Après être rentré chez moi, je pris immédiatement une douche pour me débarrasser des sueurs que m'avaient occasionnées toutes ces émotions.
Normalement, en faisant ça, j'arrivais plus ou moins à me sentir mieux et à tout remettre à zéro.
Mais aujourd'hui, impossible.
En sortant de la douche, je vis des habits propres m'attendre sagement devant la cabine.
C'était normal -- ma mère faisait ça tous les jours -- mais aujourd'hui, ça me frappait.
Ça me frappait doublement, car j'en ressentis encore plus le contraste avec ce que devait vivre Satoko en ce moment.
Moi, j'étais peinard ici, ma mère était aux petits soins, mais Satoko devait en baver avec son oncle.
Je montai à l'étage m'enfermer dans ma chambre.
Je m'assis à mon bureau et croisai les bras.
Sujet de la réflexion ce soir : Satoko.
Jusqu'à présent, nous partions du principe que si les instances officielles nous aidaient, nous pourrions rétablir une situation normale.
Mais après ce que m'avait dit le chef... Je pense que ce ne sera pas aussi facile que ça.
Satoko est très butée, et elle fera tout pour rester dans cette situation, juste pour prouver qu'elle peut supporter les mauvais traitements.
C'est une sorte de châtiment qu'elle s'inflige à elle-même pour expier sa faute -- avoir poussé Satoshi à s'enfuir pour ne plus avoir à la protéger tout le temps.
Et comme c'est Satoko elle-même qui en est persuadée…
ça rend les choses compliquées.
Mais j'avais déjà prévenu le chef.
Si Satoko est en danger, je prendrai seul la décision de la sauver et j'agirai en conséquence.
En fin de compte, moi aussi, je me plaçais dans l'expectative.
Mais au moins, j'avais placé une limite.
Si jamais il se passe quelque chose,
j'appelle les services sociaux.
Telle que je la connais, Satoko va m'en vouloir quand elle saura que c'est moi qui l'ai fait...
Mais bon... je reste persuadé que c'est la meilleure chose à faire.
... Attends une seconde, Keiichi.
Tu penses que le problème sera résolu dès que tu auras passé le coup de fil à l'assistante sociale ?
Admettons que tu puisses en parler aux autorités compétentes.
Qu'est-ce qui te dit que eux n'attendront pas ?
L'année dernière, ils ont attendu, et la situation s'est améliorée pendant quelques semaines, mais la tante s'est vengée par la suite pour avoir subi une telle humiliation.
Les violences sont devenues encore pires.
Cette année, c'est l'oncle.
... Je l'ai rencontré aujourd'hui pour la première fois, mais lui n'est probablement pas du genre à s'en tenir à des violences verbales.
Il est le genre à mettre des coups pour faire bonne mesure.
Une gifle par-ci, un coup de pied par-là.
Il suffisait de regarder les nombreuses traces sombres sur Satoko pour le comprendre.
Merde, ça ne suffira jamais, Keiichi !
Tu peux le dénoncer tant que tu veux, si les services sociaux n'arrivent pas à la sauver, ça n'aura servi à rien !
Bon, la délation, c'est une méthode, mais il y en a peut-être d'autres.
Et puis, il ne faut pas garder tous ses œufs dans le même panier. Il faudrait un moyen supplémentaire de la protéger…
Il me fallait un peu plus de calme... je penchai la tête en arrière.
... Il me revint en tête notre dispute à l'école.
J'eus soudain honte de ne rien avoir remarqué jusqu'à ce que Rena me le dise en face.
Mais elle avait eu raison.
Je vis dans une grande baraque.
Comparée aux autres maisons à Hinamizawa, elle est énorme.
D'ailleurs, on a vraiment des pièces qui ne servent encore à rien.
Je ne me suis jamais considéré comme un gosse de riches, mais finalement, nous n'étions pas exactement pauvres.
Et puis, c'est vrai que quand on le dit sans ambages, on passe pour un vantard.
... Mais bon, oui, nous avons les moyens.
On pourrait lui filer plusieurs pièces.
Notre chambre d'amis sert si peu, elle pourrait l'avoir.
Au pire, on peut ranger certaines pièces dépotoirs de mon père.
Par contre, c'est vrai que pour l'argent et la nourriture, le problème est certainement trop complexe ou impitoyable pour moi.
Pour le déjeuner, je suppose qu'il y a moyen de s'arranger.
Il suffirait de demander aux autres de préparer des portions un peu plus grandes.
Comme de toute façon on met tout en commun, l'un dans l'autre, ça devrait suffire.
Mais le matin et le soir, il faudra bien passer par ma mère.
Il faudra la convaincre de lui offrir le couvert, et ce ne sera pas aussi facile que pour le gîte…
(Déjà que ce sera pas facile pour le gîte, honnêtement...)
Je me demande combien une personne coûte en nourriture.
Quelques dizaines de milliers de yens par mois, je suppose ?
Si c'est moi qui paye, peut-être qu'elle n'y verra pas d'objection ?
Je dois avoir une vingtaine de milliers de yens dans ma tirelire.
Je reçois de l'argent pour nouvel an et d'autres occasions, mais tout est placé sur un compte épargne.
Si je le ferme, je devrais obtenir une belle somme...
Quitte à sortir les sous, je pourrai éventuellement mettre les autres à contribution.
Oui enfin, il vaut mieux ne pas expressément compter dessus.
Rena m'a mis un savon avec ça aujourd'hui…
je dois arrêter d'imposer mes choix aux autres.
Je leur demanderai de l'aide.
Mais à la base, c'est moi qui la sauverai.
Je leur montrerai !
Ah, mais il n'y a pas que le problème de l'argent en fait.
Il faut aussi qu'elle se lave, qu'elle ait des habits propres. Il y a plein d'aspects de la vie quotidienne encore...
Surtout que ma mère n'aime pas le gaspillage.
C'est une bonne chose d'habitude, mais là, elle pourrait demander l'argent pour la lessive et la surconsommation...
Ça suffira pas de payer pour sa nourriture.
Il va me falloir beaucoup plus d'argent que ça.
(Oh, Keiichi, tu t'imagines peut-être que l'argent va tout résoudre ?
Même si tu as l'argent, il te faut d'abord l'accord de tes parents !
C'est pas rien d'accueillir quelqu'un à la maison pour une longue période de temps !)
Et tu leur dis quoi pour les convaincre ?
Réfléchis deux secondes à tête reposée, tu verras bien que c'est pas possible.
Même s'ils t'écouteront sérieusement, ils te diront certainement d'en parler à la police ou aux instances concernées.
Et même en considérant qu'ils la prennent en pitié, ils voudront savoir pourquoi ce serait à eux de payer.
C'est probable.
Oui, c'est vrai.
C'est triste et c'est dégueulasse à dire, mais ma décision seule n'y changera rien.
Même avec toute la bonne volonté du monde, seul, je ne pourrai pas la sauver.
— ... C'est pas croyable... Pourquoi les enfants sont-ils si impuissants ?
J'étais écœuré.
Je pensais être le plus acquis à sa cause.
Le chef aussi était probablement parmi les plus dévoués pour Satoko.
Et pourtant...
J'entendis alors quelqu'un toquer à ma porte. Ma mère ouvrit la porte et passa la tête dans l'embrasure.
— Ah, tu es debout ?
Je t'appelle pour manger depuis tout à l'heure, tu es sourd ?
— ... Oh, euh, j'arrive tout de suite...
Je sais que je n'avais pas le droit de parler comme ça de mes parents tant que je dépendrai d'eux mais…
Je trouvais normal d'obtenir à manger sans avoir à spécialement donner un coup de main.
Ils n'avaient qu'à pas faire un enfant s'ils ne voulaient pas l'assumer.
Mais maintenant que je savais que ça n'allait pas de soi et que c'était un droit défini par la loi...
Je me rendais aussi compte qu'il était très dur d'accorder ce droit à une tierce personne.
Le repas de ce soir était le même que tous les autres, mais il prenait une valeur particulière maintenant.
Sur la table, il y avait à manger pour nous trois.
Et faire passer de trois à quatre serait vraiment très difficile.
Réfléchis, Keiichi.
Si tu ne peux pas transformer le repas en un repas pour quatre, il suffira de partager en quatre le repas préparé pour trois.
... Eh, mais c'est pas con ?
Apparemment, le culot me donnait des idées...
Oui, bien sûr...
Pas la peine de leur demander en fait,
je n'aurais qu'à la cacher quelque part ici.
Je me suis fait engueuler une fois à cause de ça... j'étais passé par la gouttière pour rentrer directement dans ma chambre sans passer par la porte d'entrée.
Et vu que Satoko est plus douée que moi, elle y arrivera sans problème.
En fait, maintenant que j'y pensais, il fallait absolument la faire vivre cachée.
Je voulais faire vivre Satoko ici dans le cas où les services de l'enfance décideraient d'attendre et d'observer la situation entre Satoko et son oncle.
Ce qui impliquait que son oncle serait toujours responsable d'elle.
Dans une situation pareille, je ne pouvais pas la faire vivre ici au vu et au su de tout le monde, puisque son oncle reviendrait la récupérer illico presto.
Vu qu'il serait encore responsable d'elle aux yeux de la loi, mes parents n'auraient pas le choix.
Je suis donc obligé de leur cacher qu'elle vivrait chez nous !
(Disons que si ça devait rester secret, j'aimerais mieux avoir le soutien de mes parents... mais bon, “si tu veux tromper tes ennemis, commence par tromper tes amis”, je suppose.)
... OK.
Je vais réfléchir à cette possibilité, c'est quand même plus réaliste que d'en parler à mes parents et d'espérer les convaincre.
Pendant que je serai là, il lui suffira de se tenir tranquille dans ma chambre.
Le problème, c'est pendant la journée.
Vu qu'elle se cacherait de son oncle, elle ne pourrait pas aller à l'école.
Elle va se sentir seule, mais je pense que ce serait mieux pour elle de ne pas y aller.
(Et puis, elle est plusieurs classes en-dessous de moi, je pourrais lui servir de prof.
Déjà en temps normal, je sers de prof à certains élèves, vu que la maîtresse arrive pas à tout faire !)
Pendant la journée, moi par contre il faudra que je sois à l'école...
Vu que je commence à être adulte, mes parents m'accordent une certaine vie privée, ils ne rentrent pas dans ma chambre comme dans un moulin quand je ne suis pas là.
(Enfin, j'espère...)
Si elle se terre dans ma chambre, ça devrait passer...
Si jamais mes parents voulaient entrer, elle le saurait de toute façon, puisque l'étage est grand et que ma chambre est au fond.
Et puis il y a les escaliers, ça lui laisserait du temps (quelques secondes au moins ?) pour se cacher dans le placard mural.
Attends, attends, attends, Keiichi !
Il y a un truc qui cloche, là !
Si elle ne va pas à l'école, comment elle fait pour manger à midi ?
Il faut que je me calme…
J'ai juste à lui laisser de quoi manger avant de partir, je suppose.
J'irai à l'école sans panier-repas, et les autres feront un peu plus.
Ouais... ça prend forme.
Un autre problème ?
Ah, les repas du soir... et le petit-déjeuner bien sûr.
Quoique, elle peut sauter le petit-déj', non ?
Moi le dimanche, si je fais la grasse matinée, je ne mange que deux repas dans la journée, et je ne m'en porte pas plus mal.
Pour le soir... il faudrait d'abord faire croire à mes parents que j'ai plus d'appétit pour obtenir de grosses portions.
Et ensuite, je n'ai plus qu'à lui apporter un peu de ça !
Il faut que je fasse un essai...
Je pris l'assiette avec de petits poissons grillés et me levai de table.
— Eh bien alors, Keiichi ?
C'est quoi ces manières, on mange à table.
— Hmm, oui je sais.
Je voulais juste changer un peu…
Je peux manger dans ma chambre ?
— Et risquer d'en mettre partout ?
Non merci. Tu mangeras à table, comme tout le monde.
— ... Ouais. Ok, tant pis, désolé.
Eh ben.
Ils s'y mettent à deux pour une misérable assiette de rien du tout ?
Je pourrais jamais lui apporter à manger sans me faire remarquer.
Mais ça doit valoir la peine de se creuser la tête dessus.
Il doit bien y avoir moyen d'utiliser les angles morts, je sais pas moi, les magiciens doivent bien avoir des trucs !
(Et puis même si je trouve pas la solution aujourd'hui, j'ai qu'à y réfléchir, histoire d'être prêt le moment venu...)
Je finis mon repas et m'excusai de table.
Après être retourné dans ma chambre, je me mis à la place de Satoko et tentai de raisonner avec son optique.
Imaginons... ma mère monte les escaliers. Il faut que je me cache !
J'ouvris le placard mural.
...Clatter clatter.
Il coulissa en faisant du bruit.
Même en essayant plusieurs fois, impossible de le manipuler en silence.
Putain, c'est pas vrai... D'habitude, la porte glisse toujours sur le côté sans faire de bruit !
Pourquoi il se met à faire du bruit exprès maintenant ?
La maison a des défauts de fabrication ou quoi ?
Ou bien est-ce que le sol n'est déjà plus droit ? C'est peut-être le bois du placard qui est déjà vieux ?
Je devrais peut-être mettre un petit coup de cire ?
C'est pas énorme comme bruit, en fait, mais je ne suis pas sûr à 100% que mes parents ne l'entendraient pas depuis le couloir.
Bah, ça va, c'est gérable en fait.
J'ai qu'à faire en sorte que la porte fasse pas de bruit.
OK, ok, admettons, j'ai réussi à l'ouvrir sans faire de bruit et à me cacher à l'intérieur.
... Ma couette est tout le temps dehors.
Je vois pas pourquoi ma mère ouvrirait le placard pour la ranger dedans.
... En même temps, c'est ma mère, elle l'ouvrira peut-être quand même, pour une raison ou pour une autre.
OK, admettons, elle l'ouvre. Il me faut un moyen pour pouvoir rester caché là-dedans sans me faire toper.
Sauf que plus c'est un truc compliqué, plus ça lui prendra de temps à mettre en place. Du coup, mes parents seront déjà plus près, elle risque de se faire entendre...
Et là, d'un seul coup... j'eus envie d'aller aux toilettes.
Eh meeerde, ouais...
Si elle mange, il faudra bien qu'elle aille aux toilettes...
Elles sont au rez-de-chaussée.
On ne peut pas utiliser les toilettes de quelqu'un sans se faire remarquer, c'est absolument impossible.
Il va falloir trouver des toilettes portables... (un pot de chambre ?
Satoko va me tuer...)
Ah oui, mais du coup, les odeurs ?
Pas besoin d'être dans ma chambre pour les sentir, en plus.
Pour se laver, encore, il doit bien y avoir moyen.
Il suffit de le faire quand il n'y personne à la maison.
Mais les toilettes, c'est pas la même chose.
Quand il faut y aller, il faut y aller, et si mes parents sont en bas...
Rah, c'est pas vrai, comment faire ?
Dans le fond du placard, je me remis assis, la tête entre les genoux,
et me grattai la tête, perdu dans mes réflexions.
Plus j'y pense, et plus je trouve de problèmes dans cette idée.
Plus j'y pense, et moins ça me paraît faisable.
Plus j'y pense, et plus je me rends compte qu'en fait, je suis impuissant.
Ma colonne commença à me faire mal -- j'étais resté trop longtemps confiné là-dedans.
Si jamais Satoko venait vivre ici, elle devrait apprendre à faire avec...
Elle devrait vivre dans un coin si petit, si coincé, si sombre... tout le temps.
J'espère juste que ce serait mieux que de vivre avec cet oncle violent.
Je commençai à avoir du mal à respirer. Je rampai hors du placard.
Regardant ma montre, je vis qu'il était déjà 3h30 du matin.
La vache, j'avais passé un temps fou à y réfléchir.
Comme par hasard, je fus assailli par le sommeil.
Incapable d'y résister, je me couchai sur ma couette.
Putain, je peux pas dormir maintenant, j'ai encore des tas de choses à décider et à préparer.
Si je ne me décide pas rapidement, ça fera comme les autres, j'aurai attendu sans rien faire.
Je devais y réfléchir, je devais savoir comment faire pour la sortir de là, je devais y passer plus de temps que les autres, même une minute, même une seule seconde !
Il n'y a vraiment aucun moyen ?
Vraiment ? Vraiment rien ?
Mes pensées commencèrent à tourner en rond, et ma tête se mit à me tourner...
Dans un dernier sursaut, je formulai une pensée cohérente.
Il y a encore du boulot, mais j'ai déjà pas mal réfléchi ce soir.
Je vais en parler aux autres demain.
Mion pourra peut-être faire quelque chose, et puis Rena est assez astucieuse, elle aura peut-être une idée aussi...
Mais surtout...
Il faut que je sache si les autres sont prêts à tout faire pour la sauver.
... J'eus honte de moi pour perdre ma lutte contre le sommeil.
Pardonne-moi, Satoko...