— Aaaah, OK, OK, tu parles de Kasai, en fait.
Oui, c'est lui qui surveille Shion.
— Il la surveille ? Qu'est-ce qu'elle a fait ?
— Ahahahahaha, bah, c'est une jeune fille, hein ?
Elle est un peu folle et irresponsable,
alors il faut quelqu'un pour la surveiller, dans son propre intérêt...
— Toi et ta sœur, vous êtes vraiment pareilles...
Mion n'était pas du genre à laisser un tel commentaire passer ; elle se mit aussitôt à se chamailler avec Keiichi.
Ce fameux Kasai m'avait l'air d'être un lascar bien spécial à Okinomiya.
Ce qui voulait dire que je ne pourrais pas le rencontrer sans piston.
Mais s'il est tout le temps avec Shii, je devrais pouvoir lui demander à elle de me mettre en contact...
Sauf que le problème, c'est que je n'ai aucune accroche avec Shii.
Elle vient par chez nous de temps en temps faire des bêtises, mais elle ne s'annonce jamais. Et je n'ai jamais essayé de garder le contact.
Je ne vois pas comment je pourrais lui parler.
Et puis, même si je la rencontrais, qui me dit qu'elle m'aiderait ?
Hier, elle a dû insister pour que Kasai veuille bien me parler. Mais ni lui ni elle ne sont du genre bavard...
... Mais je ne peux pas me perdre en conjectures, j'ai pas le temps, sinon il sera trop tard.
D'après la conversation que j'ai surprise, son mac viendra bientôt.
Donc tout ce théâtre grotesque sera bientôt terminé.
Ce qui signifie que nous allons nous retrouver sur la paille.
Je ne suis pas assez alarmée... Je parie que nous sommes au bord du gouffre.
Là, je suis en cours, comme si de rien n'était, mais si ça se trouve, l'autre est chez nous, en ce moment, et il menace mon père, il lui a peut-être même déjà pris nos livrets de compte.
Plus j'y pensais, et plus les sueurs froides coulaient dans mon dos, appelant encore d'autres peurs, et j'eus soudain l'impression que le plafond allait me tomber dessus.
Poussant un bâillement formidable, Keiichi m'adressa la parole.
— Aaaah, la vache, il se passe jamais rien ici, c'est trop calme, on se fait chier, hein ?
— Je suis pas d'accord.
J'aime quand il ne se passe rien et qu'il n'y a pas de problème.
— Aaah, moi, je peux pas.
Il me faut de quoi m'occuper, je sais pas, moi, les martiens devraient nous attaquer plus souvent, peut-être pas toutes les semaines, mais une fois par mois, au moins...
Ah, et me parle pas des interros à l'école, hein ?
— Et si les martiens venaient envahir la Terre et qu'ils tuaient presque tout le monde en laissant Hinamizawa en ruines et en cendres,
tu serais content ?
— Nan, mais je dis pas ça,
ce que je veux vraiment dire, c'est qu'il me faut un truc, je sais pas, un accident de parcours, quoi, autrement je risque de me liquéfier tellement j'ai rien à faire...
... Je sais qu'il parle sans rien savoir des soucis qui me tracassent.
Mais franchement, je commence à en avoir marre de sa grande gueule.
En quoi ça le gêne qu'aujourd'hui soit un jour sans histoire, comme hier et avant-hier ? En quoi ça le défrise qu'il n'y ait aucun problème ?
Moi, je sais ce qu'il se passe lorsqu'un jour, comme ça, d'un coup, sans prévenir, tout s'effondre autour de vous.
Je sais que la paix indolente et ennuyeuse du quotidien peut disparaître lorsqu'un beau jour, votre mère vous annonce qu'elle veut divorcer.
Je sais comment c'est quand votre père se trouve une maîtresse et que vous ne pouvez plus rester à la maison.
Malgré tout, les jours se suivent et se ressemblent.
C'est pour ça que j'ai décidé de vivre chaque jour comme si c'était le dernier, pour ne pas le regretter lorsque, inévitablement, le monde commencerait à s'effondrer autour de moi.
— Tu m'as l'air heureuse, Rena, je suis un peu jaloux, je dois dire.
Tu as un truc ?
— ... Tu n'as pas besoin d'être jaloux, ce n'est rien d'extraordinaire.
— Attends, tu dois bien avoir un truc pour transformer une journée nulle et bidon en un truc formidable, non ?
Allez, dis-moi ton secret ! Roh, allez, s'te plaît !
— Ahahahahaha ! Bah, c'est tout simple, en fait.
Il suffit de s'en rendre compte.
— De s'en rendre compte ? C'est-à-dire ?
Oh, tu n'y arriveras jamais, toi.
Mais en même temps... C'est justement pour ça que tu mènes une vie heureuse.
— Il faut se rendre compte
que les jours heureux ne durent pas éternellement.
Nous rentrâmes ensemble, comme d'habitude, trois compères inséparables sur le chemin de la maison.
Au croisement habituel, Mii partit en nous saluant de la main. Après quelques secondes, je lui courus derrière.
— Eh oh, Mii !
— Hmm ? Un problème ?
Se retournant, elle se mit à observer le sol, partout autour d'elle, pensant sûrement que quelque chose était tombé.
— Euh, eh bien en fait, j'ai failli oublier.
Il se trouve que j'étais à Okinomiya hier, et j'ai rencontré Shii et M. Kasai dans un café.
Et euh, je crois que j'ai ramassé quelque chose qui appartenait à M. Kasai.
Bien sûr, c'était des bobards.
Si vraiment cela me permettait de le rencontrer, je n'aurais qu'à lui montrer quelque chose, n'importe quoi, et tout le monde en concluerait que je m'étais trompée.
— Ah ouais ? Oh ben ça, c'est gentil de ta part !
Je lui donnerai, alors.
— Ah, euh, eh bien, en fait, euh... Je voudrais lui rendre moi-même.
— ... ?
Mii fit des yeux ronds.
Ce n'était pas étonnant.
M. Kasai n'avait rien qui le reliait à moi.
Ma requête était non seulement inhabituelle, mais aussi très suspecte, absolument pas naturelle.
— Ben écoute, moi ça me dérange pas, mais enfin pourquoi ?
— H-Hau…
Eh bien... Comment dire... Ses lunettes noires et sa moustache…
c'était trop mimii☆!
Hauuu !
C'est dans ce genre de moments que mes simagrées stupides peuvent se révéler utiles.
Reste à savoir si ça va marcher cette fois-ci...
Mii n'est pas du genre à beaucoup réfléchir. J'ai de bonnes chances de réussir mon coup...
— Ahhahahahahaha !
Lui arrache pas les poils de la moustache, hein ! Ce serait pas sympa !
— Mais oui mais... Est-ce que je peux au moins le revoir ?
— Hmmm... Je saurais pas trop te dire s'il est occupé ou pas, je dois dire.
Je lui demanderai quand est-ce qu'il passe la prochaine fois, s'il a un truc de prévu à Hinamizawa.
Je ne pouvais pas me permettre d'attendre et de m'en remettre à une date incertaine.
Je ne pouvais sûrement pas abuser et lui demander de venir ce soir, mais au moins genre demain ou après-demain au plus tard...
— Ben alors, vous deux, c'est quoi ces cachotteries ?
— Hmm ?
Héhhéhhé,
imagine ça, p'tit gars, Rena est tombée amoureuse !
— Mais, m-mais non, voyons, dis pas de bêtises ! Hauuuu !
— Quoi, quoi, quoi ? Mais ça m'a l'air très intéressant !
Allez, raconte-moi tout, je veux savoir aussi !
Je ne voulais pas voir partir mes efforts en fumée,
aussi glissai-je rapidement à l'oreille de Mii que c'était assez urgent.
Elle tourna les talons et repartit, m'assurant qu'elle avait compris qu'elle lui passerait le message.
... Je n'ai pas encore réfléchi à ce que j'allais dire à M. Kasai, ni comment j'allais lui présenter les faits pour lui demander de l'aide.
Il m'a l'air bien plus important que Rina et l'autre gusse,
donc s'il pouvait me venir en aide, ce serait vraiment super...
Mais il a dit qu'il ne se mêlait pas des histoires des gens, il me semble, donc il y a une possibilité bien réelle qu'il refuse de m'aider.
S'il me dit que c'est un bête triangle entre mon père, sa gonzesse et moi, qu'est-ce que je pourrais lui répondre ?
— Bon, allez, Rena, salut !
À demain !
— Oui, à demain !
Keiichi partit lui aussi, et je me retrouvai seule sur le chemin du retour.
Une fois cette pipelette de Keiichi partie, le silence revint et mon cerveau se mit à carburer.
... Il me faut de la tranquillité, maintenant, pour pouvoir réfléchir à la bonne marche à suivre désormais...
Si je parle à M. Kasai, est-ce que tous mes problèmes seront résolus ? Il vaut mieux me dire que non, on n'est pas dans un conte de fées, ici.
Il y a fort à parier qu'il refuse de m'aider, je vais devoir trouver une autre solution, un plan B, juste au cas où.
D'ailleurs, non, le plan B, ça devrait être mon plan normal. Il me faudrait un plan C pour le cas où le plan B ne fonctionnerait pas...
Le triangle de tout à l'heure, cette dissonnance, ça me reste en tête, et je crois que je sais pourquoi.
Je connais ce cas de figure.
... C'était pareil chez Satoshi.
Satoshi était dans la même situation que moi, l'année dernière.
Il y avait lui, sa sœur et sa tante, qui formaient un triangle pas du tout harmonieux, alors il s'est battu pour protéger sa sœur.
Je suis dans la même situation, je dois me battre pour protéger mon père.
Satoshi s'est battu tout seul.
Parce que personne ne s'est bougé pour aller l'aider.
Moi, je l'ai pris en pitié, mais je n'ai jamais rien fait pour lui.
Parce que je croyais que je ne pourrais rien faire, et que lui non plus n'arriverait à rien.
Alors je me suis dit que c'était dommage, mais je ne lui ai pas tendu la main.
Je l'ai réconforté, sans vraiment y réfléchir, sans être prête à assumer. Je l'ai sûrement blessé.
... Oui, quand je pense à ce que je ressens quand Keiichi me parle, je me dis que l'année dernière, j'ai dû écœurer Satoshi...
Je suis en train de me diriger sur le même chemin que lui, je suppose.
... C'est bizarre, cette impression de déjà-vu.
Comme si tout recommençait...
Ahahahaha ! Mais alors, cette année...
c'est moi qui serait enlevée par les démons ?
Non, je ne risque pas, je n'ai jamais pensé que je voulais quitter le village.
Tu es sûre de ça ?
Je n'ai jamais dit que je voulais quitter le village, mais c'est vrai que j'ai souvent pensé quitter la maison.
C'est d'ailleurs pour ça que j'ai construit cette cabane dans la décharge.
J'ai juste la chance que la décharge se trouve à Hinamizawa.
Si elle avait été ailleurs, j'aurais construit ma cabane dans la décharge, ailleurs.
Donc j'aurais quitté le village. C'est un peu la même chose.
Non, ça ne va pas le faire,
si je pense comme ça, la déesse Yashiro va se mettre en colère.
Et quand elle est en colère, elle n'est vraiment pas commode, elle fait peur.
J'eus plusieurs flashes lumineux devant les yeux.
... Non, il ne faut pas. Chaque fois que j'essaie de me souvenir, j'ai la conscience qui flanche.
Ça me rappelle tous les psychotropes et autres médicaments douteux que l'on m'a prescrits l'année dernière.
Non, encore ces lumières…
Il ne faut pas...
Arrête... Ne te souviens pas... Sinon, ta tête va se remplir de brouillard... Ne te souviens pas...
Non, non, non,
les lumières reviennent...
Je dois penser à autre chose...
à d'autres émotions...
Oui, c'est vrai, après tout, j'ai pas de temps à perdre, j'ai autre chose à penser.
Il faut que je sache quoi faire si M. Kasai ne veut pas m'aider.
Je dois protéger Papa, mais comment ?
Il faut que j'arrête d'être gentille ou respecteuse envers Rina, c'est une méchante, elle a monté la tête à mon père pour faire régner la discorde entre nous.
Une méchante, c'est une méchante,
elle est pas comme les autres, elle est différente de près de 90% des gens.
Si je la laisse faire, elle apportera le malheur partout où elle passera.
C'est comme quand on laisse une mandarine pourrie dans la boîte,
en un rien de temps, toutes les autres sont contaminées...
Oui, c'est ça, il me faut une solution, comment est-ce que Satoshi avait fait, déjà ?
Aaaah,
ma
tête,
mes
yeux,
non,
non,
non,
pas
les
lumières,
aïe,
arrête,
ça
suffit
ÇA
SUFFIT !
Alors que je commençai à avoir le tournis à cause de tous ces flashes de lumière, je remarquai enfin notre maison.
La mobylette de Rina était encore là, au coin.
À peine vis-je cette mobylette que soudain, tout fut à nouveau clair.
Elle avait dormi ici hier soir.
Elle avait dit qu'elle travaillerait le lendemain soir, donc normalement, elle partira dans pas très longtemps.
Mais même ce peu de temps, je ne voulais surtout pas le passer en sa présence.
Je rentrai, criai dans le vestibule que j'étais revenue de l'école, puis m'apprêtai à repartir, faisant comme si quelqu'un m'attendait dehors.
Et juste au moment où je ressortis, Rina m'arrêta de la voix.
— Oh, tiens, tu es là, Reina ?
— Ah, euh, oui, bonjour...
Son sourire ne m'avait jamais paru aussi fallacieux.
En même temps, c'était normal.
Avant, je n'avais jamais su ce qui se cachait derrière ce sourire.
— Nous sommes allés à Gogura manger un morceau ce midi avec ton père.
Le curry au keema était vraiment très, très bon !
Mon père sortit la tête depuis le salon et ajouta : Oui, ce restaurant est vraiment bien, il faudra qu'on y aille tous ensemble !
... Je n'aimais pas sa manière de dire tous ensemble, comme si nous étions une famille à trois.
Et je n'aimais pas la manière dont Rina avait dit “Nous”.
— Nous t'en avons pris un à emporter.
Il faudra que tu le manges ce soir,
c'est vraiment très bon, je t'assure !
Tu connais ce restaurant, Reina ?
Oui, je connaissais un restaurant à Gogura qui était réputé pour son curry au keema.
Il avait fait l'objet d'un article dans les magazines, c'était le nouveau restaurant à la mode.
La cuisine était fantastique, mais le prix des plats était en conséquence.
Je suis sûre que rien qu'avec le repas qu'ils m'ont pris, ils ont payé plus cher que ce que nous mettons dans le budget pour toute la semaine, généralement.
... Et pour moi qui connaissais la réalité de nos finances, ce n'était pas une bonne nouvelle.
— Oh, je suis impatiente de goûter à ça.
Merci beaucoup, Rina.
— Et aussi, Reina,
j'aimerais vous dire quelque chose, on peut discuter tous ensemble ?
— Ah, non, désolée,
mais mes amis m'attendent.
Hauuu !
On va partir dans une chasse au trésor ! Je peux pas les faire attendre, on doit aller jusqu'à la décharge !
— Ahahahahaha !
Eh bien, en tout cas, tu aimes faire des chasses au trésor, Reina, il n'y a pas à dire !
La prochaine fois, je viendrai avec vous !
— Bon, il faut vraiment que je me sauve, au revoir !
Chaque fois qu'elle faisait un geste, Rina m'envoyait son parfum dans le nez.
Je savais que je ne tiendrais plus très longtemps, mon visage finirait par trahir mon dégoût.
Je bondis hors de la maison et me mis à courir comme une dératée, persuadée que les effluves de ce parfum écœurant me poursuivaient.
Je sentais bien que j'étais remontée à bloc, comme un élastique sur lequel on aurait trop tiré.
Je savais qu'à la prochaine petite chose, je pèterai un câble et que le retour de bâton serait conséquent.
Pourquoi est-ce que je suis obligée de me coltiner cette situation, chez moi, à la maison ?
Je croyais pourtant que chez soi, c'était l'endroit où l'on se sentait toujours le plus à l'aise ?
Mais ce n'était plus le cas, alors il me fallait fuir.
Je devais partir de là-bas...
Je ne pouvais plus rester dans cette baraque, alors je devais m'enfuir, le plus vite possible.
Je n'étais pas seulement en train de courir, j'étais en train de fuir.
J'étais en train de me magner le train pour retourner dans mon terrier, dans un endroit où je serais en sécurité.
Pourtant, j'ai passé toute la journée à me préparer à me battre contre cette femme.
Je me suis décidée à la confronter, seule ou avec mon père.
Et malgré cela, à peine avais-je vu son sourire que j'avais eu un mauvais pressentiment. Mon dos m'avais picoté de partout, j'avais dû partir.
C'était un peu comme lorsque vous soulevez une grosse pierre et que d'un seul coup, vous voyez une masse grouillante de larves et autres insectes ; vous jetez la pierre vite fait et vous partez en courant.
Eh bien là, j'avais claqué la porte pour partir en courant.
Est-ce que je veux vraiment me battre ou simplement m'enfuir ?
Je suis peut-être simplement en train d'essayer de passer mon temps dans cette cabane secrète pour ne pas voir les changements du quotidien.
Mais ce n'est pas bon pour moi, ça ne résoudra rien.
Je ne sais pas quand est-ce qu'ils passeront à l'action, ça peut-être n'importe quand !
Je n'ai pas de temps à perdre, je devrais le savoir, pourtant !
Je le sais ! Je le sais, mais…
j'ai pas envie de voir ça !
Je préfère m'en aller !
Je me suis déjà enfuie !
Et je savais que dans ce genre de situations, le matelas que j'avais mis dans ma cabane secrète était moelleux et confortable...
Le chant des cigales était très apaisant.
Je ne sais pas pourquoi, mais elles arrivent à produire un son que je trouve très gentil.
Ce n'est pas comme une musique qui veut vous faire ressentir des émotions bien définies.
C'était juste un écho doux et cotonneux, qui m'empressait de surtout rester moi-même.
Il est évident que dans un moment de béatitude pareil, le bruit d'un pot d'échappement ne passe pas inaperçu, surtout lorsqu'il se rapproche.
Le chantier du barrage avait été très visité en temps de guerre, mais aujourd'hui, plus personne n'y pensait.
... Ce qui voulait dire que quasiment personne ne passait jamais ici.
Assise sur le toit d'une voiture défoncée, je restai là, sans me retourner, attendant patiemment que la personne s'en allât.
Mais le pot d'échappement se fit silencieux.
... N'étant pas non plus complètement stupide,
je sus alors qui était venu.
J'ignorai le premier « Ooohééé ».
Mais la voix se rapprocha et m'interpela une deuxième fois. Je ne pouvais plus continuer à ne pas réagir.
— ... ... Rina ?
— Reina, dis-moi, tu es sourde, ma parole ?
— Ah, désolée, c'était peut-être le vent. Je n'ai rien entendu !
Ahahaha.
Elle eut l'air de gober cette excuse.
Je la vis acquiescer plusieurs fois, une lueur de compréhension dans le regard.
— Ben alors, t'es toute seule ?
Et tes amis ?
— Non, je m'amuse toute seule.
— Ah ouais ?
Pourtant à ton âge, c'est pas commun.
Elle se détendit les bras en arrière, parcourant du regard les montagnes de détritus.
— N'empêche, c'est dingue, comment est-ce qu'ils ont fait pour ramener autant de gros déchets ici ?
Tiens, je sais pas si tu savais,
mais à une époque, au quartier n°2 à Hirasaka, il y avait des montagnes de carosseries de bagnoles, sans les pneus. C'est fou, non ?
Je me foutais pas mal de ses histoires du passé, mais je décidai de la laisser continuer la conversation.
De toute façon, pour rentrer à Okinomiya, elle n'a pas besoin de passer par ici.
Ce qui voulait dire qu'elle avait sciemment fait un détour par ici, pour me voir moi.
Mais que pouvait-elle bien me vouloir ?
Il était pourtant clair qu'elle avait tout fait pour me parler et pour rester dans mes bonnes grâces.
Elle est peut-être venue rattraper le coup en voyant comme je l'ai envoyée bouler...
En tout cas, quelle que fût la raison pour laquelle elle s'était entichée de mon père, elle n'avait rien à gagner en se mettant la fille à dos.
Je n'étais donc pas surprise outre mesure par son comportement.
Toujours en restant polie, je continuai à feindre un intérêt minimum pour ses histoires, me demandant intérieurement quand est-ce qu'elle allait enfin partir.
... Finalement, est-ce que je pourrais me permettre de ne pas me battre ?
J'en ai pourtant pris la décision, aujourd'hui-même !
Je sais pourtant ce qu'elle trame, j'ai vu l'envers de son jeu dans ce café, à Okinomiya.
Et j'ai aussi vu l'état de nos finances ; elle veut tout nous piquer.
Je sais la vérité.
Je ne veux plus vous voir avec mon père.
Il me suffirait de dire ça...
Mais je suppose qu'elle nierait tout en bloc.
Je sais bien que j'ai tout entendu dans le café, mais au final, ce sera sa parole contre la mienne, puisque je n'ai pas de preuve tangible.
Et puis, elle n'aurait qu'à dire que l'autre, là, Tetsu, l'avait forcée ; que voulez-vous faire après ça ?
Mais on en revient toujours au même problème : je sais que c'est une méchante !
Si je la laisse faire, je sais que dans pas longtemps, elle foutra nos vies en l'air.
Je sentis quelque chose monter en moi,
mais je ne savais pas sous quelle forme faire sortir cette émotion.
Et plus cette émotion devint forte, plus l'odeur de son parfum me parut insupportable...
Voulant à tout prix m'éloigner d'elle, je m'approchai d'une des piles de déchets.
Je fis un pas en avant,
puis encore un, descendant la pente.
Je me retournai et vis Rina descendre elle aussi la pente, marmonnant quelque chose.
Elle veut me suivre ?
Décidée à la semer, je courus le long de la pente et contournai le tout, m'arrêtant devant ma cabane secrète.
Je savais que cela ne me mènerait à rien.
Elle finirait bien par me retrouver ici.
La seule chose qui va se passer, c'est qu'elle saura où est ma cabane, alors que j'ai tenu cet endroit secret depuis tout ce temps.
Je préfère qu'elle ne sache pas pour ici.
Alors que je me retournai pour partir ailleurs, elle apparut devant moi.
— ... Ouah,
mais c'est super classe, dis-moi ! C'est ta base secrète ?
— Ahahahaha !
Eh oui, c'est ma cabane à moi toute seule.
Personne ne vient jamais ici, et personne ne pourra rien entendre.
... Quelque chose clochait dans ce que je venais de dire.
— C'est ta cabane rien qu'à toi, alors ?
Ahahahaha !
Eh bien, je suis flattée que tu m'aies emmenée ici !
Apparemment, elle s'imaginait que je faisais ça pour lui prouver que je l'aimais bien.
Elle s'approcha des portes arrières, jeta un coup d'œil à l'intérieur et poussa un cri de surprise.
Je fus soudain très consciente du fait que personne ne connaissait cet endroit, et une sensation grisante me prit alors, comme si ma conscience avait été arrachée à mon corps.
— ... ... ...
C'était un peu comme le mal des transports, j'allais de plus en plus mal, pas comme lorsque vous êtes ivre.
C'était juste désagréable, et bientôt, j'eus envie de vomir.
Je parie que mon cerveau est en train de libérer des tonnes de produits pour me faire oublier que je suis avec elle.
Mais même en faisant tout pour ne pas y penser, mes yeux la voient juste devant moi...
— Au fait, je voulais te dire, Reina.
— ... Quoi ?
— ... Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Tu ne te sens pas bien ?
— Non, ne vous en faites pas, tout va bien.
Je pris plusieurs inspirations pour reprendre mes esprits.
Mon envie de vomir passa, mais je ne réussis pas à retrouver mon sens de l'équilibre. Je dus m'appuyer à un morceau de meuble qui traînait dans le tas.
— Tu sais, Reina, je t'aime bien.
Et toi, tu m'aimes bien ?
— Ahahahaha ! C'est quoi ce manège ?
Je veux bien faire des efforts, mais je ne lui dirai jamais que je l'aime bien...
— Je suis avec ton père depuis un moment maintenant, tu sais,
et... Nous avons beaucoup parlé.
Bon, ressaisis-toi, Rena.
Tu as déjà entendu ce genre de discours, non ?
Deux sentiments s'affrontèrent en moi, l'un qui voulait comprendre ce qu'elle essayait de me dire, et l'autre qui faisait exprès de ne pas comprendre.
À cause de ça, ses mots se mirent à résonner dans ma tête, encore et encore, de plus en plus fort.
— Nous avons parlé sérieusement de notre avenir.
Des arrangements à prendre, et cætera.
... Quoi ?
— Tu l'aimes bien, Akihito, non ?
Alors j'aimerais que...
C'est quoi, tout ça ?
Maman ?
À quoi tu penses, Rena, c'est pas le moment de se souvenir de ça !
Tu vas devoir affronter Rina, t'as pas le temps !
Non, Maman, je ne veux pas ! Et Papa alors, qu'est-ce qu'il va devenir, hein ?
Et moi, qu'est-ce que je deviens, dans tout ça ?
Je ne veux pas que tu divorces ! Je ne veux pas que tu te remaries !
Non, non, non, pas de divorce, tu m'entends ? Divorce pas !
Et quant au remariage...
— Je ne veux pas entendre parler de remariage, je ne le permettrai pas.
— ... Pardon ?
— Vous pouvez vivre avec mon père, ça ne me regarde pas,
mais je m'opposerai à son remariage, ce n'est même pas la peine d'y penser.
J'imagine qu'elle ne pensait pas que je le dirais d'une manière aussi directe.
Pendant un long moment, elle resta là, à ne rien dire.
... Puis elle finit par rompre le silence, en éclatant de rire.
— ... ... ...
Aha...
AHAHAHAHAHA !
Je savais que tu ne serais pas trop chaude, mais de là à me faire rembarrer comme ça ! Ah, ça, j'aurais pas cru !
— Ah oui, vous pensiez que je ne serais pas d'accord ?
Je suis surprise de voir que vous aviez deviné.
— Allons, ce n'était pas bien compliqué, ça se sent, ce genre de choses.
Chaque fois que nos regards se croisent, tu pars en courant.
Tu pensais sérieusement que j't'avais pas calée ?
Rah ces jeunes, j'vous jure...
Son expression changea du tout au tout.
C'était la première fois qu'elle me montrait un visage pareil, et pourtant, je ne fus pas surprise le moins du monde.
Pour moi, c'était l'image qu'elle m'avait toujours donnée.
— Tu sais, j'aurais préféré pouvoir m'entendre avec toi, même si c'était seulement en apparence, mais si tu me craches à la gueule comme ça, je vois pas pourquoi je me ferais chier.
Qu'est-ce qui te défrise chez moi ?
Ça va m'être utile pour plus tard, alors ce serait bien que tu répondes.
— Tout.
Je vous déteste, toute entière, depuis le début.
Surtout votre parfum.
Des mots durs et méchants s'échappèrent de ma bouche, l'un après l'autre.
Bizarrement, j'avais l'air de planer, d'être dans les cieux, de voir la scène depuis un endroit un peu surélevé.
Comme si j'avais laissé les clefs de mon corps à quelqu'un d'autre au fond de moi.
Je savais que j'étais dans la mouise, et pourtant, ça ne me concernait pas.
— Ah ben ça alors, ça tombe bien,
moi non plus je pouvais pas te piffrer !
Ahahahahahahahaha !
Pauv' conne, mais comment tu me parles, t'as envie que j'te r'fasse le portrait ?
— Ne vous avisez plus jamais de mettre les pieds chez nous.
Vous pourrez vous mettre debout sur la tête, je ne vous autoriserai jamais à vous marier avec mon père.
— AHAhahahahahahahaha !
Non mais genre, t'as ton mot à dire sur la question ?
Eh ma grande, il faut se réveiller, ton avis, ton père en a rien à battre, et moi aussi, je m'en tamponne le coquillard ! Enfin, eh, c'est ta vie, hein ? Fais ce que tu veux, va pleurer chez ton père si ça t'amuses.
De toute façon, il est trop tard, maintenant.
... C'était un peu déroutant de la voir si confiante, malgré la situation.
Elle aurait la certitude d'avoir Papa dans la poche ?
Non, ça doit être plus concret que ça.
Une simple certitude ne serait pas assez...
Avant que ne pusse lui poser la question, elle y répondit d'elle-même.
— Je suis enceinte.
— MENTEUSE !!!
— ... Meuh non, je mens pas !
Je suis enceinte, c'est vrai !
Elle ment, c'est un mensonge, sale menteuse de merde ! Elle est pas enceinte !
Être enceinte, c'est pas une excuse pour divorcer, et c'est pas une raison pour exiger le mariage !
Elle ment, elle ment !
C'est du flan !
— Et comme je suis chrétienne, ma religion m'interdit d'avorter.
Et c'est pas un truc que je peux cacher très longtemps, ça va finir par se voir.
Et puis de toute façon, j'ai commencé à sortir avec ton père avec le mariage en tête.
Il peut pas me mettre en cloque et me jeter, ça marche pas comme ça. Je sais que ces derniers temps, le cas de figure se présente plus souvent, mais c'est pas une raison.
— Vous vous foutez de ma gueule en plus ?
Je sais tout, TOUT !
Je vous ai entendue discuter avec Tetsu !
Je sais que vous vous êtes approchée de mon père uniquement pour son argent !
Je sais que vous voulez le plumer, le “petit mari de Hinamizawa” !
M. Kasai m'a tout expliqué.
Je sais que c'est une arnaque !
— ... Oh, tu savais ? Tu savais tout ?
Oh ben merde, alors...
J'étais juste devant elle, nous étions nez à nez,
et je la dévisageai, la haine palpable dans le regard.
— Et alors ?
Maintenant que tu sais tout ça, tu comptes faire quoi, Reina ?
— ... Ne vous approchez plus jamais de mon père !
— Et si je veux pas ?
— ... ... ... ...
— Vu que tu m'avais plus ou moins invitée dans ta cabane secrète,
je me doutais bien que tu essaierais de me faire partir.
C'est ta cabane secrète, hein ?
Personne ne connaît ce coin, personne ne sait que nous sommes ici ?
— Exactement.
... Personne ne connaît cet endroit, et personne n'entendra rien.
Personne ne vient jamais ici...
Nos visages étaient à présent si proches que mon nez menaçait d'appuyer sur le sien.
Je me rendais bien compte de la dangerosité de ce que je venais de dire.
Mais je dois avouer que je ne réfléchis pas plus avant à ce qu'il pourrait se passer.
Je savais, quelque part, que je ne pouvais plus reculer désormais.
Mais quand on ne peut plus reculer...
que faut-il faire ?
Je n'en avais aucune idée.
— Ahahahahahaha !
Ouh là là, mais c'est qu'elle m'a prise au mot, en plus ?
Mais non, je déconne, allez, on fait la paix ?
Rina me tapa sur les épaules, partant d'un grand rire.
Moi, la situation ne me faisait vraiment pas rire, par contre.
Impavide, je la laissai faire, à l'affût du moindre changement dans son expression du visage.
Ce n'est que bien trop tard que je compris ce qu'elle était en train de faire, lorsque ses mains passèrent de mes épaules à mon cou, et que Rina se mit à serrer avec une force inimaginable !
Malgré la dispute qui avait fait rage, je n'avais rien vu venir, jusqu'au dernier moment.
— ... ... Uh…
... gha...
— Espèce de petite salope, me prends pas pour une conne, hein ?
J'suis à deux doigts de me faire des dizaines de millions d'argent de poche, tu vas pas faire chier maintenant !
Si t'avais été plus sympa, j't'en aurais filé un peu, tu sais ?
Mais faut toujours que t'aies une grande gueule, hein ?
Regarde où ça t'a menée, connasse ! Crève ! CRÈVE !
Lentement, les mains tremblantes, je plaçai mes doigts sur les bras de Rina, mais n'eus pas la force pour les écarter.
— ... ... ah... ... hghh...
— J'avais pas envie de te buter, hein ?
Mais j'aurai jamais un deuxième pigeon pareil entre les doigts, jamais !
Alors si je dois juste t'étrangler pour encaisser les millions, ben moi, j'dis pas non !
De toute, je voulais me faire la malle !
Alors, sale merdeuse, on la ramène moins, maintenant, hein ?
Mon champ de vision devint rapidement plus sombre et plus rouge.
Pour la première fois de ma vie, j'eus le pressentiment que ma fin était proche, que j'étais en train de me faire tuer.
Et pourtant, cette réalisation vint sans aucune crainte.
La crainte, en fin de compte, ce n'est qu'une émotion réservée à ceux qui ne sont pas présentement en situation de danger. Une personne ressent la crainte parce que justement, là en ce moment, elle est en sécurité.
Or, moi en ce moment, je suis à deux doigts de mourir. Il va s'agir de me bouger et de rassembler mes forces, si je veux réussir à écarter ses doigts...
Pour enfoncer le clou, Rina tenta de me pousser au sol pour s'asseoir sur moi.
Si elle réussit, je ne pourrai plus rien faire contre elle.
De toute façon, je ne pourrai pas tenir la pression très longtemps, elle a clairement l'avantage.
Alors, je fis exprès de rompre l'équilibre des forces.
Je me laissai tomber en arrière, pour voir comment Rina allait tomber.
Elle aurait fini par m'asphyxier, d'une manière ou d'une autre...
... alors autant tenter ma chance !
Nous tombâmes toutes les deux à la renverse, emmêlées l'une à l'autre.
Rina devait réellement avoir envie de tuer, car malgré la chute, elle ne lâcha pas prise.
Pour autant, la pression qu'elle exercait sur mon cou se fit moindre.
Pas assez pour que je pusse me dégager, mais moindre. Alors j'eus le temps de faire autre chose de mes mains.
Je devais saisir ma chance pendant ce bref instant. Sinon, je serais morte avant d'avoir dit “ouf”.
Alors je passai mes bras et mes mains sur le sol autour d'elle, tentant littéralement de saisir ma chance, ou en tout cas quelque chose qui pourrait m'aider.
Ma main droite tomba sur un morceau de verre.
Je devais absolument m'en servir -- c'était une question de vie ou de mort, sans mauvais jeu de mot.
Alors avec le tranchant du verre, je tailladai l'intérieur des bras de mon agresseur !
— ... HhhnggrraaaAAAAAAH !
Rina essaya de résister à la douleur, mais ce fut impossible.
Je me défendais avec l'énergie du désespoir, et taillais dans sa chair sans faire de cadeau.
Lâchant le cou, elle tenta de comprimer la blessure pour ne pas se vider de son sang.
Profitant de l'occasion, je roulai sur le côté pour me mettre en sécurité.
— Ahhaaaa,
espèce de p'tite salope, ÇA FAIT MAL, putain !
Rina essayait de rester ferme et féroce malgré la douleur.
Mais sa voix n'avait désormais plus aucun effet.
On peut intimider un adversaire pour le vaincre sans avoir à se battre, mais une fois la bataille engagée, cela ne sert plus à rien.
D'ailleurs, en faisant cela, elle indiquait sans le vouloir que sa blessure était très sérieuse !
Je n'hésitai plus.
Mon adversaire m'avait appris, quelques secondes auparavant,
ce qu'il fallait faire lorsque l'on avait le dos au mur !
Ici, c'était ma cabane secrète.
Il n'y avait que moi qui connaissais cet endroit, et je le connaissais dans ses moindres coins et recoins.
Peut-être que quelque part, j'avais su tout du long que ce jour finirait par arriver.
Ou peut-être que c'était vraiment le hasard.
Je tendis la main derrière moi, tout naturellement, et tout naturellement, je trouvai une barre à mine.
La levant très haut, je l'abattis sans attendre, de toutes mes forces !
Évidemment, c'est un objet trop lourd et trop dur pour l'arrêter simplement en levant le bras.
Rina donc tenta de la saisir avec la paume de ses mains. Pour me l'arracher, sûrement.
Mais en tendant les doigts, elle rata la barre, et c'était ce qu'il ne fallait pas faire.
C'était à prévoir, en y réfléchissant ; n'ayant pas placé ses doigts bien comme il fallait, la barre lui en avait brisé quelques-un, lui arrachant plusieurs ongles au passage.
— Gyaaaah !
C'est ce cri qui me signifia que je venais de prendre l'avantage.
Il me fallait maintenant en tirer parti, et ce, le plus vite possible !
Car sinon, Rina risquait de trouver elle aussi une arme pour pouvoir retourner la situation, et là, je mourrais pour de vrai !
— Aaah !
Ung !
Mais !
Annr !
Arrête !
Attends !
Rina plaça ses deux bras au-dessus de sa tête, pour essayer de se protéger,
mais cela ne servait à rien ; tout au plus, ses bras seraient brisés avant son crâne...
— Stop, arrête tes conneries, c'est plus drôle !
Aïe !
Aaah !
Parce que tu crois que je ferais ça si c'était pour te faire un blague ?
Crève, crève !
CRÈVE, salope !
Ah, je comprends, maintenant.
C'était ce que j'aurais dû faire depuis le début, en fait.
Au lieu de me faire chier à chercher des preuves ou à en discuter avec je ne sais qui,
c'était quand même pas sorcier !
C'était vraiment tout bête, c'est presque ridicule !
J'aurais dû commencer par ça !
Si j'avais fait ça plus tôt, au lieu d'attendre comme une conne,
Papa ne se serait pas fait avoir !
J'aurais pu le protéger.
J'aurais pu protéger notre famille.
J'aurais pu protéger ma vie quotidienne.
J'aurais pu rester moi-même.
Maman n'aurait pas divorcé.
Nous aurions toujours été heureux.
Je n'aurais pas eu tous mes problèmes.
Mais maintenant, c'est fini tout ça.
Maintenant, je vais récupérer mon dû.
C'est fini de pleurer sur mon triste sort.
Je ne me laisserai pas abattre.
Je vais redevenir heureuse.
Je vais reprendre le bonheur !
Maintenant !
Avec mes
propres mains !
Oh, Rina tenta bien de s'enfuir.
Mais avec la douleur de ses mains, la peur et le terrain instable, elle ne put pas m'échapper.
C'était mon coin secret,
mon territoire.
Mon pays à moi toute seule.
Elle n'avait aucune chance de pouvoir me semer moi ici.
Elle tenta tant bien que mal de remonter sur l'une des collines de déchets, mais, perdant l'équilibre, elle tomba en arrière et roula, roula, roula encore en redescendant, puis s'arrêta, pas vraiment allongée, sur le sol.
Elle n'esquissa plus aucun mouvement. Elle ne chercha ni à se relever, ni même à se protéger la tête.
Les yeux grands ouverts, elle regardait le ciel, son cou penché à un angle impossible.
... Ne sachant pas trop comment vérifier qu'elle était bien morte, je fixai ses yeux du regard.
Après tout, elle faisait peut-être semblant.
Mais j'eus beau attendre encore et encore, elle ne referma pas les yeux.
Je pris une poignée de sable et de poussière et la lui jetai sur le visage.
Elle ne ferma pas les yeux. Elle n'eut, d'ailleurs, aucune réaction.
Il y eut un bruit sourd à mes côtés.
À cause de la sueur, la barre à mine m'était tombée des mains.
Lorsque je la ramassai, j'eus un choc : comment avais-je pu utiliser un truc aussi lourd ? Je n'avais pas remarqué son poids...
Je transpirais de partout, mais la brise fraîche sur ma sueur était très agréable.
Quant au concert du chant des cigales, il était apaisant, et graduellement, mon cœur cessa de battre la chamade.
Rina ressemblait toujours à un mannequin en bois, cassé sur le sol.
... Heh, on pourrait dire qu'elle est devenue un déchet, en fait, donc elle est au bon endroit, maintenant.
Je règne en maître absolu sur la décharge. Et je suis d'accord pour dire qu'elle mérite de rester ici.
Curieusement, je n'avais aucun remords ni appréhension à l'idée d'avoir tué quelqu'un.
Je dois même avouer que j'étais plutôt fière d'avoir éliminé la menace qui pesait sur mon père.
Lorsqu'enfin je pus reprendre une respiration normale, mon cerveau put analyser la situation plus calmement.
... Il n'y avait pas trente-six solutions : je devais cacher son corps.
Et d'abord, surtout, son scooter.
Je remontai la pente des détritus et saisis le scooter pour le pousser en contrebas.
Dans un bruit formidable, il dévala la pente, faisant plusieurs tonneaux avant de s'écraser par terre et de se fondre dans le paysage, comme s'il avait toujours été là.
Je retournai alors près du corps et tirai Rina vers ma cabane secrète.
Ma tête savait que normalement, c'était un peu comme un sac de sable de 50kg, mais elle me parut beaucoup plus légère.
... Quand je pense que cette allumette a failli détruire notre famille...
Je ne l'avais pas invitée ici pour la tuer.
... Ou bien alors, peut-être que l'autre en moi avait planifié tout cela depuis le début.
En tout cas, le fait était accompli désormais, mais ça me paraissait être la meilleure solution, et la plus rapide.
Tuer, ah ça, il n'y a que ça de vrai.
Et puis, je savais la misère que c'était lorsque l'on devait se morfondre en attendant sur l'aide des autres.
... Le meurtre de l'année dernière me revint en mémoire.
J'ai toujours su que c'était Satoshi qui avait fait le coup,
mais je dois dire qu'aujourd'hui, je comprenais même pourquoi.
Dans les mêmes conditions que l'année dernière, qui aurait pu sauver Satoko d'une autre façon ?
Personne, sûrement.
Et maintenant, c'est moi qui suis dans le même cas.
Comment aurais-je pu sauver mon père d'une autre façon ?
Si j'avais dû planifier ce meurtre, je pense que j'aurais eu beaucoup trop de stress.
Mais, pour le pire comme pour le meilleur, cette solution s'était imposée à moi sans prévenir, dans l'inspiration du moment.
Ce qui voulait dire que finalement, je m'en étais sortie avec le minimum de stress pour le maximum d'efficacité.
Mon problème était réglé.
... Est-ce que quelqu'un pourrait soupçonner quelque chose en remarquant la date de sa disparition ?
C'était une femme qui allait au travail seulement quand ça l'arrangeait, après tout.
Normalement, personne ne se posera de question...
De toute façon, tout le monde savait qu'elle vivait dans un milieu pas très commode.
Ils se diront qu'elle a eu un pépin et qu'elle se cache, le temps que la situation se calme.
Je n'avais pas besoin de me faire un alibi.
Si j'arrive à faire disparaître le corps, je n'aurai plus jamais à me faire de souci.
Je me triturai les méninges pour savoir quoi faire avec le corps. Ce n'était pas une mince affaire.
Toutes les solutions qui me vinrent à l'esprit étaient très risquées, voire dangereuses.
Et puis enfin, après s'être calmé, mon cerveau trouva la solution.
En fait, elle était très bien ici.
Plus personne ne se souvenait de cet endroit, son corps était en sécurité.
Plus personne ne venait ici.
Personne ne connaissait le coin.
Et j'étais très bien placée pour le savoir.
Au lieu de me prendre la tête à déplacer le corps ailleurs et risquer de me faire repérer, je n'ai qu'à faire en sorte de bien le cacher ici, ce serait beaucoup plus sûr et bien plus discret.
Mais ce ne serait quand même pas parfait.
Cet endroit ne pouvait pas rester secret toute ma vie.
Il me fallait cacher le corps ici, mais aussi trouver le moyen de le faire disparaître à tout jamais de la surface de la Terre.
... C'était autrement plus facile de réfléchir à ça que lorsque je m'étais cassé la tête à l'époque pour trouver le moyen de les faire rompre...
Je pris le corps désarticulé de Rina et le cachai dans un vieux frigidaire qui traînait dans la décharge.
J'avais vraiment envie de l'enterrer maintenant et tout de suite, ce frigidaire.
... Mais je savais que ce ne serait pas assez.
Je n'ai pas le choix, il faudra découper le corps en morceaux si je veux le faire vraiment complètement disparaître...
Soudain, je remarquai la pénombre ambiante.
Ce n'était pas comme si la nuit était tombée en une seconde.
Mais il était tard, maintenant.
Je n'avais pas vu le temps passer.
J'entendis un éclair au loin -- il y aura sûrement une averse violente ce soir.
La pluie m'arrangeait beaucoup.
Elle laverait sûrement toute trace de sang qu'il pourrait y avoir.
Bon, et maintenant, il faut rentrer à la maison.
Et il faudra réfléchir à la marche à suivre pour demain et pour après.
Je resterai avec Papa jusqu'à ce qu'il l'ait oubliée.
... Je crois qu'il sera très triste, au début.
Mais lui et moi finirons par redevenir heureux.
Et nous vivrons tranquillement.
Mon corps était lourd de fatigue.
Mais je ressentais l'accomplissement d'avoir fait le premier pas, le pas décisif.
Il m'en faudrait d'autres, désormais.
Je ne pleurerai plus jamais.
Je ne pleurerai plus, jusqu'à avoir retrouvé le bonheur.
Je le jure.