— Ok !
Et donc !
Nous voilà arrivés à l'heure fatidique, la pause midi !
— Ooohhohhohho !
Oui, enfin !
Et une certaine personne parmi nous se prendra un gage, n'est-il pas ?
— Hau...
Le gage d'aujourd'hui est d'ailleurs plutôt coton, alors...
Désolée, mais je me suis donnée à fond aujourd'hui !
À mon humble avis, elle n'avait pas besoin d'en faire un fromage -- même sans se fouler, elle n'aurait pas perdu.
— Hmmmm.
Je crois que nous avons tous donné le maximum, chacun à notre niveau.
— Et donc, vous deux, vous avez préparé vos repas séparément aujourd'hui ?
J'espère pour vous, autrement ça ne compterait pas.
— C'est vrai,
mais n'ayez crainte, ma chère.
Nous vous avons chacune ramené quelque chose d'autre.
— Oh, mais alors vous aussi ?
J'ai hâte de voir ça !
— Je dois dire que je ne pensais pas que tu réussirais à préparer quelque chose, p'tit gars.
Sacré toi, va !
Tu vois, quand tu veux ?
Je me passais la main derrière la tête, un peu gêné.
Je n'avais fait que reprendre les restes du repas que Satoko avait préparé hier soir.
Il n'y avait strictement rien à moi là-dedans.
Ça me gênait de récolter les compliments pour quelque chose que je n'avais pas fait.
— Oh, je me demande à quoi il ressemble !
Hau, je veux voir !!
— Bah, j'ai rien fait de transcendant, hein.
Ce sont les restes d'hier soir.
— Les restes de la veille font les meilleurs paniers-repas.
— Oooohhohhohho !
Ainsi nous saurons ce qu'il a cuisiné hier soir, nous ferons donc d'une pierre deux coups !
Hmm, dois-je me taire à propos d'hier ?
Oui, si, ce serait le mieux pour moi.
S'ils apprennent que ce n'est pas moi qui l'ai fait, je serai disqualifié, et le gage sera pour moi.
Aujourd'hui, il faut dire les pires choses sur le curry, juste devant la plus grande fanatique qui soit.
Autant se jeter du haut d'un immeuble de plus de cent étages...
Dans les deux cas, c'est la mort assurée !
— Mais dis-voir, Mii.
Comment on va départager les gens aujourd'hui ?
Keiichi a réussi à faire quelque chose, donc aujourd'hui, il y a match nul, je dirais, non ?
— Hmmm, vous n'avez pas tort, ma chère.
Nous avions instauré ce gage pour le pousser à cuisiner de lui-même, après tout.
— Et puisqu'il a apparemment su faire quelque chose, nous sommes à égalité.
Je comprenais pourquoi Satoko et Rika tenaient à régler cela à l'amiable.
Il n'y avait aucune comparaison possible entre leurs repas, qui étaient préparés pour gagner, et le mien, qui était simplement là pour la forme...
Mais évidemment,
notre chef de club, Mion Sonozaki, ne l'entendait pas de cette oreille !
— Meuh qu'est-ce que vous me racontez là,
on n'est pas là pour jouer les chochottes, les enfants !
Il faut mettre tout le monde d'accord !
Les accords de dernière minute à grand renfort de poignées de mains viriles, ça n'existe que chez les Yakuzas, pas dans la réalité !
— Rah, je savais que tu ne serais pas d'accord...
Tu aimes vraiment te battre !
C'est mauvais pour moi...
À ce rythme-là, je suis sûr de perdre.
Mais bon, après tout, j'ai rien fait moi-même donc...
Je ferais peut-être mieux de m'y préparer...
— Et donc, Mii.
Comment comptes-tu faire pour savoir qui est meilleur que l'autre ?
— Si l'on doit chacun noter le plat de l'autre, on ne risque pas d'avoir de notes fairplay.
Je demande à ce que l'expertise des plats soit publique !
Oohé, écoutez-moi tous !
Rassemblez-vous !
Mion passa en mode déléguée de classe et appela tous les élèves, les arrachant à leur propre repas.
— Il faudrait noter nos cinq paniers-repas !
Vous pouvez noter sur un papier les trois que vous préférez !
Compris ?!
Ils avaient apparemment l'habitude de servir lors des jeux du club,
car ils poussèrent tous un cri d'exclamation
et se joignirent à nous sans rechigner.
De toutes manières, ils savaient déjà quel était le gage, puisque nous en avions parlé à haute voix hier...
Je parie qu'ils étaient tous curieux de voir ce qu'allait prendre le perdant.
C'était la bonne vieille curiosité malsaine des badauds !
— Bon, vous êtes prêts ?
Allez, on commence par moi !
Ooolllééééé !
Elle produisit une boîte impressionnante et en souleva le couvercle dans un grâcieux geste de la main.
L'opulence du plat arracha des exclamations subjuguées parmi les juges.
— C'est très impressionnant !
On dirait la cuisine sophistiquée du nouvel an !
— C'est pas vrai...
C'est pas elle qui l'a fait, j'y crois pas.
Elle a sûrement acheté un repas tout fait dans un restaurant cinq étoiles et l'a transféré dans sa boîte !
Cuisiner comme ça ?
Mion ?
Jamais de la vie !
— Mais non voyons, si elle se donne le mal, elle en est tout à fait capable.
Mais bon, elle aime pas trop se donner du mal...
— Oh,
les enfants, vous savez pas qui je suis ou quoi ?
Si vous me donnez le temps et les ressources, je peux vous faire un festin mandchou !
Les élèves se regardèrent, certains sans comprendre.
Après un léger silence, les élèves sortirent leurs crayons et notèrent le nom de Mion sur leur carnet.
C'était compréhensible.
Moi, même sans goûter, je lui mettrais la note parfaite !
— Bon, eh bien alors, on continue avec celui de Rena !
Je vous préviens, elle est douée !
— Son panier-repas est toujours le plus beau.
— Ahahahaha !
Merci les filles.
Bon allez, je vous le montre.
Et voilà le travail☆!
Lorsqu'elle ouvrit le couvercle, nous ne vîmes que deux couleurs :
celle de l'omelette et celle du poisson émietté.
Ça aussi, c'était un grand classique !
Les légumes étaient rangés sur le compartiment du bas, nombreux et variés.
On sentait qu'elle y avait passé plus de temps qu'à l'ordinaire, mais il n'était pas tape-à-l'œil.
À la différence du côté m'as-tu-vu du panier de Mion, celui-ci respirait la simplicité et la chaleur maternelle.
— Eh bien ma foi... Je la reconnais bien là !
Elle va sûrement recevoir une bonne note...
— Oui, sacrée elle.
Même en pinaillant, je ne vois pas où lui retirer des points.
Impressionnant, comme d'habitude !
Encore une fois, les juges prirent tous leur crayon et inscrivirent un nom sur leur bulletin de vote.
Certains regardèrent à nouveau la note qu'ils avaient mise à Mion pour affiner leur appréciation.
La classe avait l'air déchirée entre les partisans de l'une et de l'autre.
Mais tout le monde avait la même expression sur le visage :
ils voulaient y goûter.
— ... Eh bien, à notre tour, je suppose.
— Oui !
Voyez donc !
Mais au fait...
Elles sont venues manger chez moi hier soir, toutes les deux, pourtant ?
Comment ont-elles fait pour préparer quelque chose ?
Leurs paniers-repas étaient loin d'atteindre le degré de raffinement des autres.
Or, c'est précisément cet aspect-ci qui faisait comprendre aux juges qu'elles s'étaient donné bien du mal pour faire quelque chose de bien.
On voyait l'une ou l'autre imperfection dans la disposition,
mais ces erreurs-là n'étaient que les signes d'une jeunesse et d'une inexpérience contre lesquelles elles ne pouvaient rien faire, et qui appelaient à la clémence.
Je vis quelques élèves hésiter longuement sur les notes à attribuer, les révisant à la hausse plusieurs fois.
— …Satoko, Rika…
Je suis bien surpris de voir que vous ayez pu ramener quoi que ce soit à l'école, bravo !
Votre plat est un peu moins bien que celui des autres, mais quand on voit le niveau de la concurrence, on se dit que le vôtre, finalement, n'est pas mauvais non plus !
Elles eurent un regard complice et se mirent à sourire.
— Eh bien, pour tout vous dire, mon cher...
*chuchote* *chuchote*
Hein ?
Comment ??
Je me retirai subrepticiblement du cercle des curieux, puis, d'un pas nonchalant, je me promenai dans la classe, observant les repas des autres élèves de la classe.
... Les voilà, ce sont eux !
C'est la table de Tomita et d'Okamura...
Ahhh !
Je le savais !
Leurs paniers sont à moitié vides !
Mais alors, Rika et Satoko n'avaient rien préparé...
Elles ont simplement obtenu des repas en se servant des autres !
— Tomita et Okamura, dites-moi donc une chose.
Elles vous ont payé combien ?
— Mai-mais de qu-quoi tu parles, Maebara ?
Qua-quand est-ce qu'on à été payés ? Et pourquoi ?
— Ouais !
Et pis d'ailleurs, c'est pas pour quelques corvées d'arrosage et de nettoyage qu'on aurait donné la moitié de nos repas à Satoko, hein ! On n'est pas comme ça !
Petite effrontée...
Alors elle commence à utiliser la triche aussi ?
Satoko me dévisagea avec un sourire vraiment insolent.
— Quoi donc ? Mon cher, c'est vous qui m'avez appris cette méthode !
Ooohhohhohhohho !
— Ooohhohhohhohho, comme elle l'a si bien dit.
— Tss, bandes de gamins, elles vous ont achetés pour pas cher.
Écoutez-moi bien, si quelqu'un veut vous soudoyer, il faut demander un prix qui vaille vraiment le coup !
Par exemple, je sais pas, moi...
Vous auriez dû demander des tickets qui vous donnent des droits sur elles ! Vous pourriez les faire marcher à quatre pattes, avec une queue de chien, et puis les oreilles, le collier, la laisse...
La vache, il fait chaud ici tout d'un coup...
Alors que mes pensées dévalaient une pente dangereuse, Mion me frappa du plat des mains sur les deux épaules, me rappelant brutalement à la réalité.
(Fait chier, j'aimais bien la tournure que ça prenait, moi !)
— Allez, allez !
C'est à toi, p'tit gars !
Tu as bien fait le malin hier, j'espère que ce sera à la hauteur de nos espérances, ton truc !
— Oh, Keiichi arrive toujours à se débrouiller quand c'est important !
J'attends cet instant depuis hier !
Hmmm, c'est pas bon...
J'ai juste ramené les restes, moi.
En plus, c'est même pas moi qui ai cuisiné ça, hier soir.
Comment voudriez-vous supporter la comparaison avec les autres ?
— Oh, et puis, après tout,
foutu pour foutu, je me lance !
Haahhh !!
J'ouvris mon panier-repas d'un geste rapide.
Il... n'y eut aucune réaction particulière, en fait.
Enfin, je m'y attendais, donc bon...
— Ahahahahaha !
Eh bien dis voir, tu y a mis tes tripes on dirait !
Oh, ne te méprends pas, je vois tout à fait le problème.
— Nan mais c'est bon, Rena,
pas la peine de te forcer, hein.
— Eh donc ? Quelqu'un saurait-il éclairer nos lanternes ?
Comparé à ses capacités habituelles, est-ce plutôt bien ou plutôt mauvais ?
— Héhhéhhé...
Bah, c'est... c'est bien pour lui, il a fait ce qu'il a pu, mais...
On ne fait pas de cadeaux, ici !
Héhhéhhé…
J'observai un instant son petit sourire cruel.
Je savais que les autres pensaient sûrement la même chose.
— Hmmm...
Je trouve que pour un premier essai, il a fait un sacré résultat, tu sais ?
Ce serait un peu injuste de ne pas en tenir compte...
— Oui, mais c'est le jeu, malheureusement.
— Héhhéhhé…
Bon ! Alors, alors, p'tit gars.
Avant que l'on fasse le calcul des points, as-tu quelque chose à nous dire ?
Héhhéhhé…
— Euh... Je vois pas trop de quoi tu parles.
— Eh bien, disons que selon ce que tu as à nous dire, tu pourrais obtenir quelques points de bonus.
Héhhéhhé…
Je veux dire, le prends pas mal, mais tu ne vas pas gagner, c'est évident.
Mais qui sait ? Tu peux peut-être éviter le gage ?
— Oooohhohhohho !
Ma chère, vous êtes en train de lui dire indirectement que son plat est de loin le plus mauvais de tous !
— Ah bon ? Pourtant, j'ai rien dit de spécial il me semble.
Héhhéhhé…
Mion me regarda d'un air malicieux puis pouffa de rire. Elle était clairement en train de se moquer de moi.
Or, à l'inverse, le sourire de Satoko s'estompait peu à peu.
C'était compréhensible.
J'avais simplement ramené les restes de mon repas d'hier soir.
Repas qui m'avait été grâcieusement préparé par Satoko.
Et donc en fait, Mion était, probablement sans s'en rendre compte, en train d'insulter notre petit chef...
— Mii, tu y vas un peu fort, tu ne crois pas ?
Pauvre Keiichi.
— Rena...
Kei savait pertinemment qu'il n'avait pas droit à l'erreur.
Et il s'était vanté devant tout le monde.
Pas la peine de prendre des pincettes, il doit en prendre pour son grade.
T'es pas d'accord, Satoko ?
— Euh... Oui, bien sûr !
Évidemment !
Il me fait bien rire avec son plat !
Ooohhohhohho !
— Enfin, voyons, Satoko !
C'est pas bien de se moquer des gens.
— Allons donc, ma chère, regardez donc son plat, il a l'air ridicule !
Ses légumes viennent tout droit du maraîcher, ils ont été achetés déjà préparés, c'est l'évidence-même !
— Et regarde ça, il a juste ouvert une boîte pour ceux-là !
Et regarde les concombres, ils sont coupés de traviole !
P'tit gars, je parie qu't'as jamais tenu un couteau de cuisine dans la main ?
Tu manques d'expérience, ça crève les yeux.
— ... Et encore, elle est gentille avec vous !
— L'arrangement est bancal au niveau de la couleur.
Tu n'as aucun sens de la présentation, gamin !
Ahhahhahha !
— Ben écoute... ouais, c'est la première fois que je fais mon repas, donc bon...
C'est pas l'extase, c'est vrai, mais...
— Nan, nan, attends, p'tit gars, on se comprend pas toi et moi.
Tu n'as manifestement rien compris au principe en lui-même ! C'est tellement basique que c'en est très grave !
Tomita, Okamura,
expliquez-le-lui.
Ils se raidirent tous les deux, mis bien à leur chagrin sous les feux de la rampe.
Tomita remit ses lunettes bien en place sur son nez puis fit un pas en avant.
— Le plus gros point noir dans ton repas,
c'est la couleur.
Comme tout le monde le sait, toutes les couleurs peuvent être obtenues par la synthèse de trois couleurs primaires.
Ce qui veut dire que pour obtenir un équilibre colorifique, il faut, en dehors du noir et du blanc, chacune de ces trois couleurs primaires.
— Exact,
et lorsque l'on supprime le blanc et le noir de ton repas, Maebara, eh bien il n'y a plus que du vert caca d'oie.
Du vert caca d'oie...
La couleur la moins appétissante qui soit.
Aaah, mais bien sûr !
J'avais oublié, ils sont à la solde de Rika, ils doivent donc tout faire pour que Satoko et Rika s'en sortent indemnes.
Ils ont du courage.
Je veux bien leur reconnaître celui de s'investir pour les personnes qui les ont achetés, c'est raisonnable de leur part.
— Les légumes étaient tous faits, soit par le marchand, soit en conserves.
— Parmi les trois grands ingrédients de la cuisine,
l'amour de la préparation,
le cœur mis à l'ouvrage,
et le goût, il en manque au moins deux !
Les autres élèves se regardèrent. Ils n'avaient pas trop compris, mais ça avait l'air sérieux, alors ils acquiescèrent tous, comme s'ils étaient d'accord.
— Héhhéhhé...
Eh oui, sans amour, aucune raison de mettre du cœur à l'ouvrage.
Je suppose que tu n'as plus rien à ajouter ?
Keiichi Maebara !!
— Hmmm...
c'est un peu méchant de notre part, mais cela peut lui servir à comprendre un peu les rouages de la cuisine.
— ... Je vais être honnête avec vous, tant que ce n'est pas moi qui prend le gage, le reste m'est complètement égal...
Rena eut un petit sourire compréhensif.
— Ooohhohhohhohho !
Eh bien donc, qu'il en soit ainsi !
Alors, mon cher, quel effet cela vous fait-il ?
Ooooooohhohhohhohho !
Le rire de Satoko était très convaincant à l'oreille, mais pas de visu.
Moi qui savait que c'était elle qui avait cuisiné, je voyais bien qu'elle prenait sur elle pour ne pas exploser pendant que tout le monde y allait de son commentaire méchant sur “mon” plat.
... Okamura avait dit tout à l'heure qu'il n'y avait pas d'âme dans ce repas, mais je savais très bien qu'il y en avait dans celui-là plus que dans aucun autre aujourd'hui.
Je l'avais vue à l'œuvre hier.
Elle y avait mis tout son entrain et toute sa bonne humeur. (Même si franchement je n'avais rien vu sur le coup). Je ne peux pas laisser les gens en parler comme ça !
— Fort bien !
Et donc, monsieur le perdant ?
Que diriez-vous d'admettre en public votre défaite cuisante et humiliante ?
— Un instant, Madame le Juge.
Lorsque ma voix sourde se fit entendre, le regard des autres membres du club changea du tout au tout.
Mion fit claquer sa langue de dépit.
J'étais vraiment un sacré mauvais perdant !
— Admettons, vous affirmez donc que mon repas est inférieur à ceux des autres, car il manque de cœur,
c'est bien cela,
maître Okamura ?
Il me regarda sans comprendre, désarçonné d'être ainsi mis sur la sellette, mais finit par se reprendre et par acquiescer.
— Et donc, quelle est la mesure de cette composante ?
La difficulté du plat ?
Est-ce l'effort physique fourni ?
Le sang et les larmes versés pendant la préparation ?
Par sa présentation ?!
Alors dites-moi, je... J'aimerais avoir votre avis sur la valeur des brûlures que je me suis faites en cuisinant !
— Ouah, Keiichi ! Tu t'es fait ça avec de l'huile chaude ?
Les petites brûlures d'hier, lors du départ d'incendie, en disaient long sur les efforts douloureux que j'avais (prétendûment) fournis la veille !
Tous les élèves se regardèrent en chuchotant. Ils se rendaient bien compte que ces blessures devaient me valoir un bonus !
— Tiens donc ?
Alors comme ça, tu comptes mettre en avant ton niveau de sous-doué pour obtenir grâce aux yeux des autres ?
Sacré toi, va...
Tu me surprendras toujours !
— Oui,
je ne suis pas doué avec mes mains, et alors ?
Hier, je me suis vanté devant tout le monde, et pourtant, je savais bien que j'étais une quiche !
Mais est-ce que j'ai fui devant l'adversaire ? Non !
Je me suis battu,
tout mauvais que j'étais !
Ça, c'est pas du cœur ?
Alors ? J'attends !
— Tu sais, j'aimerais bien t'accorder au moins ça !
Tu as eu le courage de te battre, si ça, ça ne compte pas, alors où va le monde ?
Plusieurs autres filles de la classe lui donnèrent raison.
Parfait !
Ça se présente bien !
Sauf que bien sûr, Tomita et Okamura ne pouvaient pas rester sans rien faire.
Poussés par la fièvre de leur amour non-réciproque, ils se lancèrent dans la bataille contre moi.
— Je vois, je vois.
Je comprends ce que vous voulez dire, M. Maebara, mais le courage ne suffit pas à faire un bon plat.
Demandez donc aux chefs cuisiniers de par le monde !
— Exact.
Si le chef du restaurant vous servait un truc calciné et mal préparé, mais qu'il venait faire amende honorable, est-ce que vous seriez prêts à manger le plat et à régler l'addition ?
Je ne le crois pas !
Vous comprenez ce que cela signifie ?
Quelques garçons se joignirent à eux.
Et c'est vrai que sur ce coup-là, ils n'avaient pas tout à fait tort.
— Et la considération dans tout ça ?!
Même si ma mère me servait disons, un hamburger tout noir dans l'assiette,
je sais qu'elle l'a fait en pensant à moi, alors je le mangerais sans rechigner !
Je le mangerais jusqu’à la dernière miette !
Clap clap clap clap!!
Les filles de la classe se mirent à m'applaudir.
OK,
maintenant il va falloir passer à la vitesse supérieure...
— Oui, mais vous oubliez que le panier-repas, c'est un peu de l'amour sous forme comestible !
— Exact ! Et il faut que le repas dégage et diffuse cet amour, qu'il le mette en évidence !
Regardez votre repas, a-t-il l'air de dégager quelque sentiment que ce soit ?
Je ne le crois pas !
— Les méchants !
Okamura, surpris d'être ainsi hué et conspué,
ne sut plus où se mettre.
— Allons, allons,
silence ou je fais évacuer cette salle !
— Madame le Juge !
La défense appelle à la barre notre experte locale en cuisine, Rena Ryûgû !
— Euh, eh bien...
Je pense que si, ce repas a été préparé avec amour.
C'est vrai qu'il présente de nombreux défauts, mais...
La cuisine, ce n'est pas qu'une affaire d'apparence et de dressage !
Encore une fois, les filles de la classe lui apportèrent leur soutien.
Elles se mirent à l'applaudir et à l'encourager de la voix, et les garçons la huèrent !
— Objection ! Madame le Juge !
Monsieur Maebara et Madame Ryûgû ont un avis trop émotif, bien trop éloigné de la réalité des faits.
Je demande à ce que leurs expertises ne soient pas inclues au dossier !
— Silence, SILENCE !
Objection retenue.
Poursuivez.
— *Ahem*.
Très bien, alors prenons l'exemple non pas d'un repas, mais d'un cadeau d'anniversaire.
Imaginons que moi-même, le jour de mon anniversaire, je reçoive un pull tricoté main.
Et que dans le même temps, mon respecté collègue maître Okamura reçoive un bon en librairie pour une valeur de dix mille yens.
C'est un exemple très ancré dans le quotidien.
Il n'est pas si imaginaire que cela, j'ai l'impression...
— Réfléchissez une seconde,
le cadeau le plus touchant, c'est évidemment le pull tricoté main !
En terme de repas, cela correspond aux légumes de l'accompagnement !
Et le simple bon de librairie, quant à lui, n'est qu'un objet sans âme achetable tel quel, ce qui correspond à nos boîtes toutes prêtes !
Un murmure parcourut l'audience dans la salle, puis enfla en une cacophonie tumultueuse.
Garçons et filles commencèrent à s'affronter verbalement à propos des cadeaux.
Chacun y allait de son histoire sur ce qu'il ou elle avait reçu par le passé.
C'est pas bon pour moi...
Tomita a réussi à engager l'audience et les jurés sur un terrain tout autre !
Je risque de perdre l'initiative !
— Objection !
Nous sommes en train de parler de l'amour et du soin apporté à la confection des repas !
Cela n'a rien à voir avec le contexte bien spécifique d'un cadeau d'anniversaire !
— Objection rejetée.
Messieurs les procureurs, continuez, je vous prie.
Mince !
— Bien.
J'appelle votre attention sur le fait que l'intention du donneur et que les goûts de la personne qui reçoit le cadeau sont parfois très éloignés les uns des autres !
Si vous aviez véritablement le choix, maintenant tout de suite, entre un pull mal foutu qui ferait des mailles au moindre accrochage et un billet de dix mille yens, lequel prendriez-vous ?
Le pull ? Je ne le crois pas !
Les dix mille yens, oui !
Bon sang les enfants, mais dix mille yens, vous savez combien vous pouvez acheter de manga avec ça ?
Vous pourriez prendre toute une série d'une vingtaine de tomes, cash !
Une vingtaine d'histoires drôles, amusantes, passionnantes, palpitantes, ou même cochonnes !
Vous imaginez les heures de plaisir avec ça ? Rien à voir avec le pull tout pérave à côté !
Les garçons applaudirent à tout rompre.
La gratification instantanée, il n'y a que ça de vrai pour eux, ma parole !
Et pourtant, je les comprends.
Même moi, je choisirais le bon de dix mille yens… Mais là n'est pas la question !
Ils parlaient d'amour, de cœur et de goût, mais pour le coup, ils ont changé de fusil d'épaule !
Leur exemple revient à dire que seul le goût est important, en fin de compte !
— Je pense avoir ainsi démontré qu'il n'existe aucune corrélation entre les sentiments de la personne qui offre et la personne qui reçoit.
En conséquence !
Vous pouvez vous donner tout le mal du monde, cher Maebara,
cela ne saurait influer en aucune mesure notre notation !
— Non, maître Tomita, c'est absurde !
Le cœur est insufflé par les efforts du cuisinier !
Si les gens ne savent pas le percevoir, c'est leur problème !
« Il a raison ! »
« Ouuuuuh ! »
« Non, y a que le goût qui compte ! »
« Goujats ! »
« T'as vu comme t'es moche ? »
Aïe aïe aïe, la salle d'audience est devenue une vraie foire d'empoigne !
Mais je ne peux pas perdre, je n'ai pas le droit de perdre !
Non pas pour éviter le gage.
Mais pour restaurer l'honneur de Satoko !
— Reprenons.
La défense a-t-elle quelque chose à ajouter ?
J'acquiesçai solennellement et me plaçai bien en face de Mion.
Tomita, Okamura.
Vous croyiez sérieusement...
que vous alliez me battre au concours du meilleur embobineur ?
— La partie civile semble affirmer que l'âme insufflée par la personne qui cuisine n'a aucun effet sur la note finale.
Est-ce exact ?
... Depuis quand suis-je devenu Perry Mason ?
— Oui, c'est exact !
Quels que soient les efforts que vous ayez pu fournir, ils n'ont aucune influence sur la note finale et sur notre avis !
— Très bien. Messieurs les procureurs, j'ai une question.
Si j'avais présenté un panier-repas directement acheté tout fait au magasin du coin,
cela n'aurait-il eu aucune influence sur votre jugement ?
La partie civile eut une hésitation.
Je les tenais !
— Ah, voyez-vous ?
Un repas fait maison et un repas acheté tout fait n'ont rien de comparable, vous en convenez ?
Même le pire des repas faits maison aurait plus de cœur qu'un repas simplement acheté !
Et vous pourriez en faire l'appréciation !
Vous pouvez donc sans problème déceler une âme dans un repas fait à la main !
Admettez-le !
Boum !!
Je pointai du doigt en leur direction, d'une voix amplifiée par un effet dramatique.
Rena se mit à applaudir, suivie bientôt par toutes les filles de la classe.
Même une partie des garçons semblait du même avis !
— Eh bien…
Oui, je... Je dois bien l'admettre, en effet.
— Vous le reconnaissez donc ?
Vous l'avez reconnu !?
Et donc, laissez-moi vous expliquer pourquoi un repas acheté dans un magasin n'a aucune âme.
Tout d'abord, de quelle âme exactement parle-t-on ?
— Objection !
Monsieur Maebara essaie d'embrouiller l'esprit de la cour !
— Objection rejetée.
Cela pourrait être intéressant, alors veuillez y prêter la plus grande attention.
Je les tiens...
Et maintenant, je vais leur montrer le fossé qui nous sépare !
— Madame le Juge,
j'appelle à la barre Rika Furude.
— ... Miaou ?
Rika n'avait pas l'air très réjouie de se retrouver ici.
Imaginez un chat en train de dormir auquel vous versez quelques gouttes d'eau dans les oreilles : elle tira exactement cette tête-là. À son air penaud, je compris tout de suite qu'elle ne pensait pas se retrouver ici.
Pauvre Rika…
Tu l'as dit toi-même tout à l'heure !
On ne fait pas de cadeau dans ce club !
— Mademoiselle Rika Furude.
Votre panier-repas a l'air formidable aujourd'hui.
Très appétissant.
— ... Miaou ?
Et oui.
Les repas de Rika et de Satoko aujourd'hui consistent en la moitié des repas de Tomita et d'Okamura.
Les procureurs de la partie civile se mirent à blêmir, mais il était trop tard !
— Mademoiselle Rena Ryûgû,
pourriez-vous apporter ici, et ainsi montrer à la cour, le repas de maître Okamura ?
— Pardon ?
Eh bien, oui, c'est faisable. Bouge pas.
— Madame le Juge !
Mon panier-repas n'a rien à voir dans cette affaire !
— Objection rejetée.
Éhhéhhé...
— Madame le Juge, veuillez ajouter le panier-repas de maître Okamura au dossier en tant que pièce à conviction n° 1.
Regardez !
Voyez donc à quoi ressemble son repas !
— Je vois...
Éhhéhhé… Il n'est rempli qu'à moitié.
— Allons, ce n'est pas là le point sur lequel je veux attirer votre attention !
Regardez un peu mieux que cela !
— Eh, mais… C'est les mêmes !
— Madame le Juge, comme vous pouvez le constater,
le repas de mademoiselle Rika Furude est en réalité une moitié volée au repas de maître Okamura !
Ce repas ne peut pas contenir d'âme !
— Mais enfin, ce n'est qu'un hasard !
— Allons, c'est l'évidence-même !
C'est comme lorsque l'on joue à la balle, il faut un lanceur et un receveur.
Dans notre cas, cette balle, c'est le repas.
La mère d'Okamura le prépare et y met du cœur, mais ici, ce n'est pas son fils qui attrape la balle.
L'amour et l'âme insufflés dans ce repas n'ont pas atteint leur destinataire prévu,
ils cessent donc d'exister lorsque mademoiselle Furude les arrache à leur course naturelle !
Hahaha,
je les ai eus !
— Hein ?
Comment, mais... ?
C'est vrai ?
C'est vrai, Rika ?
— Mii...
Nipah♪!
— Ohhooo...
Je vois, je vois.
Mion croisa les bras tout en ruminant.
Quand elle sourit comme ça, impossible de savoir à quoi elle pense.
Je ne suis peut-être pas tiré d'affaire !
— Bien.
Avant de rendre son jugement, la cour va procéder au rappel des faits.
…
Le silence se fit, écrasant, assourdissant.
— Tout d'abord,
la cour reconnaît que le panier-repas du prévenu, M. Keiichi Maebara, est sans appel possible très mal cuisiné.
Ce fait est corroboré par les très mauvaises notes accordées par les membres du jury à son égard.
Hmmm...
— Mais il est vrai, comme tu l'as si bien dit, p'tit gars, que la cuisine ne se juge pas que sur le goût.
L'âme doit aussi être jugée comme il se doit.
Mais cela veut aussi dire qu'elle ne peut te donner qu'un bonus de quelques malheureux points.
C'est un détail qui peut faire la différence dans un litige, mais pas amener à une révision complète du barême ou de la note.
Tsk...
— Bien.
Passons maintenant au détail qui va confondre le perdant.
Quel était le but de l'épreuve d'aujourd'hui ?
En effet.
La question était de voir si le prévenu, Keiichi Maebara, saurait se cuisiner un plat tout seul ou non, et de juger sur pièce de la réponse à cette interrogation !
— Oui,
c'est vrai.
Et il a réussi à faire quelque chose !
Aïe.
Ma bonne conscience en prend un coup, mais après tout, on ne fait pas de cadeaux.
— Nous sommes donc d'accord sur le fait que la condition sine qua non d'aujourd'hui était de préparer à manger par ses propres moyens !
En somme, cuisiner un repas maison.
Or, le fait que Rika ne remplisse pas cette condition rend caduque toute considération sur les notes,
puisqu'elle est disqualifiée !
— ... Nipah~♪!
Elle avait beau sourire, je sentais bien qu'à sa manière, elle se préparait à la sentence qui allait suivre.
— Ne m'en veux pas, Rika, hein,
tu sais bien qu'on ne se fait pas de cadeaux.
— ... Je m'incline, Keiichi, bien joué.
Vous vous êtes battu jusqu'au bout.
Rika s'approcha et me caressa la tête.
— Et donc, ceci arrête la décision de la cour qui rend par la présente son jugement :
le grand perdant d'aujourd'hui est...
Rika Furude !
— Ouah !
C'était un coup de théâtre, un retournement de situation magistral !
Rika, dernière ? Cela paraissait impossible !
La salle en était toute bouleversée.
— Balivernes !
Je vous félicite, il vous en a fallu de la chance, pour éviter la dernière place avec un repas aussi misérable !
Satoko avait une voix bizarre.
— Ne dis pas de bêtises, voyons.
Comment aurais-je pu perdre avec un panier-repas pareil ?
— Mais enfin, vous ne voyez pas clair ?
C'est du prémâché, tout cela, ce sont des conserves ! Il n'y a aucun sens de l'esthétisme, et pui--
Je coupai court à ses élucubrations en lui plaçant la main sur la tête et en lui ébouriffant les cheveux.
— Je l'ai dit tout à l'heure, pourtant.
Il faut qu'il y ait du cœur,
ce n'est pas qu'une affaire de goût et de présentation. Ce repas, il déborde de bons sentiments !
— Oui, mais... cela ne saurait suffire !
Goûtez donc le plat... il est bizarre, j'en suis persuadée...
— Mais pourquoi il serait bizarre ?
J'ai trouvé ça super bon !
Vraiment !
C'est pour ça que j'ai ramené les restes !
Si j'avais pas trouvé ça bon,
j'aurais ramené du pain en tranches et des briques de lait au chocolat !
— ... Mais... enfin, je... Enfin, ce n'est pas...
Roh, mais qu'elle se taise, bon sang...
Je me mis à lui ébouriffer les cheveux à toute blinde, lui secouant la tête par la même occasion.
J'entendis soudain un petit rire derrière moi.
C'était Rena.
Apparemment, elle avait vu clair dans cette affaire depuis le début...
— Quand est-ce que tu as remarqué que ce n'était pas moi qui avait cuisiné mon repas ?
— Quand tu nous as montré les brûlures à cause de l'huile.
Il n'y a aucun légume frit dans ton repas...
— Oh...
ne vous méprenez pas, ma chère !
Je n'ai rien à voir avec cette histoire !
— Ah oui ?
Ce n'est pas toi qui as cuisiné tout ça ?
Ah bon. Ah ben, c'est Keiichi alors ?
Ok.
Alors, je suppose que c'est lui...
Rena se tourna vers moi, un sourire malicieux aux lèvres.
— Pour les concombres, il faut tirer le couteau quand tu les coupes, un peu comme ça, tu vois ? Et là ça va tout seul, très facilement.
Pour la couleur, tu peux jouer sur les nuances au moment où tu les places dans la boîte, en fait.
Laissez-moi deviner, c'est pas vraiment à moi qu'elle donne des conseils, là, non ?
— En tout cas, tu as vraiment fait des progrès depuis la dernière fois.
Tu t'entraînes régulièrement et tu apprends des choses, c'est évident.
À ce rythme-là, tu vas encore progresser !
Oui, c'est clair, ce n'est pas vraiment à moi qu'elle parle, en fait.
Satoko restait interdite, une expression mitigée sur le visage.
— Quoi qu'il en soit !
Moi, aujourd'hui, j'ai ramené un truc excellent à manger pour midi.
Et aujourd'hui, je ne partagerai avec personne, c'est compris ?
Vous n'en aurez pas une miette !
— Oh, le sale rapiat !
Moi aussi j'ai envie d'en manger !
Satoko se frotta les yeux, comme si elle était fatiguée, puis se tourna vers Mion.
— Euh, ma chère, je…
moi aussi, j'ai simplement pris la moitié du repas de Tomita.
— Mais chut !
Hôjô, fallait rien dire, enfin !
Tomita était dégoûté d'avoir échoué si près du but.
Il la regardait, surpris et un peu déçu.
— Hein ?
Ah ouais,
sans blague ?
Aïe, ah ben là...☆
Mion pointa du doigt sur Satoko, fit un cercle avec son index puis montra le couloir.
Satoko suivit Rika comme si de rien n'était et quitta la salle.
— Voyons, ma chère, je n'allais pas vous laisser y aller seule.
Nous resterons ensemble, même jusqu'au fin fond des enfers s'il le faut.
— ... Je peux me débrouiller dans les enfers, tu n'as pas besoin de te forcer à m'y suivre.
— Ce cher Keiichi est décidément abject !
Comment peut-il oser vous dénoncer vous seule, en public, de la sorte ?
Ah, mais c'était pas le but...
Moi je voulais juste éviter le gage à Satoko, pour la remercier pour hier soir...
— Vous voyez ?
Elle n'est pas très maligne quand elle le veut...
Rika me lança un regard complice.
— Fort bien !
Allons donc affronter le destin, ma chère !
C'est notre devoir !
C'était bien la première fois que je voyais Satoko affronter la perspective d'un gage avec un grand sourire satisfait.
Rah la la...
En fait, Rika était loin du compte.
Moi aussi, je pouvais être stupide quand je le voulais...
— Mion ?
Moi aussi j'ai triché,
c'est pas moi qui ai cuisiné mon repas.
Je suis donc disqualifié,
je les suis, je connais le chemin.
Allez, à plus !
— De quoi ?
Toi non plus ?
Mais qu'est-ce qu'il se passe, par ici...
— Ahahaha !
Ben alors, bon courage !
Avec le gage, j'entends !
Je sors la trousse de premiers soins !
— Appelle aussi les secours.
Et préviens aussi le croque-mort et les pompes funèbres, il nous faut trois cercueils.
Mion me regarda, perplexe, tandis que Rena partait d'un grand rire. Je les laissai dans la classe et descendis le long du couloir.
— ... Mais ? Mais enfin, que faites-vous ?
Vous aviez pourtant triomphé !
Vous vouliez subir le gage ? Mais quelle est cette perversion !?
— Ouais, je crois que tu as raison,
je dois pas être bien dans ma tête.
— Tsss...
Je crois que vous sous-estimez largement le danger qui nous guette dans le gage d'aujourd'hui, mon cher.
Quand bien même Rika et moi saurions éviter le pire, nous ne pourrions pas empêcher une catastrophe en votre endroit !
J'espère que vous n'êtes pas à une ou deux côtes près ?
— Oh non, pas les côtes, ça fait mal, les côtes... J'aime pas quand ça fait mal...
— Bon, écoutez, mon cher, ne dites surtout rien et laissez-nous faire !
Rika et moi-même savons parfaitement ce que nous faisons, si vous suivez simplement le mouvement, il ne vous arrivera rien.
Tsss, je vous jure,
mais quelle calamité ces hommes, il faut vraiment tout leur expliquer, c'est insensé...
À la voir, on dirait vraiment qu'elle est de mauvais poil, mais moi, je savais que c'était tout le contraire...
— Dis, Satoko.
J'ai la dalle aujourd'hui, j'aimerais bien manger des légumes, mais un peu frits. Tu sais les faire ?
— Plaît-il ?
Eh bien... oui, je suppose que cela doit être dans mes cordes, c'est un peu fastidieux, mais rien d'impossible...
— ... Oh, tu les réussis plutôt bien, je trouve.
J'aime beaucoup les légumes frits de Satoko.
Ah, ben alors, pas besoin d'avoir peur, si Rika les a testés et approuvés...
— Bon, eh bien alors, c'est décidé.
Aujourd'hui, après l'école, j'irai acheter plein de trucs. Vous voulez pas venir ?
Je sais pas si je saurai quoi prendre, en fait.
— Oh, il fallait s'en douter.
Vous n'êtes pas encore en mesure de faire vos courses tout seul, je suppose.
Je vais venir superviser un peu tout cela.
— ... Et moi aussi, je vais venir avec vous pour superviser ce que tu fais, Satoko, tu risques de te tromper dans les ingrédients...
— Oh, Rika !
— Miiiiii…
À force de discuter, nous étions arrivés sans nous en rendre compte devant la salle des professeurs.
— Bon,
on finit le gage et on décide de la liste des courses ?
— Miaaaou☆!
Rika s'accrocha à mon bras en souriant.
Avec mon autre bras, je pris Satoko par les épaules.
— On mourra tous ensembles !
Je ne vous laisserai pas tomber !
— ... Oui, tous ensemble, autant que nous sommes.
Je ne laisserai personne mourir tout seul dans son coin.
— Oh, voyons, mais ne parlez pas ainsi !
J'abhorre les situations dangereuses !
Disait-elle,
le sourire béant d'une oreille à l'autre.
— Vous êtes prêtes ?
Derrière cette porte, c'est le royaume des morts !
On y entre ensemble, et on en sortira ensemble, c'est compris ?
Tous ensemble !
— Bien sûr !
Tous ensemble !
À la une, à la deux...
Nous ouvrîmes la porte d'un grand coup !
Le royaume des morts nous accueillait !
Madame Cie avait une habitude immuable.
Aussi sûrement que le soleil se levait à l'est, elle mangeait du riz au curry.
Tous les jours, elle essayait une marque différente de sauce.
— Tiens donc ?
Maebara, Furude et Hôjô ?
Que faites-vous ici tous les trois, y aurait-il un problème ?
Elle avait encore la cuiller en bouche et semblait déguster la sauce comme le met le plus fin et le plus fabuleux de sa vie.
Et nous devions nous la mettre à dos ? Mais c'était de la folie furieuse !
Or, folie furieuse ou pas, c'était le gage, et le gage, c'était sacré.
C'était la seule règle dans notre club !
Je serrai les deux autres très fort contre moi.
— Bon, je le dis.
Vous êtes prêtes ?
— Il n'y a pas de « vous êtes prêtes » qui tienne !
Je vous ai dit de vous taire et de nous laisser faire !
Il en va de votre vie !
Je vous en prie, enfin !
— Courage ! Te laisse pas abattre !
— Mais qu'est-ce qu'il vous prend, vous trois ?
… ???
Je pouvais pratiquement voir les points d'interrogation s'afficher dans les airs, à côté de sa tête.
OK, Satoko, comme tu veux.
Je fermai les yeux très fort
et essayai de me concentrer sur le repas du soir.
Je te laisse t'en charger !
Satoko prit une profonde inspiration...
… Puis…
— Beuaaaaah, du curry, comme c'est dégueulasse !
Plutôt manger des crottes de chien, c'est la même couleur, mais ce serait meilleur, eh !
Finalement,
j'eus ce que j'avais voulu.
Satoko m'accompagna pour faire les courses, me cassant du sucre sur le dos pendant tout le trajet -- elle était donc très contente de venir avec moi.
Rika, par contre, n'était pas avec nous.
Elle avait prétexté des choses à faire.
Lorsqu'elle nous l'avait dit, je l'avais crue sur parole, mais maintenant que j'y réfléchissais un peu plus, cela paraissait louche.
Satoko était encore plus bavarde et encore plus polie lorsque Rika n'était pas là.
— Avez-vous bien saisi la portée de ce que je vous ai dit, mon cher ?
Il existe ce que l'on appelle des « promotions exceptionnelles » qui sont limitées dans le temps.
Et pour l'exemple, dans quelques minutes, la viande de porc devrait être bradée à 50% de son prix habituel, si je ne m'abuse.
Il faut dire que la viande et le poisson défraîchis ne se vendent plus,
la promotion paraît donc normale, mais tout de même, quel système ingénieux !
Bien évidemment, les autres femmes au foyer sont toutes au courant, et donc, lorsqu'approche l'heure fatidique...
Je vous le disais, elle était devenue bavarde...
Je ne fis que dire « Oui » ou « Ah bon ? » pendant un bon moment, ce qui déclencha invariablement l'un ou l'autre commentaire peu glorieux sur mon niveau déplorable de culture générale et de connaissances de la société.
Mais Satoko m'insultait avec un large sourire à chaque fois.
Elle se mit alors à me tirer par la main pour m'emmener dans différents magasins.
À la voir si heureuse et si souriante, je ne pus m'empêcher de sourire à mon tour.
Cela me mettait de bonne humeur rien que d'être avec elle.
— Eh, qu'est-ce que t'en dis, on prend le gros paquet ?
Ouah, regarde, y'en a au fromage là !
— Mon cher, vous n'avez aucun talent en finances !
Regardez donc !
Vous dépasseriez votre budget !
Vous n'avez plus assez d'argent !
Satoko produisit toutes les autres factures devant mon nez pour me prouver ses dires.
Tsss... elle a juste.
Faut croire que faire les courses lui fait en même temps s'entraîner à calculer de tête...
— Eh merde...
Soit on a une bonne platée mais fade, soit on en prend des délicieux au fromage fondant, mais du coup, il y aura nettement moins à manger...
C'est un choix cornélien !
— Sottises, voyons.
Vous êtes en pleine croissance, optez donc pour la quantité !
— Mais oui mais !!
Pourquoi tu ne comprends pas, nous les hommes, nous aspirons à avoir les deux !
— Oui, mais vos mâles aspirations ne remplissent point votre bourse !
Ooh, mais c'est un monde !
Et ne restez pas collé à cette vitrine !
Nous entendîmes soudain des cris en provenance du boucher.
Plusieurs femmes se pressaient à ses portes.
— Palsambleu !
Vite, allons-y, nous risquerions de rater la promotion !
— Aïe, eh, mais aïeuh !
Tire pas !
Non, pas le col !
Elle avait l'air de vraiment s'amuser comme une folle.
On aurait dit une gamine qui trimballe ses parents d'attraction en attraction à la fête foraine.
La viande que nous achetâmes était d'une banalité sans nom, mais…
Sur le coup, je fus persuadé que c'était la meilleure viande du monde.
Dehors, les grillons s'étaient tus et avaient cédé leur place aux chœurs des cigales.
C'était très agréable.
Nos ombres étirées sur la chaussée décrivaient un jeu d'ombres chinoises très enjoué.
Les deux paniers à l'avant de nos vélos étaient remplis de sachets contenant les courses.
Les sachets étaient pleins à craquer, et cela faisait vraiment plaisir à voir.
— Finalement, c'est assez sympa de faire les courses.
Et puis, ça donne envie pour le repas du soir.
— Et c'est l'une des choses qui rendent la cuisine si agréable.
C'est un peu comme si le repas convivial du soir commençait déjà lors des achats.
— Tu sais, je me réjouis vraiment pour cette fricassée de légumes !
Ma mère n'en fait jamais,
alors j'en prends uniquement lorsqu'on va au restaurant, et ça commence à remonter mine de rien.
— Oh, c'est bien dommage pour vous.
Mais ne vous en faites pas, je ferai en sorte de les rendre les plus délicieux possible, rien que pour vous.
En temps normal, à ce moment de la conversation,
je lui dirais une vacherie.
Mais aujourd'hui, non, ce n'était pas possible.
— Merci.
Je te fais confiance, je parie qu'ils seront délicieux.
J'en bave d'avance.
— ... Ah... eh bien...
Satoko eut l'air vraiment surprise.
Je suppose qu'elle s'attendait à se faire rembarrer, elle aussi, et que le compliment la surprit plus qu'autre chose.
... Ou bien peut-être était-ce autre chose, je ne sais pas.
Tout ce qui me parut clair, c'est qu'elle ne trouvait pas cela déplaisant.
— Bien sûr,
comptez sur moi !
Ils seront à tomber par terre, je vous le promets !
Je laissai mes pensées dériver pendant que Satoko et moi pédalions sur le retour.
Je ne me souvenais pas avoir été comme ça avant.
D'habitude, je la cassais dès que possible, en lui rendant coup pour coup au quart de tour.
Oui, c'était bien cela... jusqu'à présent.
Au lieu de nous défier mutuellement et de nous amuser aux dépens l'un de l'autre, quelque chose avait changé.
Il n'y a plus de perches tendues pour chercher les ennuis.
Je ne fais plus exprès de l'énerver, et donc nous ne nous chamaillons plus.
Satoko aussi avait changé.
Celle que j'avais vue et connue jusqu'à présent n'avait pas été comme ça.
J'avais l'impression que…
que notre relation était en train d'évoluer.
Oh, rien de dramatique ou de profondément ennuyeux…
mais comment dire, assez sympathique, finalement.
Mais pourquoi ce changement ?
Est-ce qu'elle serait en train de projeter l'image de son frère sur moi ? Il lui manque tellement que ça ?
C'est ce que Rika m'avait dit hier, en tout cas.
Et je pense qu'elle a probablement raison.
Peut-être que plus je me comporterais comme son frère, plus elle redeviendrait la Satoko qu'elle était avant son départ.
Ce qui voudrait dire que Satoko se comportait maintenant comme elle était réellement.
En retrouvant son frère, à travers moi, elle avait retrouvé une part d'elle-même.
Et tant que je me comporterais comme lui, elle pourrait montrer aux gens un sourire si gentil.
Sauf que moi, je suis pas Satoshi Hôjô.
Je suis Keiichi Maebara, c'est pas du tout la même personne.
Je ne peux pas devenir son frère.
Je peux lui ressembler, mais pas le devenir.
Je ne sais pas pourquoi, mais cette réalisation me parut un peu triste.
Un jour où l'autre, elle s'en rendra compte.
Et ce jour-là, ce bref moment de tranquilité revenue disparaîtra à nouveau de son quotidien.
La paix retrouvée,
mais vouée à disparaître bientôt.
C'était un concept assez triste et plutôt déprimant, en fait...
Je secouai la tête pour fuir ces sombres pensées.
— Eh bien, que se passe-t-il, mon cher ?
— Ah, non, rien. Désolé.
— Si vous n'avez rien, ne vous comportez pas de la sorte !
J'ai bien cru un instant que vous étiez malade !
— Ouais, bon, c'est bon, je m'excuse...
Elle était encore une fois en train de me casser les pieds, mais elle était visiblement heureuse.
Incapable de résister à son sourire, je me mis à rire aux éclats.
Dis, Keiichi Maebara.
Pourquoi ne pas arrêter de penser aussi loin en avant ?
Prends les choses comme elles viennent, tu réfléchiras à ça quand le moment sera venu.
Mais il y a une chose que je peux déjà dire.
Tant que je lui sourirai comme ça, Satoko en fera de même.
Donc tant que je me comporterai comme ça, ce moment de paix ne prendra pas fin.
Et puis, Satoshi finira bien par rentrer.
Malheureusement, cela se fera peut-être beaucoup plus tard que je ne le pense...
Je n'ai qu'à me comporter comme lui jusqu'à ce jour, aussi lointain soit-il.
Après tout, ce n'est pas parce que je ne suis pas son vrai frère que je ne peux pas prendre la place de Satoshi, ce n'est qu'une excuse.
Tant que je ne fuirai pas cette responsabilité,
Satoko pourra vivre heureuse, à me faire sans arrêt de petits reproches sur ceci et cela.
Je ne savais pas ce qu'il s'était passé pour que Satoshi s'en aille en laissant sa sœur derrière lui.
Mais quand je la vois aussi heureuse,
c'est très facile de trouver la force de continuer.
C'était décidé.
Je ne devais pas tenter d'être Satoshi, mais tenter de lui servir de frère.
— Ah, c'est ça,
c'est ça que j'attendais dans l'assiette !
C'est super !
Vraiment !
Ces légumes si salés, si poivrés !
Ça c'est ce que j'appelle de l'accompagnement !
— Allons, mon cher,
mais vous en mettez partout !
Ne mangez pas si vite, le riz ne va pas s'enfuir, voyons !
— Et qu'est-ce que t'en sais, d'abord ?
Le bon goût de la sauce s'enfuit dès la première seconde, dès que le plat quitte les fourneaux !
Moi, je veux avoir toute cette saveur, à 100% !
C'est la moindre des choses, c'est la seule forme de respect dont je puisse faire preuve en tant que goûteur.
— Allons, pas la peine de tout prendre au mot, votre enthousiasme me suffit, voyons !
Cessez donc de maltraitez ces pauvres couverts en mangeant si vite, ils ne vous ont rien fait !
— Ahahahahahaha !
Mouais, oui, si, t'as raison.
Je stoppai net mes baguettes, pris sur le vif en train de me comporter en morfal.
Je n'avais aucune raison d'envenimer la conversation en faisant de l'esprit inutilement. Après un petit silence gêné, nous éclatâmes de rire en même temps.
En fin de compte, je fus le seul à vraiment manger.
Satoko ne fit que prendre un morceau par-ci par-là. Elle me regarda me bâfrer, en fait, un sourire amusé aux lèvres.
Plus elle souriait,
plus j'ouvrais grand la bouche pour pouvoir en enfourner toujours plus...
Satoko secouait la tête en souriant, sans se lasser.
Et moi, son sourire me rendait heureux.
Ainsi le temps passa, empreint de tendresse, de générosité et de douceur.
À cause de notre comportement d'avant, c'était souvent la guerre entre nous.
Mais en fait, il nous suffisait de nous comporter décemment pour avoir des conversations formidables.
... J'étais plutôt content d'avoir découvert ce nouveau côté chez Satoko, je dois dire.
Juste pour l'exemple.
Là, en ce moment, je mange un plat qu'elle a cuisiné pour moi,
mais il ne me viendrait jamais à l'esprit de flairer un piège, même pas en rêve.
Alors qu'avec la Satoko d'avant, je n'aurais touché au plat pour rien au monde, il aurait sûrement été piégé.
— Ouh là,
oui, j'ai avalé trop vite.
Bouge pas, je vais aux toilettes.
— Oooh, mais enfin, Keiichi !
Mon cher, vous n'avez pas besoin de me le dire, surtout si c'est pour les toilettes, voyons !
— Tu veux que je te le dise comment, alors ?
Je me rends aux latrines ?
Aux WC ?
Aux chiottes ? Au pissodrome ?
Satoko, rouge de honte, suffocante, me montra la porte d'un geste brusque du doigt.
Oops, chassez le naturel, il revient au galop.
Mais bon...
C'est vraiment pas déplaisant.
Il faut juste rester calme et naturel...
Armé de ces pensées naïves, j'entrai aux toilettes...
Hmm ?
Mon pied a touché quelque chose presque au raz du sol.
... Hein ?
Mais !
BAM !
Quelque chose se mit à glisser.
J'eus un choc sur la tête.
Puis de nombreuses choses s'abattirent sur moi, dans un bruit fracassant.
— Roh, mais... une bouilloire ?
Une bassine ?
... Ssssaaaa tooooo kooooo !
Elle m'a eu...
C'est pas croyable...
Et à chaque fois, elle me fait le coup quand je m'imagine être enfin en sécurité !
On ne peut vraiment pas baisser sa garde avec elle.
Mais d'un autre côté, ce n'est pas la fin du monde non plus... Je ne vais pas m'énerver pour si peu.
Satoko s'approcha, riant aux éclats.
— Ahaha, je le savais !
J'étais sûre que ce n'était qu'une question de temps...
— Ah ben bravo, et tu en es fière ?
J'vous jure, vous lui faites confiance une seule seconde, et voilà le résultat !
Je ramassai la bassine avec la ferme intention de la lui claquer sur le crâne,
mais le fou rire qui me secouait le ventre m'empêchait toute répartie avec les bras.
Pourvu que ça dure... J'aime bien cette situation...
Je n'irais pas jusqu'à dire que depuis mon arrivée à Hinamizawa, je ne m'étais jamais senti bien ou jamais amusé.
Mais c'était certainement la première fois que j'y vivais des instants si paisibles et si chérissables.
Oui, je vivais là des moments irremplaçables.
J'étais fils unique, et je goûtais pour la première au sentiment d'avoir des frères et sœurs.
Même le simple fait de faire la vaisselle, côte à côte, je trouvais ça très plaisant, en fait.
Je laissai Satoko monopoliser l'attention, et ne fis que suivre gentiment la conversation.
C'était simplement la vie quotidienne, mais cela faisait chaud au cœur.
Cette chaleur me paraissait familière...
Je crois qu'il y a très longtemps, j'ai vécu ça aussi -- ma mère faisait la vaisselle et je la regardais, assis à table.
C'était ça,
l'insouciance.
Une paix continue, si calme que c'en était presque angoissant.
Eh, gamin.
Où est-ce que tu vois un problème ? Qui est-ce que ça gênerait de revivre des moments pareils encore et encore ?
Pas la peine de flipper.
Couler des jours heureux n'attise pas la colère des dieux...
Je suis prêt à me tenir à carreau et à ne jamais m'éloigner du droit chemin si cela peut me permettre de continuer à vivre comme ça.
Je pourrais fournir n'importe quel effort et supporter n'importe quelle situation.
C'est pourquoi je vous en conjure, dieux des cieux.
Faites-moi une faveur, laissez-moi goûter à cette tranquilité pour toujours...
— ... Mon cher ?
Votre téléphone sonne depuis tout à l'heure.
Je me demande bien qui peut avoir l'impudence d'appeler à une heure aussi tardive, d'ailleurs.
— Pardon ?
Ah oui, effectivement.
Si elle ne me l'avait pas dit, je ne l'aurais pas remarqué.
Je courus à toute hâte vers le combiné.
Qui ça pouvait-il être ?
Déjà, cette personne me dérangeait au mauvais moment.
Mais en fait, peu importait -- j'étais content comme un fou, et je voulais le dire au monde entier.
— Allô !
Vous êtes bien chez les Maebara.
— ... Allô ?
Keiichi ?
C'est ta mère.
— Ah, c'est toi...
Et quoi ?
Il est tard, qu'est-ce que tu veux ?
Oui, je sais, je suis plutôt méchant. Après tout, elle se fait du souci, sûrement...
Je pouffai de rire au téléphone.
— À ce que j'entends, tu m'as l'air de t'en sortir sans trop de problèmes.
Je croyais que tu serais au lit, affamé, ne sachant pas cuisiner...
— Oui, ben, euh,
je me suis débrouillé.
— Tu as réussi à te faire un petit quelque chose ?
Tu as mangé quoi ce soir ?
— Alors, alors...
Du riz avec des légumes rissolés et de la soupe miso.
J'ai acheté pleins de trucs au supermarché, c'est super varié dans l'assiette !
Ah oui, et écoute ça !
J'ai acheté la viande pendant l'heure de promo !
Alors,
ça t'en bouche un coin, hein ?
Et attends, c'est pas tout...
Évidemment, j'avais appris tout cela le jour-même grâce à Satoko.
Mais bon, ce soir, j'avais envie de me vanter pour le repas sur la table.
Ma mère comprit rapidement que j'étais d'excellente humeur.
— ... Je vois.
Alors d'accord, je suis rassurée.
... Ah oui, et donc, je voulais te dire.
Nous avons fini notre travail ici.
Nous rentrons demain, je pense que nous serons là au plus tard en soirée.
— ... Oh.
— Bravo à toi pour avoir tenu deux soirs de suite.
Nous aussi, nous avons deux nuits blanches derrière nous, à vrai dire.
Ce n'était pas facile, mais je pense que grâce à ça, l'expo devrait bien se passer.
— Ah. ... C'est cool.
Bonne nouvelle.
Vous avez bien bossé.
Le retour annoncé de mes parents ne me plaisait pas du tout --
et je savais bien pourquoi.
À peine avais-je souhaité quelque chose que déjà, les signes montraient que mon vœu ne serait pas exaucé. C'était déprimant.
Ma mère me demanda ce que je voulais de spécial de Tokyo. N'étant pas difficile, je demandai à manger, n'importe quoi à manger, puis je raccrochai. Satoko revenait alors vers moi, ayant effacé les traces du piège de tout à l'heure.
Au début, elle était de bonne humeur, mais quand elle vit mon visage sombre, son sourire s'estompa.
Apparemment, elle avait saisi l'essentiel de cet appel téléphonique.
— Étaient-ce vos parents ?
— Ouais.
Ils rentrent demain.
— Oh, mais c'est une bonne nouvelle !
Je n'aurai donc plus besoin de pallier à votre inaptitude culinaire demain soir !
Et puis, vous serez enfin à nouveau en famille !
— Bah, c'est pas l'extase, hein.
Retour aux repas bidons et aseptisés, je suppose...
— Allons, ne soyez pas si difficile !
Un bon repas en famille, c'est ce qu'il y a de mieux, pourtant !
Il me revint aussitôt en tête que son grand-frère n'était plus là.
Et pourtant, Satoko n'avait pas spécialement l'air de me faire de reproches en disant cela.
— Pour ma part, ces deux soirées passées chez vous furent merveilleuses.
— Alors…
alors la prochaine fois, j'irai chez toi, si tu veux.
— Hein ?
Satoko souriait toujours, mais après quelques secondes, la surprise remplaça son sourire.
— Mais vous n'y pensez pas, voyons, c'est très étroit, et tout est si sale !
Je n'ai pas de cuisine aussi bien équipée que la vôtre, et puis...
— Ah non, mais ça ne me dérange pas, hein ?
Enfin bon, si toi tu veux pas, tant pis.
Satoko secoua non de la tête, avec insistance.
— Et puis, j'ai encore pas mal de chose à apprendre de toi.
Je ne peux pas rester éternellement dépendant de l'autocuiseur et vivre de riz et de soupe.
— Hmmm, oui, vous avez raison.
Ce serait une bonne occasion pour vous apprendre les bases de la cuisine !
C'était bien elle tout craché : elle se servait de moi comme excuse.
Mais bon, je la comprenais, elle avait du mal à cacher sa joie.
L'arrivée de mes parents allait mettre fin à notre armistice.
Mais après tout, si chacun y mettait un peu du sien, l'armistice avait de fortes chances de pouvoir s'installer dans la durée.
Comme la veille, Satoko ne voulut pas de moi pour la raccompagner chez elle.
Sauf que ce soir, Rika n'était pas là.
Elle serait toute seule sur le chemin.
Bon, c'est vrai qu'à Hinamizawa, tout le monde se connaît…
Donc ce n'était pas aussi dangereux qu'ailleurs, mais tout de même, je ne trouvais pas cela très sympa.
En tout cas, en tant que son grand-frère remplaçant, c'était mon avis sur la question.
— Bon, alors optons pour un compromis : je te raccompagne seulement jusqu'à l'école.
Après, il y a suffisamment de lumière, l'éclairage public est bien fourni.
— Oh, mais je vous assure, ce n'est pas la peine, vous savez ?
Si quelqu'un m'attaque, je peux m'en débarrasser d'un seul doigt !
Ken Shir-- euh, Satoko commençait à me gonfler, aussi je lui choppai la tête et lui ébouriffai les cheveux pour couper court à ses protestations.
— Roh, Satoko, c'est bon, quoi !
Ton... euh...
Ton Totoche veut te raccompagner.
C'était ce que j'avais eu l'intention de lui dire, mais en fait, la gêne avait rendu ma voix toute timide et à peine audible.
Totoche, c'était un nom réservé à son frère, seule Satoko avait le droit de l'utiliser.
J'avais vraiment honte de l'avoir sorti dans la conversation comme ça, sans gêne.
— ... Totoche...
Quoi ?
Qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Ah, eh bien...
Pour être honnête, pendant un instant, j'ai cru voir mon frère, vous lui ressemblez un peu physiquement.
Et puis, votre manière de parler, à l'instant, c'est... comment dire.
Ooohhohhohhohho !
Satoko était toute rouge.
Bien sûr, ce n'était pas pour me mettre à l'aise.
Elle avait calé que j'essayais de me comporter comme un frère pour elle, c'était gênant.
Quelque chose prit vie dans mon cœur à cet instant.
Une certaine chaleur douce, lente, qui m'emportait, mais pas comme une vague, pas comme un amour violent.
C'était une sorte de... de force tranquille, qui s'imposait implacablement à moi, doucement mais résolument.
Satoko
a encore besoin d'un “Totoche”.
J'avais pensé que Rika nous avait fait un coup monté, au départ.
Mais maintenant,
je réalisai qu'elle tenait vraiment à sa meilleure amie.
Je pense que Rika était très, si ce n'est trop consciente du fait qu'elle ne pourrait pas servir de grand-frère remplaçant.
Et c'est pourquoi…
Non, arrêtons là, Keiichi.
Pas la peine de te creuser les méninges là-dessus.
En fin de compte, tout le monde ne désirait qu'une seule chose.
Nous voulions tous voir Satoko heureuse.
Elle faisait semblant de ne pas souffrir de la fugue de son grand-frère,
mais... je crois qu'en fait, c'est tout le contraire.
Je pense qu'elle se sent terriblement seule et qu'elle attend son retour avec impatience.
Satoko est une petite sœur qui a la tête sur les épaules.
Mais pour être une petite sœur, il lui faut forcément un grand-frère.
Elle a réellement besoin de lui.
Personne n'a le droit de se moquer d'elle pour cela.
C'est même le contraire, il faudrait les féliciter pour être si proches l'un de l'autre, c'est si rare.
Ce rôle de grand-frère devrait être tenu par Totoche, mais malheureusement... il est indisponible pour le moment.
Alors, vu que je suis dans le coin, pas trop loin, c'est à moi de tenir ce rôle.
Il n'y avait pas à en avoir honte.
Regardez-la avec ce sourire si heureux.
Est-ce un crime ?
— Mais enfin, qu'y a-t-il, mon cher ?
Vous souriez depuis tout à l'heure.
— Je suis content, là. J'ai l'air bizarre ?
— Non, bien sûr que non, vous n'avez pas l'air étrange, mais enfin…
enfin, je...
Le bruit de sa dynamo couvrit sa voix sur la fin de sa phrase.
— Hein ?
Pardon ?
Qu'est-ce que tu viens de dire ? Tu as dis quelque chose, là, non ?
— Non, rien.
Vous lui ressemblez vraiment beaucoup, vous savez.
Keiichi.
— ... Ah oui ?
— Oh bien sûr, vous êtes complètement différents,
mais... je ne sais pas comment dire, vous avez des tas de…
similitudes dans vos gestes, vos façons de parler.
Étrange, n'est-il pas ?
— ... Est-ce que c'est un problème si je ressemble à ton Totoche ? Ça te rend triste ou nostalgique ?
Ce n'est qu'une fois que je l'eus dit que je me rendis compte de ce que j'insinuais, mais Satoko n'eut pas l'air de s'en offusquer.
— Non, pas spécialement, je dois dire.
Et puis, vous faites un Totoche de substitut tout à fait satisfaisant !
Euh... Ahaha, comment dire...
Aïe, elle avait mis pile le doigt dessus.
Satoko se tourna vers moi et me dit d'une voix très calme et très adulte :
— Est-ce Rika qui est l'instigatrice de tout ceci ?
Sa voix était paisible, mais je sentais une pointe de déception dans sa voix.
— N'est-ce point Rika qui vous a demandé…
de tenir ce rôle ?
— ... Tu crois qu'elle ferait ça ?
— Oh, ne le prenez pas mal, mon cher, mais…
Rika est toujours si attentionnée envers moi, c'en est presque suspect, par moments.
Je ne souffre pourtant pas le moins du monde de l'absence de mon frère...
Ouh, la menteuse...
Satoko a montré un visage si heureux ces deux derniers jours,
redevenant celle qu'elle était lorsque son frère vivait avec elle.
C'était une preuve indéniable que si, elle souffrait énormément de l'absence de Satoshi.
Je lui donnai de petites tapes sur la tête, tout doucement.
— ...
Tu te fais des idées.
Imbécile, va, je suis Keiichi Maebara et personne d'autre.
Ton Totoche, c'est Satoshi Hôjô, c'est pas du tout le même nom, je te signale.
— ... Je l'avais remarqué depuis le début, je ne suis pas sotte...
Et pourtant, elle avait quand même l'air déçue.
D'après son attitude, je sentis qu'elle regrettait d'en avoir parlé.
Si elle ne voulait pas engager la conversation sur ce terrain, ce n'était pas la peine d'y revenir.
Ne sachant pas comment faire la transition pour changer de sujet, je lui choppai la tête et lui ébouriffai les cheveux.
— Bon, allez, arrêtons un peu avec lui.
Il est tard, alors va te coucher, et dors !
Et n'oublie pas de te brosser les dents !
Et n'oublie pas les gargarismes, ça empêche de chopper la crève.
— Oh, tu peux parler, Totoche !
Tu ne te brosses jamais les dents !
Et n'oublie pas de te gargariser, et lave-toi les mains aussi ! Et n'oublie pas de faire ton sac pour demain aussi, sinon tu oublieras encore une fois tes cahiers ! Et aussi...
Je me demande quel type de relations ils avaient, tous les deux.
Je ne les avais jamais vus ensemble, mais j'étais persuadé qu'ils s'entendaient super bien.
Un peu comme nous deux, maintenant.
La chaleur écrasante de la journée avait fait place à une fraîcheur surprenante, mais la pâle lumière de la lune me faisait chaud au cœur.
Quant aux chœurs des lucioles, ce fut une musique bien agréable sur le chemin du retour...