions découvert ce qu'elle avait fait.

Alors elle s'était confessée, elle avait vidé son sac et les autres aussi.

Et puis elle avait obtenu le pardon.

Ça faisait beaucoup pour un seul jour, quand même. Elle devait avoir du mal à suivre.

Keiichi

— Rena, rentre chez toi et repose-toi.

Rena

— Oui, merci du conseil,

je crois que c'est une bonne idée.

Mion

— ... Rena, on t'a pardonné et tu nous as pardonné aussi.

Alors ne culpabilise plus, d'accord ?

Rena

— Ahahahahahaha !

Vous aviez raison, vous savez.

Keiichi

— À propos de quoi ?

Rena

— ... Je... Je crois que j'étais en train de me mentir à moi-même.

Rena

J'avais beau tourner les choses dans un meilleur angle, j'étais vraiment terrorisée et horrifiée par ce que j'avais fait.

Rena

Je suis encore toute retournée, même maintenant, alors que vous m'avez débarrassée de ce poids.

Rena

Si j'avais dû tout faire toute seule...

Je crois que cette croix aurait été trop lourde pour moi. Je n'aurais pas supporté de cacher ça.

Elle eut un petit rire désabusé.

Il lui faudrait sûrement longtemps pour s'en remettre.

Mais maintenant, elle mettrait au moins cent fois moins de temps que si elle avait dû se débrouiller seule.

Comme la maison la plus proche était celle de Rena, elle fut la première à quitter le groupe, nous laissant tous les quatre sur le chemin du retour.

Mion se retourna vers nous avec une proposition.

Mion

— Bon, mettons-nous d'accord sur la marche à suivre à partir de demain. Je pense que le plus facile pour tout le monde,

ce serait d'oublier tout et de faire comme si de rien n'était.

Vous en pensez quoi ?

Satoko

— Eh bien, ma foi,

cela me semble être le comportement le plus sensible envers notre chère Rena.

Rika

— ... Rena est une jeune fille très solide.

Si nous faisons cela, elle le fera aussi.

Keiichi

— Et à force de persister dans le mensonge, cela finira par devenir réalité.

Mion

— Tout simplement, je pense qu'à force de ne plus en parler, nous finirons naturellement par oublier.

Et quand nous aurons tous oublié, alors, nous serons en sécurité.

Rika

— ... Je ne sais pas trop, ce jour pourrait ne jamais arriver.

Satoko

— Oui, c'est fort propable.

Ce sont des actes difficiles à occulter de la mémoire.

Keiichi

— Bah, et même si nous ne réussissions pas à oublier, alors ?

Le plus important, c'est de nous taire, à tout jamais.

Mion

— Oui, il faut tout faire pour ne pas en entretenir le souvenir.

Alors que nous étions tombés d'accord sur ce point, ma maison apparut au loin.

Keiichi

— Bon, ben alors, salut les filles.

On se voit demain, à l'école.

Comme d'habitude !

Rika

— ... Comme d'habitude.

Satoko

— Eh bien, soit, mon cher, si vous y tenez, je placerai des pièges dans la salle de classe demain aussi !

Mion

— Ahahahahahahahaha !

Allez, salut, p'tit gars.

Même après les avoir quittés, je restai un moment sans trop savoir ce qu'il se passait,

un peu la tête ailleurs.

C'était une sensation bizarre.

Malgré la faible distance qui me séparait de la porte d'entrée, je manquai plusieurs fois de tomber par terre.

Je me sentais comme si j'avais avalé un cachet un peu trop fort pour le mal de tête.

De nombreuses émotions se battaient en moi. J'avais eu un choc lorsque je les avais surpris devant le réfrigérateur, puis un autre quand nous nous étions parlé...

Et puis, rien qu'à repenser à ce que nous avons dit, j'ai honte tellement c'était niaiseux...

Et tout ça allait et venait en moi, menaçant de me faire exploser le cœur.

Je n'arrivais pas à décider si c'était le pire jour de ma vie, ou le meilleur.

Incapable de traiter toutes les informations obtenues, mon cerveau tournait au ralenti, et je restai là, les bras ballants, sans rien faire.

J'étais hors de moi tellement j'étais sur les nerfs.

Quelqu'un m'avait vu. Quelqu'un avait découvert mon secret, avait appris ce que j'avais fait. Même s'il s'agissait de mes amis, c'étaient des témoins.

Mais en même temps, j'étais heureuse et rassurée d'avoir trouvé des gens pour me soutenir.

Tout ça se confrontait et s'adossait dans ma tête...

mais au lieu de s'annuler les unes les autres, les émotions se mélangeaient, rendant le tout encore plus confus.

J'avais l'impression de ne plus tenir en équilibre, et mon champ de vision était très rétréci. De plus, j'avais l'impression d'entendre des sons feutrés, un peu comme quand vous entendez les gens bouger dans la maison lorsque vous êtes dans la salle de bains.

Lorsque la peur finit par me saisir, en réaction à toutes ces sensations anormales, mon poignet devint chaud.

C'était le poignet que Keiichi avait pris dans sa main.

Lorsque je remarquai cette chaleur, toutes les autres émotions se firent progressivement moins fortes, jusqu'à disparaître.

Je ne savais franchement pas comment décrire l'émotion qui m'avait submergée lorsque nous nous étions tous tenus par les épaules.

Mais cette émotion, c'était quelque chose de concret. Je ne l'avais pas rêvée.

Rena

— ... Je suis de retour.

... Hmmm ?

À peine entrée, mon nez décela quelque chose.

Une odeur de quelque chose de délicieux, en train de brûler.

Papa est vraiment nul en cuisine, mais apparemment, il aime essayer de nouvelles choses. D'ailleurs, avant, quand il était de bonne humeur, il essayait toujours une nouvelle recette.

Mais alors, ça veut dire qu'il est de bonne humeur ?

Aah, cette odeur... Depuis toujours, c'est un bon signal. J'ai toujours aimé cette odeur.

Et la raison de sa bonne humeur, comme il me l'apprit bien vite, était qu'il avait trouvé du travail.

Et la meilleure, c'était qu'il avait trouvé du travail dans une entreprise fondée par ses anciens collègues, ceux qui s'étaient retrouvés au chômage quand l'ancien bureau à Okinomiya avait fermé.

La personne en charge des ressources humaines l'avait reconnu et avait tout de suite préparé un contrat d'embauche.

Cette boîte employait plusieurs de ses anciens amis.

Je suis sûre que ça devait lui faire du bien de revoir des visages familiers dans le travail.

Le repas du soir, même si son goût était d'un niveau inchangé, avait un aspect des plus appétissants.

Ce repas, pour mon père, c'était une fête.

C'était le symbole du renouveau. Celui des liens retrouvés avec sa fille, avec le travail, avec la Vie.

Ce soir-là, mon père me raconta des tas de choses.

Cela faisait vraiment très longtemps qu'il n'avait pas autant parlé.

... Je n'arrive pas à me souvenir exactement quand c'était, mais ça me rappelait une période plus heureuse de ma vie. Sûrement celle d'avant les problèmes.

Mais alors... J'ai vraiment réussi à retrouver le bonheur ?

Mon père avait apparemment encore peur de Teppei. Il redoutait une nouvelle visite, insistait pour bien fermer la porte, sursautait à chaque fois que quelqu'un sonnait à la porte.

J'eus beau lui dire que les deux autres m'avaient juré ne plus jamais revenir, il ne me crut pas. Il faut dire aussi que je ne pouvais pas lui avouer pourquoi j'étais aussi confiante...

Un jour, mon père finira par comprendre qu'ils ne viendront plus jamais.

Et je suis sûre qu'il ne mettra pas si longtemps que ça à s'en rendre compte.

Il y avait eu...

tellement de choses...

Oui,

tellement de choses, aujourd'hui.

Si le cœur pouvait exploser à force d'émotions, alors le mien avait intérêt à se méfier, parce que c'était ce qu'il lui pendait au nez.

Je crois que tout simplement, mon cerveau n'arrive plus à suivre et à décrypter le maëlström des émotions contradictoires que j'avais ressenties aujourd'hui.

Essayant de lutter pour rester consciente, je me couchai sous la couette.

Tout tournait autour de moi. Mes sens semblaient complètement déréglés.

... J'avais été très malade de la grippe une fois, quand j'étais encore à l'école primaire. C'était un peu ça.

Si ça se trouve, demain matin, j'aurai de la fièvre...

... Bah, après tout,

un peu de fièvre, y a pas mort d'homme.

Même malade, je me retrouvais quand même dans “le bon monde”, celui où Keiichi avait réussi à m'entraîner.

Je pourrai le savourer dès demain.

Prise de fièvre et de vertige, une nervosité inexplicable me saisit.

Mais alors, mon poignet redevint chaud.

Je l'enserrai dans ma main gauche.

Alors, ma nervosité se fit moindre, et le calme revint, rassurant.

Mon vertige de tout à l'heure se fit agréable, rendant ma couette des plus douillettes.

M'y enfonçant encore plus, je sombrai dans mon premier sommeil bienheureux, pour fêter mon arrivée dans ce nouveau monde...

Cette sensation de fièvre constante ne s'améliora pas pendant quelques jours, mais je finis par m'y habituer.

Mon nouveau monde ressemblait à s'y méprendre à l'ancien, mais...

... Je ne savais pas trop comment dire, mais quelque part, j'avais l'impression que le soleil brillait plus, et que le sourire de Keiichi était plus chaleureux qu'avant.

Je vivais des jours encore plus animés, plus lents et plus excités qu'avant.

Mais quelle idiote je suis !

À force de ne pas traiter mes symptômes, j'ai attrapé un rhume d'été -- nous n'étions qu'en juin, mais bon, ne jouons pas sur les mots... -- et maintenant, il m'est impossible de donner mon maximum pendant nos jeux du club.

Je dois guérir, et vite !

Le plus simple, ce serait de me reposer, mais je ne peux pas, nous jouons tous les jours après l'école... C'est pour ça que ma fièvre ne part pas.

C'était un peu tard, mais j'avais des regrets.

Je n'ai pas besoin de me presser, j'ai tout mon temps désormais.

Dans ce nouveau monde, le bonheur n'existe pas en quantité limitée.

Il durera aussi longtemps que je le voudrai, à l'infini, si tel est mon désir. Pas la peine d'être aussi désespérée d'y goûter tous les jours.

Ce dimanche, déjà, ce sera la purification du coton.

Mii nous avait déjà prévenus que nous ferions un sacré ramdam à la fête.

J'avais vraiment hâte d'y être...