Les cris des grillons avaient laissé la place au chant des cigales du soir.
Leur chœur venait de loin, montait crescendo, puis se faisait plus discret, plus distant, par vagues successives, faible, fragile.
La voix de Rena faisait pareil... Parfois très forte, puis plus discrète, puis très lointaine, alternant de l'une à l'autre, régulièrement.
... C'était tellement irréel que j'avais peur de la voir disparaître si je la quittais des yeux.
Pourtant, personne d'entre nous ne lui mit la pression.
Mion essuya la poussière sur le capot d'une épave de voiture et s'y assit, s'installant confortablement, apparemment très calme et compréhensive.
Elle avait le sourire aux lèvres, et l'on aurait pu croire qu'elle avait voulu tout du long s'asseoir ici pour regarder le coucher de soleil.
La voyant faire, Satoko se mit à la recherche d'un endroit où s'installer, qu'elle finit par trouver.
Mais elle n'avait pas l'air aussi décontractée que Mion.
Il me vint à l'esprit de suivre le mouvement, mais ce serait sûrement très malpoli de détourner le regard, même si ce n'était que quelques secondes, alors je décidai de rester debout là où j'étais.
Rika non plus ne s'assit pas.
Mais elle ne regardait plus Rena.
Nous n'osions pas tourner le regard,
mais Rika seule n'avait pas hésité à se retourner,
et elle contemplait maintenant le ciel orangé, en silence.
Son expression était... difficile à décrire.
Elle était dévastée. Son visage ne montrait plus ni joie, ni colère, ni crainte -- il n'en était plus capable. C'était peut-être ça, le secret de son expression.
Et c'est cette expression qui ressemblait le plus à celle de Rena.
Rena essaya plusieurs fois de parler, mais les mots se bloquaient dans sa gorge, ils y mouraient parfois.
Lorsqu'elle se rendit compte que Rika regardait le ciel, elle aussi se mit à emplir son regard avec l'immensité ocre au-dessus de nous.
Mion aussi leva les yeux.
... Puis moi aussi.
Satoko suivit le mouvement.
Alors, le calme vint à nous.
Le chant des cigales emplissait à lui seul toute la salle de concert qu'offrait la Nature.
Une petite brise fraîche se fit sentir, une délicieuse sensation qui chatouillait les quelques gouttes de sueur que nous avions versées à cause de la chaleur de la journée.
C'était si bon que pendant un instant, je me mis à penser que nous étions peut-être réellement venus ici simplement pour regarder le soleil couchant et écouter les cigales.
Et franchement dit...
la tentation était grande de demander aux filles de nous mettre d'accord sur ça et d'oublier la vraie raison de notre présence ici.
De temps en temps, l'ombre de quelqu'oiseau dans le ciel venait apporter une touche impromptue, déplacée presque.
Ces oiseaux nous rappelaient à chaque fois que ce n'était pas un rêve et que le Temps, lui non plus, n'avait pas suspendu son vol.
Aucun d'entre nous ne voulait presser Rena.
C'était pourquoi ces oiseaux me rendaient furieux -- le Temps non plus n'aurait pas dû tenter de la presser.
J'aurais préféré pouvoir attendre autant qu'il le fallait pour laisser Rena se calmer -- quitte à regarder le soleil couchant pendant une éternité.
Soudain,
il y eut un bruit de tôle, et nous fûmes de nouveau arrachés à notre rêverie.
Mion avait croisé ses jambes sur le capot de la voiture, et la tôle s'était défroissée.
Je n'aurais su dire si elle l'avait fait exprès ou si ce n'était pas voulu de sa part,
mais toujours était-il qu'encore une fois, à cause de ce bruit, le Temps et la Réalité nous avaient rattrapés.
Alors, à cause de ce bruit, nous avons tous cessé de regarder le ciel, et nos yeux se portèrent à nouveau sur le sol.
Apparemment, ce fut le signal qui décida Rena à se lancer.
Elle eut un petit soupir, puis une inspiration, puis elle déglutit, et soudain, elle redevint la Rena que nous connaissions tous.
— ... Avant de commencer…
Il y a une chose que j'aimerais mettre au clair avec vous.
J'imaginais bien qu'elle disait cela pour tout le monde, mais j'étais debout au milieu du groupe et Rena me dévisageait, aussi, un peu par procuration pour tous les autres, j'acquiesçai fermement, lui signalant que nous étions tous toute ouïe.
— ... Je suis certaine d'avoir fait ce qu'il fallait faire.
Sa voix n'était plus aussi faible et incertaine qu'avant.
Elle avait un côté naturel -- c'était sa voix de tous les jours.
— Je me demande jusqu'à quels extrêmes l'être humain a le droit d'aller pour faire en sorte d'assurer son bonheur...
Nous posait-elle la question ou pas ? Je n'en étais pas sûr, mais de toute façon, personne n'osa l'interrompre.
— C'est l'une des raisons
pour lesquelles moi, en tout cas, j'adore les jeux du club.
Tu sais, Mii, tu as instauré cette règle comme quoi tous les coups sont permis pour gagner.
Et ça, j'adore, je trouve cette règle franchement formidable.
Parce que dans la vraie vie, ou en tout cas dans la société, il faut toujours sauver les apparences, il faut être gentil, il ne faut surtout pas brusquer les gens. Sauf qu'à cause de ça, les gens qui ne sont pas heureux dans leur vie n'ont pas vraiment la possibilité de faire changer les choses, tu ne crois pas ?
La malchance, ou disons être malheureux ou poisseux, eh bien, c'est un peu une chaîne.
Une chose qui va mal va en entraîner une autre, puis une autre, puis en déclencher encore une, et soudain, vous êtes dans le pétrin et vous ne pouvez plus y échapper.
Pour se sortir de ce genre de mauvais pas, on ne peut pas simplement attendre que la chance tourne ou que les autres vous aident.
Il faut se bouger, il faut se démener.
Et pas qu'un peu, il faut donner tout ce que vous avez dans les tripes.
Et c'est seulement quand vous avez tout donné, quand vous avez tendu la main en avant, en surextension, que, du bout des doigts, vous arrivez à saisir la chance et à attraper votre bonheur.
Rena marqua une pause, pendant laquelle elle regarda à nouveau le ciel, puis elle poussa un long soupir et reprit la parole.
— Mais ce n'est pas parce que c'est mon avis sur la question que j'estime avoir le droit de l'imposer aux autres.
Parce que je vous assure que c'est pas joli à voir.
Vous avez tous ouvert grand les yeux, vous étiez tous abasourdis.
Eh bien, oui, moi, je suis prête à aller jusque là...
Je ne savais pas que Rena savait rire de cette façon aussi bizarre.
Son visage était souriant, mais il faisait mal à voir.
Et puis surtout, elle avait l'air distante.
Il n'y avait rien entre nous, ce n'était que de l'air,
et pourtant, on aurait pu croire que des barreaux ou qu'un grillage aurait été élevé là, nous séparant irrémédiablement d'elle.
— ... Mais bon, c'est pas grave.
Je veux dire, je ne vous en veux pas.
La société est faite comme ça.
Je pense que si les rôles étaient inversés, j'aurais le même regard que vous. Je serais aussi prise de cette compassion irresponsable et impitoyable que je peux lire sur vos visages.
Ses mots, c'était un peu sa contre-attaque.
Nous étions des spectateurs, cachés derrière nos masques de compassion, mais nous la regardions elle, figure comique, clown, mime, sur scène, en nous marrant intérieurement. C'était la seule chose qu'elle pouvait faire contre nous.
Peut-être s'attendait-elle à nous voir lui rétorquer quelque chose ?
En tout cas, ni moi ni les autres filles ne trouvâmes quoi répondre à ça...
Rena eut brièvement l'air déçue, puis elle monta sur le toit d'une carcasse de voiture, d'un petit saut léger.
Elle écarta les bras et fit un tour sur elle-même, laissant sa jupe vire-volter, puis elle la prit aux deux extrémités, du bout des doigts, et nous fit une révérence gracieuse, comme au théâtre.
— Eh bien alors... Autant commencer mon histoire.
Oyez, oyez, braves gens ! Certainement la plus grande et la plus incroyable aventure dans la courte vie de Rena Ryûgû...
Il n'y avait ni lourds rideaux, ni décors, ni lumières.
Elle avait pour toute scène cette carosserie abandonnée au milieu de la décharge.
Nous fîmes tout notre possible pour ne surtout pas en perdre une seule miette.
Car nous étions persuadés que ne pas l'écouter serait pour elle le pire des châtiments.