Ma mère était quelqu'un de toujours très occupée.

Elle se donnait à fond au travail, et plus les gens la félicitaient, plus elle se lançait dans les nouveaux projets.

Elle visait toujours plus haut, c'était un peu mon modèle, mon idole à moi.

À ce qu'on m'a dit, elle travaillait avant comme designer chez un petit fabriquant de vêtements à Okinomiya.

Mon père aussi travaillait là-bas.

C'est là-bas qu'ils se sont rencontrés et qu'ils se sont mariés.

Au début, ils vivaient ensemble dans un petit appartement à Okinomiya,

mais lorsque ma mère est tombée enceinte de moi, ils ont décidé de venir habiter dans la maison familiale de ma mère, à Hinamizawa.

Nous y avons vécu jusqu'à l'année de mon entrée à l'école primaire, et avons déménagé juste avant.

En y réfléchissant, je pense que c'était la période la plus heureuse de ma vie.

Chaque jour était un jour heureux, et je pensais que chaque lendemain serait aussi beau que la veille et qu'aujourd'hui. Il ne me serait jamais venu à l'idée d'en douter.

C'était normal d'être heureux, c'était l'ordre naturel des choses. Je ne me rendais pas vraiment compte de mon bonheur.

Oui, chaque jour était un jour heureux.

À l'époque, j'étais très petite, donc évidemment je ne le savais pas, mais l'entreprise dans laquelle mes parents travaillaient se retrouva assez mal en point financièrement.

Ma mère et quelques autres jeunes designers talentueux parlèrent de se mettre ensemble pour former une nouvelle boîte.

... L'idée s'est précisée, mais finalement, après de nombreux rebondissements,

un bureau de designers d'Ibaraki leur a demandé de venir -- il les embauchait.

Le bureau là-bas a parlé de je ne sais quoi, avec des mots compliqués, mais pour faire simple, ils devaient déménager et habiter à Ibaraki.

Ma mère avait de l'expérience, la nouvelle boîte comptait beaucoup sur elle, et elle a tout de suite eu de nouvelles responsabilités.

Mais mon père ne faisait pas partie des éléments dont le bureau là-bas voulait.

Il n'était malheureusement pas aussi doué que ma mère dans ce travail.

Déménager pour Ibaraki signifiait pour mon père la fin de sa carrière.

Ma mère, quant à elle, avait déjà reçu la promesse d'un gros projet.

Ma mère « ne voulait pas gâcher son talent et sa passion en restant à la campagne ».

Elle réussit à convaincre mon père, qui se résolut au déménagement et à tomber au chômage, se consolant en se disant qu'il aidait sa femme à réaliser quelque chose d'extraordinaire.

À l'époque, pour moi, déménager signifiait perdre tous mes amis.

Mon père m'a raconté que j'ai beaucoup pleuré et que je faisais des colères.

Après notre déménagement, ma mère mena à bien le projet qui lui avait été assigné, dépassant largement tous les espoirs de ses supérieurs.

Elle avait toujours été du genre à vouloir prendre les choses en mains, donc lorsque sa nouvelle boîte lui avait confié le projet, elle s'en était donnée à cœur joie, je pense.

Elle rentrait toujours très tard le soir, et j'avais l'impression qu'elle n'avait jamais de vacances.

Assez souvent, elle restait dormir au travail, les jours de réunions.

Mais lorsqu'elle rentrait, on sentait qu'elle était contente, qu'elle était fière de son travail. Elle avait un sourire sur les lèvres qu'elle n'avait jamais eu à Hinamizawa.

Je me souviens très bien que je m'étais jurée de devenir comme elle, si jamais c'était possible, parce que je la trouvais formidable.

Par contre, mon père, ce n'était pas trop ça.

Aucune boîte ne voulait de lui en tant que designer. Il dut se résigner à faire de la comptabilité ou du secrétariat dans quelques petites structures.

Toute l'expérience qu'il avait acquise ne lui servant à rien, je pense que mon père a dû vraiment très mal vivre ce déménagement.

Mais il prenait sur lui, pour ma mère.

Elle reçut de plus en plus de projets, aussi se résolut-il à s'occuper seul de la maison.

Il apprit à faire le ménage, le linge, à repasser, et se mit à suivre ma scolarité de près, participant parfois aux activités pour les parents d'élèves.

Mais apparemment, la cuisine, c'était vraiment hors d'atteinte pour lui. Il apprit rapidement à faire le riz, mais les légumes, c'en était trop. Il achetait toujours les légumes tout préparés.

Au fil du temps, les repas où nous étions seuls devinrent de plus en plus fréquents.

« Maman est encore une fois devenue très occupée. »

Mon père répondait à chaque fois que Maman avait beaucoup de travail et que ce n'était pas facile pour elle.

Et alors il disait toujours que je devais aussi me montrer compréhensive et l'aider à soutenir ma mère.

Alors, j'ai décidé d'apprendre à faire la cuisine.

C'était la seule chose que mon père ne savait pas faire, alors je me suis dit que si moi j'apprenais à faire bien la cuisine, ce serait parfait.

Les rares fois où ma mère cuisinait, je restai auprès d'elle pour apprendre tout ce que je pouvais.

Elle s'excusait souvent de ne pas cuisiner très souvent, mais elle était très contente de voir que je comptais sur elle pour m'apprendre ce qu'elle savait faire.

Je crois me souvenir qu'à l'époque, dans mes rédactions, j'écrivais souvent que je voulais devenir comme ma mère, une designer de vêtements pour une grande marque européenne.

Mais malheureusement... je n'avais pas hérité de ses capacités naturelles.

Le talent ne s'apprenait pas, il fallait être né avec, me racontait-elle souvent.

Je me souviens encore avoir été très déçue de ne pas pouvoir faire la même carrière qu'elle.

Alors, je me suis décidée à ne pas essayer de faire pareil qu'elle, mais d'exceller dans les domaines où elle était moins douée.

Je me suis mise en tête de réussir à faire absolument tout dans les tâches ménagères, pas seulement la cuisine. Je voulais aussi savoir faire le linge, coudre, faire les courses, le ménage, la totale.

Je crois que mon père a été très content de voir que je me débrouillais très bien dans ce domaine -- il n'aimait pas trop faire le ménage.

Mais étant au chômage, il passait beaucoup de temps chez nous, et il était très content d'avoir le temps de me voir grandir.

Et puis je finis par substituer ma mère dans toutes les tâches ménagères,

et ma mère, par obtenir de telles responsabilités qu'elle ne fut plus que rarement à la maison.

Ma mère devait s'en vouloir de ne pas s'occuper de l'éducation de sa fille, car parfois, elle m'invitait ailleurs.

Elle me disait que nous irions manger un morceau juste elle et moi, en secret, entre filles.

Parfois, nous allions effectivement dans un grand restaurant, mais parfois, nous allions simplement dans un parc d'attractions.

Parfois, nous étions seules, et parfois, il y avait des collègues de ma mère.

Elle m'emmena une fois à un barbecue organisé par quelqu'un de sa boîte, c'était en été, au bord de la mer.

Elle me présenta à ses collègues, et ils me gâtèrent tous.

Je me souviens surtout d'un grand “jeune homme” (il m'avait fait les gros yeux quand je l'avais appelé “monsieur”) très bronzé, avec les cheveux teints en blond. Il avait été très gentil.

Il était souvent là quand j'allais seule quelque part avec ma mère.

Parfois, même lorsque nous étions censées être libres, ma mère recevait des appels pour le travail. Parfois même, elle discutait avec les collègues présents de choses du travail, et elle prenait des notes.

Alors cela ne m'étonnait pas trop de voir ses collègues venir avec nous.

Mais pour être franche, je préférais quand nous étions vraiment seules.

Ce jour-là aussi, je me souviens qu'elle m'avait emmenée dans un quartier très chic.

Elle me passait tous mes caprices.

Elle m'achetait des choses très chères, et me payait toutes les sucreries que je voulais.

Ce jour-là en particulier, ç'avait été un festival.

Elle m'avait emmené dans des magasins d'accessoires de mode et dans d'autres magasins dans lesquels je n'étais jamais allée.

Je lui avais dit que ça ne m'irait pas, que ce n'était pas mon genre, mais elle m'avait offert quand même des tas de choses.

Je me souviens que les prix avaient tous beaucoup de zéros.

Ce jour-là, je me rendis compte pour la première fois de ma vie que non seulement elle avait une carrière brillante, mais qu'en plus, elle avait beaucoup d'argent.

Puis nous fîmes une pause dans un café où le moindre verre de jus d'orange coûtait 1000 Yens.

Ma mère tapa un poing dans sa main, se souvenant de quelque chose.

Elle me fit un sourire complice et me demanda si je ne voulais pas réaliser mon rêve d'enfance.

Quand j'étais à la maternelle, j'avais fait un dessin, un jour, dans lequel je m'étais dessinée en train de manger “une montagne de desserts, plusieurs fois, rien que moi toute seule”.

Elle me proposa de le réaliser, aujourd'hui, là, maintenant, tout de suite.

Ce n'était pas un jour spécial.

Pour moi, ce n'était pas un jour de fête.

Mais comme je savais que ma mère aimait bien me payer des tas de choses, cela ne me parut pas spécialement hors de l'ordinaire, alors j'acceptai volontiers.

On servit quelque chose comme 5 ou 6 parfaits aux fruits devant moi.

J'ai bien cru que j'étais entrée au paradis, je voyais de belles couleurs partout, j'avais un sourire énorme, c'était magique.

Je savais bien que je ne les finirais pas tous,

mais je me suis mise à piocher dedans comme un gamin qui joue dans la boue ou dans un bac à sable.

Je me souviens avoir, pour la première fois, mangé tellement de dessert que rien qu'avec le dessert, je n'avais plus faim. C'était juste énorme.

Pendant que je m'empiffrais, nous faisions la conversation sur tout et sur rien.

Mère de Rena

— Dis-moi, Reina.

Est-ce que tu te souviens de qui était avec nous la fois où nous sommes allées au cinéma ?

Rena

— Euh, c'était monsieur Akihito, je crois.

Hau, tu lui diras pas que j'ai dit “monsieur”, hein ? Sinon il va encore me taper sur le tête...

Mère de Rena

— Ahahahahahaha !

Non, d'accord. Reina, est-ce que tu l'aimes bien ?

Rena

— Non, je l'aime pas !

Il fait rien qu'à se moquer de moi.

Mère de Rena

— Bah, il t'aime bien, il te taquine, c'est tout.

Vous aviez pourtant beaucoup discuté lors du barbecue.

Rena

— Hmmm...

Bon, d'accord, parfois, on peut s'entendre,

c'est vrai.

Ma mère eut une petit rire en voyant ma réaction.

Je me suis demandé pourquoi elle voulait tellement me parler de lui, mais bon, j'étais jeune, ça ne m'intéressait pas des masses, alors je ne me suis pas trop cassé la tête dessus.

Je pense que c'était un présage.

Mais j'étais trop jeune pour comprendre que c'était un signe.

Mère de Rena

— Dis-moi, Reina,

qui tu préfères entre moi et ton père ?

Rena

— Toi !

Je ne peux pas dire que je détestais mon père, mais ma mère venait de m'offrir des tas de choses, je me suis dit que ce serait vraiment malpoli d'hésiter.

Mère de Rena

— Et si je devais vivre dans une autre maison que ton père, tu voudrais vivre chez qui ?

Rena

— ... Eh bien...

Quoi ?

Mère de Rena

— Tu sais, je...

Je pense me séparer de ton père pour aller vivre avec Akihito.

À l'époque, ma mère avait réussi des tas de choses.

Je ne le savais pas, mais elle avait en fait déjà changé d'entreprise, elle était dans une grande boîte, avec beaucoup de compétition et beaucoup de responsabilités.

Et puis, ce n'était pas qu'une question de statut.

Mon père ne gagnait que peu d'argent dans le mois, à peine de quoi survivre, alors qu'elle, elle pouvait subvenir aux besoins de la famille sans problème et mettre beaucoup d'argent de côté.

D'après ses frasques dépensières, ce n'était pas difficile à deviner, en tout cas.

Ma mère avait grimpé les échelons, et ne fréquentait plus que des gens qui faisaient partie de cet échelon.

Ils étaient tous doués, sûrs d'eux, ils étaient brillants.

Mon père faisait sûrement pâle figure en comparaison.

C'est vrai que j'aimais bien Akihito.

Mais il faisait partie de cette catégorie des gens que l'on connaît un peu, qui sont sympas comparés au premier pelé venu, mais pas du tout la même catégorie que celle de mon père.

J'aimais mes deux parents, et quand ma mère m'a annoncé ses intentions, mon monde s'est écroulé, déchiré en mille morceaux.

C'était véritablement un déchirement.

La Terre était séparée en deux côtés, mon Père et ma Mère, et je devais choisir l'un des deux si je ne voulais pas tomber dans le néant.

Ma mère m'a demandé de venir vivre avec elle.

Dans la maison où vivrait aussi Akihito.

J'avais toujours cru que la famille et la maison, c'était sacré.

J'étais persuadée que c'était comme un lieu religieux, dans lequel les étrangers n'avaient pas à venir marcher avec leurs gros sabots.

C'est pourquoi je fus complètement sidérée en comprenant le peu de cas que ma mère faisait de cette intrusion.

« Pourquoi tu n'aimes plus Papa ? »

Ma mère baissa légèrement la tête, mais ne répondit pas.

Je refusai d'en rester là.

« Pourquoi tu veux plus vivre avec Papa ? Il est plus assez bien ? »

Je lui ai posé cette question, parce que j'ai pensé que c'était celle qui aurait le plus d'effet sur elle.

Pour être honnête, je pense que c'est simplement ma mère qui s'était trouvé un amant.

Je savais qu'on ne pouvait pas tourner autour du pot : elle avait simplement trouvé un homme plus jeune, plus brillant, et était tombée amoureuse de lui.

Je savais parfaitement que ce n'était pas la faute de mon père, je le voyais tous les jours, il n'avait jamais rien fait de mal.

En plus, à la base, c'est pour lui rendre service qu'il a accepté de partir de Hinamizawa !

Il n'avait rien à y gagner, lui.

Depuis notre déménagement, il n'avait fait que souffrir, ou presque.

Et pourtant, malgré les épreuves, il l'a soutenue, il s'est fait discret, il a fait tout ce qu'il a pu pour l'aider !

Et elle ne lui en était pas reconnaissante ? Pas le moindre du monde ?

J'étais persuadée

que c'était elle qui l'avait trahi.

Alors, je répondis à ma mère que je ne voulais pas de ce divorce, que je ne voulais rien savoir.

Je l'ai dit en criant, tellement fort que les gens se sont retournés dans le café.

« Tu n'as qu'à rester comme ça avec Akihito, vous vous voyez souvent, de toute manière, non ? »

« J'ai de la peine pour Papa, franchement !

Il t'a toujours aidée, toujours !

Tu peux pas lui faire ça, c'est pas juste ! »

J'ai ensuite continué, du plus fort que j'ai pu.

Alors ma mère a simplement dit une chose.

« En fait...

C'est

trop tard, maintenant. »

« Pourquoi ? En quel honneur ?

Tu ne lui as encore rien dit, à Papa, c'est bon ! Il n'y a rien de cassé ! »

Mère de Rena

« Reina.

... ... Je suis enceinte. »

Je ne sais pas si ma mère a dit en face à mon père qu'elle voulait divorcer.

Je sais juste que j'ai souvent vu une femme venir chez nous, elle devait avoir la quarantaine, c'était une avocate. Elle parlait à mon père au téléphone, aussi.

Lui, d'ailleurs, lui a souvent demandé à voir ma mère pour lui parler de vive voix, mais il n'a jamais été entendu.

Je pense que cette histoire de divorce lui est tombé dessus comme le ciel sur la tête.

Je pense qu'en fait, ma mère ne lui en a même pas parlé au téléphone.

L'avocate lui a interdit de la voir, de se rendre à son travail pour aller la voir, et même de l'appeler.

En gros,

il devait signer et accepter de ne plus jamais la revoir, de toute sa vie.

Mon père a quand même cherché à entrer en contact avec ma mère, en téléphonant à une vieille amie, mais la seule chose qu'elle put faire pour lui, c'est lui dire le nom de l'homme pour lequel sa femme l'avait quitté.

Mon père m'a demandé :

— Tu le connais ?

Alors, je lui ai répondu :

— Oui.

Après tout, c'était la vérité.

Il était drôle, et il m'avait souvent offert des bonbons.

... ... ... Je me souviendrai toute ma vie du visage de mon père ce soir-là.

Pour la première fois de ma vie, il m'a giflée.

Il ne m'a vraiment pas loupée, j'ai eu la marque de ses doigts sur ma joue pendant presque une heure.

Puis il s'est affalé à genoux, et il s'est mis à pleurer comme un petit garçon.

Alors, peu après lui, moi aussi, je me suis mise à pleurer.

Oh, pas à cause de la gifle, non...

Akihito avait été gentil avec moi, alors j'avais toujours pensé qu'il était normal d'être gentille avec lui en retour.

... D'ailleurs, je croyais qu'une fille devait se montrer gentille avec tout le monde, sans discrimination,

parce que c'était la moindre des politesses.

Mais ce n'était pas vrai.

Dans la vie, il y a la masse des inconnus avec qui vous devez rester un mimimum polie, et puis il y a aussi des gens avec lesquels il ne faut surtout jamais être gentil. Il y a les “ennemis”.

Les “ennemis”, ce sont tous les gens qui, de par leur simple présence, menacent de troubler la quiétude de mon quotidien.

Qu'ils le fassent exprès par méchanceté ou pas, ce n'est pas la question.

C'est un peu comme les mauvaises herbes qui poussent dans un parterre de fleurs.

Les pissenlits n'ont rien fait de mal en soi, mais ils prennent les éléments nutritifs des tulipes, alors on les arrache.

Les pissenlits ont beau être innocents,

ils n'en sont pas moins

des “ennemis”,

des méchants.

Et lui, c'était un méchant.

Je n'aurais pas dû l'accepter.

J'aurais dû le jeter dehors et l'empêcher de m'approcher.

En faisant ça, je l'aurais peut-être éloigné de ma mère.

En faisant ça, ma mère n'aurait peut-être pas continué à le voir en faisant des plans sur la comète.

En faisant ça... J'aurais peut-être pu sauver le mariage de mes parents, toute seule, en me donnant un peu de mal.

Je pleurai avec mon père, mais nos larmes n'avaient pas le même sens.

Mon père pleurait parce qu'il ne comprenait pas l'injustice qu'il lui arrivait.

Mais moi,

je pleurais parce que j'avais honte de ne rien avoir fait pour éviter cette situation, alors que j'en avais eu maintes et maintes fois l'occasion.

Mon père se releva et vint vers moi, il caressa ma joue, il ouvrit la bouche, sûrement pour s'excuser,

mais il ne fit que se remettre à pleurer.

Après cela, j'ai pu accompagner l'avocate et aller voir ma mère. Seule.

Elle m'invita à nouveau à venir vivre avec elle.

Je ne savais pas quoi lui répondre, alors je suis restée là, la tête baissée, à l'écouter s'excuser.

Mon père était au courant de cette rencontre.

Il m'avait donné une lettre pour elle.

Je ne sais pas ce qu'il avait écrit dedans.

Mais rien qu'à toucher la surface de l'enveloppe, j'avais l'impression de savoir quels mots et quelles émotions il avait couchés sur le papier.

L'enveloppe

était

gondolée.

Mon père avait écrit en pleurant, et en séchant, ses larmes avaient déformé le papier à lettre et l'enveloppe.

Ma mère prit la lettre et la rangea dans son sac à main, en me disant qu'elle la lirait plus tard.

Alors je lui dis sur un ton qui en disait long que je voulais la voir la lire, maintenant.

Je voulais voir

ce que ma mère aurait à dire en lisant les dernières choses que mon père avaient à lui dire.

Mais ma mère n'en fit rien.

Elle me répondit simplement qu'elle voulait la lire en privé, et ferma son sac à main, ostensiblement.

Alors,

je compris.

Non, je ne peux pas vraiment dire ça comme ça, en fait.

Je devrais dire plutôt

“je sus”,

parce que c'était vraiment ça, en fait.

Je sus que ma mère était en train de me mentir.

Ma mère n'avait absolument aucune intention de lire cette lettre.

Elle était en train de mentir, pour se faire gentille, mais dès que j'aurais le dos tourné, elle jetterait cette lettre sans même l'ouvrir.

Rien qu'à voir ses sourcils et les commissures de ses lèvres, je pouvais deviner qu'elle mentait.

Alors, à cet instant, je réalisai enfin l'évidence.

Le méchant dans l'histoire, ce n'était pas l'homme qui l'avait séduite.

Elle aussi était une méchante dans cette affaire.

Et là, d'un seul coup,

le monde autour de moi s'écroula et tomba en poussière, éclatant comme de la glace, plongeant ma mère dans une sorte de brouillard opaque qui la rendait invisible.

Je ne ressentis plus aucune hésitation à sa question.

Rena

— Je ne désire pas aller vivre chez toi.

Ma maison est celle des Ryûgû.

Je ne veux plus jamais te voir.

Ne t'avise plus jamais de m'appeler.

Mère de Rena

— Mais tu sais, Reina, si tu restes avec ton père, tu auras des problèmes tous les jours.

Pour la première fois de ma vie, entendre mon nom provoqua en moi un frisson de dégoût.

Rena

— Non.

Ne vous avisez plus jamais de m'appeler par mon prénom.

... Sur ce, je vous laisse.

Adieu.

Ce furent

les derniers mots que j'échangeai avec ma mère.

Ou plutôt, avec la femme qui avait été ma mère.

Puis vinrent des jours sans vraie saison, en une suite plus ou moins longue, je ne saurais trop dire.

Nous avions pourtant l'habitude de ne pas voir ma mère à la maison.

Et pourtant, à chaque fois que mon père voyait un objet qui rappelait son existence --

sa brosse à dents,

sa tasse de café,

son roman préféré --

j'étais prise de colère, et mon père, lui, éclatait en sanglots.

Alors un jour, je me suis mise en tête d'effacer toutes ses traces.

Je pris plusieurs sacs poubelles, remontai mes manches, puis fis le tour des pièces de la maison,

jetant tout ce qui lui avait appartenu en vrac dans les grands sacs noirs.

Je fis tomber ses armoires à linge,

jetai sa boîte à musique violemment contre le sol,

brisai son miroir à trois faces…

...

et je ne me souviens plus trop de ce qu'il s'est passé ensuite.

... Lorsque j'essaye de me souvenir de ce qu'il s'est passé,

ma tête se vide.

Je sais qu'à l'époque, quand je prenais les médicaments que le médecin m'avait prescrits, ma tête se vidait, et j'étais toujours épuisée.

Apparemment, ça m'avait marquée,

car à chaque fois que j'essayais de me souvenir des détails de cette période de ma vie, ma tête se vidait, et j'étais prise de fatigue, comme quand je prenais encore ces médicaments.

J'ai cassé tout ce qui portait plus ou moins l'odeur ou la marque de ma mère,

mais je crois que ce que je voulais casser plus que tout le reste, c'était moi-même.

Même après la disparition de ma mère, le remords ne disparut pas. Alors finalement, je finis par me retourner contre moi-même.

Ou peut-être qu'en me salissant et en m'avilissant, je pensais ternir la vie, la réputation et le succès que ma mère avait eus.

Et puis...

vraiment tout à la fin.

La déesse Yashiro m'est apparue.

Alors, elle m'a parlé.

Elle m'a dit de rentrer à Hinamizawa.

Alors, je compris que tout cela n'était qu'une malédiction.

La punition divine s'était abattue sur notre famille, car nous avions violé la loi céleste : nous avions quitté Hinamizawa.

Lorsqu'enfin je compris cela

...

le monde bizarroïde dans lequel j'avais vécu après le départ de ma mère eut enfin un sens.

Nous étions sous l'influence de la malédiction de la déesse Yashiro.

Et elle m'était apparue pour m'ordonner de vite revenir au village.

Mais bien sûr !

Si nous étions restés, rien de tout cela ne serait arrivé.

Tout était devenu fou à cause du déménagement.

Nous étions obligés de repartir.

... Ma tête se vida, puis une douleur m'assaillit.

C'était peut-être mon subconscient qui m'ordonnait de ne pas rechercher dans mes souvenirs.

La maison dans laquelle nous avions vécu à Hinamizawa était encore là, comme au premier jour.

Ma grand mère était morte, et c'était la seule chose qu'elle avait encore eue.

Je savais que j'avais vécu ici, mais c'était avant mon entrée à l'école, je n'en avais que de très vagues souvenirs.

Je me souvenais vaguement de l'impression que dégageait le village.

Je ne savais plus du tout quel chemin menait où, qui était qui, ni comment s'appelaient mes meilleures amies de l'époque.

Les voisins savaient en gros qui nous étions, mon père était le gendre de la vieille dame qui avait vécu ici, il était divorcé de sa femme, il revenait avec leur fille unique,

mais nous n'avions pas plus de contacts que cela, et très franchement, je n'avais aucun souvenir d'eux non plus.

C'était un peu un renouveau, en quelque sorte.

... Et pourtant.

C'était de là que j'étais partie, et là où je devais revenir.

Comparé à la ville d'Ibaraki où nous avions vécu, il n'y avait vraiment rien ici.

Mon père et moi eurent beaucoup d'hésitations au début, mais finalement, après quelques travaux, cette maison devint la nôtre, et rien que la nôtre.

La vie ici semblait avoir un effet bénéfique pour mon père. Il pensait moins à son divorce et à la tristesse qui l'avait affligé.

Moi aussi, je devins amie avec Mii et finis par m'habituer au village.

Je pris la place de ma mère dans la maison, et petit à petit, le bonheur revint.

Tout le monde a le droit de vivre heureux.

Les gens qui disent être nés sous une mauvaise étoile ne sont que des paresseux qui se cherchent des excuses.

Je ne me laisserai pas subjuguer par le mauvais sort.

Je retrouverai le bonheur perdu.

Je redeviendrai heureuse, tellement que j'oublierai mon passé, tellement que j'oublierai que je suis heureuse, et je trouverai ça normal, dans l'ordre des choses.

Je ne pleurerai plus, plus jamais.

J'ai pleuré

toutes les larmes de mon corps le soir où mon père m'a giflée.

La malédiction de la déesse Yashiro est finie, nous sommes rentrés à Hinamizawa maintenant.

À partir de maintenant, nous serons heureux...

Soudain, l'eau accumulée je ne sais où se déversa d'un coup sur le toit de la carosserie, et le bruit me réveilla en sursaut.

Il pleuvait toujours dehors.

Il faisait désormais nuit noire.

La lumière de la lampe de bureau projetait des ombres plus noires que l'encre de chine, comme s'il n'y avait plus rien derrière les objets.

Peut-être que si j'éteins la lumière,

le monde disparaîtra complètement ?

Alors,

j'éteignis la lumière.

Je fus immédiatement happée et engloutie par les ténèbres.

Mais la fraîcheur de l'air ambiant et le son de la pluie me rappelèrent immédiatement et implacablement que j'étais toujours là, que je vivais, et que le monde existait.

... La malédiction de la déesse Yashiro, hein ?

Est-ce que c'était elle qui avait rendu ma famille folle ?

Ou est-ce que c'était simplement moi qui m'étais créé un coupable pour arrêter de culpabiliser à cause du divorce ?

... ... Parfois, il m'arrivait de ne plus trop savoir.

Depuis ce jour-là, en tout cas, la déesse Yashiro n'est plus jamais revenue à mon chevet.

Il m'arrive de me dire que ce n'était qu'une hallucination, que j'avais complètement perdu la tête.

Et pourtant...

Je suis sûre et certaine

qu'elle avait été là.

Je ne pouvais pas l'avoir rêvée.

Dites-moi, ô déesse Yashiro.

J'étais malheureuse là-bas, et j'ai retrouvé le bonheur en rentrant à Hinamizawa.

Mais maintenant...

... maintenant, je suis malheureuse à Hinamizawa aussi.

Où est-ce que je suis censée aller, moi ?

Rena

— Arrête, Rena.

Tu ne dois pas penser que tu es malheureuse.

Je suis heureuse.

Ou en tout cas, je suis en passe de devenir heureuse.

Alors, deviens heureuse !

Si ces ténèbres m'engloutissent, je ne serai plus jamais heureuse.

Dans la précipitation, je cherchai fébrilement la lampe de bureau et la rallumai.

Je regardai ma montre ; il était plus de 23h.

Si je ne rentre pas maintenant, ce sera dur de se lever pour préparer à manger demain matin.

Il faut au moins que je programme l'horloge de l'auto-cuiseur.

Elle finit, cette pluie, ou pas ?

Je plaçai mon visage contre la vitre, mais je ne pus rien discerner au dehors.

Regardant mon reflet dans la vitre, je lui adressai la parole.

Je suis très contente de voir Papa aussi heureux.

Il avait l'air d'être mort, avant.

Le fait de le revoir sourire, c'est la preuve que tout marche à nouveau.

Et puis,

c'est ma faute s'il était aussi triste.

Alors c'est normal de me faire discrète et d'attendre qu'il ait retrouvé le sourire et que nous soyons à nouveau vraiment heureux.

Si je reste ici, je ne serai pas en train de les déranger,

et puis aussi, ça m'évitera de devoir sourire alors que je n'en ai pas envie.

Mais alors que je disais cela,

mon reflet dans la vitre me répondit.

Tu es vraiment une gentille fille, tu sais.

Tu es capable d'aimer les gens tous autant les uns que les autres.

Tu es capable de te faire aimer de tout le monde.

Mais j'ai comme l'impression que tu as oublié quelque chose, non ?

Dans la vie, il a la masse des inconnus avec qui vous devez rester un mimimum polie, et puis il y aussi des gens qu'il faut rejeter, de toutes ses forces.

Les

“ennemis”.

Tu te souviens de cette leçon, quand même ?

Non, je ne dois pas l'écouter.

... Mon reflet est toujours méchant.

La fille de mon reflet est toujours à se moquer de tous mes efforts.

... Mais aussi, elle dit toujours tout haut ce que je pense tout bas...

Allez, Rena,

rentre chez toi maintenant.

N'écoute pas ce que la méchante Rena t'a dit.

Tiens, c'est bizarre, j'ai faim.

J'ai pourtant mangé tellement aujourd'hui...

Il faut croire que la vie continue.

Ah, mais au fait, Rina a acheté un morceau de gâteau pour moi, il me semble.

Je n'ai pas goûté au gâteau aux fraises de l'Angel Mort, mais je parie qu'il est très bon.

Il faudra que je lui dise qu'il était bon quand je la reverrai.

... Ce n'est pas une femme très bien éduquée, mais je ne pense pas que ce soit une méchante.

Elle s'entend si bien avec Papa.

Je n'avais jamais réussi à faire sourire mon père, mais elle, elle n'avait eu besoin que de quelques secondes.

Je dois lui être reconnaissante.

Il faut que je la remercie de remonter le moral de Papa.

Mais... je ne sais pas pourquoi...

Je crois que décidément...

je n'aime vraiment pas son parfum...