— Quoi ? Hôjô est encore absente aujourd'hui ?
Furude, tu sais ce qu'il se passe ?
La maîtresse n'avait pas l'air de vouloir lui faire de reproches, mais Rika faisait de la peine à voir à rester silencieuse.
Elle l'appela près de son bureau et les deux eurent une conversation à voix basse.
Au début, Rika avait dit qu'elle avait de la fièvre, mais tout le monde en classe savait que c'était un mensonge.
Si Satoko avait vraiment eu de la fièvre, Rika n'aurait pas préparé de panier-repas pour elle à l'école...
— Je me demande ce que Rika a en ce moment.
— Comment veux-tu que je le sache...
Moi aussi, j'avais envie de savoir ce qu'il se passait.
Cela faisait déjà trois jours qu'elle n'était pas venue.
Et depuis qu'elle n'était pas là, j'étais mal.
Tout allait pour le mieux jusqu'à dimanche dernier...
Je m'étais comporté comme un frère pour elle, et nous avions tissé des liens chaleureux.
Alors pourquoi d'un seul coup, tout semblait sens dessus dessous ?
Plus j'y pensais,
et plus je me disais que depuis l'arrivée d'Ôishi, le monde ne tournait plus rond.
La veille de son arrivée, je n'avais pas été tranquille de la nuit... c'était sûrement mon intuition qui m'avait déjà prévenu.
Kuraudo Ôishi, hein ? Le messager de la déesse...
— Nan, c'est pas possible.
C'est pas parce qu'il s'est pointé que Satoko subira la malédiction cette année, ce serait trop simple, je ne peux pas laisser faire ça...
J'avais l'impression que cette fin abrupte à notre bonheur nous tombait dessus de nulle part, mais peut-être que c'était ma faute, quelque part ?
Réfléchissons un peu...
La veille de son apparition, Shion, Mion et Rena m'ont dit que Satoshi avait disparu à cause de la malédiction, ce qui déjà portait malheur...
Est-ce que c'était pour ça qu'elle nous avait envoyé son messager ?
Mais non, c'est des conneries tout ça.
Je parvins plusieurs fois à cette conclusion, mais encore et encore, mes pensées revenaient à leur point de départ.
Je n'étais pas le seul à tirer la tête.
Mion, Rena…
tous les élèves de la classe, d'ailleurs, n'étaient pas en forme.
Rika savait quelque chose, c'était sûr et certain.
Malheureusement, elle ne faisait pas mine de vouloir nous en parler.
Elle ressemblait à un chaton complètement dans le jazz, qui aurait trop fait la sieste au soleil,
mais quand elle le voulait, elle pouvait être la pire des têtes de mule.
Nous pourrions le lui demander, mais elle ne nous dirait rien.
Nous savions tous que ça se passerait comme ça, aussi aucun d'entre nous ne prenait la peine de la presser de questions.
— Si elle ne veut pas nous en parler, nous ne pouvons qu'attendre qu'elle se décide à le faire.
Et puis, à l'inverse, on peut considérer que si elle juge inutile de nous en parler, c'est que ce n'est pas si grave que cela.
Bien tenté, Rena, mais avec ton visage déconfit, tu n'es pas très convaincante...
— ... ... ...
Mion restait silencieuse, observant le ciel avec un air énervé.
Je suppose que ça ne lui plaisait pas de voir que Rika n'osait pas parler de ses problèmes à ses propres amis.
Ou peut-être que tout simplement, ça l'inquiétait de ne pas savoir comment allait Satoko.
Et moi ?
Bah, moi, je vivais dans l'angoisse, osant à peine respirer.
Je suppose que quand les autres me regardent, ils s'imaginent que je suis de mauvaise humeur, comme Mion...
Tap tap.
Je sentis soudain quelqu'un me taper sur l'épaule.
C'était Tomita et Okamura.
— Maebara,
tu as une minute ?
— Quoi, encore votre balle ?
Écoutez les gars, essayez de vous débrouiller par vous-mêmes, d'accord ?
Je ne pourrai pas toujours être derrière vous.
Je sais que ce n'était pas sympa, mais il fallait bien le leur dire un jour où l'autre...
— ... En fait, on a entendu quelque chose...
— ... Quoi comme rumeur ?
— Oui, ben…
Si ça se trouve... Ça pourrait avoir un rapport, en fait.
Une rumeur...
Ils n'ont pas dit que c'était à propos de Satoko, mais ils pensent que ce n'est pas sans rapport.
Nous nous rendîmes derrière l'école, où j'aurais tout le loisir de vérifier ce que la rumeur avait à dire...
Pour ne pas changer, l'arrière du bâtiment était désolé.
C'était vraiment pas un endroit où les élèves aimaient se retrouver.
Par contre, pour discuter à l'abri des oreilles indiscrètes, c'était vraiment l'endroit idéal.
— Bon, vous deux.
J'ose espérer que ces rumeurs ont un rapport avec l'absence de Satoko ?
— Ben en fait, je sais pas trop,
mais… peut-être.
— Bon alors, quoi ?
C'est un rhume ? De la fièvre ?
Ou pire, c'est une maladie vraiment grave ? Elle s'est blessée ?
— Non, en fait,
c'est l'inverse.
— Ma grand-mère m'a dit que…
Satoko était venue hier un peu avant midi acheter un bloc de tôfu.
— Ah, tu savais peut-être pas, mais les parents de Tomita tiennent le magasin, en fait.
— ... Elle a fait des courses ?
Pour du tôfu ?
J'avais une voix toute bête.
En même temps, c'était normal, quoi.
Moi, j'étais là à me morfondre depuis plusieurs jours, pensant qu'elle était très malade ou gravement blessée, et l'autre se la joue tranquille, facile à faire ses courses.
— Admettons,
mais elle avait l'air en forme ou pas ?
Ou bien elle avait un masque ?
Des béquilles ?
— Non, pas spécialement. En fait, c'était pas ça le problème.
Si elle n'était pas malade ni blessée, je devrais pouvoir me calmer.
Mais en fait, pas du tout.
Tomita avait toujours l'air grave.
— Elle a acheté un bloc de tôfu tamisé à la soie. Ma grand-mère jure qu'il y a quelque chose de louche là-dessous.
— Ah ouais ?
Pourquoi, elle a pas le droit ?
C'est interdit à la vente aux mineurs, le tôfu ?
Ils tournaient beaucoup trop autour du pôt. Je devais lutter pour ne pas laisser paraître mon irritation.
— Non, mais... Hôjô et Furude vivent ensemble, non ? Deux gamines qui vivent sur les mêmes ressources, je pense pas qu'elles aient des masses d'argent à leur disposition.
Elles achètent toujours, toujours le tôfu pas cher passé simplement au tamis en bois.
En un an, elle n'ont pas acheté une seule fois une autre sorte.
— ... Je vois pas où est le rapport.
Elle a peut-être eu envie de manger du meilleur tôfu, c'est pas la mort d'un cheval.
— Oui, oui bien sûr, mais...
Je me rendais bien compte que je n'étais pas très honnête avec eux.
Ce qu'ils me disaient là était un indice super important.
Elle n'achetait plus le tôfu pas cher, mais le plus onéreux de la boutique.
Elle faisait ses courses non plus en rentrant de l'école, mais juste sur le coup de midi.
... Je ne savais pas trop où ces indices allaient me mener, mais ils étaient importants.
Alors que j'étais en train d'y réfléchir, Okamura prit la parole à son tour.
— OK, à moi maintenant.
... Il paraît que…
qu'il est revenu à la maison.
— Il est rentré ?
Qui ?
Qui est rentré ?
— Ben, son...
son oncle.
L'oncle de Satoko ?
Ah oui, le chef m'en avait parlé.
Après la mort de ses parents naturels, elle avait été recueillie par lui et sa femme...
— J'ai entendu qu'il avait eu peur après la malédiction de l'année dernière et qu'il était parti.
... Tu sais, il est violent, on dirait un Yakuza.
Ce que m'en avait dit le chef me revint en mémoire.
C'est vrai.
Lui et sa femme avaient plus ou moins rendu la vie dure à Satoko et à son frère.
Après la mort de sa femme, battue à mort par un toxicomane, il avait eu peur de la malédiction et était parti pour Okinomiya.
— Et pourquoi Satoko devrait cesser d'aller à l'école ? Juste parce qu'il est revenu ?
— ... ...
Ils regardèrent au sol, silencieux.
J'en savais assez pour me rendre compte que c'était une piste.
Je ne savais pas trop quoi faire de ces éléments, mais Rena et Mion sauraient sûrement comment les interpréter...
— Désolé, vous deux.
Je sais que je ne me comporte pas très bien avec vous, mais je comprends bien que vous vouliez me faire plaisir en m'en parlant.
— Oui, bof, c'est pas grave, hein...
Maintenant, on sait qu'elle n'est pas malade,
c'est déjà pas mal, non ?
... Oui, il avait peut-être raison.
Mais il y avait un truc.
Quelque chose clochait et me rendait très nerveux.
— Ah !
Maebara, regarde ! Regarde, là-bas !
Je me retournai, surpris d'entendre Okamura crier comme ça.
Suivant la direction qu'il pointait du doigt, je finis par tomber sur une silhouette à l'autre bout de la cour, qui marchait lentement, comme exténuée.
... Eh, mais !?
— Hôjô !
Je me mis à courir vers elle.
Je devais absolument me rendre compte de visu si elle allait bien ou pas.
— Sa... Satokooooo !
Elle s'arrêta, plutôt gênée de me voir venir vers elle en courant.
— Enfin,
que se passe-t-il, mon cher ?
Vous m'avez fait peur à crier comme cela !
— Imbécile, te soucie pas de moi !
Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, t'étais pas là pendant trois jours !
J'ai eu une de ces peurs !
— Oooohhohhohho !
Vous vous faites trop de soucis, voyons.
Ce n'étaient que trois petits jours de rien du tout ?
Vraiment, vous exagérez...
Elle parlait comme d'habitude, mais elle n'était pas la même que d'ordinaire.
Son sourire était plus effacé... et je la trouvais plutôt pâle.
— Hôjô, ça va ?
— T'étais pas malade, alors ? Ou bien est-ce que ça va mieux ?
Apparemment, Tomita et Okamura aussi s'étaient fait pas mal de soucis.
— Purée, mais qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Non mais tu te rends compte, trois jours,
je devenais fou, moi !
— Oui, bon, excusez-moi.
Je nettoyais la maison,
et comme cela faisait vraiment très longtemps que je n'y avais plus mis les pieds, eh bien, j'ai mis plus de temps que prévu à faire la poussière.
— ... Hein ?
Mais de quoi tu parles ?
Pourquoi faire le ménage au lieu d'aller à l'école ?
Satoko ne répondit pas. Elle se dirigea vers l'entrée, me laissant sur place.
— Écoutez, mon cher,
c'est la pause de midi, non ?
Je meurs de faim.
Euh, oui, c'est vrai que nous étions en pleine pause déjeuner.
Si elle a faim, je ne peux pas la retenir.
— Ouais, bon, pas grave !
Rika a rapporté ton repas tous les jours !
Alors t'as intérêt à le manger, aujourd'hui.
Allez, allons en classe,
il faut prévenir les autres !
— Oui, vous avez raison.
Je suppose que vous vous êtes tous fait du souci pour moi.
Ooohhohhohho.
C'est dur que d'être adulée par le peuple.
Je plaçai mes mains sur ses épaules et l'accompagnai vers la salle de classe.
Vue de près, elle avait l'air plus faible que d'habitude.
J'avais pensé que ma peur disparaîtrait une fois que je l'aurais vue, mais...
... En fait, non, cela venait de déclencher une nouvelle angoisse en moi.
Qu'est-ce qu'il avait bien pu lui arriver ?
À notre arrivée en cours, tous les élèves eurent la même réaction que moi.
— On s'est fait du souci pour toi !
— Ça va, toi ?
— T'as raté trois jours !
Nos jeunes camarades la bombardèrent de questions.
— Oui, je suis vraiment désolée, c'est gentil à vous de vous être inquiétés, vraiment ! Oooohhohhohhohho !
Satoko s'assit à sa place et se mit à dévorer ce qu'il y avait dans le panier-repas que Rika lui avait préparé.
Soudain, la maîtresse apparut à la porte, hors d'haleine. Apparemment, quelqu'un avait été la prévenir.
— Hôjô !
— Oh, bonjour maîtresse.
Je m'excuse pour la frayeur que vous avez dû avoir ces trois derniers jours.
Ooohhohho !
Comme vous pouvez le constater, je vais très bien.
— ... Pfff, je me suis vraiment fait beaucoup de soucis pour toi, tu sais !
Lorsque tu auras fini de manger, tu viens me voir immédatement en salle des professeurs, c'est compris ?
J'ai pas mal de choses à te dire.
— Après ces trois jours d'escapade, j'aurais sûrement droit à une punition exquise ! Oooohhohhohho !
Tous les élèves se mirent à rire.
La maîtresse avait eu l'air en colère, mais en regardant Satoko en train de manger, entourée par tous ses amis, je pus enfin souffler un peu.
— ... En tout cas, c'est rassurant, hein Rena ?
— Quoi ? ...
Ah, désolé.
Oui, oui bien sûr, tant mieux.
En regardant Rena, j'eus une certitude.
Rena trouvait aussi que quelque chose ne tournait pas rond.
Mion aussi s'était éloignée et tirait la tête, visiblement très énervée.
Mais à l'inverse, Rika faisait un sourire magnifique.
Plus Satoko lui demandait à manger, plus elle ouvrait de boîtes et lui donnait.
Après plusieurs longs instants, Satoko fut enfin repue. Elle fit la conversation avec ses camarades de classe, puis se leva pour se rendre en salle des professeurs.
— Loin de moi toute envie de faire face à l'autorité et de subir mon juste châtiment, mais si je n'y vais pas, cela ne fera qu'empirer...
— Ne t'inquiète pas, je viens avec toi !
Rika se leva en même temps qu'elle et la suivit de très près.
— Désolée, mon cher, mais je dois aller me faire tirer les oreilles.
Ne vous en faites pas, je reviens de suite.
— D'accord.
Mais tu sais, si tu veux, je peux venir avec toi, hein ?
La dernière fois, on a bien été ensemble avec cette histoire de curry...
— Pas la peine, je pense.
Keiichi, vous devriez garder la classe pendant notre absence.
Rika avait dit cela très gentiment, mais avec un regard très insistant. Elle ne voulait pas de moi avec elles.
Elle se colla aux côtés de Satoko et elles partirent toutes les deux dans le couloir.
Les autres élèves, rassurés, repartirent s'asseoir à leurs places ou continuer ce qu'ils avaient été en train de faire.
Mais moi, je ne pouvais pas reprendre une pause midi normale.
— ... ... ... ...
Mion, Rena et moi regardions nos deux amies s'éloigner, le regard sérieux et inquiet, fixé sur l'entrée de la salle de classe.
— ... OK, vous deux, nous sommes amis,
hein ?
Mion se retourna, surprise de ce que je venais de dire.
— Je ne suis pas du genre à faire des cachotteries à mes amis,
alors je suis dans l'obligation de vous dire deux ou trois choses que j'ai apprises tout à l'heure.
Sans attendre de savoir si elles étaient prêtes à m'écouter ou pas,
je leur racontai d'un trait tout ce que Tomita et Okamura m'avaient appris derrière l'école.
— C'est tout ce que je sais.
Alors si toi Mion, ou si toi Rena, tu sais quelque chose d'autre,
j'aimerais être mis au parfum.
Je les fixai du regard, l'air résolu et peut-être même un peu menaçant...
Rena soutint mon regard sans sourciller.
Elle n'eut pas besoin de parler.
Je pus lire dans ses yeux qu'elle n'en savait pas plus.
Je portai mon regard sur Mion, et Rena en fit de même.
— ... C'est pas comme si j'avais spécialement eu envie de vous le cacher, hein...
Mion, par contre, avait bien plus de difficulté à soutenir nos regards. Après avoir un peu hésité, elle baissa les épaules et finit par pousser un soupir.
— Mais bon, puisque tu insistes, p'tit gars, moi aussi il faut que je vous en parle.
— Mii, tu sais quelque chose ?
— Ben... disons que j'ai été mise au courant que l'oncle de Satoko était revenu, oui.
On m'a dit qu'il avait été aperçu à Hinamizawa dimanche dernier.
— Et pourquoi t'as rien dit ??
— Ben... pardon, écoute...
Elle avait eu un petit saut de recul quand je lui avait crié dessus. Je vis bien qu'elle était mal à l'aise... Elle baissa le regard.
— Keiichi, qu'est-ce que t'as à t'énerver ?
Tu vois bien que tu lui fais peur ?
— Euh... Ouais, si, t'as raison, je... Je m'excuse.
J'inclinai la tête pour demander pardon.
Mion reprit confiance et continua son histoire.
Apparemment, le pauvre oncle de Satoko s'était retrouvé bien embêté quand sa maîtresse fut partie de chez elle,
et du coup il s'est dit qu'il devait rentrer chez lui, à Hinamizawa.
Et donc, le jour du barbecue…
Il était tombé sur Satoko
et l'avait ramenée de force avec lui à la maison.
— Mais…
Pourquoi ?
— C'est un bon à rien et un parasite,
il ne sait pas se faire à manger, et le ménage, je ne sais même pas s'il sait ce que c'est.
— Mais enfin, t'es pas sérieuse ? Il a simplement ramené sa nièce chez lui pour qu'elle lui fasse la popotte et qu'elle range sa maison ?!
Tout à l'heure, devant l'école, Satoko avait dit qu'elle avait fait le ménage...
Les pièces d'un puzzle malsain se mirent lentement en place dans ma tête.
Et lorsqu'enfin la dernière pièce fut en place et que je pris un peu de recul…
L'image fut très nette.
— ... Les gens disent que Satoko était enfermée dans la maison,
et qu'il la frappait tout en la forçant à faire le ménage.
Mais bon, c'est ce que les gens disent, j'ai pas de preuves.
Je faillis lui crier dessus à nouveau pour nous avoir caché quelque chose de si important.
Mais je pus mettre les mains devant la bouche avant qu'elle ne relayât mes pensées.
— Mii, c'est vrai, ce que tu dis ?
— Je ne l'ai pas vu de moi-même, je viens de le dire. Je sais pas si c'est vrai ou pas.
Mion baissa le regard, et garda le silence, fixant le sol devant elle.
— ... Ce serait comme l'année dernière ?
Comme lorsqu'elle vivait avec sa tante ?
— ... ... ...
— ... Mais dites, ce mec, il sait rien faire par lui-même, non ?
Donc Satoko, il en a besoin, il a tout intérêt à en prendre soin, non ?
— Keiichi, je ne sais pas sur quoi tu te bases pour dire des âneries pareilles,
mais il vaut mieux pour toi que tu ne l'ouvres pas trop, je crois.
Rena se tourna aussi sec vers moi et me décocha un regard noir.
... En gros, elle ne veut pas que je parle sans savoir, quoi...
— Et toi, Rena, tu sais peut-être mieux que nous ce qu'il se passe ?
— ... Non, moi non plus je ne sais pas.
Je ne savais même pas que son oncle l'avait ramenée de force à la maison jusqu'à maintenant.
Mais
la situation n'est plus la même que l'année dernière.
— Et... ça veut dire quoi, ça ?
— Satoshi n'est plus là.
— ... Satoshi était un garçon très gentil, il adorait sa sœur.
Il la protégeait tout le temps.
Il se débrouillait toujours pour éviter à Satoko d'avoir des ennuis avec leurs parents adoptifs.
— Mais aujourd'hui, Satoko est tout le temps toute seule avec son oncle.
Je suppose que même toi, tu arrives à t'imaginer comme ça doit être difficile ?
Il n'est revenu au village que parce que sa maîtresse s'est fait la malle.
Comment veux-tu qu'un homme qui traite les femmes commes des objets soit gentil avec sa nièce ?
Elle n'avait pas tort. Ce n'était pas facile d'imaginer que tout allait bien entre eux.
— ... Je... Ouais, je vous demande pardon.
— Moi aussi, je m'excuse.
Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise avec mes questions.
L'ambiance était vraiment mauvaise entre nous.
Nous gardions tous les trois le silence, observant le sol, n'osant rien faire d'autre.
La cloche du Directeur finit par retentir.
La maîtresse revint alors avec Rika et Satoko.
— Allons, les enfants, les cours de l'après-midi vont commencer !
Déléguée, c'est à vous !
— Gaaaaarde à vous !
— Oooohhohhohho, désolée,
laissez-moi passer, merci...
Je ne pus rien lire sur son visage, Satoko ne souriait pas vraiment, mais elle n'était pas si gênée qu'elle le disait.
Par contre, derrière elle, Rika tirait bien la gueule.
Apparemment, ce que venait de me dire Mion n'était pas à prendre à la légère...
— Paaarfait !
Ça faisait un bail que nous n'étions pas tous ensemble,
alors aujourd'hui, vous allez en prendre plein les mirettes !
Oooooh, qu'elle se pointe !
Heureusement que le club est là, ça, ça vous met du piment pendant l'après-midi !
— Ahahahaha !
Je vous attends de pied ferme !
Allez Satoko,
installe-toi !
— Il y a bien un jeu que tu aimes un peu plus que les autres, non ? Je sais plus lequel c'est, mais il est sûrement dans mon casier !
Vas-y, dis-moi un nom de jeu, même au hasard, tant pis !
Dis-moi !
Dis-moi !!
Mion, apparemment très contente, se mit à étaler le contenu de son casier sur son bureau.
Je crois bien que c'était la première fois que je voyais Mion laisser à quelqu'un d'autre le soin de choisir le jeu.
Elle soignait Satoko aux petits oignons, c'était évident.
Quelle que soit la situation dans laquelle elle était, si elle pouvait passer un bon moment avec nous, elle irait sûrement mieux...
Satoko n'était pas dupe et elle s'en rendait compte, ce qui la faisait sourire.
Mais elle se mit à secouer non de la tête.
— C'est très gentil à vous, mais...
j'ai encore beaucoup de choses à faire aujourd'hui, je ne peux pas rester.
Rika baissa la tête.
— Ouh là, non non non, t'es pas sérieuse, eh ?
Pour une fois qu'on est tous là, tu vas pas partir quand même ?
Je sais plus quel article du règlement c'est, mais il est interdit de fuir devant l'ennemi sous peine de prendre un gage !
— ... Arrête, Mii.
Il ne faut pas la forcer à rester avec nous, tu le sais.
— Mais non, c'est pas ça,
mais j'me suis dit qu'à plusieurs, ce serait mieux, quoi...
— Écoutez, vraiment, merci d'y avoir pensé, mais je ne peux pas.
Rassurez-vous, lors de notre prochain combat, je vous éliminerai tous avec un seul piège particulièrement énorme !
... Oooohhohhohho !
Satoko se leva, rangea ses affaires à la vitesse de l'éclair, puis s'en alla très vite.
Bientôt nous n'entendîmes plus que ses pas précipités dans le couloir.
Tout s'était passé vraiment très vite.
— ...Satoko...
Rika suivit encore un moment son amie du regard, triste de la voir partir si vite à la maison.
Le silence se fit dans la salle de classe.
Un peu comme dans un rêve, ne ne pouvions qu'entendre vaguement l'écho des grillons et des cris de nos camarades qui jouaient dans la cour.
— ... Tsss,
c'est franchement pas cool.
Mion se mit à remballer les jeux, brisant par là-même le silence étouffant.
Nous autres regardions la place vide de Satoko, un peu sonnés.
— ... Rika ?
Tu ne penses pas que tout doucement, tu pourrais nous dire ce qu'il se passe ?
— ... ... ...
Rika regarda Rena lui sourire pendant quelques instants, puis se mit à parler à voix basse.
Enfin bon, que pouvait-elle nous apprendre ? Nous savions déjà en gros ce qu'il fallait savoir.
L'oncle de Satoko était revenu au village après que sa maîtresse eut disparu.
Puis il avait trouvé Satoko et l'avait emmenée de force avec lui pour qu'elle s'occupe des tâches ménagères et de lui faire à manger.
Et évidemment, ça ne devait pas être une partie de plaisir.
Comme nous étions tous au courant, je décidai d'aller directement au nœud du problème.
— ... Est-ce que c'est... pas joli à voir ?
Je suis sûr que Mion et Rena voulaient aussi savoir à quoi s'en tenir.
Elles me laissèrent parler et attendirent la réponse de Rika.
— ... ... ...
Mais celle-ci ne répondit pas.
Ce qui n'était pas facile à supporter...
— ... C'était l'année dernière ?
C'était le même genre de situation l'année dernière, non ?
— Oui.
La plupart du temps, elle prenait sur la gueule quand son oncle et sa tante se disputaient.
... C'est pour ça que j'ai créé le club, d'ailleurs. Il fallait réduire au maximum le temps qu'elle passait à la maison...
— ... Mais maintenant, elle est obligée de rentrer, on ne peut pas la garder à l'école.
Eh merde...
Mais putain, c'est pas son esclave !
Pour qui il se prend, ce connard ? Il se vante de ce qu'il est incapable de se débrouiller tout seul pour la forcer à rester avec lui ? Mais il est complètement malade, ce type ?
— En y réfléchissant avec un peu de bon sens, c'est pas normal, non ?
Il faudrait pouvoir prouver les circonstances, mais à la base, c'est de la maltraitance.
On pourrait pas le dénoncer à la police ?
— ...Oui,
si on trouve des traces de châtiments ou de sévices corporels, bien sûr.
On peut aussi en parler à l'antenne locale des services sociaux.
Mion eut un petit rire, puis nous regarda, amusée, sortir la grosse artillerie lourde.
— Vous dites ça comme ça, ça paraît si simple.
Vous avez déjà pensé aux risques encourus pour en faire la preuve ?
— Les risques ? Quels risques ?
— ... C'était en hiver, il y a deux ans, je crois.
Quelqu'un les a dénoncés à la police.
Au service de protection de l'enfance.
On leur a dit de venir tout de suite, qu'il y avait un risque, qu'il fallait faire quelque chose.
— Ah ouais ? Et ?
Que s'est-il passé ?
— Une personne est venue presque immédiatement après le coup de téléphone.
Et ils ont demandé à Satoko et à Satoshi ce qu'il se passait.
Et aussi à leurs parents.
— ... Je peux comprendre l'utilité du témoignage de Satoko et de son frère, mais... pourquoi les parents ? C'est pas un peu dangereux ?
— Il fallait tenir compte de la version des faits de tout le monde et d'en faire la synthèse pour décider de la meilleure marche à tenir.
Ah oui, très, très réglo.
— ... Et finalement ?
— Restons dans l'expectative.
— QUOI ? Ils ont attendu pour voir comment la situation allait évoluer ? Mais ils sont compètement cons !
— Oh, ça a été une trèèès grande leçon des choses de la vie, p'tit gars, tu peux me croire.
D'après les textes de loi en vigeur, tant que des violences ou que des négligences n'ont pas pu être démontrées, on ne peut pas parler de “maltraitance”, vois-tu.
Donc forcément, tous les petits coups, les gifles, les humiliations, ils faisaient très mal, mais ils ne laissaient pas de traces, et donc, pas de preuves.
Et puis, ils obtenaient un repas trois fois par jour, et ils avaient un toit.
Et puis il y avait les insultes, mais aucune cassette audio.
Alors forcément, comme personne dans le village ne pouvait jurer avoir vu les enfants se faire maltraiter, …
ben oui, ils n'étaient pas assez bêtes pour le faire devant tout le monde, hein.
Personne n'est assez bête pour ça.
— Et... Qu'est-il arrivé après ça ?
— Oh, un mec du service de l'enfance est venu régulièrement, toutes les semaines, le même jour.
Les parents ont cru que tout le monde les observait, alors ils ont arrêté les coups trop visibles,
mais évidemment, ils se sont vengés autrement, vous vous en doutez.
— ... Ils ont utilisé des méthodes plus psychologiques ?
Mion eut un long soupir, puis acquiesça.
— Surtout leur tante, c'était une belle salope celle-là,
elle savait comment démoraliser quelqu'un.
... Elle a été vraiment inhumaine avec Satoko.
Vers la fin, la pauvre osait à peine respirer. Elle ne bougeait plus, c'était une poupée, une poupée triste et toute cassée...
Mais alors...?
En fin de compte, les gens auraient mieux fait de ne rien dire à la police ?
— ... T'as compris ?
Tant qu'on n'aura pas de preuve irréfutable, on ne peut rien faire.
Ça risque seulement de faire empirer les choses.
... La dénonciation…
n'a servi à rien.
Pourtant, la demande avait été faite à l'organisme officiel, celui qui est là pour aider les gens en cas de besoin... et il ne servait à rien... c'était déprimant.
— Donc, tant que qu'on ne verra pas de traces visibles de maltraitance, il faudra se taire et laisser faire ?
— ... Hmmm…
ben... Ouais,
en gros, c'est ça.
D'accord, réfléchissons à la situation dans laquelle elle se trouve.
Elle a été ramenée de force à la maison.
... C'est pas de la maltraitance.
On la force à faire le ménage en la frappant.
Hmmm, oui, ça pourrait suffire, mais il nous faut une preuve, sinon ça va être dur à faire tenir devant les juges.
Il faudrait une blessure ouverte, évidente.
En ce qui me concerne, aujourd'hui, je n'ai rien remarqué.
Et puis, ce n'est pas ce qui pourrait lui arriver de plus grave, le ménage.
Il faudrait quelque chose d'unanimement reconnu comme étant un mauvais traitement.
Aaaah, je sais !
Il a vécu toute une année chez sa maîtresse, sans s'occuper de Satoko !
Ça pourrait constituer une “négligence manifeste”, non ?
— Hmmmoui.
C'est de la négligence, c'est clair.
Qu'est-ce que t'en penses, Mii ?
— Hmmm... pas sûr.
Si son oncle était toujours ailleurs, je pense qu'on aurait une chance,
mais là, en ce moment-même, il vit avec elle.
Jusqu'à maintenant, ils vivaient séparés, mais il peut toujours faire croire qu'il a changé et que maintenant, il désire vivre avec sa nièce. Et du coup les autorités vont encore une fois rester dans l'expectative. Tu imagines ?
Si nous les dénonçons, il faut absolument obtenir la reconnaissance d'une maltraitance.
Il ne faut pas refaire la même erreur que la dernière fois... il faut des preuves solides.
— ... Je trouve ça un peu triste.
Si je comprends bien, nous sommes censés attendre jusqu'à ce qu'il la frappe tellement fort qu'elle soit blessée ?
— ... ... Ouais.
Et donc en fait, notre solution à nous, c'était d'attendre pour trouver des preuves.
Ce qui n'était pas différent d'un poil de ce que les autorités avaient fait.
C'était humiliant...
Comme Mion nous l'avait dit, la dénonciation était un peu comme un pari.
On se bat, mais on n'a pas le droit de perdre.
Et sans tuyau, la mise est perdue.
Mais si l'on prend son temps pour empiler chaque jeton de la mise, jusqu'à ce que le moment soit propice, cela reviendrait à attendre longtemps en regardant Satoko se faire tabasser et en faisant semblant de ne rien voir.
— ... Je m'excuse de débouler avec ça maintenant,
mais comment se fait-il que Rika puisse vivre toute seule ?
— ...
Rika avait perdu ses parents.
Et apparemment, elle n'avait pas d'autre famille.
Donc elle vivait toute seule, mais elle vivait pourtant libre.
Il devait y avoir moyen de faire quelque chose de ce genre pour Satoko...
— Je veux dire, Rika vit seule, on est d'accord ?
Mais les enfants qui n'ont plus de tuteur, on les envoie à l'orphelinat, non ?
— Keiichi, mais comment tu peux oser dire une chose pareille ?
— Nan mais c'est pas pour être méchant, hein.
Je me suis dit qu'il y avait peut-être un moyen de sauver Satoko en analysant la situation dans laquelle se trouve Rika.
Je m'excuse, Rika, je veux pas te faire de peine, hein.
Elle secoua la tête en me répondant qu'elle ne s'en formalisait pas.
— Eh bien en fait,
il se trouve que je suis inscrite comme étant la petite-fille du maire.
— Ah, c'est pas exactement ça.
C'est le maire, effectivement, le vieux Kimiyoshi, qui est tuteur et garant de Rika.
Ça a été officialisé par l'administration.
— Ah ouais ?
T'es un peu sa fille adoptive, alors ?
— Non, c'est encore différent.
Elle n'a pas besoin de prendre le nom de famille de la personne de qui elle dépend.
— Aaah, je commence à comprendre.
Donc en fait, Rika vit comme normalement, mais officiellement, on considère qu'elle vit chez le maire, c'est ça ?
— Ouais, plus ou moins.
Et grâce à ça, Rika n'a pas été placée.
On dit plus “orphelinat” aujourd'hui, il y a un nouvel euphémisme.
— Miii...
Je comprends pas quand vous parlez tout compliqué comme ça, mais bon, je suppose que c'est le pourquoi du comment.
— Mion, tu viens de dire un truc intéressant là.
On peut être tuteur d'une personne même quand on n'est pas de la même famille, alors ?
... Donc si, pour la forme, Satoko passait sous la tutelle du maire, on n'aurait plus de problème ?
Elle aurait le même statut que Rika.
Et alors, elle pourrait continuer à vivre avec elle !
— Aaaah c'est bien tenté, mais c'est pas aussi simple.
Parce que l'oncle de Satoko, il estime être son tuteur, lui aussi.
— Attends, attends, attends.
Je suis pas.
Mais alors, c'est quoi au juste, un tuteur ?
Au niveau de la loi, un tuteur et un parent ne sont pas forcément la même chose.
La personne qui, dans les faits, s'occupe d'un enfant, est appelé le tuteur.
— Ben alors son oncle n'est pas son tuteur,
il l'a laissée toute seule pendant un an !
— Mais s'il baratine et qu'il déclare le contraire, tu fais quoi ?
Depuis que Satoko vit avec lui,
c'est lui qui paye pour la nourriture, non ?
Il peut estimer que c'est suffisant.
Et puis il s'en est occupé pendant toute une année avant de la laisser, n'oublie pas,
ça lui donne un sacré avantage par rapport au maire !
— Et donc si cet oncle et si le maire déclarent tous les deux revendiquer la tutelle de Satoko, c'est l'oncle qui gagnera ?
— En tout cas, c'est extrêmement probable !
Et puis, il faut regarder les faits, et dans les faits, Satoko vit chez son oncle et c'est lui qui la nourrit.
Ça n'a rien à voir avec le maire, qui la prendrait sous sa tutelle pour la forme.
— Eh ben alors on la case chez le maire, et c'est réglé !
Comme ça les deux auront les mêmes atouts en main !
Il n'a qu'à la faire dormir chez lui quelques jours,
et si l'autre veut la récupérer, il suffit de ne pas le laisser entrer, et puis c'est tout !
— Mais tu crois que tout est aussi facile ?
C'est une petite fille en pleine croissance,
c'est un être humain, merde, pas un chaton !
— Eh ben alors le chef !
Allons voir le chef !
Je suis pas trop au courant, mais il a les moyens, non ?
Il le dit lui même !
Et si le tuteur n'a pas besoin de faire partie de la famille, alors il peut aussi devenir le tuteur de Satoko, non ?
Je parie qu'il s'en occupera très bien !
— Bordel de merde,
je viens de te le dire, Satoko n'est pas un animal de compagnie, putain !
Tu veux la placer à droite, à gauche, sur l'étagère du fond ?
Mais tu t'imagines quoi, c'est un être vivant, pas un meuble !
Tu lui en as parlé au Chef ?
Tu sais s'il est d'accord pour s'occuper d'elle ? Je suppose que non ?
— Non, je lui ai pas demandé,
mais merde quoi, tu connais le chef, il dirait oui...
— Hah ! Sacré naïf, va !
Allez, allez, admettons, on va pas se prendre la tête pour ça, ok, le chef est d'accord.
Eh ben carotte quand même !
Les célibataires n'ont pas le droit d'obtenir la garde d'un enfant !
... AAaah !
Mais oui...
Il en avait parlé l'autre jour.
Il est célibataire, il n'a pas le droit !
Merde, mais pourquoi, putain ?
C'est pas un crime d'être célibataire ! C'est pas un problème pour la société, quand même !
OK, alors... il reste quoi... il faut une famille, une famille riche, quoi ?
— ... Je ne sais pas s'il y en a tant que ça à Hinamizawa...
Ça me paraît pas facile.
— Tu vois ?
C'est pas facile !
C'est pas facile d'accueillir quelqu'un chez soi !
C'est pas comme si tu pouvais le balancer à quelqu'un, tu réfléchis pas assez, p'tit gars,
je dirais même que tu réfléchis pas du tout !
— Mais putain, tu fais chier, merde !
Je veux sauver Satoko, moi, mais toutes mes idées sont jamais assez bien !
Alors quoi, vous vous en foutez, vous ?
Ça vous inquiète pas, ce qu'il lui arrive, alors ?
Eh ben alors, j'attends !
— Mais…
mais c'est pas ce que j'ai dit,
j'ai juste dit que c'était pas aussi simple, c'est tout, je critique pas !
— C'est si compliqué que ça !
Il suffit faire en sorte que Satoko dorme dans une autre famille aisée pendant une ou deux semaines !
Eh ben toi, Mion, d'ailleurs, ta famille est riche, non ?
T'arrêtes pas de te vanter du clan, t'es sûre que tu pourrais pas faire un geste ?
Vu ce que tu nous en a dit, ta maison doit être gigantesque !
— Qui, nous ?
Mais t'es pas bien, jamais de la vie, ma grand-mère voudra jamais !
— Eh ben alors demande à tes parents, à Okinomiya !
Ils ont une super baraque, non ?
Tous leurs frères et sœurs ont des magasins !
Mais sinon, vous n'êtes pas riches, ça va ?
— Non, non, non,
surtout pas la famille à Okinomiya !
Mon père est encore pire, il n'acceptera jamais ça !
— Eh, oh, ma grande, faudrait pas pousser, hein ?
Tu nous les brises tous les jours, “ma famille ci, ma famille ça, et patati et patata” mais quand c'est important, alors là y a plus personne ?
Mais c'est quoi ton problème ?!
Tu préfères la regarder crever la gueule ouverte ?!
— Mais j'ai jamais dit ça !
Moi aussi j'ai envie de la sauver,
mais c'est pas la même chose...
— Ah ouais, c'est pas la même chose ?
Sale charogne !
Ton amie est dans la merde !
Si tu la sauves pas maintenant, tu la sauves quand ? Jamais ?
T'es la chef du club ou pas ?
T'es son amie ou pas ?
T'es un être humain ou pas ?
Alors, tu réponds ?
J'te demande si t'as un cœur humain,
tu vas me répondre bordel de merde ?!
Putain, Mion, tu m'écoutes ?
Je ne pouvais pas la laisser trouver des arguments contre. Je devais lui balancer les émotions à la figure.
Je devais absolument la faire accepter d'aider Satoko. Je savais qu'elle avait suffisamment d'influence.
Et au moins comme ça, Satoko n'aurait plus d'ennuis.
Il fallait juste insister... et insister, ça me connaît !
— Ben alors, quoi, pourquoi tu dis rien ?
Tu m'écoutes, oui ou merde, sale conne ?
Alors, tu vas répondre, Mion Sonozakiiiii ?!?!
— ... Mii ?
— ... hh... kh... hh !
...hic...!
Mion serra les poings et me regarda avec des envies de meurtre dans les yeux. Puis, tremblante comme une feuille, elle baissa le regard.
Je voyais bien qu'elle tremblait de rage, mais soudain, j'entendis quelque chose. Elle fermait les yeux très fort, mais je vis ses larmes couler...
... J'ai pourtant rien dit de méchant ?
On a autre chose à faire, c'est pas le moment de pleurer, quoi, il faut se débrouiller pour sauver Satoko !
J'étais toujours en train de me poser des questions et de m'énerver tout seul lorsque Rena prit la parole, d'une voix très calme.
— ... Keiichi,
puisque Mii ne peut pas prendre Satoko, il suffit de chercher une autre famille qui a les moyens.
Moi, j'en connais une avec une grande baraque.
— Ah ouais, à Hinamizawa ? Qui ça ?
— Te fous pas de nous.
Tu vois la baraque de fou dans laquelle tu habites ? Pourquoi tu ne pourrais pas faire un geste, toi ?
— Qui, moi ?
Mais... nous, on peut pas, c'est...
— Alors quoi, tu la connais pas Satoko ? Si tu tiens tant à la sauver, sauve-la par toi-même, Keiichi !
Mii veut pas, elle est trop égoïste.
Mais toi, t'es un gentil, tu vas lui montrer comme t'es gentil, n'est-ce pas ?
Vous avez une baraque gigantesque juste pour vous trois, il y a bien la place pour une petite fille en plus, non ?
Vous devez avoir des tas de pièces qui servent à rien,
vous pouvez bien en filer une ou deux à Satoko.
Et comme ça, le problème est résolu !
Ah ben mince,
c'est tout bête en fait, on vient de régler le problème !
Ah ben c'était pas si difficile, finalement !
Bien bien, tout le monde peut remballer ses affaires et rentrer à la maison,
on a fini.
Allez, je me sauve, youpi, youpi !
Il faut que j'aille à la décharge, ça fait longtemps, d'ailleurs.
Je me suis tellement fait de soucis pour Satoko les autres jours, je ne pouvais même pas m'amuser,
je me demande ce que je vais trouver, hauu…
... Alors quoi, tu la ramènes moins, là ?
… Tu comptes me laisser parler dans le vide encore longtemps ?
Alors, tu vas répondre, oui ? Oh ducon, c'est à toi que je parle, Keiichi Maebara !
... J'ai bien cru que même les grillons se faisaient tous petits.
Rena se tenait devant moi, haletante, tandis que moi, j'osais à peine respirer.
Mion était devenue blême, et Rika faisait comme si de rien n'était.
L'atmosphère de la salle de classe se figea, et nous restâmes sans bouger.
Lorsque Rena se rassit, le bruit de sa chaise fut comme un signal. Nous respirions à nouveau.
— ... ...
... Rena venait de me montrer exactement comment et à quel point j'avais fait du mal à Mion.
— ... Tu fais peur, parfois, Rena.
Après quelques instants,
Rika brisa le silence.
— ... Oui.
Désolée, Rika.
Je m'excuse, Mii.
Par contre, toi, Keiichi, tu peux toujours te brosser.
— ... Ouais.
… Je suis désolé.
C'est moi qui ai dit n'importe quoi, c'est à moi de m'excuser, de toute façon.
— Ah bon, c'est à moi que tu parlais ?
Tout à l'heure, quand tu gueulais sur Mii comme un putois, c'est à moi que tu parlais ?
... Rena était bien plus forte mentalement que je n'imaginais.
Tant que je me laisserai emporter par mes émotions, je ne ferai pas le poids face à elle.
— Je... Mion ?
Je te demande pardon, j'ai... j'ai vu rouge, j'ai pas réfléchi.
Maintenant que j'y pensais à tête reposée, je ne savais même plus pourquoi je m'étais énervé sur elle.
À la base, je voulais juste me comporter comme son Totoche le ferait.
Je voulais être celui qui se soucierait d'elle, qui aurait sa sécurité le plus à cœur...
— Nan…
laisse, c'est pas grave.
Moi aussi, je n'ai fait que démonter toutes tes idées, p'tit gars.
Désolé.
C'était pas très malin de ma part.
Mion sécha ses larmes avec ses poings.
Nous regardions tous deux au sol, mais nous eûmes un soupir de dépit en même temps.
— ... ...
Quelqu'un, je ne sais pas qui, poussa un soupir.
Ce problème, Satoko l'avait déjà eu l'année dernière.
Comment est-ce qu'elle a été sauvée ?
Comment tout cela s'est-il terminé ?
… Et oui.
... En fait, en fin de compte, ils n'avaient rien pu faire.
Ils avaient dû supporter tout cela en espérant un changement, un jour.
Et finalement…
C'était un toxicomane qu'ils ne connaissaient ni d'Ève ni d'Adam qui avait mis fin à leurs problèmes.
Le soir de la purification du coton, l'année dernière, il avait gentiment tué la tante de Satoko.
Enfin, il ne l'avait pas fait expressément pour sauver Satoko et Satoshi, mais bon...
Disons que…
le hasard avait bien fait les choses.
Heureusement d'ailleurs, car ceux qui voulaient absolument les sauver n'avaient rien pu faire.
... Alors bon, oui, c'était horrible d'en arriver au meurtre,
mais pour ceux qui s'étaient souciés de la sécurité de Satoko,
cette sale affaire relevait du miracle.
Oui, un miracle.
Et il fallait attendre dessus. Ça ne se provoquait pas d'un claquement de doigts.
— ... Alors nous aussi,
il nous faudra attendre.
Pouvoir prouver les maltraitances n'était pas une mince affaire.
— De quoi ?
Attendre, oui,
mais quoi, Keiichi ?
— ... Un miracle...
Curieusement, personne ne sembla vouloir se moquer de moi lorsque je le dis.
... Je suppose qu'elles se rendaient toutes compte que c'était de facto notre seule solution...
— ... Sur le coup-là,
nous sommes impuissants, j'en ai bien peur.
Ces derniers mots
achevèrent de nous démoraliser.
Il faisait chaud.
D'ailleurs, j'étais trempé de sueur.
C'était le pire mois de juin
de toute ma vie.
Alors, alors, tout le temps tout droit jusqu'au bout des rizières et ensuite à droite.
C'était la première fois que je venais par ici, et je ne connaissais pas du tout le coin.
Je m'étais perdu plusieurs fois en route et avais certainement déjà de nombreux détours dans les pattes.
J'aurais dû rentrer à la maison et revenir en vélo.
Comme je ne voulais pas rendre mes amis encore plus inquiets, j'avais décidé de demander le chemin à d'autres élèves de la classe.
Apparemment, la maison en question appartenait aux parents morts de Satoko, et pas à l'oncle.
Mais comme elle était meilleure que la sienne, il s'était installé et avait pris ses aises.
Et là, à droite ?
Il y avait plusieurs maisons.
... C'est celle en face ?
Je n'avais pas vraiment l'intention de venir voir Satoko en cherchant à trouver sa maison.
Je voulais simplement me faire une idée sur son oncle et l'observer un peu.
... ... En tant que Totoche de substitut, j'avais le devoir d'être près d'elle.
... Non, ce n'était pas aussi désintéressé.
... Si j'ai bien suivi les instructions de Tomita,
c'est cette maison, alors ?
Maintenant que j'étais là, mes pieds cessèrent d'avancer.
Qu'est-ce que je fous ici, moi ?
J'étais venu ici pour une raison ridicule.
J'étais venu parce que... ça ne m'avait pas plu quand Mion avait dit que ne nous étions impuissants.
J'étais venu ici en demandant un miracle à toutes les divinités qui m'étaient passées par la tête.
... Mais en fin de compte, j'étais arrivé ici, et c'était tout ce que j'avais fait.
Même en imaginant que je sois témoin de scènes de violences... je fais quoi ?
Je me la joue comme dans certains mangas, je tabasse son oncle, je la prends par la main et je m'enfuis ?
Et ensuite quoi, on part dans une autre ville pour vivre ensemble ?
C'est pas crédible comme scénario.
— Je suis…
vraiment impuissant, en fait...
... Les grillons qui criaient à tue-tête dans la chaleur de l'après-midi semblaient vouloir se moquer de moi.
Si tu ne sais rien faire et que tu n'as pas idée de la course à suivre, alors casse-toi, pauv' con.
J'entendis une voiture arriver, aussi me plaçai-je sur le côté pour la laisser passer.
Elle s'arrêta juste à mon niveau et j'entendis un petit coup de klaxon.
Je me retournai, énervé. Je m'étais mis du côté, quand même ? C'est là que je remarquai qui était au volant.
— ... Chef ?
— Re-bonjour, Maebara.
C'est un sacré hasard, dis-moi, je ne pensais pas te voir ici.
Tu habites dans le coin ?
Non, ma présence ici était très inhabituelle.
Je pensais pouvoir le baratiner, mais je remarquai alors la personne assise sur le siège passager.
— ... Satoko ?
Elle sortit de la voiture et ouvrit le coffre pour en sortir de nombreux sachets de commissions.
— J'ai croisé le chef en rentrant de faire mes courses,
et il m'a gentiment proposé de me raccompagner jusque chez moi, alors j'ai accepté son offre.
— Et puis, il y avait trop de sacs pour ton vélo.
Le chef alla vers le coffre et en ressortit le vélo de Satoko.
Il y avait un, deux…
quatre grands sacs pleins à craquer de provisions.
— ... Ce sont des sachets du Seven Eleven, tu es allée jusque tout là-bas faire tes courses ??
Mais t'es folle, c'est beaucoup trop loin, même à vélo !
En regardant de plus près, je remarquai de nombreux paquets d'amuse-gueules, de bouteilles d'alcool et plusieurs cartouches de cigarettes.
Même en oubliant un instant le poids que tout cela devait peser, il était évident que ces objets n'étaient pas pour elle.
— ... Je dois dire que le Chef m'a sorti une belle épine du pied.
Je lui suis reconnaissant.
La côte était... plutôt difficile à grimper avec toutes ces affaires.
Satoko remerciait le chef en souriant,
mais ses lèvres avaient l'air crispées, et son sourire ressemblait plus à un rictus de fatigue qu'à autre chose, c'était très perturbant.
— Satoko…
c'est pas les courses pour ce soir, je suppose ?
— Évidemment, mon cher.
Je ne suis pas du genre à boire de l'alcool, et les amuse-gueules ne comptent pas parmis mes plats préférés.
Quant au tabac, je ne vous ferai même pas l'honneur de vous répondre...
Et alors comme ça, son oncle l'a envoyée dans le magasin le plus éloigné possible juste pour acheter ce genre de conneries ?
Mais il est où, ce con, il fait quoi, là ?
Je suppose que si lui n'a pas le temps d'y aller, c'est qu'il a quelque chose de plus urgent à faire ?
De plus difficile physiquement, qui requiert toute la dextérité et la force d'un homme adulte ?
Parce que sinon, c'est quand même fort de café d'envoyer la gamine se casser les bras pour des broutilles !
J'avais bien fait attention à ne rien dire de ce que j'en pensais.
Pourtant, mon visage avait peut-être trahi tout ou une partie de mes pensées.
En tout cas, le chef me plaça une main sur l'épaule, comme s'il avait compris.
Soudain, la fenêtre principale s'ouvrit brusquement, laissant apparaître un homme vraiment terrifiant à regarder.
Il n'eut pas besoin de se présenter.
Je sus instantanément que c'était le fameux oncle dont tout le monde parlait.
Je suppose qu'il va commencer par dire merci à Satoko avant de nous adresser la parole ?
— SATOKO !
T'es partie en laissant le gaz allumé, connasse !
— Pardon...
Je, vous m'aviez dit d'aller faire les courses sur-le-champ, alors…
— Ferme-la !
Et mon alcool de ginjô, il est foutu, maintenant, sale conne !
T'as de la merde dans la tête ou quoi ?
— Je suis désolée.. Je suis désolée… Je suis désolée…!
Satoko se répandit en excuses, toutes plus misérables les unes que les autres.
On aurait vraiment dit un animal tremblant de peur.
Je ne comprenais rien à ce qu'il se passait devant moi.
Elle venait pourtant de ramener des tas de choses, et en plus des trucs inutiles !
Par hasard, elle avait eu la chance de tomber sur le chef, et elle était revenue maintenant.
Mais si elle n'avait pas eu cette chance...
elle serait
encore dans la côte,
à essayer de pédaler...
Mais comment osait-il lui parler comme ça après tout ce qu'elle avait fait pour lui ?
Où avait-il été élevé, ce mec ?
Dans quel pays a-t-on coutûme
d'insulter les gens qui vous rendent service ?
Évidemment, ma colère ne servait à rien.
Il ne me regardait pas, mais il se rendit compte de la présence du chef.
— ... Oh.
Tiens donc, Docteur Irie !
Bonjour, bonjour !
Ben tiens, vous voulez pas entrer ?
On est à la dernière partie, là.
On joue en 1-1-2, sans restriction.
— ... Non,
je ne peux pas, j'ai encore d'autres choses à faire.
J'ai vu Satoko sur la route alors comme c'était la même direction, je l'ai ramenée,
mais il faut que j'y aille.
— Roh allez, faut péter un coup de temps en temps.
Z'avez des sous en plus, non ?
Ahahahahaha !
De quoi ils parlent, ces deux-là ?
Une chose est sûre, il n'a toujours rien dit de bien à propos de Satoko.
— Alors, Satoko, tu bouges ton cul, oui ou merde ?
Amène la bouffe,
et mets les bières au frigo, elles sont tièdes !
— Tetsu, t'es dur avec ta fille,
pas la peine de lui gueuler dessus, non ? La pauvre.
— Tu parles, c'te connasse écoute rien du tout, oui !
Déjà avant, c'était la même, tant que tu lui gueules pas dessus,
elle comprend rien, cette conne.
Bordel.
— Ouais, bref, Tetsu, ton mahjong tourne toujours !
— Tsubaki a fait une annonce.
— Ah, ouais, désolé les gars.
Quoi, Tsubaki a encore une annonce ? Putain, t'es chié...
Apparemment, il avait plusieurs invités à la maison.
Attends, attends, attends...
Ils font quoi au juste,
ces mecs ?
Ils ont envoyé Satoko faire leurs courses en la traîtant de tous les noms, mais eux, ils font quoi en attendant ?
— Certains amis de mon oncle nous rendent visite aujourd'hui, ils ont commencé une partie de mah jong.
J'ai reçu l'ordre de préparer à manger pour tout le monde.
— Mais... mais putain, c'est quoi ce délire...
Ils jouent au mah jong ?
Il a appelé ses potes pour faire un mah jong ?
Et c'est parce qu'il était trop occupé à jouer qu'il a envoyé Satoko si loin faire les courses pour tout le monde ?
Et quand elle rentre, il l'engueule à cause du gaz ?
Mais putain mais dans quel monde on vit, là ?
— Mais qu'est-ce qu'il fout ce con ?
Mais putain, il peut pas faire ça ?
Le chef fit mine de ne pas m'avoir entendu, même si je savais que ce n'était pas le cas.
Il me montra les sacs de courses lourds qui étaient par terre, près du coffre de sa voiture.
— Allez, Maebara, tu pourrais aider.
Tu es plus fort qu'elle, alors prends les sacs les plus lourds.
— Mais chef !
Vous pouvez pas laisser faire ça !
C'est pas normal !
Encore une fois, il fit mine de pas m'avoir entendu pousser ma gueulante.
En fait, en y réfléchissant après-coup, je me rendis compte que c'était la meilleure chose à faire, mais sur le coup...
— Allez, viens, je vais en prendre deux aussi, ça ira plus vite.
Allez, Maebara,
prends-en deux.
Je pris un sac plein de bouteille d'alcool fort et un autre bourré de trucs salés.
... la vache, ils sont vraiment lourds, ces sacs.
Le pire, c'est que quand je pense au contenu...
C'est
vraiment
humiliant en fait.
— Allons, mon cher, pas la peine de vous forcer.
Je vais les porter toute seule, ils sont vraiment lourds, vous savez...
Satoko m'avait mal comprise -- si je serrais les dents, c'était pour me retenir de ne pas exploser de colère, pas parce que c'était trop lourd...
— ... Tu es bête quand tu t'y mets.
Tu me prends pour qui ?
Mine de rien, Satoko se foutait pas de moi, en fait.
La vache...
— Désolée…
ils sont lourds, n'est-ce pas ?
Mais non, voyons, ce n'est pas...
Le chef lui répondit avec un petit sourire.
Oh, il avait répondu calmement, mais...
Moi, je savais ce qu'il se passait en lui.
Il était suffisamment adulte pour ne rien laisser paraître, mais je savais qu'au fond de son regard,
les flammes de la colère devaient brûler aussi fort que dans les miens, si ce n'est plus...
— ... Enfin...
oui, si, ils sont lourds, effectivement.
La vache…
putain…
mes doigts !
Il n'y avait pourtant pas une grande distance entre le coffre et la maison, mais les anses des sacs me coupaient déjà la circulation du sang...
— ...
Une hargne me remontait l'œsophage, prête à exploser.
Mais je savais pertinemment que même en lui donnant libre cours, cela ne résoudrait rien.
C'est pour ça que je serrais les dents.
Je serrais les dents comme un fou, à m'en faire mal aux mâchoires…
— Je vous remercie, vraiment.
Merci à vous, chef, et à vous aussi, mon cher.
Vous m'avez été d'un grand secours.
Satoko nous arrêta devant la porte de derrière, celle de la cuisine.
De temps en temps, j'entendais les rires gras de son oncle et de ses amis.
Ça me rendait furax, même si je savais bien qu'ils ne rigolaient pas en se moquant de nous.
Non, en fait, c'est peut-être exactement pour ça que leurs rires m'énervaient.
La gamine suait sang et eau à porter leurs courses, mais eux s'en foutaient complètement, ils étaient en train de se poiler en jouant de leur côté, sans lui prêter la moindre attention.
Je savais que le chef aussi était révolté.
Mais il savait que s'il le montrait, Satoko aurait à en subir les conséquences.
Il poursuivit la conversation comme si de rien n'était.
— ... Oh, ce n'est rien.
Je suis content de dépanner, quand je peux.
Si tu devais avoir à nouveau des choses difficiles à transporter, n'hésite pas à me demander.
— Merci…
Merci de penser à moi, c'est gentil, mais ce ne sera pas nécessaire, vraiment.
Merci de penser à moi...
C'était vraiment triste à entendre.
Satoko savait pertinemment que nous ne pouvions pas l'aider plus que cela. Elle avait déjà abandonné. C'était vraiment triste à entendre.
Le pire, c'était que c'était la triste vérité.
Le chef et moi pouvions vouloir la sauver autant que nous voulions,
nous ne pouvions rien faire de plus que ce genre de petites choses insignifiantes.
J'en avais honte de moi-même...
Encore une fois, la haine me remonta l'œsophage.
Je me mis à trembler, de plus en plus fort.
— ... Moi aussi... Si je peux t'être utile, hésite pas à me demander quoi que ce soit.
Je... ... Tiens bon, ok ?
Ce n'était pas grand'chose,
mais je tenais à lui dire qu'on était tous derrière elle.
— Merci,
c'est très gentil à vous.
Je suis déjà bien contente de vous avoir vu ici aujourd'hui, mon cher.
Satoko vivait dans la mauvaise direction, nos chemins partaient à l'opposé depuis l'école.
Elle le savait,
et elle s'était rendu compte que mon détour ne pouvait pas être innocent.
— Allez,
vous devriez partir, maintenant.
Mon oncle est ivre, qui sait ce qu'il pourrait lui passer par la tête désormais...
Elle savait que notre présence pourrait nous attirer des problèmes,
et elle tenait à tout subir elle seule.
C'était dur de la voir comme ça.
Je lui tendis un sac de courses.
C'est là que je remarquai
une marque sombre sur le dos de sa main.
— Eh, Satoko, c'est quoi ce bleu ? Que s'est-il passé ?
Je savais déjà que je n'étais pas très convaincant pour feindre l'ignorance.
N'importe qui aurait compris du premier coup d'œil comment le bleu était arrivé là.
— ... Je me suis cogné la main en tombant dans les escaliers.
Ne vous en faites pas, tout va bien.
— Vas-y, t'es pas sérieuse ?
Le chef me poussa dans le dos.
Puis plaça un doigt sur ses lèvres pour me prévenir que je parlais trop fort.
— Vraiment, merci encore.
... Eh bien alors, à demain.
J'espère vous voir à l'école.
— N'essaie pas de changer la conversation !
Cette marque sur ta main, c'est quoi ?
... Ah ! Eh ! Mais...
Dans le soleil couchant, la lumière révéla enfin à mon regard de très nombreuses traces qui m'avaient échappé jusque là -- des bleus, des coups, des œdèmes...
Elle en avait sur les jambes,
sur le cou...
et encore ailleurs...
— Eh oui, je suis tombée dans les escaliers, maladroite comme je suis...
...Hohohoho.
Je vis rouge, mais au moment où toute ma haine et ma colère allaient exploser, je sentis une main ferme m'obstruer la bouche.
— HmmMMhhh ! HMMMMffffhhfhfhff !
Le chef me maintenait la bouche fermée avec ses deux mains.
Je ne pouvais plus rien dire de cohérent.
Le seul bruit que je pouvais faire, c'était un hurlement étouffé.
Mais pour hurler, ça, oh oui j'ai hurlé.
J'ai hurlé comme un fou...
Je devais faire quelque chose contre le magma qui me consummait de l'intérieur,
autrement j'aurais pété les plombs...
Alors j'ai hurlé.
Encore et encore.
Par la bouche.
Par tous les pores de ma peau.
Tout comme le liquide chaud qui me sortait des yeux et me brouillait la vue.
J'ai hurlé comme un fou, jusqu'à ne plus avoir de voix.
— HmmMMhhh !
HMMfff !
fhmmmhhh! fhffmmmmfffhh !
J'ai sorti tout ce que j'avais dans les tripes.
Même après le point où je n'avais plus de voix, je continuai de me forcer à tout sortir...
— ... Je sais ce que tu ressens,
je sais exactement ce que tu ressens, Maebara.
Mais il faut te retenir, s'il te plaît !
S'il te plaît... Allez, s'il te plaît !
Me retenir ?
Me RETENIR ??
Et elle, elle devient quoi, alors ?
Vous voyez ce qu'elle a, ce qu'elle subit, ce qu'elle se coltine ?
Et j'ai même pas le droit de crier au scandale,
mais vous n'êtes pas normal ou quoi ?
Putain de sa race, mais MERDE, mais PUTAIN DE MEEEEEEEEEERDE !
Le chant des cigales fut la prochaine chose que je remarquai. Il devait m'avoir calmé, ou drainé de mes forces, je suppose.
Je ne savais pas combien de temps s'était écoulé.
Satoko se répandait encore en remerciements.
— Merci beaucoup, Keiichi.
— ... Satoko...
— Vous savez, à l'instant, j'ai vraiment cru voir mon Totoche.
Le vrai Totoche... n'est plus parmi nous, mais...
Au moins, vous êtes là pour prendre sa relève, et cela signifie beaucoup pour moi.
— ... Ouais,
je suppose que je suis ton Totoche, maintenant.
Alors quand tu auras des problèmes et que ça ira mal, viens me voir.
Ton Totoche viendra pour te sauver et casser la gueule aux méchants...
Satoshi, tu n'es qu'un gros connard !
Qu'est-ce que tu fous, bordel,
c'est maintenant qu'il faut être là !
C'est maintenant qu'il faut venir la sauver, ta sœur !
Pourquoi t'es-tu enfui, hein ?
Pourquoi l'as tu abandonnée ?
Pourquoi l'as tu laissée derrière toi ?
Tu ne mérites pas d'être son frère !!
— ... Moi, je ne m'enfuirai pas...
— Plaît-il ?
— Je ne fuirai pas.
Je ne suis pas Satoshi, moi, je ne prendrai pas la fuite !
Jamais !
Je ne t'abandonnerai jamais !
Je vis les larmes couler sur ses joues.
Puis elle plissa les yeux et me fit un sourire heureux.
— Au revoir,
Totoche.
Satoko me faisait signe de la main.
— ...Ne vous en faites pas.
Avec ce que vous venez de dire, j'ai regagné du poil de la bête.
Ne vous en faites pas.
Je tiendrai le coup jusque demain.
Ne vous en faites pas…
Allons,
s'il vous plaît, je dois vraiment y aller. Au revoir.
Je ne pouvais pas lui dire salut comme si de rien n'était, ce n'était pas possible.
C'est alors qu'un cri rauque et violent retentit depuis l'intérieur.
— Satokoooooo !
Putain, j't'ai dit d'ramener les salés !
— Allez, Totoche, rentrez à la maison.
Je vais bien, tout va bien,
alors rentrez chez vous.
… Vite.
— ... Allez Maebara, allons-y.
Si nous restons encore, Satoko aura des problèmes.
— Chef…
Totoche habite plutôt loin.
Je m'excuse de vous demander cela, mais si vous pouviez le raccompagner chez lui, je vous en serais très reconnaissante.
— ... Eh bien,
ma foi, d'accord.
Le chef m'attrapa par le col et me tira avec une force que je ne lui connaissais pas.
Incapable de lui résister, je regardai la silhouette de Satoko s'éloigner.
Elle sourit encore quelques instants,
puis disparut
dans la maison.
Le chef monta dans sa voiture, fit une manœuvre de demi-tour, puis m'ouvrit la porte passager.
— ... Crois-moi, Maebara, je sais exactement ce que tu ressens.
Mieux que tu ne l'imagines.
— ... ... ...
— ... Il faut te maîtriser.
Ne t'en fais pas, elle a très bien compris ce que tu en pensais.
Alors calme-toi,
sinon...
— Oui, je sais...
Désolé, merci de m'avoir arrêté.
Je montai dans la voiture.
La voiture redémarra et alla s'accélérant, laissant la maison de Satoko toujours plus lointaine dans le rétroviseur.
Après un long virage, je ne pus plus la suivre des yeux...
— ... Quoi ?
Tu habites si loin ?
Mais c'est complètement à l'opposé !
Je n'avais rien de particulier à lui répondre.
De toute façon, s'il m'avait demandé ce que je faisais près de chez Satoko, je n'aurais pas su quoi répondre.
Le chef ne me pressa pas plus avant.
Pendant quelques instants, le silence s'installa entre nous, troublé uniquement par le bruit des pneus sur les gravillons.
Il me revint en tête une chose que Rena avait dite.
L'année dernière, Satoshi était là.
L'année dernière, Satoshi avait protégé sa sœur.
C'est pourquoi elle avait souffert, mais relativement peu.
— ... Mais cette année, Satoshi n'est pas là...
— ... Oui,
c'est dommage, mais c'est comme ça.
Le chef avait l'air de bien comprendre de quoi je parlais.
— C'est triste, et c'est dur à accepter,
mais il y a des limites à ce que nous pouvons faire.
Ça pourrait passer pour de mauvaises excuses, mais c'était aussi la vérité.
Nous voulions l'aider,
mais notre aide devait obligatoirement s'arrêter
là où commençait sa maison.
Je pouvais hurler autant que je voulais.
Même si elle m'appelait Totoche et même si je lui promettais la lune,
je ne pouvais rien faire de plus.
— Qu'est-ce qu'il fout, Satoshi ? Il est où, ce con ?
Satoshi était son frère de sang, il pouvait faire beaucoup plus que nous, normalement.
C'était une différence fondamentale et absolue entre lui et nous.
— ... Bonne question.
Je me demande où il est en ce moment.
Satoshi est parti.
Il a été maudit ou enlevé, ou je ne sais quoi.
L'important, c'était qu'il n'était pas là en ce moment.
En ces heures où Satoko avait le plus besoin de lui, ce connard n'était pas là...
— Mais pourquoi il est pas là, aussi ?
Surtout maintenant, merde, quoi !
— ... Les gens racontent que la déesse Yashiro l'a maudit...
mais pour ma part, il a fugué.
Je ne vois rien d'autre.
— Les autres m'ont dit que depuis un certain jour, il n'est pas rentré à la maison.
Vous pensez qu'il aurait fait une fugue sans expliquer son geste à sa sœur ?
— ... Satoshi faisait des petits boulots pour économiser de l'argent.
En fait, à l'époque, Satoko voulait une grosse peluche qu'elle avait vue en vitrine en ville.
Elle était très chère, il semblerait.
Et donc il économisait pour la lui offrir.
Il voulait faire quelque chose de bien pour compenser la vie horrible qu'elle menait en vivant avec leurs parents adoptifs. Enfin, c'est ce que tout le monde disait.
Mais en fin de compte,
il n'utilisa pas cet argent pour sa sœur.
— Après sa disparition, la police a fait pas mal de recherches.
Ils ont découvert que le jour-même de sa disparition, il avait vidé son compte en passant en personne à la banque.
Ils ont fait des recoupements, et sont parvenus à la conclusion qu'il avait utilisé cet argent pour se rendre à Tôkyô.
— ... À Tôkyô ?
Mais pour quoi faire ?!
— ... Que veux-tu que je te dise ?
Il a fait une fugue... je ne vois rien d'autre.
— Il aurait économisé pour préparer sa fuite ?
OK, admettons, mais il était égoïste à ce point ?!
Pourquoi abandonner Satoko derrière lui ?!
Il aurait dû la prendre avec lui !
Le chef resta tout à fait calme et concentré.
Il ne fit rien qui pût mettre de l'huile sur le feu.
Il attendit de me voir plus calme.
Après plusieurs instants d'un lourd silence, il finit par lâcher quelques mots.
— ... Réfléchis une seconde.
Satoko en est arrivée aux mêmes questions que toi.
Comme elle était un poids pour son frère,
il l'a abandonnée.
Elle n'a pas eu le droit de partir avec lui.
C'était la seule personne en qui elle avait confiance, et il l'avait trahie. Je n'ose même pas imaginer son état mental après un choc pareil...
— Mais Satoko se montra plus forte que prévue.
Oh bien sûr, ses amis ont fait le maximum pour la soutenir, mais c'est vraiment incroyable qu'elle ait pu retrouver le sourire.
Quelques jours auparavant, j'avais parlé de Satoshi avec elle...
À l'époque, j'avais pris cela pour l'amour qu'il existe entre un frère et une sœur.
Mais maintenant que j'y réfléchissais à nouveau...
En fait,
elle avait atteint une sorte de détachement.
— Satoshi reviendra.
Elle veut qu'il constate qu'elle n'est plus un poids mort pour lui.
— Mais c'est pas un poids mort !
Elle se débrouille bien mieux que moi dans la vie, et elle sait faire presque tout !
Oh oui, Rena ou Rika savent faire les choses un peu mieux qu'elle, parfois, mais bon... elle se débrouille bien mieux que les autres gamins de son âge !
— C'est parce qu'elle fait des efforts tous les jours en pensant au retour de Satoshi.
Et crois-moi, parfois, ses efforts étaient émouvants.
Elle avait commencé à vivre avec Rika.
Et à apprendre d'elle des tas de choses.
Pour que Satoshi puisse rentrer n'importe quand.
Pour qu'elle n'ait plus honte d'elle-même.
— ... Et ? Il rentre quand, Satoshi ?
— ... ...
Je me doutais bien que cele ne servait à rien de lui poser la question.
Satoshi s'est enfui.
Il a fui Hinamizawa en laissant Satoko derrière.
Quelqu'un m'avait raconté que ceux qui fuyaient le village étaient rattrapés par la malédiction de la déesse Yashiro, non ?
... Si tel était le cas, alors tout s'expliquait.
Sa disparition devenait logique, puisqu'il tombait sous le coup de la malédiction.
Quelque part,
c'était bien fait pour sa gueule, en fait.
Dites, déesse Yashiro ?
Vous pouvez bien me le dire à moi, non ? Allez, avouez. La disparition de Satoshi, elle est due à “l'enlèvement des démons”, c'est ça ?
... Je vous préviens, si c'est pas ça, ça va vous faire tout drôle.
— ... Et quand exactement est-il parti ?
— Eh bien, sa tante s'est fait tuer
le soir de la purification du coton, l'année dernière,
et il est parti quelques jours après…
en fait, le jour de l'anniversaire de Satoko.
— Le... QUOI ?
BAM !
Je frappai de rage le tableau de bord.
… Satoshi...
Comment a-t-il pu oser ?
En plus, un jour pareil !
Sa tante était morte quelques jours avant, non ?
Les jours difficiles étaient derrière eux, non ?
Ils étaient en train de se préparer à une nouvelle vie, plus douce, non ?
Je sais qu'il ne faut pas se réjouir de la mort des gens, mais dans le cas qui les concerne, c'était sûrement une renaissance pour eux.
L'oncle avait pris la fuite, et ils pouvaient enfin vivre ensemble.
Ils devaient sûrement être ivres de joie.
En particulier pour l'anniversaire de Satoko.
Satoko attend le retour de son frère, depuis tout ce temps.
Elle l'a attendu encore et encore, et il n'est pas rentré.
Elle l'a attendu pour pouvoir commencer une nouvelle vie d'autant plus meilleure lorsqu'il sera revenu.
... Mais elle a attendu en vain.
Il ne l'a même pas contactée.
Elle devait avoir le cœur léger et attendre avec impatience son beau cadeau d'anniversaire. Quand a-t-elle compris ce qu'il s'était réellement passé ?
... Satoshi... tu n'es qu'un sale connard...
Je sentis littéralement la moutarde me monter au nez.
C'était dégueulasse.
C'était révoltant.
Elle l'avait adoré, adulé, respecté…
et lui l'avait trahie…
C'était impardonnable.
Il ne risquait pas de revenir,
ni maintenant ni jamais,
et surtout pas au bon moment.
Il fallait se rendre à l'évidence, personne n'était là pour la protéger.
Même son propre frère ne l'avait pas protégée.
— ... Je dois dire que j'ai été vraiment content de voir qu'elle t'a appelé Totoche tout à l'heure.
— ... Hein ?
— Je lui souhaite d'être heureuse, mais j'ai des obligations sociales, et je travaille toute la journée.
Je ne peux lui accorder que très peu de temps.
Mais pour toi, c'est différent.
Tu vas à l'école avec elle, et tu es bien plus proche de sa tranche d'âge.
— ... ...
— Tu t'imagines qu'il y a des limites à ce que tu peux faire pour elle,
mais même avec ces limites, tu peux lui être d'un bien plus grand secours que moi-même.
Alors, j'aimerais te voir l'aider pour nous deux.
Je peux compter sur toi ?
— ... Si on va par là,
je peux en dire autant de vous...
— Oui, moi qui suis plus vieux, il y a des choses que je peux faire et qui te sont impossibles,
mais le contraire est vrai également.
Nous devons chacun nous occuper de ce que nous pouvons, en quelque sorte.
C'était peut-être un peu compliqué à suivre ?
Il ajouta ça après un bref silence. Je secouai non de la tête.
Maintenant qu'il mettait la question de l'âge sur le tapis, je me rendais compte qu'il était adulte et qu'il ne jouait pas du tout sur le même tableau que moi.
Je pourrais peut-être lui poser la question...
— ... Dites, chef, vous vous y connaissez avec la loi ?
— Non, pas plus que la normale, pourquoi ?
Nous en avions parlé entre nous, les enfants, et nous avions conclu qu'il fallait attendre.
Mais lui avait peut-être un autre point de vue sur la question ?
— Je n'ai plus le nom exact en tête,
mais il y a une procédure décrite dans le code de protection de l'enfance pour séparer les enfants et les parents en situation de conflit, si la situation est considérée comme urgente ou critique.
— Une solution d'urgence ?
Mais alors, on pourrait la sauver tout de suite !
— ... Sauf que Satoko
n'en a peut-être pas envie.
À moins que la personne concernée ne le veuille, on ne peut... mais de toute façon, ce n'est pas la situation.
— Mais pourquoi elle n'en aurait pas envie ?
Je ne comprends pas...
— ... ...
Le chef ne répondit pas.
Je ne comprenais pas pourquoi il refusait de me répondre.
Il était pourtant clair que son oncle la traitait comme une esclave.
Alors pourquoi hésiter ?
Je décidai d'attendre sa réponse.
Mais il n'avait pas l'air décidé à m'en donner une.
Ce n'est pas qu'il faisait semblant de ne pas avoir entendu ma question...
Il donnait plus l'impression de ne pas savoir comment me l'expliquer.
— Je pense que Satoko s'imagine que... tous ces mauvais traitements sont une sorte d'épreuve.
— Une épreuve ? Un test ?
Restez logique, elle fait pas partie d'une secte, quoi...
— ... Je pense que tu es au courant, mais Satoshi l'a toujours protégée.
Et elle a toujours recherché sa protection et son aide...
un peu comme une enfant gâtée.
Je savais qu'il l'avait protégée.
Mais moi, je trouvais ça normal, c'était son devoir, en tant que grand frère. Pas de quoi en faire un fromage.
— Je pense que ça doit l'avoir traumatisée.
Elle doit se dire que c'est à cause de ça qu'il en a eu marre d'elle.
Pour Satoko, la situation actuelle était la même que l'année dernière.
Mais cette fois-ci, Satoshi n'était pas là...
— Alors elle veut passer cette épreuve toute seule.
Tant qu'elle ne sera pas suffisamment forte pour supporter ça toute seule, Satoshi ne voudra pas rentrer.
C'est ce qui lui passe par la tête en ce moment.
En tout cas, c'est ce que je pense.
... Oui, dit comme ça...
Elle ne s'est pas plaint une seule fois.
Je me disais que son oncle devait la menacer de toutes sortes de choses si elle parlait, mais...
— On en discutait entre nous, on s'est demandé s'il ne valait pas mieux les dénoncer aux services sociaux.
— Tu sais que…
Satoko a déjà eu affaire à eux l'année dernière ?
— Oui…
au bout du compte, ils ont attendu de voir comment ça allait évoluer, et la situation a empiré.
— Tu sais... ... c'est Satoko qui les a appelés.
Résultat des courses, elle en a pris encore plus qu'avant,
et Satoshi devait encore plus la protéger.
— Mais alors...
vous croyez qu'elle pense que tout ça, c'est de sa faute ?
Le chef acquiesça en silence.
— Je pense que si vous lui en parlez, elle vous dira que ce n'est pas nécessaire.
Et si vous prévenez la police sans le lui dire, elle serait capable de mentir à l'assistante sociale et de nier les mauvais traitements.
Oui, elle était souvent de mauvaise foi, c'était sûrement ce qu'elle ferait.
— Les services de protection de l'enfance ont de grands pouvoirs, tu sais. Ils peuvent agir dans l'urgence, sans avoir besoin de mandat du tribunal ou autre autorisation officielle.
Si les mauvais traitements sont manifestes, ils peuvent prendre Satoko sous leur protection contre son gré.
Mais pour Satoko, cela signifierait qu'elle a perdu.
— C'est pas un jeu, il n'y a pas de gagnant ou de perdant,
enfin, elle est vraiment en danger !
— ...
S'ils la prennent sous leur protection, Satoko sera placée en foyer d'accueil.
Donc elle ne pourra plus vivre ici, elle devra déménager…
et donc changer d'école, à cause de la carte scolaire.
— ... Oui…
mais bon, c'est...
On peut pas tout avoir, quoi.
Il vaut mieux qu'elle soit en sécurité.
— Satoko sait parfaitement ce qu'il se passera,
c'est pour cela qu'elle refusera leur protection.
— Mais pourquoi ?
— Parce que pour elle, la seule raison qu'elle a trouvée pour se forcer à continuer à vivre,
lorsqu'elle n'était qu'un cadavre ambulant, c'est d'attendre le retour de Satoshi, ici, au village.
Elle se moque pas mal de la valeur que tu accordes aux choses, c'est son système de valeurs qui prévaut, à ses yeux.
— ... Hmmm...
oui...
ouais.
J'ai eu quand même l'impression qu'il avait brouillé les pistes, comme les adultes savent si bien le faire.
Donc en gros, Satoko veut rester ici, donc on ne peut rien faire.
Il faut attendre qu'elle en ait marre.
Mais donc…
ça revient au même.
On attend et on regarde ce qu'il se passera.
— Je... Je sais pas.
— ... Pardon ?
— Je crois que... si jamais je constate qu'elle est en danger... j'irai le dénoncer, je ferai quelque chose, quoi que les gens en disent.
Je suppose que Satoko m'en voudra,
mais honnêtement, ce sera mieux pour elle.
Le chef tourna la tête et me regarda, très sérieusement.
À croire qu'il n'en revenait pas d'entendre un “enfant” parler de la sorte.
— ... Mais pourquoi es-tu aussi acharné là-dessus ?
Je suppose qu'il ne pouvait pas comprendre, ni même la plupart des adultes d'ailleurs.
Alors je lui révélai les valeurs qui me guidaient.
— Satoko est une amie.
Et puis, je suis son Totoche, maintenant. Ça ne suffit pas ?
Le chef portait sur moi un regard incertain, mais je le lui rendis, impassible, raide comme la justice.
— ... ... …
Si, si, ça peut suffire, bien sûr.
Il y eut encore un bref instant de silence, après quoi il répondit.
— On a pourtant fait une promesse, tous les deux.
— Euh... c'est-à-dire ? De quoi tu veux parler ?
— Nous avons juré de ne jamais la faire pleurer.
Oui, le jour du barbecue, nous nous étions fait cette promesse l'un à l'autre.
À l'époque, nous n'y avions pas réfléchi plus que ça, ça nous avait paru naturel.
Ne jamais la faire pleurer.
Il s'excusa aussitôt de ne pas s'en être souvenu.
Je ne pus pas m'empêcher de me demander s'il avait réellement envie de la protéger...
Il freina très fort et tout mon corps partit vers l'avant.
— ... Dis-moi, ce serait pas ta maison, par hasard ?
Ah oui, évidemment, la villa Maebara, c'est seulement maintenant que je fais le rapprochement... c'est donc là que tu as emménagé...
Nous étions déjà tout près de chez moi. C'était passé vite...