Le corps... ne s'était pas trouvé dans le trou.

C'était une chance pour moi, en fin de compte, puisque grâce à cela, la police n'avait pas pu m'arrêter.

Mais honnêtement, je ne savais pas si je devais m'en réjouir.

Comme me l'avait fait savoir Satoko, j'avais raté mon coup, son oncle n'était pas mort.

Puisque son corps n'avait pas été là où je l'avais enterré, je pouvais invoquer le hasard ou je ne sais quel phénomène paranormal, les faits étaient les faits : son oncle n'était pas mort.

Pour redonner à Satoko sa liberté, je m'étais forcé à devenir un démon.

Et ma seule récompense avait été d'atterrir dans ce monde fou à lier... un peu comme si j'étais tombé dans le royaume des démons, en fait.

En soi, cela ne me dérangeait pas de devoir payer le prix pour avoir osé supprimer un être humain -- mais quitte à devoir tuer quelqu'un, autant tuer la bonne personne.

Et si son oncle est encore en vie, de toute façon, au point où j'en suis, je ne suis plus à une vie près. Je n'ai qu'à redevenir un démon.

Oui, je dois le refaire encore une dernière fois.

D'ailleurs, je le referai autant que nécessaire,

jusqu'à ce qu'elle en soit enfin débarrassée.

Je m'étais réveillé, sans le faire vraiment exprès.

Je regardai ma pendule -- pas tout à fait 5h du matin.

L'air commençait à peine à s'éclaircir au dehors.

Une fois cette décision prise,

je redevins fort et confiant, débordant d'énergie, les réflexes décuplés.

Après tout, pas besoin d'attendre.

Allons le tuer.

Je me levai.

Je ne ressentais aucune fatigue malgré hier et avant-hier. Je n'avais même pas sommeil.

Je vérifiai que mon corps répondait comme je le voulais.

Pas de problème, chaque fibre de mon corps est bien irriguée, tout répond au doigt et à l'œil.

Pendant que je me changeais, je laissai mes pensées divaguer.

Ces deux derniers jours, sous prétexte de faire une bonne action pour aider Satoko, je n'avais fait que penser à ce meurtre.

Je le faisais pour Satoko, mais je n'avais pas pensé une seule seconde à elle.

L'élément déclencheur, c'était elle, pas de doute possible.

Mais désormais, je me préparais juste à tuer pour tuer. Je n'étais qu'un démon sanguinaire.

C'était peut-être pour cela que j'avais atterri dans ce monde étrange.

Je me demande si Satoshi a vécu la même chose.

Il a décidé de tuer la tante pour sauver sa sœur... puis s'est transformé en démon... puis il a disparu de la surface du village, tombant dans ce monde parallèle, au royaume des démons. C'est pour ça qu'il n'est plus là.

Donc en fait, je ne fais que marcher dans ses traces.

J'avais tout fait pour ne pas faire comme lui, et c'était précisément ce qui m'avait amené à faire les mêmes erreurs.

Mais alors... Satoshi serait ici, dans ce monde ?

Il a dû arriver ici il y a déjà un an. Bon sang, mais c'est bien sûr !

Je m'arrêtai tout net.

Là. Il était là. Ce petit bruit de pas en trop.

Keiichi

— ... Mais alors... Tout ce temps... c'était toi, Satoshi ?

Évidemment, il n'y avait personne derrière moi, donc je ne reçus aucune réponse.

Et pourtant, je me sentis rassuré. Ce bruit de pas, c'était sa présence, je n'étais plus seul au monde. Il était tout le temps avec moi.

Allons-y, Satoshi.

Allons-y, encore une fois.

Et cette fois-ci, il faudra le tuer de nos propres mains, pour être sûrs de libérer Satoko de son emprise.

Je sortis de la maison sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller mes parents.

Cela faisait plusieurs jours que je sortais et que je rentrais à des heures impossibles -- si mes parents me voient, ils vont me faire la morale pendant un moment,

et franchement, aujourd'hui, je n'avais pas le temps.

Je dois absolument mettre fin à cette tragédie aujourd'hui.

Si son corps disparaît encore une fois, je le brûlerai. Au pire, j'attends à côté qu'il revienne à la vie, s'il le faut.

Je dois le tuer, encore une fois.

Je dois l'assassiner.

Cette fois-ci, je n'ai pas droit à l'erreur, je dois la délivrer.

Une fois dehors, je fus surpris de voir que le monde était auréolé de la splendide lumière du soleil levant.

J'allai dans la remise à outils pour chercher de quoi le tuer une bonne fois pour toutes.

Je pouvais prendre quelque chose qui serait une véritable arme, après tout.

Je n'ai pas besoin de me soucier du fait d'être vu par un habitant du village ou par la police.

De toutes manières, ce monde est complètement dingue.

Il est tellement dingue que même si je ne vais pas à la fête, un être vivant apparaît pour m'y remplacer, alors franchement...

Je parie que si la police m'arrêtait, il y aurait un autre pour prendre ma place et pour rentrer à la maison, comme si de rien n'était.

Et cet autre serait alors le nouveau “Keiichi Maebara”.

Même si moi, je ne suis plus là, cet autre pourra me remplacer pendant mon absence.

Même si je venais à disparaître de la surface du village, personne n'en saurait rien.

Mais du coup... cela veut dire que je peux prendre tous les risques.

Même si je meurs pendant cette attaque, il restera toujours l'autre “Keiichi Maebara”.

De toutes manières, je ne suis pas originaire de ce monde, à la base, je n'ai rien à y faire.

Et puis si je meurs pour assurer le bonheur de Satoko, c'est pas grave, c'est mon rôle et mon devoir en tant que Totoche.

Curieusement, une fois arrivé à ce stade dans mes réflexions, je me sentis nettement plus léger, et l'air du matin me parut plus pur.

Keiichi

— Ouh, ça, ça fait peur.

Je crois que je vais la prendre.

Je venais de tomber sur une hache bien solide qui servait à couper le petit bois de chauffage.

La lame en acier trempé était très imposante, et elle dégageait presque l'impression d'avoir été forgée pour le découpage systématique d'êtres humains.

Je ne pouvais pas la prendre et la transporter telle quelle, elle me faisait trop peur. Je décidai de l'emballer dans du papier journal et de la placer dans le petit panier devant mon guidon.

Keiichi

— Je sais que je n'arrête pas de t'utiliser à des fins abjectes,

mais me lâche pas, mec.

Oui, je sais, je viens de m'excuser auprès de mon vélo.

Il faut dire que cela fait trois jours qu'il ne sert qu'à faire le mal, le pauvre.

Je l'ai depuis très longtemps, depuis bien avant mon déménagement ici.

Mais bon, avant, je pouvais atteindre la plupart de mes lieux de vie à pied, donc j'avais besoin de lui beaucoup plus rarement.

C'est ma mère qui me l'avait offert lors de mon entrée aux cours du soir -- la gare était loin de chez nous.

Je ne l'utilisais que pour aller là-bas, en fait.

D'ailleurs, cette corbeille devant le guidon, elle ne m'a jamais servi qu'à porter des cahiers de cours.

Elle n'aurait jamais imaginé devoir un jour accueillir une machette à tuer les gens.

Ce n'était que depuis mon arrivée à Hinamizawa que je m'étais senti vivre, et que j'avais compris que vivre était une bonne chose, amusante et passionnante.

J'avais rencontré les meilleurs amis du monde et passé des moments inoubliables avec eux.

Ces moments de bonheur font partie du passé désormais.

Mais dussé-je y laisser la vie, je voulais absolument les retrouver.

Ils étaient vraiment si bien que ça.

J'ai ôté la vie à un être humain par le passé.

Et aujourd'hui encore, il me faut aller ôter la vie.

Le meurtre est un crime -- sans mauvais jeu de mot, hein, c'est une offense, un pêché.

Je suppose qu'il n'y a aucun meurtre que l'on puisse approuver.

Et pourtant, malgré tout,

le désir de retrouver ce bonheur perdu justifait pour moi amplement devoir commettre ce crime.

Je repensai à tous ces moments fabuleux, obtenus grâce à des amis irremplaçables.

Nous avions fait les fous, nous avions ri, nous nous étions fait de sales coups, mais nous étions inséparables.

Si le crime me ramenait à ces moments de pur bonheur, alors j'étais prêt à commettre n'importe quel méfait.

Oui.

C'était ça, mon échelle de valeurs.

Mes valeurs n'étaient pas celles que mes professeurs d'école avaient tenté de m'inculquer.

C'étaient celles que j'avais choisies, au hasard des chemins de ma vie.

Les jours passés à Hinamizawa reprirent vie dans ma mémoire.

Satoko m'avait accueilli avec un effaceur lesté d'un gros, gros caillou.

Ce cadeau de bienvenue m'avait laissé pantois.

Elle riait, elle s'énervait, elle pleurait, on ne se lassait pas de l'observer.

C'était la plus gamine parmi nous, et pourtant elle avait la tête bien sur les épaules.

Satoko était un peu au centre de nous tous,

nous dépendions beaucoup d'elle dans nos jeux.

D'abord elle se vantait.

Alors Mion la prenait au mot, la charriait, la poussait à bout.

Ce qui la faisait pleurer et rendait Rena complètement folle.

Ce qui ne manquait jamais de faire très plaisir à Rika.

Et moi, je prenais des dégâts collatéraux dans tout ça.

Nos jeux se passaient toujours comme ça.

Évidemment, l'absence de n'importe quel d'entre nous était une catastrophe, mais s'il y en avait bien une qui ne devait pas manquer à l'appel, c'était Satoko.

Son sourire, c'était notre sourire à tous.

Et comme elle ne sourit plus, nous ne pouvons plus sourire.

Mais sans notre sourire, il ne nous restait rien -- c'était comme si nous étions morts.

Le quotidien redevenait le même que celui que j'avais connu pendant mes cours particuliers -- aller en silence à l'école, constamment sous pression, et bûcher pour maintenir côute que coûte sa moyenne, ...

Pour faire simple, si elle n'avait pas le sourire, nous étions foutus.

Elle prenait des airs et des aises, mais elle était notre princesse -- nous ne pouvions pas ne pas l'adorer.

Donc en fait, en me rendant dans le donjon du dragon pour le buter, je devenais automatiquement un preux chevalier.

Keiichi

— Et donc si je suis un chevalier, il me faut une épée.

Une énorme, que l'on tient à deux mains !

Pas une machette rouillée. Je dois être le seul chevalier au monde à ne pas être équipé comme il faut...

Soudain, un vieillard qui travaillait aux champs me fit signe de la main.

Vieille personne

— Hmmm ? Eeeeh,

mais c'est l'petit Keiichi !

Bonjour, toi, tu fais du vélo le matin ?

Keiichi

— Bonjour monsieur, belle journée, hein ?

J'ai pas réfléchi, je lui ai répondu.

Est-ce que c'était vraiment malin de faire ça ?

La maison de Satoko se trouvait juste après le croisement, au bout de ces rizières.

Les grillons s'étaient réveillés -- j'entendais leur chant sempiternel, qui résonnait d'habitude pendant la journée.

Je me mis quelques petites claques sur le visage pour chasser la bonne humeur que m'avait donnée l'air frais du matin.

Respirant très profondément, je penchai la tête en arrière, éliminant toute nervosité inutile.

Il n'y avait pas eu de corps dans le trou.

Ce qui voulait dire soit que j'avais eu des hallucinations quand je l'avais tué, soit que son cadavre était revenu à la vie.

Si j'avais été à la fête, il aurait été logique de considérer que j'avais eu des hallucinations.

D'ailleurs, je pense que c'est ce que le chef s'est dit. C'est pour ça qu'il m'a traité comme un malade mental.

Sauf que moi, je savais que cela ne pouvait pas avoir été des hallucinations.

Je l'avais tué, sans aucun doute possible.

Sûr et certain.

Si ça c'était des hallucinations, alors j'ai dû rêver toutes les semaines que j'ai vécues dans ce village !

Et alors du coup, j'ai compris la fin de cette histoire.

En fait, je suis un légume. Je suis sur un lit d'hôpital, dans le coma, et mon cerveau me repasse des souvenirs, ou me fait carrément rêver à des jours meilleurs pour que j'oublie mon état physique.

... Purée, mais c'est que ça pourrait être ça, en plus !

Mais si je n'ai pas rêvé ce meurtre... alors il serait revenu à la vie ?

Mais c'est un monstre, ce type !

Quoique, je suis mal placé pour venir me plaindre.

Je n'ai eu aucune hésitation à planifier l'assassinat d'un autre être humain, et d'ailleurs, je peux les tuer en leur lançant le mauvais sort.

Madame Takano est sûrement morte à cause de moi.

... Hmm non, peut-être pas, quand même.

Si le chef et si Ôishi sont morts -- après tout, je les ai maudits tous les deux hier ! -- alors je croirai en mes pouvoirs surnaturels.

Délaissant mon vélo, je vérifiai les environs.

Sa mobylette n'était pas là.

Évidemment qu'elle n'était pas là.

Je l'ai balancée dans le marais l'avant-veille, à l'heure qu'il est elle doit déjà être au royaume des morts, au fond du marais.

Mais si c'est comme pour son corps...

Peut-être que du coup, la mobylette n'est pas dans le marais, finalement ?

La mobylette n'est peut-être pas là pour une tout autre raison. Si lui est vivant, il a très bien pu s'en servir pour aller en ville et ne pas être encore revenu.

Vous me direz, s'il n'est pas là, ça m'arrange.

Je pourrais rentrer dans sa maison et m'installer confortablement en attendant son retour.

Et s'il est là...

... Au fond de mes entrailles, une sensation presqu'oubliée.

La nervosité.

C'était un poison qui m'empêchait d'agir au mieux, mais cela pouvait devenir une poudre explosive qui me donnerait un avantage surhumain en cas d'imprévu.

Je pris la machette, toujours enveloppée dans le papier journal.

Son poids était conséquent au bout de ma main, ce qui était intimidant, mais aussi très rassurant.

Je n'avais pas pris ma montre, donc je ne savais pas quelle heure il était, mais à vue de nez, il devait être encore moins de 7h.

Satoko est sûrement levée et prépare le petit-déjeuner.

Mais son connard d'oncle est encore dans les bras de Morphée -- ou d'une autre, qui sait avec lui.

C'est le genre de type qui se bourre la gueule toute la nuit et qui ne se lève que tard le matin, si ce n'est pas carrément sur le coup de midi.

Je pensais tout d'abord sonner et demander à Satoko de m'ouvrir la porte, mais si la sonnerie réveille son oncle, je perdrai l'avantage de la surprise.

Mais si j'entre sur la pointe des pieds, Satoko va s'effrayer.

Si je tombe sur elle... je lui dis quoi ?

Tiens-toi tranquille, je suis là pour tuer ton oncle.

Hmm, non, ça n'ira pas.

Ce serait un peu la rendre responsable du meurtre.

Tais-toi et attends-moi dehors.

Ah, oui, ce serait déjà nettement mieux.

Comment réagira-t-elle ?

Elle va probablement essayer de me faire changer d'avis.

Il vaudra peut-être mieux lui mentir et se débrouiller pour la faire sortir.

Il vaut mieux pour elle qu'elle ne sache pas qu'un meurtre va être commis chez elle.

Je n'avais pas encore d'idée de mensonge, mais je ne pouvais pas attendre indéfiniment dehors non plus.

M'armant de résolution, je plaçai la main sur le bouton de la porte d'entrée...

Je le tournai lentement,

puis tirai vers moi.

La porte n'est pas fermée à clef.

L'espace entre la porte et le chambranle s'agrandissait, encore et encore.

Elle n'a pas mis la chaîne de sécurité non plus.

L'odeur de la maison atteignit mes narines.

Dans l'entrée, je pouvais voir quelques paires de chaussures et de sandales en désordre.

Hmmm... impossible de savoir s'il est là ou pas.

Ah ? J'entends la télévision quelque part.

Elle se trouvait... dans le salon. Tout était en grand désordre.

Il y avait des restes de repas partout sur la table... pas exactement une vision digne d'un vrai repas en famille.

Normalement, on mange en remerciant la personne qui a cuisiné.

Donc en fait, les repas pris dans cette maison n'étaient pas vraiment de vrais repas.

Il n'y avait personne.

La maison ne donnait même pas l'impression qu'il y eût quelqu'un,

mais si la télé était allumée, c'est tout de même qu'il devait y avoir une présence pas loin...

Me dites pas qu'il m'a senti venir et qu'il se cache ?

J'étais très tendu... j'en avais mal partout.

La lame de la machette était tout aussi efficace, malgré les quelques feuilles de papier autour.

Serrant ma prise sur le manche, j'inspectai les environs.

Où était donc passée cette insouciance qui m'avait habitée sur le chemin pour venir ici ?

J'avais l'impression d'entendre la sueur se former sur mon front, et croyez-moi, c'était plutôt bruyant...

Baissant les yeux vers la table, je remarquai un détail.

Ce n'était pas un petit-déjeuner sur la table.

Le riz était désséché.

Mais alors... ce serait le repas d'hier soir ?

Je sortis précautionneusement de la salle à manger puis continuai dans le couloir. Là, je vis un escalier qui menait à l'étage.

Lorsqu'il nous avait dit bonjour, il l'avait fait depuis la fenêtre à l'étage -- c'était sûrement là-haut qu'il vivait.

Il s'était sûrement installé dans l'une des chambres là-bas.

Je montai les marches une à une, sur la pointe des pieds, pour ne surtout pas faire de bruit...

... Aucun ronflement.

Je ne ressentais pas la moindre présence.

Je vérifiai dans quelques pièces, ouvrant délicatement les portes coulissantes...

mais toujours aucun signe de lui.

Me mettant à quatre pattes, je posai alors l'oreille sur le plancher.

Les seuls bruits étaient celui de la télé et celui d'un réservoir d'eau qui chauffait.

Alors, enfin, mon esprit voulut bien admettre une chose.

Quelque chose clochait dans cette maison.

On dirait qu'il y avait eu de l'animation ici, et pourtant, avant même l'heure du petit-déjeuner, la maison était déserte.

Je redescendis les marches sans un bruit et entrai à nouveau dans le salon.

Je regardai à nouveau les restes épars.

Les grains de riz étaient archi-secs.

Il y avait de la soupe de miso renversée.

Et aussi des légumes saumurés encore emballés.

Je voyais bien que c'était Satoko qui avait préparé ce repas.

Il n'était pas aussi parfait que celui de Mion, ou aussi appétissant que celui de Rena, mais il était fait consciencieusement.

D'après ce qu'il y avait sur la table, je pensais pouvoir déduire la date.

En même temps, les légumes saumurés portaient un emballage... voyons voyons... 830620.

Le 20 Juin 1983 donc.

Hier.

Il y a à manger pour deux personnes.

Donc hier, au repas du soir, Satoko a dû préparer à manger pour elle-même et pour son oncle...

Ça suffit, Keiichi.

T'en as pas marre de penser systématiquement “Mais c'est pas possible !” ?

Il était là hier soir.

Accepte-le et passe à autre chose.

Il a trouvé à redire au repas, il a fait voler la soupe et a jeté le riz un peu partout.

... Au fond de l'océan de calme en mon cœur, une flamme rageuse s'alluma.

Il faut la crever, cette ordure, pas besoin de pitié !

...Bump.

...Nnnnnnnnn...

Encore une fois, j'entendis en bruit de fond le déclenchement sourd du chauffe-eau. Mais était-ce vraiment ça ?

D'où vient-il au juste, ce bruit ?

... Premier étage…

mais où exactement...

... De la salle de bain, peut-être ?

Le bruit venait de derrière les vitres embuées, après la salle de déshabillage.

Cela venait donc sûrement du chauffe-eau de la baignoire.

Impossible de regarder dans la pièce-même, il y avait trop de buée. La vapeur était telle que même la pièce devant était devenue très chaude.

Il y a vraiment quelque chose qui cloche, là.

Je ne connais personne qui prenne son bain tôt le matin.

Sauf que... attendez voir...

... Tout dans cette maison semble être bloqué sur hier soir...

Encore un claquement. Il s'est remis en route.

Il doit être réglé sur le réchauffement constant.

C'est pour ça qu'il fonctionnait toujours.

Je regardai le panier à linge. L'uniforme de Satoko s'y trouvait, froissé.

Il était constellé de tâches de soupe et de grains de riz... elle ne pouvait pas l'avoir porté ce matin.

Je suppose que c'est à cause d'hier soir.

Même en collant mes yeux à la vitre embuée, je ne pus pas discerner si elle était dans la baignoire ou pas.

J'eus alors un très mauvais pressentiment.

Me dites pas que...

Elle est quand même pas suffisamment stupide pour être restée dans la baignoire d'eau chaude depuis hier soir ?!

Quoique, quoique !

À Hinamizawa, ces derniers temps, tout est possible !

Je déglutis, puis pris mon courage à deux mains et ouvris la porte de la salle d'eau.

Par la petite ouverture de la porte, de grosses volutes de vapeur blanche s'échappèrent.

Instantanément, ce fut comme si le brouillard s'était installé dans la salle de déshabillage.

En contrepartie, l'air plus frais de la pièce s'engouffra dans la salle d'eau.

J'entendis alors,

très faiblement,

un cri plaintif.

Il suffit -- je sus tout de suite qui était là.

Keiichi

— Sa…Satokooooo !

Keiichi

... ... ... ...

Elle ne répondit pas.

Elle était dans la baignoire, qui dégageait beaucoup de vapeur.

Et surtout, elle avait toute la partie supérieure du corps penchée par dessus les bords, complètement affalée.

Encore une fois, le chauffe-eau se mit en route.

La flamme de gaz qui réglait le chauffage était bleue, au maximum.

Satoko avait le corps tout rouge, et tout flasque, comme si ses os avaient fondu.

En tombant de la baignoire, elle resta en un tas bizarre, comme une poupée sans fils.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté à la regarder, comme un idiot.

Revenant alors à moi, j'éteignis le chauffe-eau.

Puis, faisant très attention, je sortis Satoko de la baignoire.

L'eau était chaude comme dans les bains publics -- sûrement 43°C.

Elle est restée toute une nuit là-dedans ?

Mais elle va mourir ! Il faut faire quelque chose, vite !

Je la posai sur le sol de la pièce et alla chercher une grande serviette pour l'en couvrir.

Puis j'entrai à nouveau dans la salle d'eau et ouvrit la petite fenêtre pour aérer.

Sentant ce mince filet d'air frais, Satoko geignit encore une fois...

Keiichi

— Satoko, ça va ?

C'est moi, Keiichi !

Tu me vois ?

Tu m'entends ?

Satoko

— ... Kei... i... chi ?

Satoko avait l'air de me reconnaître, mais…

Je ne comprenais pas un mot de ce qu'elle voulait me dire.

Ses yeux tournaient et tournaient, sans se fixer. Elle n'était pas tout à fait consciente.

Ses jambes et ses hanches étaient prises de spasmes.

Je ne sais pas ce qu'il lui est arrivé, mais ce n'est pas seulement dû à son bain trop long...

C'est une insolation ? Un coup de chaleur ? C'est dangereux, ça, non ?

Pendant les courses d'endurance, en été, que faisait le prof quand une fille tombait ?

J'ouvris le robinet du lavabo à fond et pris une autre serviette pour la tremper.

J'essorai un peu l'excès d'eau, puis le plaçai sur son front.

Satoko réagit presqu'aussitôt par un gémissement plaintif.

En cas de brûlure, on fait quoi ? On passe la blessure sous l'eau...

Je pourrais peut-être faire baisser sa température corporelle en l'aspergeant avec l'eau de la douche ?

Hmmm, non, il me semble avoir vu que ce genre de choses créait un choc thermique sur le patient et qu'il se retrouvait dans un état grave après...

Raaaah, mais qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Rien...

Je suis pas médecin, moi !

Keiichi

— ... Ça va, Satoko ?

Ça va aller, t'en fais pas !

Je vais te sauver... Totoche est là...

Satoko

— ... in ille ente ff...

Cin il... quar...

Mais...?

Qu'est-ce qu'elle dit ?

C'est quoi, une formule magique ? Je m'approchai de son visage pour mieux l'écouter.

… C'est à ce moment que je compris.

Keiichi

— Satoko... mais... tu comptes ?

Mais tu comptes quoi ?

Quand j'étais gamin, je restais jamais assez longtemps dans la baignoire, alors ma mère me disait de compter jusqu'à cent avant de sortir.

Satoko faisait pareil...

Mais elle était à 5041 !

Keiichi

— Mais t'es conne ou quoi ?

Vous comptez jusqu'à combien, chez vous ?

Satoko

— ... Dix mille...

J'ai dû mal entendre...

DIX MILLE ?

Keiichi

— Mais tu te fous de ma gueule ?!

Qui est assez con pour compter jusqu'à dix mille dans la baignoire ?

C'est évident que tu mourras avant,

l'eau est trop chaude !

Mais pourquoi t'as fait ça ?

Satoko

— ... C'est... mon oncle...

Hier soir, il avait pété un câble en disant que le riz puait et qu'il ne pouvait pas manger.

Satoko n'avait pas compris.

Elle avait fait le même repas que d'habitude.

Il n'avait peut-être pas aimé l'odeur des légumes saumurés...

Il avait décrété que Satoko puait la mort et lui avait ordonné de prendre un bain matin, midi et soir.

Puis il avait fait chauffer l'eau, l'avait plongée dedans et lui avait dit de ne pas sortir avant d'avoir compté jusque dix mille...

Keiichi

— Ughoooohhhhhhhhhh !!!

J'VAIS T'CREVEEEEEEEER !

Guoahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh !!

J'étais fou de rage.

La machette toujours cachée dans le papier, je levai la main bien haut et déboulai dans chaque pièce, les vérifiant systématiquement.

J'ai cherché ses traces, sa présence, son odeur, ses vibrations, ses battements de cœur, tout !

Je parcourus la maison en criant, puis montai les escaliers si violemment que j'eus peur de passer à travers les marches.

Cherchant la pièce de l'oncle, sachant pertinemment que sa couette était vide, j'entrai et donnai un violent coup de machette.

Il est pas là, c'est sûr maintenant... et dans le placard ?

Je brisai la porte avec la machette.

Il n'est pas là ? Il y a peut-être un double-fond ?

Une porte secrète ?

Je cassai les murs, un à un.

Le sol était maintenant jonché d'éclats de bois.

Je cassai aussi les vitres, pour faire bonne mesure.

Keiichi

— Raaaaah ! Haa, haa, haa...

... Haaa...

Lorsqu'enfin ma raison reprit le dessus sur ma rage, j'avais détruit sa chambre d'un bout à l'autre.

Bon, il n'est pas dans cette baraque.

Il y passera plus tard,

je dois d'abord tenter de soigner Satoko !

Je revins à la salle de bain.

Satoko était toujours au sol.

Je ne pense pas que je saurais quoi faire à part lui faire des compresses d'eau froide.

Il faut l'emmener à la clinique.

Hier... le chef a tenté de m'enfermer chez les fous.

Je ne voulais plus jamais le revoir, mais là, je n'ai pas trop le choix…

je vais devoir y retourner.

Il faut qu'un vrai médecin puisse l'examiner...

Je pris son uniforme sale pour le lui enfiler, mais je n'avais jamais habillé quelqu'un et mes doigts n'arrivaient pas à trouver comment faire.

Putain, j'ai autre chose à foutre, merde !

Je jetai l'uniforme plus loin et cherchai une grande serviette de bain -- j'allais la prendre sur mon dos.

Satoko habitait à deux pas de la clinique.

Ça irait plus vite de la porter sur place que d'appeler les secours.

Prenant la plus grande serviette dans le coin, je l'enrobai autour d'elle puis l'aida à se relever.

Keiichi

— Tu peux te lever ?

Je vais te porter jusqu'à la clinique.

Satoko

— ... ... Je... Merci.

Elle parlait un peu mieux qu'avant.

Elle reprenait conscience, donc.

Ouf, elle va mieux, pouh, tant mieux, tant mieux...

Je ne pus retenir mes larmes.

Satoko se retourna au sol et tenta de se hisser sur les genoux. Elle avait vraiment du mal.

Je la pris et la plaçai sur mon dos. La serviette faillit tomber.

Satoko

— ... La serviette... me fait mal.

Keiichi

— On sera vite sur place, c'est juste pour le chemin, j'vais pas t'emmener à poil quand même ? Tu feras avec !

Elle était légère -- trop légère.

Je n'avais aucun mal à la porter, ce qui était d'un côté très pratique pour me rendre à la clinique, mais d'un autre côté très, très alarmant.

Il faisait chaud dehors, comme pour en remettre une couche.

Putain de grillons de merde, pourquoi il fait si chaud ce matin, c'est fait exprès ou quoi ?

Bah, j'ai pas le temps de m'énerver dessus.

La clinique... c'est par là.

Satoko sur le dos, je me mis à courir à petites foulées...