Hmmm... cacher le corps.
Pour être sûr que l'affaire n'éclate jamais, le corps devait ne jamais être découvert.
Donc c'était le plus important à faire, une fois que je l'aurai tué.
J'y avais réfléchi un peu comme ça, sans prétention, et la première chose qui m'était venue à l'esprit, c'était le marais.
Le marais de la légende du village... celui dont tout le monde avait peur, même aujourd'hui. Le marais sans fond qui donna son nom au village : Les abysses des démons.
C'était lui qui avait été là le premier.
Il était au centre de tout, il était le point de départ de la légende, et le lieu de naissance du village.
On le croyait sans fond. Tous ceux qui y tombaient n'en ressortaient jamais.
Les légendes disaient qu'il aspirait les curieux et les amenait au royaume des démons, au plus profond des entrailles de la Terre, dans le royaume des morts.
Puisque je voulais copier un peu les méthodes de la déesse Yashiro, il me fallait me débarrasser du corps de la victime -- et de l'arme -- en les balançant dedans.
Mais bon, c'est pas parce que la légende raconte que le marais est sans fond que c'est effectivement le cas.
Et puis, lorsque le cadavre se décomposera, il libèrera des gaz et remontera à la surface.
Il faudrait le lester à mort pour être sûr.
... Mais j'y pense, l'année d'avant, la mère de Rika s'est suicidée en se jetant dedans, non ?
Les gens racontent aussi que le meurtrier de la première année se serait noyé dedans en voulant y jeter un morceau du cadavre.
Je n'ai jamais entendu dire que les corps avaient été retrouvés.
... Finalement, ce serait peut-être quand même mieux de tout bazarder dans le marais...
... D'ailleurs, la batte aussi.
Sinon... En imaginant que je l'attaque lorsqu'il se déplace en scooter ou autre, il faudrait jeter son véhicule ici aussi.
(De toute façon, il se déplace la plupart du temps à mobylette, si j'ai bien compris.)
Mais le corps... Je sais pas...
Après y avoir réfléchi pendant un bon moment, je décidai de ne pas jeter le corps dans le marais.
Après tout, le suicide de la mère de Rika n'avait pas été prouvé, et l'autre mort n'était qu'une rumeur.
La police avait d'ailleurs clairement dit que c'était un meurtre maquillé en suicide, donc il était tout à fait pensable qu'en fait, il n'y avait aucun corps dans ce marais, depuis le début.
... Personne n'a jamais testé. Personne ne peut prouver que si je cache le cadavre ici, il ne remontera pas.
Mais alors, j'en fais quoi, moi ?
Je pourrais le découper en morceaux, histoire de rigoler un coup quand les gens feront le rapprochement avec le premier meurtre, mais... il faut de sacrés nerfs pour découper un cadavre. Et de l'équipement. Et du temps aussi.
Il vaut mieux prendre un truc qui marche très bien depuis la nuit des temps…
Je vais l'enterrer.
Bon, je l'enterre, d'accord, mais où... Ah oui mais du coup, déjà, où est-ce que je le tue ?
Parce que bon, je peux pas me permettre de rester trop longtemps avec le cadavre, ni de faire trop de chemin avec.
Il faudrait creuser le trou à l'avance, en fait. Et du coup, chercher un endroit accessible assez facilement et pas trop loin d'un endroit un peu reculé où je pourrais lui faire sa fête en toute tranquilité...
Il va falloir choisir avec précaution...
Il faut non seulement que personne ne me voie, mais aussi que je puisse me cacher en attendant qu'il passe, que je puisse le tuer et transporter son corps pas trop loin...
... Par où il roule lorsqu'il doit sortir de la maison ?
Je reconstruisis le terrain dans ma tête, et trouvai presqu'immédiatement l'endroit idéal.
... Il y avait une sorte de petit passage par les bois pour traverser le village.
Si l'oncle se déplaçait, il devrait forcément passer par là, à moins de vraiment le faire exprès et de se diriger vers la haute montagne, dans le coin de Yago'uchi ou je ne sais quel autre bled perdu.
Et en plus, ce passage était fréquenté surtout par les gens qui habitaient près de chez Satoko en fait, donc pas par tout le monde.
Donc c'était impeccable, parce qu'il n'y avait pas tant de risques que ça de voir quelqu'un d'autre passer par là.
Oui... Je l'attendrai dans les bois, au niveau de ce passage.
Est-ce que je peux effectivement me cacher dedans ?
Une fois sur place, je me plaçai des côtés et essayai plusieurs endroits.
... Le coin était très calme.
Je pourrai tendre l'oreille ici et rester concentré.
Oui, je pourrai l'attendre ici.
... Est-ce que ce sera aussi facile ?
Je devrais peut-être prévoir un truc pour l'attirer de moi-même, non ?
Mais du coup, cela représente un certain risque à prendre.
En même temps, il délègue tout à Satoko. C'est elle qui va faire les courses et autres.
En fait, il ne sort pas des masses de chez lui.
Si jamais je joue de malchance, il ne sortira même pas de chez lui de toute la journée demain !
Réfléchissons.
Demain... Il y a la fête demain.
Ira, ira pas ?
S'il n'y va pas, il me faut un moyen pour le faire sortir.
Aaaah, mais au fait...
Est-ce qu'il autorisera Satoko à y aller, ce con ?
Admettons, elle y va.
Là, je l'appelle au téléphone.
Oui, bonjour, ici le commissariat d'Okinomiya.
Nous avons trouvé votre fille, elle s'était perdue dans la foule, vous pourriez passer la prendre, s'il-vous-plaît ?
En fait, pas besoin de dire que c'est la police.
Oui bonjour, ici la clinique Irie.
Votre fille s'est blessée pendant la fête, vous pourriez venir ?
Oui, ça peut marcher aussi. Oui, je pense que si un truc officiel comme l'hosto ou la police lui dit de venir sans préciser plus de quoi il s'agit, il sera bien obligé de se pointer.
Et puis il a eu affaire aux services sociaux hier soir.
Il ne peut pas se permettre d'avoir des problèmes avec sa fille, même si ça le fait chier.
Il ne sait rien faire tout seul, ce gars-là. Il a besoin de Satoko au quotidien.
Conclusion.
S'il se dirige vers le sanctuaire pour aller à la fête, je l'attends ici et je l'attaque quand il passe ici, à l'aller ou au retour, peu importe.
Et s'il n'y va pas... Je le fais sortir en l'appelant au téléphone.
Mais avant de l'appeler, il faut que je sois sûr que Satoko est bien allée à la fête et qu'elle n'est pas chez elle.
Pour ce qui est de Satoko, je n'ai qu'à faire en sorte que Mion l'y emmène.
C'est sa tante, l'assistante sociale.
Donc si je souffle à Mion l'idée d'emmener Satoko à la fête, il y aura même moyen de forcer un peu les choses, si elle joue avec ses relations...
Satoko a besoin d'aller à la fête, il lui faut un moment de détente.
Et comme ça, elle part, et quand elle revient, son cauchemar sera fini.
Oui, c'est une bonne idée, ça.
Maintenant que j'ai décidé tout ça... il faut que je creuse le trou pour le cadavre.
Sans me faire voir, et sans attirer l'attention.
Il me faut un endroit où absolument personne ne pourra venir me déranger pendant que je creuse, car je n'aurai aucun moyen de surveiller les environs.
Je voulais un coin proche du lieu d'attaque, mais évidemment, il me fallait quand même une certaine distance...
J'allai au cœur de la forêt, dans ses profondeurs sombres.
Ici, je n'entendais que le chant des cigales du soir, qui résonnait dans le silence religieux alentour. Ce n'était pas un endroit où les humains avaient le droit d'aller et venir à leur guise...
— ... Bon, ben, au travail...
Ce fut nettement plus dur que je ne l'avais imaginé. Il y avait des tas de mousses, de feuilles, de racines, qui me rendaient la tâche bien difficile.
La petite pelle de jardinage que j'avais cachée sous mes habits ne me menait à rien.
À force de chercher dans le coin, je finis tout de même par trouver un endroit potable.
... Je prendrai une vraie pelle demain.
Normalement, ça devrait pas poser de problème.
Il faudrait creuser à peu près combien ?
Je sais pas trop, mais assez profond quand même...
Je ne peux pas me permettre de faire un truc bâclé.
C'est absolument hors de question.
Tant pis si ça me prend du temps, il faut se le prendre pour faire les choses bien et comme il faut.
Surtout ne pas reculer devant l'effort.
Je regardai ma montre.
Bientôt le soir.
Je ne peux plus revenir ici.
J'aurais préféré creuser le trou aujourd'hui, malgré la nuit tombante, mais si je sors le soir, ma mère va encore me faire des histoires.
Je ne peux pas me permettre d'éveiller les soupçons chez mes propres parents, quoi...
Quand je retourne à la maison, il faut absolument que je commence par appeler Mion.
Ensuite, il me faut confirmation que Satoko ira à la fête.
Et ensuite, je pourrai dormir...
Hmmm…
j'ai rien oublié ?
... C'est tout ce que j'ai à préparer, non ?
... Voyons voir, je sais où je vais le tuer.
Je sais comment je vais le tuer.
Je sais comment me débarrasser du corps.
Je n'ai pas encore décidé de l'heure à laquelle je passerai à l'action,
mais bon, c'est du cas par cas, je peux pas en décider maintenant.
... C'est vraiment tout ?
Sérieux ?
Pas d'imprévu ?
Est-ce que tout ira comme je le veux ?
C'était un peu tard, mais maintenant, j'avais de plus en plus les boules.
C'était normal…
Pour moi, c'était un truc super important... peut-être le travail le plus important de toute ma vie.
Je n'ai pas droit à l'erreur... et je n'ai aucune expérience sur laquelle je puisse compter.
Je n'ai ni le savoir, ni le faire.
Pas étonnant de s'inquiéter...
Mais la peur me donnait des idées. Genre, surtout ne rien faire et laisser couler, ne pas se mouiller.
T'as quand même pas déjà oublié la scène d'aujourd'hui ?
En surface, j'étais décidé à agir, mais mon subconscient était en train de chier des briques.
Moi qui ne me suis jamais battu à l'école -- en tout cas qui n'ai jamais gagné -- est-ce que je serai réellement capable de tuer quelqu'un ?
Il est nettement plus âgé que moi, nettement plus barraqué,
nettement plus habitué à se battre aussi, sûrement, si j'en crois sa tronche.
... En fait...
J'ai tout prévu avant le meurtre, j'ai tout prévu après le meurtre, mais il me manque le principal :
la force physique pour perpétrer le meurtre !
Je peux avoir tout prévu, si je ne réussis pas à le tuer, tout cela ne me servira à rien !
Putain, merde !
Après tout ce que j'ai fait, je vais encore foirer le coup à cause d'une erreur de base monumentale !
Je le vois venir, je vais me débiner au dernier moment...
... Ok, rentrons. Je vais rentrer et je vais me calmer, et ça ira mieux.
Demain sera un jour important dans ma vie. Plus que la rentrée des classes, plus que mon premier boulot, plus que le mariage, plus que mon premier enfant.
Demain,
pour sauver quelqu'un,
je tuerai.
Ce sera notre dernière chance de retrouver notre insouciance perdue.
Il nous faut retrouver les jours heureux et paisibles qui nous ont été volés.
Je me mis à pédaler de plus en plus fort sur le chemin du retour.
J'avais la tête un peu légère.
Un peu comme si les rouages de mon corps et ceux de mon âme étaient un peu disloqués.
Un peu comme si ma main touchait les objets quelques centimètres avant de les toucher physiquement. Une bizarre sensation de double.
Ma vision était plus étroite, mais allait plus loin.
J'étais en plein milieu d'une mission qui allait bouleverser ma vie, et pourtant, j'avais l'impression que tout cela arrivait à quelqu'un d'autre.
C'était un peu surréel ;
j'avais atteint une certaine distance avec toutes les choses de ce monde.
... Après tout, pourquoi pas.
Laisse donc la peur te serrer le ventre, Keiichi.
Tu n'en seras que plus prudent et plus avisé demain, lorsque tu devras passer à l'action.
Au contraire, réjouis-toi de ce sentiment de panique !
La peur ne me quitta pas de toute la soirée...
C'était la première fois que j'appelais Mion au téléphone.
Je cherchai son numéro dans le carnet d'adresse que nous avions eu à l'école, puis composai le très court numéro de téléphone -- le privilège d'habiter dans un endroit paumé...
Il était l'heure du repas du soir.
Selon toute vraisemblance, elle serait à la maison.
... Et pourtant, le téléphone sonna un fameux moment
avant qu'enfin quelqu'un ne décrochât le combiné.
— Oui allô, vous êtes chez les Sonozaki.
— ... Euh, désolé de vous déranger aussi tard, je…
Euh, Mion ? C'est toi ?
— Pardon ? À qui ai-je l'honneur ?
— Mais c'est moi ! Keiichi.
— Ah ! Aaaah oui bien sûr, oui.
Eh ben alors p'tit gars, qu'est-ce que tu m'veux à c't'heure-ci ?
Je la trouvais bien joyeuse au téléphone, et il me semblait qu'elle avait un peu de mal à parler.
Ooh celle-là, je parie qu'elle a bu un coup avec les autres membres de la famille...
— Désolé de te déranger.
... T'as le temps, on peut parler ?
— Ouais... Qu'ess'y y a ?
— C'est à propos de Satoko, en fait.
Je l'entendis prendre une courte, mais forte inspiration, comme si le mot l'avait choquée.
— C'est moche, ce qu'il lui arrive, apparemment.
J'espère qu'elle va bien...
Au moins, le sujet lui avait enlevé les vapeurs d'alcool...
— Évidemment que non, elle va pas bien.
T'as bien vu ce qu'il s'est passé en cours ?
Dans quel état elle était ?
— ... ... Ouais.
— Il l'a sacrément arrangée.
Et nous, nous n'avons rien fait, rien du tout.
— ... C'est pas tout à fait vrai,
on s'est quand même tous creusé la tête pour trouver une solution.
— Ouais, mais en fin de compte, on n'a rien trouvé. Et on n'a pas pu la sauver.
On n'a rien pu faire pour empêcher ce qui est arrivé.
— ... Oui, c'est vrai...
En fin de compte, je n'ai fait qu'observer ce qu'il allait se passer...
— Je me suis dit…
Alors…
On pourrait se débrouiller pour faire en sorte qu'elle s'amuse demain soir, non ?
— Hein ? Comment ça ?
— Ben, elle est clairement pas bien.
Alors je me suis dit...
tu pourrais peut-être l'emmener avec vous à la fête, demain soir ?
— ... Ouais, bien sûr, c'est pas le problème,
mais pourquoi ?
— Comment ça pourquoi ?
C'est logique, autant qu'elle puisse souffler le soir de la fête, non ?
Même si c'est qu'une seule soirée, on pourrait se débrouiller pour la séparer de son oncle, tu crois pas ? Je crois que ça lui ferait très plaisir.
— ... Oui non mais ça d'accord, mais pourquoi ?
— Mais enfin, pourquoi quoi ?
Je ne comprenais pas où elle voulait en venir avec cette question...
— Pourquoi, ben…
Je veux dire, pourquoi tu ne l'emmènes pas toi-même, Kei ?
Tu as vraiment besoin de passer par moi ?
Mion avait vraiment l'art de faire chier au mauvais moment…
ou alors elle était sacrément perspicace.
— Ben en fait... malheureusement, je serai pas là demain.
Je pourrai pas aller à la fête du village,
alors j'aimerais que tu ailles avec elle, Mion.
— Pourquoi, tu... t'as autre chose à faire ?
— Bah, c'est pas super important.
J'en aurais vite fini je pense, mais disons que, peut-être que je ne pourrai pas rentrer à l'heure pour aller à la fête.
— ... ... ...
— Dis, Mion.
Je peux te demander de la surveiller demain soir ? Juste demain soir !
Elle ne répondit pas.
Je la trouve bizarre depuis tout à l'heure.
Elle est super émotive, non ?
— ……….. Non, j'veux pas.
…*sniff*
Quoi ?
Mion, pleurer ?
C'est pas vrai...
Elle en train de pleurer ?
— Je... Je veux pas, tu le sais pourtant !
Tu peux pas me la coller et partir !
— Mais je te l'impose pas non plus, hein.
C'est juste pour demain soir, qu-
— Tu m'as menti, et tu le sais !
Hein ?
... Mais de quoi elle parle ?
— Tu m'avais dit que c'était juste pour la purification du coton…
et finalement... c'était pour toujours...
Salaud, menteur !
hhH !
Ha, ahahaha…
Bah finalement, c'est de bonne guerre, hein ?
Moi aussi j'ai menti... Je n'ai pas tenu ma promesse non plus.
Je l'ai laissée se débrouiller toute seule...
Je ne savais pas quoi dire.
Mion est en train de parler de complètement autre chose.
Je me demande bien de qui elle parle...
Pas le choix, il va bien falloir le lui demander.
— ... Tu n'es pas passé une seule fois, et tu as le culot pour m'appeler encore une fois pour me redemander le même service ?
Tu te fous de ma gueule... salopiaud, va.
*sniff*
... C'est bien toi, hein ?
……. Satoshi,
c'est toi ?
— Mion... qu'est-ce que tu me racontes depuis tout à l'heure ?
Apparemment, son nom la fit réagir dans le bon sens. Elle eut l'air de se ressaisir.
— Ah... Euh... Ahahahahahaha,
je... désolée, p'tit gars,
c'est rien.
Disons que... ben, j'ai eu presque la même conversation téléphonique avec quelqu'un d'autre, il y a maintenant bien longtemps...
— ... Au hasard... Avec Satoshi ?
Mion ne répondit rien.
Je pouvais par contre toujours l'entendre renifler.
— Je, écoute, je suis désolée,
ça doit être l'alcool,
je suis toute patraque.
Éhéhé, je parie que tu savais pas quoi faire !
... Je ne savais pas par quelle bizarrerie du destin, mais…
L'année dernière, probablement à la même date,
Satoshi a appelé Mion pour lui demander la même chose que moi :
emmener sa sœur à la fête du village.
Et je parie que quand elle lui a demandé pourquoi il ne pouvait pas le faire en personne,
il lui a répondu exactement la même chose que moi ce soir.
— Laisse-moi deviner, il n'est pas allé à la fête lui non plus ?
— ... Non.
Il a dit qu'il lui restait des trucs à faire.
Alors il m'a demandé de l'emmener à sa place.
... ... ...
— À l'époque, il t'a dit ça aussi, alors ?
Qu'il te laissait Satoko ?
— ... Oui,
il m'a demandé de m'occuper d'elle.
Juste pour demain soir.
Ta façon de demander ressemblait tellement à ce qu'il m'a dit que... Ahahah.
… Les souvenirs sont revenus, et j'ai un peu paniqué.
J'aurais jamais cru une histoire pareille.
Satoshi a passé le même coup de fil que moi, mais un an avant.
Mais Mion avait dit quelque chose d'important tout à l'heure.
“Tu m'as menti, et tu le sais !”
“Tu m'avais dit que c'était juste pour la purification du coton.”
— ... Oui,
il a disparu quelques jours après, hein ?
C'était très vague comme description, “il a disparu”, mais bon.
Fugue ou pas, il avait laissé sa sœur derrière lui.
— ... Oui.
Il n'a pas changé d'école, il n'a pas fugué non plus…
Il a simplement disparu.
À cet instant précis, j'eus une vision très trouble, un peu comme de la brume.
Il avait passé exactement le même coup de fil que moi, à la même époque, et à la même personne.
Mais pourquoi ?
Est-ce que par hasard... il aurait passé le même coup de fil, dans le même but ?
... Mais alors, lorsque leur tante est morte…
Nan…
Ce serait quand même pas...
......
— ... Alors c'est lui...
— Quoi ?
De quoi tu parles ?
L'année dernière.
Satoko subissait les mauvais traitements de son oncle et de sa tante à la fois.
Sa tante était la pire des deux.
Alors le soir de la purification du coton,
il a utilisé cette sombre histoire de malédiction pour buter la tante...
Mais bien sûr... tout s'explique...
— L'année dernière... la tante s'est fait tuer, non ?
Tu crois pas que... ça pourrait être Satoshi qui a fait le coup ?
Nan mais quand même, attends, c'est pas possible...
Satoshi s'est enfui ! C'est un connard qui a abandonné sa sœur !
Ce serait impensable... Il peut pas avoir eu le courage de tuer quelqu'un pour essayer de la sauver...
— ... Tu sais, j'y ai pensé aussi à l'époque.
C'est pas sympa pour lui, mais bon...
Quelques jours après le meurtre, Satoshi a disparu.
Le jour de l'anniversaire de Satoko.
Je m'étais énervé le jour où je l'avais su.
Mais…
à bien y réfléchir…
en fait, j'avais tout compris de travers...
Satoshi avait probablement été moins calme et concentré que moi.
Probablement parce qu'il était son frère de sang, et que ça devait le dévorer de l'intérieur de voir sa sœur se faire battre tous les jours.
Et en plus, le corps de sa tante a été découvert très vite.
La colère l'avait aveuglé, il n'avait pas pensé à cacher le corps.
Et du coup, l'affaire avait éclaté au grand jour.
La police s'était mise au travail... j'imaginais sans peine qu'elle n'avait pas mis bien longtemps à réduire la liste des suspects et à l'avoir en ligne de mire.
Satoshi voulait retrouver des jours heureux, mais même après le meurtre,
il ne pouvait pas vivre tranquille.
Je parie qu'il a voulu tenir jusqu'à son anniversaire, mais que la police l'a pris de court.
Alors ce jour-là, pour acheter la grosse peluche qu'il voulait offrir à sa sœur, il a retiré tout son argent.
Et soit il achetait la peluche et se faisait cueillir par la police...
soit il utilisait cet argent pour fuir.
... Il a préféré fuir pour que les gens ne considèrent pas sa sœur comme une complice d'un criminel.
Ça a dû être horrible de faire ce choix.
Il avait voulu lui faire plaisir avec cet argent...
mais en fin de compte, il avait dû s'en servir pour la faire pleurer.
Il avait tout dépensé pour monter à Tôkyô.
— ... C'est pour ça qu'il a disparu, alors ?
— Je n'en sais rien.
C'est ce que l'inspecteur Ôishi pense, mais...
L'inspecteur Ôishi, hein ?
Ce mec-là est pas bête, et je l'imagine bien cuisiner Satoshi petit à petit pour le pousser à faire une erreur...
— Je sais que la situation correspond, mais honnêtement, p'tit gars, je n'y crois pas, à ce scénario.
Il paraît qu'un type a avoué le meurtre, de toute façon...
... ... Oui, c'est vrai.
L'affaire s'était terminée par les aveux de ce pauvre gars...
— C'était un camé, un vrai de vrai, hein. Il n'avait rien à voir avec le village,
rien à voir avec Satoshi non plus, d'ailleurs.
Alors franchement, je le vois mal mentir pour sauver la peau d'un gamin qu'il ne connaît pas...
Hmm, je sais pas si c'était si évident que ça.
On ne sait jamais, les êtres humains peuvent se lier d'amitié avec des gens ou des choses incongrus.
Et puis, si ce mec s'accusait du meurtre... cela devenait le crime parfait.
Enfin bon, dans un crime parfait, Satoshi n'aurait pas disparu.
— Et puis pour être honnête avec toi, je ne pense pas qu'il avait suffisamment d'argent pour prendre la fuite.
Le jour où il a vidé son compte, tu sais…
Je sais qu'il l'a achetée, même si personne ne veut me croire.
Je suis passée au magasin où il voulait acheter cette fameuse poupée, et…
elle n'était plus là.
C'était forcément Satoshi.
— Attends une seconde.
S'il a utilisé son argent pour acheter la poupée et pas pour s'enfuir... il serait revenu la donner à sa sœur, quand même, non ?
Que pourrait-il en faire d'autre, il ne va pas la manger, non plus.
— ... Oui.
C'est pour ça que moi non plus, je ne sais plus quoi penser.
S'il avait de l'argent, je veux bien imaginer qu'il ait pris la fuite, mais s'il a acheté la poupée, il avait plus un sou en poche !
Et sans argent, impossible de survivre ailleurs, on n'est pas au pays des bisounours...
— ... ... ...
Je ne savais plus quoi penser.
Je n'arrivais plus à cerner ce Satoshi.
Nous restâmes silencieux un moment, chacun de son côté de la ligne.
Je ne savais même plus pourquoi nous en étions arrivés à parler de lui...
— Ahahahahaha, je m'excuse,
je sais pas du tout ce qu'il m'a pris de te raconter tout ça.
Pour ce qui est de Satoko, te bile pas, gamin,
c'est déjà réglé.
— Quoi ?
Non, sans déconner ?
— Quand nous étions tous ensemble en train de préparer les stands, on en a parlé entre nous.
On a utilisé le téléphone de la salle de la mairie pour l'inviter.
Oooh, l'oncle était pas content, mais il a fini par dire oui.
On ira tous ensemble pour la chercher.
Alors, t'es rassuré ?
Satoshi~ ?
— Je m'appelle pas Satoshi, j'te signale...
Oui, j'étais rassuré.
Satoko irait à la fête, ç'avait été décidé bien avant mon coup de fil.
J'étais content parce que du coup, Satoko irait vraiment spécifiquement parce que ses amies l'avaient invitée,
et pas parce que je ne voulais pas l'avoir dans les pattes quand je déboîterais la gueule à son oncle.
Le résultat était le même, mais l'intention pas du tout, et vous savez ce qu'on dit, c'est l'intention qui compte...
— Bah je m'excuse du dérangement, alors.
J'aurais même pas eu besoin d'appeler, finalement.
J'arrête pas d'avoir des conversations bizarres avec toi, hier déjà, et encore aujourd'hui…
Oublie tout ça, d'accord ?
— Oh, mais c'est moi qui m'excuse.
J'aurais jamais dû céder comme ça, j'ai un peu honte.
Excuse moi.
Encore un silence.
— Bon, ben écoute, je vais te laisser, alors.
Bonne nuit.
— Tu fais quoi demain ?
Rah, j'étais à deux doigts de pouvoir couper...
— ... Laisse-moi deviner, tu vas faire comme Satoshi,
tu vas me dire que tu ne peux pas m'en parler ?
— ... Idiote.
... J't'ai dit que je m'appelais pas Satoshi.
— ... Oui,
je sais bien que tu n'es pas Satoshi.
Je ne répondais pas vraiment à sa question, mais tant pis.
Je devais donner le change, mais Mion ne me pressa pas plus avant.
— Bon, eh bien... Dors bien.
— Je ne sais pas pourquoi tu dis les mêmes choses que Satoshi, mais...
... Bah, nan, laisse tomber.
Allez, bonne nuit.
— ... Je raccroche !
Le combiné reprit sa place avec un son claironnant.
Satoshi Hôjô...
T'es quand même un sacré gusse.
Je m'étais toujours moqué de toi en pensant que tu étais une poule mouillée qui s'était fait la malle en laissant sa sœur derrière soi.
J'ai toujours considéré que tu ne méritais pas le titre de Totoche.
Mais maintenant, j'avais des doutes sur mes certitudes.
Cette histoire de meurtre l'année dernière,
et puis ta disparition quelques jours après... c'était louche.
Et maintenant, je me retrouvais à vouloir imiter la malédiction et à faire un peu la même chose que toi.
C'est bizarre comme le hasard faisait les choses -- la veille de la fête, l'année dernière, tu as fait exactement les mêmes choses que moi.
En fait, si ça se trouve...
Vu que ce sont les mauvais traitements infligés à Satoko qui ont tout déclenché en moi, je parie que nous faisons exactement les mêmes choses depuis plusieurs jours, maintenant...
Mion m'avais demandé si j'étais pas Satoshi.
Si elle, qui était une personne extérieure à tout cela, avait eu cette impression, alors c'est que ma théorie était juste.
Alors ça voudrait dire que... comme toi, j'allais réussir mon coup... non ?
Par contre, nos ressemblances s'arrêteraient là.
Je suis beaucoup plus calme et calculateur que toi.
Bizarrement, plus je m'excite, et plus je deviens calme.
Donc je ne ferai pas les même erreurs que toi.
Je le buterai, je nettoierai la place, et je retournerai à ma vie paisible et insouciante.
... Depuis le moment où j'avais choisi ta batte pour faire le coup, nous étions ensemble.
En fait, nous étions peut-être ensemble depuis le moment où j'avais pris la décision de devenir Totoche remplaçant.
Peut-être que ton âme était entrée en moi depuis ce soir-là.
Satoshi…
Je ne veux pas croire que tu étais une poule mouillée.
N'étais-tu pas digne d'être “Totoche”, le fidèle protecteur de Satoko ?
Je ne t'ai jamais rencontré, et nous n'avons jamais discuté ensemble, toi et moi, mais... même si je ne savais absolument pas à quoi tu ressemblais, je savais que nous étions très similaires et très proches. C'était une expérience que je vivais pour la toute première fois de ma vie...