Imaginons un instant : vous êtes en décembre, au début de l'hiver.
Et pourtant, tous les jours, il fait chaud et humide, et les grillons s'en donnent à cœur joie dehors.
Est-ce que vous continueriez à vous habiller en manteau et anorak, avec bonnet, mouffles et écharpe dans le sac ?
Non, probablement pas.
C'est pourquoi malgré le calendrier qui nous affichait le mois de juin,
la chaleur persistante nous plongeait déjà dans le bonheur de l'été et des vacances.
Et par une chaleur pareille, nos jeux du club devaient forcément s'accommoder aux conditions climatiques !
Pendant le cours de sport, normalement, les élèves avaient le droit de faire plus ou moins ce qu'ils voulaient, chacun de leur côté, à condition de rester dans l'enceinte de l'école. Mais aujourd'hui était une exception notable à cette règle. Aujourd'hui, nous étions tous rassemblés en rang dans la cour.
Après avoir vérifié que tout le monde était bien là, Mion demanda le silence, puis commença les explications d'une voix forte.
— Alors, les enfants, vous avez compris ce que vous devez faire ?
« OUAIS ! »
Tous les enfants avaient le poing levé bien haut, et chaque petit poing enserrait un pistolet à eau.
Eh oui, par une chaleur pareille, même si nous étions encore en juin, nous avions le droit de nous en servir !
Et bien évidemment, une bataille en rangs serrés avec tous les élèves de la classe ne pouvait que promettre une tuerie phénoménale !
— Aah, je ne sais pas si cela est dû à la participation de tous nos chers camarades de classe, mais la perspective de nos affrontements me met dans une humeur particulièrement splendide !
— Oui, je te comprends !
C'est excitant de se dire que nous allons tous nous amuser comme des fous dehors !
— ... Les autres, peut-être, mais pour ne pas changer, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre...
— Ouais, j'imagine bien ! Puisque c'est un peu une compétition, nous autres membres du club avons certainement un truc horrible qui nous pend au nez !
— Héhhéhhé !
Bah, oui, en gros, c'est ça.
Si l'un d'entre nous a le malheur de perdre, j'ai préparé une petite punition de derrière les fagots, vous m'en direz des nouvelles !
Allez, bougez vos fesses !
— Parfait, ça y est, là, je suis chaud !
Alors les gars, vous avez bien vérifié vos armes ?
Les chargeurs sont pleins ?
— T'inquiète, Maebara !
Les combats de pistolets, ça nous connaît !
— ... Ces deux-là jouent souvent avec leurs pistolets à eau, ils sont assez forts.
— Héhhéhhéhhéhhé...
Aujourd'hui, nous ne sommes pas comme d'habitude !
Tomita et Okamura se regardèrent, un grand sourire féroce aux lèvres, le regard brillant. Ils levèrent alors les chiens et se mirent en position de tir, d'une façon très rapide et efficace.
Ils étaient dans leur élément, et cette confiance en eux-mêmes, que l'on pouvait lire facilement sur leur visage, les rendait dangereux.
— Pour Mion, c'est même pas la peine de demander, mais j'imagine que Rika et Satoko savent se débrouiller aussi...
Et toi, Rena ? Fais attention à bien bouger, sinon tu vas te faire saucer de tous les côtés !
Surtout qu'en ce moment, tu finis souvent dernière.
— Hauuu...
Oui, mais c'est parce qu'en ce moment, on ne joue qu'à des jeux auxquels je ne suis pas très douée.
Et puis, tu sais Keiichi, tu en prends pas mal aussi, je te signale !
— Hahahahahahaha !
Comme si tu pouvais comprendre la rage et l'impuissance ressenties lorsque j'ai voulu enlever le soutif que vous m'aviez forcé à mettre et que ma mère a débarqué dans ma chambre sans crier gare !
Gah !!!
— Et moi, alors ? Tu ne t'en rends pas compte, mais la semaine dernière, le gage était vraiment horrible ! La plupart des filles n'oseraient plus jamais se montrer tellement elles auraient eu honte !
Alors que nous étions en train de trembler de peur en nous remémorant les derniers gages subis, un rire claironnant et hautain retentit.
— OOOOOoooohhohhohho !
Ce qui prouve bien que l'erreur systématique est un concept qui s'applique à tout, même à l'ambition ou à la bonne fortune !
Ce qui signifie, très chers,
que vous faites partie des éternels perdants !
— Héhhéhhé...
Bah, c'est vrai qu'il y a un peu de déterminisme.
Et puis, l'esprit combatif, c'est comme une arme à feu, il faut l'entretenir.
Si vous n'avez plus confiance en vous, si vous n'avez plus la foi en vos capacités, alors dans des situations identiques, vous finirez par faire de moins en moins bien !
— Bande de saligauds !
Rena et moi on se dévoue pour se taper vos gages à deux balles, et vous, même pas un mot de remerciement, rien ?
— Tiens donc, c'était donc du dévouement de votre part ?
Eh bien, en ce cas, veuillez excuser mon manque irréfragable de reconnaissance !
— Aaargh,
Satoko !
Je sais que tu te fous de moi, et j'aime pas ça ! Tu as mis de l'huile sur le feu, et tu vas payer !
Je te ferai ravaler tes mots !
— Héhéhé...
C'est bien, p'tit gars, c'est le bon état d'esprit !
Enfin, j'espère qu'avec ça, tu me poseras quelques difficultés, au moins.
Rena aussi, bonne chance.
Si tu continues avec tes hauuu à tout bout de champ, tu finiras par perdre la première, ce serait très humiliant...
Je ne dis pas que c'est ce qu'il va arriver, mais bon, c'est assez probable, je dirais !
Héhéhé !
— Oui, je pense que notre chère Rena sera la première à tomber sur le champ de bataille !
Préparez-vous déjà au pire, très chère !
Ooooohhohhohhohho !
— Méééeuh, vous êtes des méchantes !
— ... Allons, allons, vous deux, courage ! Vous laissez pas abattre !
Après s'être bien moquées de nous, les filles partirent embêter les autres.
Je ne pus que piaffer de rage et d'impuissance dans leur dos.
— Eh merde !
Je te jure que je perdrai pas, elles ne pourront pas s'en tirer comme ça ! Même si je dois en crever, je gagnerai !
— Ahahahaha, oui, je te comprends.
C'est pas agréable de s'entendre dire des trucs pareils...
— C'est même plus que “pas agréable”, c'est une humiliation en bonne et due forme !
Bordel !!
— Mii a un peu raison, à force de perdre, l'esprit combatif diminue.
C'est pour ça qu'il nous faut les battre aujourd'hui, pour leur faire ravaler tout ça !
Je regardai Rena ; ses yeux avaient une lueur différente aujourd'hui.
D'habitude, elle a l'air de s'amuser, de faire l'idiote par moments, mais quand c'est vraiment important, c'est fini de jouer, elle peut être très sérieuse et efficace.
Et là, elle avait le regard des jours où c'était vraiment important -- ça va pas être facile de la battre.
— Aujourd'hui, en vertu des règles du club, moi aussi je vais jouer sans faire de cadeau.
— Ah ouais ?
Ce qui veut dire que les autres jours, tu ne te foules pas trop pour nous laisser gagner ?
Rena sourit.
C'était un léger sourire, il respirait la confiance et le mépris, quelque part.
C'est pas bon, ça...
Elle est vraiment partie pour y aller sans pitié.
Ce sourire, c'est un truc qui ne trompe pas.
Rena est probablement celle qui est la plus réglo parmi nous.
Ce club dit spécifiquement que tout est permis, mais elle est du genre à garder quand même une certaine morale dans ce qu'elle fait.
C'est pour ça que d'habitude, elle a du mal à gagner.
Mais si elle annonce qu'elle n'aura aucune pitié, c'est que ça va chier des bulles !
— Eeeeh merde... Tu peux pas me faire ce petit sourire et espérer me voir plier mes gaules ! Je vais devoir sortir le grand jeu aussi !
— Je sais qu'il faut toujours tout donner, mais parfois, il faut faire mieux que ça, tu n'es pas d'accord ?
Et je crois qu'aujourd'hui, c'est justement l'un de ses jours où tout donner ne sera pas suffisant.
— Si, ouais.
— Parfait !
Sans concertation préalable, nous nous touchâmes poing contre poing.
D'habitude, quand nous n'avons vraiment pas envie de perdre, nous tenons ensemble et nous nous mettons d'accord. Mais aujourd'hui, Rena ne proposait même pas l'armistice.
Ce qui voulait dire
qu'elle était sûre et certaine de pouvoir tous nous battre sans problème !
Qu'elle réussirait à gagner,
même seule
contre nous tous
à la fois !
Elle avait méchamment la classe, mais ce n'était pas une raison pour en avoir peur.
Si elle est tellement décidée à nous montrer ce qu'elle sait faire, alors je ferai pareil.
En ce moment, mon esprit combatif est plutôt raplapla, ça ne peut que lui faire du bien ! D'ailleurs, je le sens déjà reprendre du poil de la bête !
— Eh bien alors, Keiichi, tu m'as l'air bien décidé, toi aussi ?
À croire que tu penses pouvoir nous battre tous à toi tout seul, presque !
— Parce que c'est pas exactement ce que toi tu penses, peut-être ?
— Je vois. Alors nous nous battrons l'un contre l'autre à la fin ?
— Ben, si tu dégommes tous les autres et moi aussi, je suppose que oui.
— Je compte sur toi pour être mon dernier adversaire, Keiichi. Ne me déçois pas !
— T'inquiète pas pour moi, ma grande !
Encore une fois, nos poings se touchèrent !
— Vous vous souvenez tous des règles de combat ?
Soyez fair-play si vous vous faites toucher !
Si vous êtes touché, ne tirez plus, ce ne sera pas compté de toute façon !
— Mion, je veux un topo sur ce qui est considéré comme “toucher”.
— Si vous êtes touché par le jet d'eau d'un pistolet à eau, vous êtes “touché”.
Aah, je vois, toi et tes idées tordues, j'te jure.
Si l'eau qui sort du pistolet touche en premier effectivement la cible, alors elle touche l'adversaire.
Vous ne pouvez pas tirer dans une bassine et faire un piège avec, ça ne comptera pas.
— Donc il faut toucher directement, ou ça ne compte pas.
Eh bien, Satoko risque d'avoir quelques difficultés...
— OOooohhohhohho !
Allons, allons, il y a toutes sortes de pièges, vous savez !
Je vous montrerai, vous tomberez la première dedans !
— Ahahahahahaha, non, je ne crois pas.
Il faudra que tu te transformes en quelqu'un d'autre si tu veux pouvoir m'arrêter, Satoko.
— Très chère, comment osez-vous ?
— Ohoooo ?
Rena qui insulte ses adversaires ?
Mais c'est la fête du slip, ma parole ! Cette partie promet d'être passionnante.
Héhéhé !
Qu'est-ce que t'en dis, p'tit gars ?
— Non, je ne crois pas que ce sera si passionnant que ça, à vrai dire.
C'est soit elle, soit moi qui gagnerai. On vous laisse juste le choix du bourreau, et encore...
— ... Vous aussi m'avez l'air bien remonté, Keiichi.
Mion me scruta des yeux, puis Rena. Elle semblait pouvoir discerner nos auras de combat.
Elle aussi se mit à sourire,
apparemment ravie de trouver de la compétition...
— Parfait !
Vous me plaisez, vous deux, j'aime vos visages !
Alors, on commence ?
Allez, les enfants ! Vous avez tous tiré un papier ?
Alors rendez-vous à l'endroit de départ indiqué dessus !
Nous étions censés commencer tous depuis des positions tirées au hasard, ce qui expliquait le tirage au sort.
Et puis, il fallait bien dire que si tout le monde commençait pile les uns à côté des autres, ce ne serait pas très difficile, ni très rigolo.
Je me rendis donc derrière le bâtiment principal.
Lorsque j'avais tiré ce numéro, je me suis dit que je pourrais utiliser le toit de la remise juste à côté pour me cacher et les attendre -- j'avais découvert cette cachette parfaite lors d'un jeu de chat-zombie l'autre jour (cherchez pas, c'est une longue histoire) --
mais j'avais abandonné l'idée : pas assez excitant comme stratégie.
Et puis, ça faisait un moment que je n'avais pas eu tellement envie de jouer !
Je le sentais dans mes jambes et dans mes genoux...
Alors c'était ça, l'excitation du combat ?
Au loin, je pouvais entendre Mion déclamer le compte à rebours.
— ... 3,
...2,
...1
Une détonation retentit, comme un pistolet d'athlétisme.
Je bondis de ma position et sprintai pour faire le tour de l'école.
Je n'étais pas le seul à avoir été placé à l'arrière du bâtiment.
Quelqu'un d'autre aurait pu s'occuper d'eux, mais je préférai être sans pitié et y aller méthodiquement.
— WouooooaaaaAAH !
En me voyant foncer sur eux en hurlant comme un sauvage, les plus jeunes furent pris de peur.
Pendant qu'ils se demandaient encore s'ils devaient combattre ou s'enfuir, j'en profitai pour leur tirer dessus, un à un.
— Désolé !
C'est la faute à pas de chance, il fallait pas commencer si près de moi !
Je caressai la tête des élèves les plus déçus -- ils avaient perdu alors que le jeu venait à peine de commencer ! -- puis leur confisquai leurs pistolets à eau.
Eh oui, parce que c'était super important.
Il n'y a pas beaucoup d'eau dans le réservoir d'un pistolet à eau.
Si vous vous retrouvez avec juste un chargeur dans une bataille contre dix autres joueurs, vous n'allez pas tenir longtemps.
Jetant mon arme désormais vide, je pris leurs deux pistolets, un dans chaque main, et avançai pour observer la situation dans la cour.
Comme je l'avais imaginé, c'était la guerre.
Pendant le court laps de temps que j'avais mis à éliminer les deux premiers adversaires, la plupart des enfants avaient été éliminés.
Oh, je m'y étais attendu...
Il n'y avait aucun obstacle dans la cour, en conséquence, celui qui visait le mieux était sûr de gagner !
Et comme les autres filles du club étaient toutes dans la cour, elles avaient écrasé leurs adversaires comme un éléphant piétine des fourmis !
— La vache, mais le machin de Mion est éééNORME !
Mion avait changé de pistolet -- ce n'était pas le modèle normal qu'elle avait eu en mains au départ, mais l'un de ces Super Trucmuches avec un réservoir de plusieurs litres.
Elle pouvait tirer très loin devant elle avec ça.
Bon, c'est vrai qu'il n'y avait pas eu de consignes particulières au sujet des modèles.
Elle avait juste dit que ça devait obligatoirement être un pistolet à eau.
La plupart des gens avaient été au magasin pour en acheter un, évidemment, mais les modèles comme le sien n'étaient jamais en stock, il fallait les commander spécialement, et cela aurait pris trop de temps...
Moi aussi, j'avais essayé d'en avoir un comme ça, mais j'avais lâché l'affaire en voyant le bon de commande.
Et puis d'abord, tout le monde avait acheté un modèle de base, de toute façon !
Ce qui voulait dire que Mion avait commandé un super modèle il y a longtemps déjà, juste pour le cas où il y aurait ce genre de jeux un jour...
Elle ne recule devant vraiment rien pour gagner, celle-là.
En plus, elle avait bien pressenti que si elle l'avait montré dès le début, les autres se seraient plaints, c'est pourquoi elle l'avait tenu caché...
Apparemment, il ne restait déjà pratiquement plus personne en jeu.
Quelques rares survivants essayaient de se cacher derrière la tractopelle, en espérant pouvoir jouer la montre.
Mais Mion les fit tomber grâce à la puissance de feu (enfin, de l'eau, j'imagine) de ses balles !
— Ahahahahahaha !
Eh ben alors, les enfants, faut pas vous cacher, comme ça, sortez donc !
Derrière la tractopelle, Tomita et Okamura se tenaient, prêts à l'action.
Au premier regard, on aurait pu penser qu'ils étaient en difficulté,
mais en fait, non.
Ces deux-là étaient très entraînés au maniement des pistolets à eau.
C'était d'ailleurs pour ça qu'ils étaient encore en lice.
Ils ont évité des attaques qu'ils avaient 99% de chances de prendre en pleine poire, et ils sont encore en lice !
Alors évidemment, Mion avait l'air sacrément entraînée, elle aussi.
Elle réussissait à leur mettre la pression, en utilisant à bon escient l'avantage du gros réservoir et de la pression.
Sa victoire n'était qu'une question de temps.
— Rah, c'est pas bon, son modèle est trop sophistiqué !
— On a pas le choix, il va falloir tenir jusqu'à ce que la déléguée n'ait plus d'eau...
On ne peut rien faire pour l'instant...
Ils n'avaient pas le choix : ils durent fuir la ligne de mire de Mion en tournant autour de la tractopelle, encore et encore.
Ils auraient pu profiter du fait d'être deux contre elle, mais ils n'en avaient pas l'occasion.
Ils savaient aussi que s'ils attaquaient sans précaution et que l'un d'entre eux se faisait toucher, toute leur stratégie tombait à l'eau !
C'est pour ça qu'ils étaient aussi prudent, mais cette prudence les empêchait de vraiment attaquer !
Bien sûr, Mion voyait clair dans leur jeu.
Elle les narguait et les poussait à venir l'attaquer.
Mion les poursuivit lentement autour de l'énorme machine, et ce faisant, me montra le dos.
Si j'engage le combat contre elle de face, je n'aurai aucune chance contre elle.
Si je veux gagner... Il me faut absolument l'attaquer par surprise, dans le dos !
Hmm... La distance entre nous est trop grande.
Même si elle est de dos, elle aurait largement le temps de m'entendre venir et de se retourner.
Oui, mais comparé à l'alternative, j'aurais une bien meilleure chance maintenant...
Rah, mais arrête d'hésiter, bordel !
Tu n'auras pas une deuxième chance !
Je sortis des ombres dans lesquelles j'étais tapi, les deux pistolets pointés sur Mion, en fondant comme une panthère sur ma proie !
Mais il ne me vint pas à l'esprit de le faire en toute discrétion... Je n'avais pas le temps pour ça !
— HAAaaaaaAAAAAAAAHH !
MION !
— Eh !?
Aha, te voilà enfin, p'tit gars !
Elle avait eu l'air surprise de me voir débarquer, mais sa confiance en elle était vite revenue : avec cette arme, elle avait de grandes chances de gagner...
Mais dans ce cas, me direz-vous, elle n'avait qu'à tirer tout de suite, sans poser de question !
Sauf qu'elle faisait tout pour m'attirer plus près d'elle.
Elle n'avait probablement plus beaucoup d'eau en réserve...
Lorsque des duelistes se battent avec la même arme, la distance de tir est la même,
donc l'issue du combat dépend des capacités du tireur.
Si elle se battait contre nos deux jeunes camarades, elle pourrait gagner, même avec le même modèle qu'eux.
Mais Mion avait immédiatement ressenti qu'elle aurait besoin de tous les avantages possibles et imaginables pour me vaincre.
En l'espace d'un seul instant, elle avait compris que je n'étais pas mou du genou comme les autres jours, et que le combat risquait d'être âpre.
Quelle puissance de calcul dans sa tête, quand même ! Je lui tire mon chapeau !
Je courus vers elle en zigzaguant, couvrant rapidement la distance entre nous.
Mes deux réservoirs étaient pleins, le sien nettement moins, nos deux portées étaient donc les mêmes.
Et chacun d'entre nous savait parfaitement à quelle distance se placer pour toucher l'adversaire !
— Tu as le feu sacré, aujourd'hui, p'tit gars. Ça mérite le respect.
Franchement dit, je ne suis pas sûre de pouvoir te battre en combat de front !
— C'est pas de bol, Mion, mais je crois que tu t'es plantée dans ton équation.
Si tu m'attaques de front aujourd'hui, tu n'as pas une chance sur deux de gagner, non...
Tu n'as aucune chance de gagner !
Au moment précis où nous entrâmes mutuellement dans nos champs de tir,
Mion et moi pressâmes la détente, quasiment au même moment !
Je tirais pendant ma course, alors que Mion n'avait qu'à bien se tenir sur ses jambes et me viser -- la précision de tir obtenue n'était pas du tout la même pour elle et pour moi.
Mion n'avait pas besoin de bouger pour éviter l'arc de mon tir -- j'avais tiré complètement à côté.
Le tir de Mion, en revanche, décrivait un arc gracieux qui semblait partir tout droit sur mon torse.
Je pouvais suivre la course de ce tir avec le regard, mais je n'étais pas en position pour pouvoir l'éviter, mon corps était déjà en mouvement dans la mauvaise direction.
Mion était sûre de me toucher !
— Eeh oui, p'tit gars, c'est bien beau de vouloir, mais encore faut-il pouvoir, et pour toi, eh ben c'est pas le cas !
C'est donc toi qui perds le premier !
— Comme je le disais tout à l'heure, c'est vraiment pas de bol, Mion.
Aujourd'hui, ton cerveau a quelques lenteurs pour calculer les coups à l'avance, il semblerait.
— Arrête ton char !
Tu ne pourras pas éviter le tir !
Fais-toi toucher, et après, réfléchis à la chance que tu as laissée passer ! Tu aurais dû te taire et me tirer dessus tant que je te tournais le dos !
Tss, c'est vraiment dommage, ma grande.
Si tu avais réfléchi une seconde de plus, tu aurais compris mon stratagème...
À ton avis, pourquoi est-ce que je suis sorti en criant ? Pourquoi est-ce que j'ai choisi de ne pas utiliser mon avantage ?
Lorsque Mion avait remarqué mon attaque dans son dos, elle s'était retournée pour m'affronter... ce qui voulait dire qu'elle avait tourné le dos aux ennemis qu'elle avait été en train de combattre !
Et ces ennemis, en entendant mes cris, s'étaient rendu compte que Mion devait forcément leur tourner le dos !
— Eeh ? Mais !? COMMENT ?
Mion avait ressenti quelque chose de froid dans son dos.
Les deux jeunes qu'elle avait repoussés jusqu'avant s'étaient rebellés et avaient montré leurs crocs ! Et maintenant, à cause de cette sensation fraîche et humide, elle se rendait compte qu'ils lui avaient tiré dans le dos !
Au moment où le tir de Mion allait toucher mon torse,
je le balayai d'un geste du bras !
Le filet d'eau suspendu dans les airs se désintégra en une pluie de gouttes.
— Oooh, je vois...
Puisque j'ai été touchée avant toi, mon tir ne compte plus !
— Eh ben alors, il t'en a fallu du temps, pour comprendre !
Couche-toi, Mion !
Comprenant soudain la situation, Mion mit les mains derrière la tête et s'accroupit en un éclair.
Derrière elle se tenaient Tomita et Okamura, et maintenant qu'elle était au sol, nous nous faisions face !
Oh, leur temps de réaction n'était pas mauvais du tout.
Ils avaient su qu'une fois Mion éliminée, ils devraient se battre contre moi.
Ils n'avaient pas la moindre reconnaissance envers moi de les avoir tirés de ce mauvais pas, c'était un bon début --
ils m'avaient aussi directement considéré comme un ennemi dangereux et non pas comme un allié potentiel, ce qui prouvait qu'ils pouvaient devenir cruels si nécessaire.
Avec encore deux ou trois ans d'entraînement, ils seront peut-être bons pour entrer dans notre club !
— Et maintenant, il faut tuer Maebara, compris ?
— Ouais, pas de problème ! Et puis, nous sommes deux !
Il va perdre !
Eh les enfants,
vous êtes carrément en retard !
Eux avaient considéré les choses dans un ordre bien précis, d'abord ils éliminent Mion, et ensuite moi.
Sauf que moi, je les avais pris pour cible dès le début !
Lorsque j'avais tiré sur Mion en pleine course,
j'avais su qu'ils m'en débarrasseraient !
Et en fait, je n'avais pas du tout tiré en visant Mion !
Eux devaient maintenant ramener les canons de leurs armes vers moi, pour me viser, mais moi, je n'avais pas à perdre ce temps, car je les avais déjà visés, depuis le moment où j'avais couru vers Mion en criant !
Au dernier moment, dans un éclair de compréhension, ils se rendirent compte tous les deux que mes tirs leur arrivaient en plein dessus.
Ce qui voulait dire que pour eux, c'était déjà trop tard !
— Whoooaaryaaah !!
Je sautai par-dessus Mion et fis une roulade à terre !
À la fin de ma roulade, j'étais accroupi, les bras écartés, comme un gymnaste après une figure au sol, tout en grâce.
À l'extrémité de mes bras deployés comme des ailes, mes pistolets.
Puis un tir double, rapide, sûr et précis, qui les toucha tous les deux !
— ... Il est trop rapide...
— Comment a-t-il fait ? Nous étions deux !
Tomita et Okamura tombèrent à genoux.
— La vache, j'aurais jamais cru que tu étais capable de faire ça, p'tit gars... Je suis devenue faible, il faut croire...
Mion frappa du poing sur le sol, dégoûtée.
— Non, Mion, tu es toujours au top de ta forme.
— Ah ouais ? Mais alors, comment est-ce que j'ai pu perdre ?
— Ça paraît évident, pourtant !
Je fis tournoyer mes flingues autour de mes index et les repris bien en mains.
— Parce que j'ai besoin de gagner de temps en temps, pour pouvoir faire le malin !
Il n'y avait quasiment plus aucun autre survivant.
À bien regarder, je ne vis que plus que moi, Rena et Satoko en lice.
Et Rena et Satoko étaient d'ailleurs en train de nous faire un combat dantesque.
Elles faisaient plus ou moins jeu égal...
Quoique, non, en fait, Satoko était clairement en train de mettre la pression à son adversaire.
Elle se déplaçait vraiment très vite.
Rena n'était pas du tout la même que d'habitude.
Elle était vraiment là pour gagner, ça se voyait.
Et si Satoko réussissait quand même à la mettre en danger, c'est que même sans ses pièges habituels, elle était très forte !
— Ooooohhohhohho !
Eh bien alors, ma chère, vous avez perdu de votre superbe ?
— Tu te déplaces bien, bravo...
Mais je ne peux pas me permettre de perdre !
La vache, Satoko ! Je ne savais pas trop comment elle faisait, mais elle arrivait toujours à se placer de façon à être dangereuse ! Rena ne pouvait pas bouger !
Mais en se battant de la sorte, elle devait tirer souvent et utiliser beaucoup d'eau. Or, son niveau d'eau était toujours conséquent.
En regardant un peu mieux, je remarquai un seau rempli d'eau et de pistolets à ses pieds.
Aaah, je vois, elle a ramassé toutes les armes des perdants.
Il faut dire que pendant ce genre de duels, le plus dangereux, en fait, c'est de recharger l'eau des pistolets.
Le trou est tout petit,
il faut être près du robinet, bien tenir l'arme sous le jet d'eau, et rester en position pendant un moment.
Bref, c'est du suicide.
Je l'avais bien deviné, c'est pour ça que j'avais pris les armes de mes adversaires, mais je n'avais que deux mains.
Satoko avait résolu le problème en prenant un seau...
Rena, apparemment, n'avait qu'une seule arme.
Elle avait commencé avec deux, et elle en avait pris d'autres en route, j'imagine.
Sauf que son affrontement contre Satoko commençait à traîner en longueur, et qu'elle n'avait plus beaucoup d'eau.
Elle avait l'air de rationner ses tirs en attendant sa chance, mais le rideau de tirs de Satoko la repoussait sans cesse. Ce n'était qu'une question de temps, elle se ferait avoir...
Ou pas ? Rena se défendait vraiment super bien.
Elle avait l'air d'être en difficulté, mais petit à petit, je voyais bien qu'elle se plaçait de mieux en mieux pour passer à l'attaque.
Elle se plaçait tout doucement près de la remise des agrès.
Je parie qu'elle veut se rapprocher au corps à corps pour ne pas gaspiller ce qu'il lui reste d'eau.
Et justement, le coin près de la remise devrait pouvoir lui permettre de faire précisément ça...
— Eh ben alors, que t'arrive-t-il, Satoko ?
Tu n'attaques plus ?
Tu es fatiguée, peut-être ?
— Ooohhohhohho !
Je vous remercie de vous soucier de ma condition physique, mais j'ai encore de la ressource !
Par contre, vous, très chère,
je ne vous vois plus tirer depuis quelque temps.
Vos ressources, elles, seraient-elles épuisées ?
— Si c'est ce que tu penses, pourquoi ne pas venir me le demander en face ?
— Voyons, ce serait un tel manque de tact, je préfère ne pas m'imposer dans votre champ de vision.
Et puis, j'imagine bien que vous avez gardé de quoi tirer une dernière fois.
— C'est tout ce dont j'ai besoin pour te vaincre, après tout.
Allez, je ne vais pas te salir tes habits, je vais te tirer sur le front !
— Oooohhohhohho !
Fort bien, fort bien ! Vous me surprenez, ma chère, je ne m'attendais pas à une confrontation aussi palpitante contre vous !
Mais si vous n'avez plus que quelques gouttes d'eau, j'ai bien peur que votre tir ne dispose pas d'une pression suffisante pour m'atteindre !
Et selon toute apparence, Satoko avait vu juste.
Rena n'avait plus qu'une chance de tirer.
Et comme la quantité d'eau dans le réservoir influait sur la pression du tir, elle ne pourrait plus tirer bien loin avec ce qu'il lui restait.
Le dernier tir d'un pistolet à eau est toujours celui qui a le moins de portée !
C'étaient là des conditions catastrophiques, et pourtant, Rena ne se départait pas d'un sourire en coin.
Putain, c'est pas vrai, mais elle est sûre de gagner ou quoi ?
C'est comme si Satoko ne comptait pas !
— Vous êtes douée pour fuir, je dois bien l'admettre. Ce terrain n'est pas à mon avantage,
je vais donc rester prudente, si cela ne vous dérange pas, ma chère.
Satoko avait compris bien plus vite que moi que le comportement de son adversaire n'était pas naturel, et avait l'air de vouloir à tout prix éviter la confrontation de face.
— Je ne joue pas souvent aux échecs japonais, mais je pense pouvoir affirmer vous mettre échec au roi à chaque coup, très chère.
Satoko changea d'arme -- son réservoir fut à nouveau plein -- et se mit à avancer prudemment près de l'endroit où se cachait Rena.
Avec un réservoir plein, elle n'avait pas seulement la possibilité de tirer plus loin.
L'eau restant à la même hauteur que le canon de l'arme pendant plus longtemps, grâce à la pression, elle pouvait aussi viser avec plus de précision.
Dans un combat face à face, Satoko avait 99% de chance de gagner.
Et c'est peut-être bien pour cela que Satoko avait visiblement peur de la dernière attaque de Rena.
Elle avait parlé d'échec au roi, mais ce n'était pas vraiment ça.
Aux échecs japonais, il faut utiliser obligatoirement plusieurs pièces si l'on veut mettre le roi en échec à chaque tour et le faire reculer dans un coin.
Cette situation autorise le joueur qui met la pression à perdre quelques pièces dans la bataille, en les sacrifiant, mais Satoko était seule et n'avait donc pas de pièces à sacrifier.
Et un roi ne peut jamais mettre un autre roi échec et mat !
Alors oui, en apparence, Satoko avait le dessus, mais en fait, elle n'avait pas spécialement l'avantage !
— Fort bien, ma chère, je vais venir vous chercher. Il serait déraisonnable d'attendre la sonnerie de la cloche, je ne vous laisserai pas vous en tirer de cette façon !
— Oui, tu as raison,
il est temps d'en finir !
C'est pas normal, Rena n'a aucune raison de vouloir se montrer.
Elle a sûrement une idée derrière la tête !
Rena sortit de sa cachette, très calmement.
Je remarquai tout de suite la différence.
Elle n'avait plus la même arme !
Satoko aussi eut l'air de s'en rendre compte.
— Je pensais venir me cacher ici si jamais je tombais à court de munitions.
Alors j'ai placé un pistolet à eau plein dans un coin, au cas où.
La vache, mais c'est super bien vu !
C'est la spécialité de Satoko, ça, d'habitude ! Toujours à sortir un truc à la dernière seconde pour retourner la situation à son avantage !
Or, Satoko justement avait toujours l'air très à l'aise.
Pourtant, son adversaire était juste devant elle, avec une arme prête à tirer ! Elle n'avait plus aucun avantage.
C'est pas vrai, me dites pas qu'elle a encore un atout caché dans sa manche ?
— Par le plus extraordinaire des hasards, il se trouve que cette arme revêtait une importance capitale à mes yeux aussi.
— ... Ah oui ? Et pourquoi ?
— Parce qu'entre autres, si vous n'aviez pas obtenu cette arme, vous auriez continué de vous cacher et de fuir en attendant une meilleure occasion, sans jamais vous montrer.
Mon cerveau eut comme un coup de jus, et j'eus une révélation.
Alors c'était ÇA !
Jusqu'à présent, Rena avait été en mauvaise posture, mais Satoko n'aurait jamais pu réussir à l'éliminer.
C'est pour ça qu'elle avait cessé d'attaquer, précisément parce que Rena était trop prudente.
Et puis,
imaginons que Rena
n'ait plus besoin d'un retournement de situation improbable !
Pour être plus précis,
imaginons qu'elle obtienne une arme chargée à bloc. Que ferait-elle ?
Elle se montrerait, bien sûr ! Elle tenterait d'en finir au plus vite !
— Ce que je suis en train de vous expliquer, ma chère, c'est que je savais pertinemment depuis le début que vous tenteriez de fuir ici pour y récupérer une arme en cas de besoin...
Non, elle bluffe.
Rena devrait simplement tirer sans faire de chichis et sans écouter toutes ces parlottes !
Et je vis bien sur son visage que Rena pensait la même chose.
Elle tira sans hésiter !
... Puis son expression changea, l'espace d'un court instant.
Qu'est-ce que ça veut dire, bordel ? Elle peut pas tirer ou quoi ?
Il est cassé, son flingue ?
Mais non, bien sûr ! Il A ÉTÉ cassé, volontairement, par quelqu'un !
— Un pistolet à eau, c'est si fragile, vous savez. Un peu de sable dans le canon, quelques tirs dans le vide, et d'un seul coup, il est irrémédiablement bouché, c'est fort dommage, n'est-il pas ?
Oooohhohhohhohho !
— ... Alors comme ça, tu savais que je gardais un atout ici, et tu l'as trafiqué ?
— Allons bon, ma chère, je n'arrête pas de vous le dire, tous les jours !
Il ne suffit que d'un seul piège, mais il doit être activé juste à la fin pour produire son petit effet.
Ce n'est que de cette manière qu'il devient beau et exhaltant !
Même sans ses pièges habituels, Satoko n'était pas à prendre à la légère, elle savait lire dans le jeu de ses adversaires !
Mais j'aurais pas cru qu'elle saurait deviner les plans secrets aussi...
En tout cas, c'est une grosse erreur de la part de Rena.
Si elle n'avait pas changé d'arme...
Mais maintenant, évidemment, elle n'a plus le temps de ramasser son ancienne arme !
Elle est dans une situation pire que tout à l'heure.
Elle ne peut même plus tirer, maintenant !
— Bien, bien, bien.
Très chère, auriez-vous l'obligeance de bien vouloir abandonner ?
Sinon, au regard de votre promesse de tout à l'heure, je peux aussi vous tirer dessus et rafraîchir votre front.
Satoko s'approcha lentement, pointant calmement le canon de son arme en direction de la frange de Rena...
Pourtant, Rena ne semblait pas spécialement alarmée.
On aurait presque dit qu'elle se sentait en position de force...
— ... Haa là là, Satoko, tu es vraiment encore trop naïve.
— Plaît-il ?
— Si tu réussis à vaincre ton adversaire avec un piège, alors là, oui, je suis d'accord, tu as le droit de te moquer, c'est l'apanage du vainqueur.
Sauf que là, tu ne m'as pas encore vaincue.
Tu m'as dans ton viseur, mais tu n'as pas tiré, et tu m'as encore moins touchée, alors c'est un peu tôt pour crier victoire. Non ?
— Oooohhohhohho !
Je dois vous avouer que je ne suis guère convaincue !
Ce n'est qu'une question de seconde, voyons, je vais presser sur la détente et nous en aurons fini !
— Si j'étais à ta place, au lieu de faire de grands discours, je tirerais sans plus attendre.
Parce que tu vas perdre.
— Perdre ?
Qui, moi ?
Vous comptez donc me tirer dessus avec un canon bouché ?
— Tu te souviens de ce que Mii a donné comme explication sur ce qui comptait et ce qui ne comptait pas ?
L'eau doit sortir du pistolet et toucher la cible directement.
— Et donc ?
Je ne vois pas où vous voulez en venir, ma chère.
Je sortis de mon poste d'observation et me mis à courir vers elles.
Ma cible, c'était Rena.
Satoko avait perdu, je n'avais plus à m'en soucier.
Rena l'aura éliminée avant que je n'arrive sur place !
— Écoutez, ma chère, je vous aime bien, mais je ne comprends rien à vos élucubrations.
Votre pistolet est bouché, vous n'arriverez à rien, je vous assure.
— Tant que mon réservoir est plein, je peux continuer à t'affronter.
Tu n'as toujours pas compris pourquoi ?
Rena leva la main et retourna le pistolet dans sa main, puis frappa de toutes ses forces avec la crosse sur l'arête en béton du bâtiment.
Le fin plastique se fissura, laissant filtrer quelques gouttes d'eau...
— L'eau a juste besoin de sortir du pistolet et de te toucher.
On s'en fout de savoir si elle passe par le canon ou pas.
Eeeh oui, il fallait y penser.
Si ç'avait été un vrai flingue, les balles du barillet ne pourraient sortir que par le canon de l'arme.
Mais nous ne jouions pas avec de vraies armes. Nous n'avions que de simples pistolets à eau !
L'eau pouvait sortir de n'importe où, pas seulement de la gueule du canon !
— ... Mais !
Satoko se rendit enfin compte de la situation dans laquelle elle se trouvait. Elle était là, sans défense, devant son adversaire !
Son piège avait fonctionné, là n'était pas le problème.
Mais elle avait eu trop confiance en lui !
Elle aurait dû tout simplement attaquer Rena tout de suite, sans attendre, sans hésiter !
Mais elle était trop sûre de gagner, et c'est ce qui l'a perdue !
Avant qu'elle eût eu le temps de presser la détente,
Rena abattit son arme fêlée sur le côté, comme un coup de katana !
Satoko tira enfin, mais il était trop tard.
L'eau s'échappant de la crosse brisée de Rena lui atteignit le front et l'éclaboussa très fort,
un peu comme une gifle.
— Je te l'avais dit que tu étais trop naïve, tu vois ?
— Mais enfin, comment ? Moi, perdre ? C'est impossible... Quel outrage... Quelle outrecuidance !
Rena s'approcha de Satoko et lui prit son arme des mains.
Elle avait compris que désormais, elle allait devoir m'affronter moi.
— Renaaaa !
Elle se mit en mouvement pour s'enlever de mon chemin.
Si je tire, nous sommes à égalité de chance.
Mais je ne peux pas laisser ça comme ça, il faut bouger, jusqu'à ce que la situation tourne à mon avantage !
— Je savais que tout ça finirait par un duel entre nous deux.
Tant mieux, c'est ce qu'il fallait !
— En tout cas, tu es une sacrée battante ! Mon respect pour toi atteint de nouveaux records !
— En tant que jeune fille en fleur, je préfèrerais avoir ton amour plutôt que ton respect, tu sais.
— Si tu perds, je suis sûr qu'il aura moyen de s'arranger, ma grande.
— Ahahahaha, arrête de rêver !
Tournant autour de la tractopelle, nous tentions d'atteindre nos angles morts.
Rena et moi suions désormais à grosses gouttes.
Pourtant, la fatigue ne se faisait pas sentir. C'était presque agréable de transpirer comme un porc !
Nous nous rendions balle pour balle, jet d'eau pour jet d'eau.
Je ne me sentais pas en position de force, mais pas non plus en position de faiblesse.
Je n'avais pas cette excitation des moments où l'on se dit « Ouah, si ça se trouve, je vais gagner ! », mais je n'étais pas non plus traumatisé par la peur de perdre.
J'étais perdu dans le plaisir de me battre contre elle. Plus rien ne comptait.
Si je devais comparer ça à quelque chose, je dirais que c'était un peu comme une danse.
Une danse impossible à danser tout seul.
Une danse dont le ou la seule partenaire devait être votre égal.
— La vache, quand Rena s'y met vraiment, elle fait froid dans le dos...
J'en ai des frissons partout !
— Et ce cher Keiichi lui mène la dragée haute par moments, comme si de rien n'était ! C'est inouï !
— ... Je n'arrive pas à deviner qui va gagner.
C'était sûrement cette pensée-là qui occupait toutes les têtes.
C'était d'ailleurs ce qui occupait ma tête.
Je n'avais pas la moindre idée de qui allait gagner.
En fait, je dirais même que je n'arrivais pas à imaginer qui mettrait un coup décisif.
D'ailleurs, c'était presque triste de se dire qu'à un moment, il faudrait bien mener une attaque décisive et en finir une bonne fois pour toutes...
Plus nous tirions, moins nous avions de réserve, et plus nous devions nous rapprocher l'un de l'autre.
À un moment ou à un autre, on va finir par en arriver aux mains...
D'ailleurs, nous n'étions plus vraiment dans une bataille de pistolets, nous faisions de grands mouvements de bras en direction de l'adversaire.
Il fallait donner de l'inertie à l'eau du réservoir, pour la faire aller plus loin au cas où l'on se déciderait à tirer. J'étais épaté qu'elle y eût pensé aussi.
Je plongeai pour éviter ses attaques,
puis m'approchai avec quelques pas très rapides !
Vite, au sol !
Mon bras fendit l'air à l'horizontale !
Sérieusement, vous croyez que quelqu'un parmi nous s'était imaginé que la bataille des pistolets à eau se terminerait par un combat comme ça ?
Non, personne !
— Ahahahahahaha !
— Quoi, toi aussi ?
— Non ? Tu y as pensé aussi ?
À bout de souffle l'un et l'autre, nous considérions du coin de l'œil la distance qui nous séparait.
Puis je lui fis un grand sourire, qu'elle me rendit aussitôt.
— Je trouve ça tellement génial
que j'ai pas envie de le terminer, ce combat !
— Ahahahahahaha !
Ben écoute, si tu perds, ne m'en veux pas !
— T'inquiète, je t'en voudrai pas !
Je m'en voudrai à moi pour avoir mis un terme à un truc de dingue pareil !
Par contre, j'ai bien l'impression que c'est toi qui va perdre !
— Ah oui, tu crois ?
J'en suis pas si sûre, Keiichi, tu as les jambes en compote !
— Fous-toi de ma gueule, encore !
Whoaaaryaaahhhhh !!!
— ... Rha la vache... Rha la VACHE !
Mais c'est trop cool...
— Maebara, vas-y !
— Allez Ryûgû, donne-lui une leçon !
De plus en plus, les cris d'encouragements se mirent à fuser.
Je n'avais plus que... J'avais plus d'eau du tout, en fait.
Oh, si, quelques gouttes, à peine de quoi faire un tout dernier tir.
J'observai le visage de Rena -- elle n'avait pas l'air d'avoir plus de choix que moi.
— La prochaine devra malheureusement être la dernière, Rena.
Dommage que l'eau ne soit pas infinie.
— C'est parce que les meilleures choses ont une fin qu'elles sont si belles.
C'est un peu comme les fleurs, tu sais.
— Ha, ouais, je crois que je comprends !
— C'était vraiment super, Keiichi.
Mais maintenant, il faut en finir.
— Ouais.
Ce sera pas beau à voir, mais je vais mettre un terme à tout ça !
— Pah ! Amène-toi, gamin !
— T'avise pas de pleurer !
— Alors en garde !
— Ouais, en garde !
Yahhaaaaaaa !
— ... ... Ouaaaahhh...
— Et donc ? Qui sort vainqueur de ce duel ?
Les grillons furent, l'espace d'un instant, notre seul repère temporel.
Ni Rena ni moi ne bougions.
Nous étions encore dans notre dernière pose, les mains à quelques centimètres seulement de nos cibles, comme si pour nous, le Temps s'était arrêté.
— C'est lequel qui a touché l'autre en premier ?
— ... Aucune idée, c'était trop rapide, j'ai rien vu...
La tension retombait parmi nos camarades de classe.
Ils avaient compris que le spectacle était malheureusement terminé...
— Euh, déléguée, vous en dites quoi ? C'est qui qui a gagné ?
Mion se rendit enfin compte qu'elle devait prendre une décision pour mettre un terme à cette rencontre.
Sauf que jusqu'à maintenant, elle avait été comme tous les autres, complètement fascinée.
Elle non plus ne savait pas qui avait gagné.
D'ailleurs franchement, je crois que ni moi ni Rena ne savions non plus.
Je sais qu'avec mon dernier mouvement, j'ai réussi à la toucher sur le côté.
La trace est visible.
Mais au même instant, Rena me mettait un coup oblique qui avait mouillé mon épaule jusqu'à mon torse, en diagonale.
La régle stipulait que le premier à toucher l'autre avait gagné.
Mais ni elle ni moi ne savions qui avait touché l'autre en premier...
Alors nous ne pouvions pas nous permettre de bouger avant d'obtenir l'avis d'un autre...
— Et vous, ma chère Rika, avez-vous vu quelque chose ?
— ... Non, je n'en ai aucune idée.
— Déléguée ? Alors, c'est qui ?
Tout le monde attendait sa décision.
Nous étions encore en train de nous observer, droit dans les yeux.
Je pense que ni elle ni moi n'avions vraiment envie de savoir qui avait gagné ou pas, ce n'était pas très important.
Par contre, c'était bien parce que chacun avait voulu faire mieux que l'autre que nous avions pu livrer une bataille aussi dantesque.
J'imagine qu'un match nul serait la meilleure solution.
C'était peut-être le meilleur compliment que l'on pouvait donner à la performance, chacun ayant fait des choses extraordinaires.
Ce qui voulait dire que ce duel n'était pas destiné à nous départager.
Et je n'étais pas le seul à penser cela, apparemment.
— ... Mii ?
— Hmmm...
— Donne une réponse, autrement ils ne pourront pas bouger.
— Ah... Ouais...
Mion n'aimait pas les matches nul, c'était pas son truc.
Enfin, quand c'était pour la dernière place, elle aimait bien, ça lui donnait plus de victimes à faire souffrir. Mais pour la première place, non. Nous n'avions jamais eu d'égalité jusqu'à présent.
Mion adorait les superlatifs, et surtout être la meilleure...
Tous nos camarades de classe attendaient le jugement, silencieux, anxieux presque.
Allez, là, un match nul...
C'était le souhait que l'on sentait palpable dans tous les regards.
Mion avait l'air d'hésiter.
Si elle avait remarqué un truc pour nous différencier, elle le dirait sans hésiter.
Mais franchement, même en considérant que ça pourrait être le cas, je pense que n'importe quelle autre décision à part égalité ferait tache.
— Franchement, les enfants... Aujourd'hui, vous avez été formidables.
Mion se décida enfin à parler.
— Vous avez tous les deux su faire oublier que vous aviez perdu souvent ces derniers temps.
Ça a fusé de partout. C'était presque de l'Art, sérieusement. Vous méritez tous mes compliments.
C'est pas évident de vous départager après un spectacle pareil.
— Eh donc ? Quid du principal ?
— ... Étant donné le but de notre club, il n'est pas souhaitable d'accorder la première place à deux participants.
Mais j'ai eu beau chercher, je n'ai rien trouvé pour vous départager.
En conséquence !
Je déclare ce combat sans issue concrète,
et demande un match retour pour vous départager !
Un match retour ? Un match retour !
Rah, j'y avais même pas pensé, tiens...
— Maebara, c'était de la bombe de balle !
T'as été trop classe !
— Et Ryûgû, mais pareil, c'était sidérant !
Je sais pas, c'est…
Purée, je sais plus quoi dire tellement ça m'a retourné !
Tous nos camarades de classe se pressèrent autour de nous pour nous faire des compliments.
Enfin, Rena et moi fûmes libérés de notre pause, et nous affalâmes au sol, à genoux.
— Pas de chance, hein ?
C'était l'occasion ou jamais de nous départager, pourtant.
— Ouais, mais bon, qu'est-ce que tu veux, c'est comme ça.
Réjouis-toi, va, on aura une nouvelle occasion bientôt.
— Si c'est pas trop te demander, tu pourrais te décider à m'aider à me relever ?
— Bien sur.
C'était justement pile ce que je voulais dire, t'aurais pu attendre quelques secondes !
Nous éclatâmes de rire.
Je crois bien que c'est la première fois que nous étions si décontractés l'un et l'autre.
— Bon, ben c'est pas tout ça, mais...
— Ouais, on a encore un truc à régler. Elle est vraiment douée, n'empêche.
— ... ??
Plaît-il ? De quoi parlez-vous, mes chers ?
— Mii, ton discours était bien beau, mais n'oublie pas qu'il reste le gage à décider.
— ... Oups...
— Il y avait trop de compliments dans ce speech pour être honnête.
— Ouais. Eh !
— Reviens ici tout de suite ! Non mais j'y crois pas, on a vu juste, en plus !
Toute la classe éclata de rire, alors que la cloche annonçant la fin des cours retentissait derrière nous.
— ... Tenez, vous deux,
voilà des serviettes pour vous sécher.
— ... ... ...
Rika nous tendait des serviettes avec un sourire très chaleureux.
Rena et moi nous regardâmes, puis, faisant un pas en arrière, dégainâmes à nouveau, nos canons pointés sur Rika.
— ... Miaou...
Je me suis fait tirer dessus plein de fois, mais vraiment plein, plein de fois, j'en ai assez, personne ne me croit.
Pourtant, ce n'est pas faute de l'avoir dit, mais comme d'habitude...
C'est vrai que Rika avait l'air d'avoir été trempée.
... Bah, en même temps, il faut être prudent, hein, surtout avec elle.
Elle est tout à fait capable de faire croire qu'elle a déjà été touchée pour que les gens la laissent tranquille jusqu'au bout...
— Eh bien, très chère, sauf votre respect, votre comportement habituel incite à la méfiance...
Comprenez qu'il fût difficile de croire en votre sincérité.
— ... Miaaaaou, miaaaaaou !
Vous êtes tous méchants avec moi !
Je suis abandonnée !
Je suis condamnée à être comme un chaton dans un carton, laissé au coin d'une rue, miaulant encore encore avec l'énergie du desespoir... Miaou ! Mais bien sûr, personne ne veut de moi, personne ne vient à mon secours, personne ne me prendra dans ses bras pour me ramener à la maison...
Miaou, miaou, miaaaaaaou !
On entendit un fusible sauter,
puis un rond de fumée se dégagea autour de la tête de Rena.
... En même temps, il y avait des choses qu'il ne fallait jamais dire devant elle.
Rika abandonnée dans un carton, en train de miauler ? Rena était partie pour faire de beaux rêves pendant un moment...
— HAUuuuuUUuuu !
Rika est toute seule, elle n'a plus personne, moi je la ramasse, moi, y a pas de problème, je la ramène À LA MAISON !
« Oooh toi...
Viens par là ! »
Et un câlin, et un autre !
« Mi-Miaouuu ! »
« Ouuh toi, tu es à moi maintenant !
À moi ! »
Rah, elle a tout foutu en l'air !
Rika eut beau se débattre, elle ne put se défaire de la langue de Rena, qui l'entourait telle un caméléon.
— Très bien les enfants, on rentre en classe, maintenant, allez !
La voix de la maîtresse, madame Cie, retentit alors au loin.
— Allez tout le monde, il faut y aller !
Le sourire aux lèvres, tous les élèves partirent en courant vers l'entrée du bâtiment, comme si nous faisions la course...