C'était un jour chaud et humide.
Pas une seule petite brise de vent dans l'air... ce qui rendait ladite chaleur et l'humidité estivale encore plus irritantes.
Sur les bords des nombreuses fenêtres des appartements, des habits séchaient, pendant tout droit.
Sur le chemin étroit et serpentueux se dressaient des maisons et des logements au tracé approximatif.
Les plantes en pot, les outils, les mobylettes et autres vélos qui traînaient dans la rue rendaient l'étroit chemin encore plus serré, encore plus énervant, et rendaient la chaleur encore plus écrasante.
Évidemment, personne ne viendrait de son plein gré ici à une heure pareille.
Et pourtant, sous le soleil de midi, une voiture s'approchait.
Elle s'arrêta devant un logement à deux niveaux que l'on ne pouvait résolument pas qualifier de correct.
Un homme d'un âge avancé, au visage marqué par les rides, en descendit.
Une femme qui pendait son linge le remarqua et lui adressa la parole.
— Ah tiens, bonjour !
Il fait chaud, hein ?
— Oui, oh ça oui !
Par c'temps-là ma p'tite dame, je bous là-d'sous.
Hahaha !
— Tant que j'y pense, M. le propriétaire,
je voulais vous dire qué'que chose.
— Aaah, oui, désolé,
c'était pour les ampoules, hein ?
Je les avaient complètement oubliées !
Haha !
— Non, en fait, je sais pas si vous remarquez,
mais, y a pas un truc qui sent dans le coin ?
Depuis ce matin, c'est infect.
— Hein ? Ah oui, vous avez raison, mais quésse ça peut être ?
Ça pue !
Oh, sûrement l'écoulement derrière qu'est encore une fois bouché.
— Vous pouvez faire quelque chose, vous croyez ?
À ce rythme-là, mon nez va partir complètement de travers !
— Ahhahhahha !
Z'êtes déjà belle comme ça, alors avec le nez tout tordu, z'allez être vraiment jolie à voir, ma parole !
Derrière le logement coulait un ruisseau d'eaux usées absolument répugnant.
Il sortait par une bouche grillagée qui était encombrée par des branches, des feuilles et d'autres objets, ce qui laissait tout pourrir sur place, et par cette chaleur, cela dégageait une odeur vraiment écœurante.
— Hmm, il faudrait en parler aux gens des Eaux et Forêts.
Peut-être même carrément le remblayer !
— Ouh oui,
il est vraiment plein.
Je vais prendre un bâton, on va touiller un peu et ça partira déjà tout seul...
Le vieil homme passa la barrière qui entourait la bouche de l'écoulement et prit parmi les objets qui traînaient là une vieille perche à tendre le linge.
Apparemment, il était décidé à remuer le tas informe qui bloquait l'écoulement.
— Ah, monsieur, mais non voyons !
Si vous y touchez,
ça va sentir encore pire !
— Ah, ben décidez-vous, ma p'tite dame, si c'est bouché ça pue mais si j'y touche ça sent mauvais,
alors quoi ?
Ahhahhahha !
Il se mit à enfoncer la perche dans le tas agglutiné à la grille.
Évidemment, cela n'eut pas grand effet.
— Beurk,
c'est un chat mort...
Il va falloir appeler les services sanitaires.
— Oui, c'est vrai que quand il y a un chat ou un chien mort là-dedans, ça schlingue un max.
C'est pas cette perche qui va y changer grand'chose...
— Il y a des sacs et de vieux habits aussi.
Et ce canard, là, c'est un pot de chambre ?
Ah ben tu m'étonnes...
Les gens ne s'embarrassaient pas de complexes.
Puisque de toute façon, le coin était insalubre, ils ne se gênaient pas pour jeter des ordures dedans...
Lorsque la perche toucha les vieux habits, quelque chose de noir se répandit dans l'eau, comme une volute de fumée noire dans l'air.
C'était un spectacle écœurant et pourtant fascinant. Les deux personnes y regardèrent de plus près...
— Ouh laa, mais il y a des vers qui sortent de partout !
Quelqu'un a caché des trucs pourris là-dedans ou quoi ?
— Monsieur, regardez là-bas.
C'est quoi, cette chose ?
— Oh mais je sais pas moi, qui est-ce qui jette des trucs bizarres comme ça, aussi ?
— Monsieur, ça là ! Ça !
— Hein ?
... Mais…
AAAAAAAAAAAH !
— Ah, bonjour !
Bon travail, merci.
— Roh, mais quelle puanteur !
Eh !
Tenez bien le sac jusque tout en haut,
les gens peuvent tout voir depuis le premier !
— On ne sait pas d'où vient le macchabée.
Il est de sexe féminin.
Je dirais entre 25 et 35 ans.
Elle est morte il y a 2 ou 3 jours.
Elle a été jetée ici après sa mort.
— À poil ?
Ça nous laisse aucun indice, on va avoir du mal à l'identifier...
Fais le tour des postes pour voir s'il n'y a pas de gens portés disparus récemment.
— Le corps a été lesté, je suppose.
Et quand le lest s'est détaché, forcément, c'est remonté à la surface.
Mais pourquoi dans l'écoulement ?
Ils auraient pu la mettre sous l'autoroute ou dans un coin paumé dans la montagne, tu crois pas ?
— Et comme ça elle aurait pas été dans notre juridiction, hein ?
Regarde-la, les meurtriers n'avaient pas la moindre envie de cacher le corps, voyons.
— S'ils partaient du principe que le corps serait vite découvert, alors ce serait une sorte de démonstration de force, tu penses ?
— Mate l'ouverture de l'abdomen, c'est pas les poiscailles qui lui ont fait ça.
Ils lui ont ouvert le ventre et l'ont vidé.
Elle a souffert avant de mourir, c'est moi qui te le dis.
C'est pas une mise à mort de la mafia chinoise ou une connerie dans le genre ?
Demande-voir à Shige si la section 4 a pas du grabuge avec les gangs armés.
— Bien, Chef !
— En tout cas, le macchabée est pas joli à voir.
Tu vois les organes internes qui dépassent ? On dirait la salade de nouilles soba qu'ils servent dans les restaurants Kyoya,
ben vas-y, sers-toi !
— Beuah, arrêtez !
S'il vous plaît, quoi...
— Ahhahhahhahha !
Ils lui ont sorti les intestins, coupé le nez et les oreilles.
J'aimerais pas mourir comme ça.
Et mate les doigts, ça, c'est moche.
Elle a des clous dans tous les doigts, sur les deux mains.
C'est quoi comme torture de sadique, bordel ?
L'heure la plus tranquille à l'école, c'est bien la pause de midi.
Comme d'habitude, nous serrâmes nos pupitres l'un contre l'autre et mîmes nos paniers repas en commun.
— Tiens donc ?
Ma chère Mion, votre repas est opulent aujourd'hui !
— Il y a plein de choses différentes, c'est superbe !
Qu'est-ce qu'elles ont à s'extasier, il est si bien que ça ?
Voyons voir…
Oooh !
— Bah, j'ai juste pris les restes d'hier soir et j'ai arrangé ça correctement, c'est tout.
Le maire était chez nous hier soir, c'était un peu spécial.
J'ai piqué dans les restes, vraiment.
— Ahhahahahaha, c'est pour ça qu'il y a plein d'amuse-gueules ?
— Eh ben...
Pour des restes, ils font une très forte impression !
Tu les as vraiment bien agencés, on dirait les paniers-repas super chers qu'ils vendent dans les restos très chics !
— Ben, c'est comme pour les gens, p'tit gars. La première impression, ça compte énormément.
Le panier-repas, c'est pareil, l'impression qu'il donne au moment où tu soulèves le couvercle, c'est super important.
— Ma chère, votre sens des couleurs et de l'arrangement ne transparaît point dans vos manières si frustes.
— Sa chambre est toujours impeccable, vous savez.
Elle est beaucoup plus sérieuse et polie que vous ne croyez !
Je n'aurais jamais cru ça d'elle.
Elle était plutôt du genre à considérer que l'estomac ne faisait pas la différence !
Comme quoi,
il ne faut jamais se fier aux apparences, je suppose.
Mion ne fait jamais les choses à moitié.
Elle est imperturbable, toujours sur le qui-vive, toujours prête...
Pas étonnant qu'elle soit la chef du club !
— Oh, mais le tien est bien aussi, Rena.
La fleur en surimi est jolie.
— Ton panier-repas est toujours... comment dire. Il est sophistiqué.
T'as tout le temps les pommes en forme de lapins, les carottes qui font des pétales de fleurs...
C'est vrai que ces repas ont plus que le goût pour eux.
Ils ont un côté... je sais pas comment dire.
Comme si elle y mettait toute son âme.
Il fait chaud au cœur, quelque part.
— Ahahaha !
Arrêtez, vous allez me faire rougir.
Il est pas aussi beau que celui de Mii, mais il est pas mal, je suppose !
— Allons, allons, tu sais bien qu'en cuisine, l'amour prime sur la technique.
Et là, je ne t'arrive pas à la cheville !
L'amour, hein ?
Ouais...
Si, elle a raison, c'est ça qui saute aux yeux quand on regarde ses plats,
on ressent le mal qu'elle s'est donné pour ceux qui mangeront.
— Ce n'est donc pas seulement une affaire de papilles gustatives, il faut aussi faire attention à l'apprêt.
Nous devrions en tirer des leçons, Rika.
— Tiens donc ?
Et il est comment le vôtre, alors ?
Ah ?!
— Voilà l'engin.
— Ooohhohhohho !
Hier soir, une voisine nous a apporté de la viande, et donc ce matin, c'est un festin de viande grillée que nous avons !
Alors ça, ça en impose !
Des tas de tranchettes de viande grillée bien compactées !
À première vue, ce n'est pas très sain comme repas pour une petite fille, mais si l'on considère que c'est pour partager avec tout le monde, alors oui, c'est le meilleur truc sur la table !
— Joli.
On pourrait croire à un truc pas terrible de prime abord, mais finalement il y a pas mal d'accompagnement.
Des épinards et des algues bouillies, même ?
— Tu fais souvent attention à ce genre de détails, Rika.
Quand tu auras un foyer, je crois que ton homme sera bien content de passer à table.
— Il ne pensera jamais à aller voir ailleurs.
Le futur mari de Rika...
Ça sonne bien comme position sociale, mais...
J'ai bien peur que ce ne soit pas de tout repos.
Elles sont toutes douées, mine de rien.
Et puis, savoir faire la cuisine toutes seules alors qu'elles sont encore si jeunes, c'est pas rien.
Moi aussi il m'arrive de faire semblant de cuisiner, genre une fois par an, quand on part au camping, mais... C'est franchement pas comparable.
Moi, c'est juste pour m'amuser.
En fait, c'est même plutôt admirable qu'elles sachent déjà cuisiner.
Vraiment, respect.
Hmmm ?
Eh mais...
Il y avait pas un truc avec la cuisine justement ?
Genre,
ce matin…
J'étais en train de manger, la tête dans le cul, comme d'habitude…
et ma mère m'a saoûlé avec la cuisine, mais qu'a-t-elle dit au juste, va savoir...
… Ah.
— Uh... Aahhhhhhh !!
Poussant un cri d'effroi, je me levai d'un bond. Les filles me regardèrent avec stupeur.
— Eh bien, qu'est-ce qu'il se passe, Keiichi ?
— Keheu, arh !
Mais enfin, vous êtes fou ?
— Enlève le riz qui te sort du nez avant de lui faire des reproches.
J'avais complètement oublié...
Je sais maintenant pourquoi cette histoire de cuisiner seul me disait quelque chose !
— Keiichi.
Ton père et moi devons encore une fois aller à Tokyo pour le travail.
— Hmm ?
Ah ouais ?
HHhhaaa…
j'suis crevé...
— Le peintre qui était un peu le professeur de ton père est tombé gravement malade juste avant une exposition.
Et comme c'est très important, il ne peut pas se permettre de laisser sa place vide.
Mouais, si c'est pour le boulot, il a pas trop le choix...
*mâche* *mâche*
— Et donc, bref,
nous devons allez l'aider en urgence.
Cela va peut-être durer plusieurs jours, nous resterons là-bas.
Ah oui, c'est phhha... ahh,
évident quand même.
— Tu devras faire le linge et la cuisine tout seul.
Tu penses que tu y arriveras ?
— Mais oui...
Quand l'être humain est dos au mur, il apprend vite, te bile pas.
— Si tu le dis.
Pas de problème, alors.
De toute façon, tu sais faire le riz ?
Et puis la soupe miso, c'est pas dur non plus.
Le reste, c'est des légumes, tu achètes un peu au hasard, c'est pas grave. Ça fera un repas quand même.
Un repas ?
Moui...
On a un autocuiseur...
M'en suis jamais servi mais bon...
*mâche* *mâche*
La soupe, ouais... j'en ai fait une fois, c'est comme le café instantané en fait…
Ouais c'est bon, je me débrouillerai bien, c'est pas la mort...
*mâche* *mâche* *mâche*
— Si tu peux faire la cuisine, je n'ai pas besoin de te laisser une grosse somme d'argent.
Ne va pas manger dehors, hein ? Ça coûte cher le restaurant.
Et puis tu n'es plus tout petit, tu devrais commencer à apprendre.
Mais oui, t'en fais pas...
Je me débrouillerai…
je sais pas comment, mais je me débrouillerai...
— Mais non je me débrouillerai pas !
Mais comment ai-je pu accepter un accord aussi désavantageux pour moi ?
Comme dans les manga, je me pris la tête entre les deux mains, m'acroupissant, et me frottai frénétiquement le cuir chevelu, relevant la tête en arrière.
Scritch scratch!!
— Eh ben...
Tes parents n'ont pas de chance, on dirait.
Tu vas devoir garder la maison et faire attention !
— Ranàfout' de la maison, c'est la bouffe qui m'intéresse, moi !
Mes parents sont pas là, va falloir que je fasse tout tout seul, mais vous comprenez pas ou quoi ?
C'est une alerte rouge !
— Mais enfin mon cher, ce n'est rien, vous n'avez qu'à cuisiner vous-même quelque chose ?
Vous aviez pourtant démontré un certain talent la dernière fois, avec le curry ?
— Nan mais, tu comprends pas.
Ce curry, c'est en gros le max de mes capacités, je sais à peine faire ça, et encore !
Je peux pas me nourrir seulement de curry et d'eau fraîche !
Le riz au curry, c'est de la malbouffe, quoi !
C'est hyper-pas équilibré, t'as rien de correct là-dedans, c'e--
mgh !
— Imbécile, chut, tais-toi !
Mion et Satoko se levèrent d'un seul bond pour recouvrir ma bouche.
Juste à cet instant, la porte de la salle de classe se mit à coulisser bruyamment. Ouverte à la volée, elle laissa apparaître une fanatique notoire du riz au curry, notre maîtresse, madame Cie.
— Il me semble avoir entendu quelqu'un de votre groupe insulter l'épice suprême, c'est bien cela ?
— Nous ne nous permettrions jamais !
La peur au ventre, nous fîmes le maximum pour la persuader du contraire.
Elle plissa des yeux et se mit à scruter dans toute la salle de classe d'un regard inquisiteur.
— ... Ah oui, vraiment ?
Eh bien, j'ai dû mal entendre...
Elle balaya la classe encore une fois du regard,
puis ferma la porte et repartit vers la salle des professeurs.
Je sais que j'ai élevé la voix, mais quand même, pour qu'elle puisse m'entendre depuis la salle des profs, elle doit avoir l'ouïe fine...
— P'tit gars.
Tu peux dire du mal de ce que tu veux, mais PAS du curry, c'est compris ?
Tant que tu vivras à Hinamizawa, pas un mot !
— ... Ouais, je crois qu'il vaut mieux.
Je le referai plus...
Mais bon, je suis pas plus avancé.
Trois fois du curry par jour, ça va pas le faire.
Quant aux nouilles chinoises déshydratées, elles sont bonnes parce que justement on en mange seulement une fois de temps en temps... Si je mange ça trois fois par jour, je suis mal barré.
Mouais, j'ai pas le choix, il me faut un vrai repas japonais. Ce qui veut dire au moins faire du riz, de la soupe miso et quelques légumes...
— Keiichi, tu devrais te lancer et essayer de cuisiner tout seul,
tu verras, quand on apprend à cuisiner, les plats sont toujours bons !
— Ouais ben moi, ça me coupe toujours l'envie tellement c'est chiant à préparer tout seul.
Mais bon, une fois de temps en temps, ouais, il faut bien s'entraîner un jour où l'autre !
— Exactement, c'est comme tout, vous savez, c'est en forgeant que l'on devient forgeron !
— Pauvre petit, tu vas te couper les doigts et te brûler une paire de fois...
Oui, elles sont encourageantes, j'y arriverai peut-être, finalement...
Hé, mais !? Y'en a pas une qui vient de dire un truc vache sur moi, là ?
Enfin bref, pour moi qui rêve de vivre seul un jour, il va bien falloir que j'apprenne à cuisiner un jour ou l'autre.
Ça pourrait être une bonne occasion pour commencer à apprendre ?
Ou pas...
— Ouais, faut voir.
Et puis si j'apprends pas maintenant, je serai désavantagé le jour où il faudra à nouveau cuisiner quelque chose pour le club.
— Ooohhohhohho !
Vous avez raison, mon cher !
Vous ne vous en tirerez pas toujours avec quelque tour de passe-passe hasardeux et illégitime !
Satoko rappela à mon bon souvenir le combat formidable de l'autre fois avec le curry, pour mieux s'en moquer.
— Tu peux parler, hein !
T'as rien fait en cuisine ce jour-là, c'est Rika qui a tout cuisiné !
Tout ce que tu as fait, c'est gâcher le plat des autres !
Tu as bousillé la sauce de Rena,
tu as mis une tonne de sel dans le riz de Mion,
et tu m'as claqué mon plat par terre !
La fureur qui m'avait pris ce jour-là me ressaisit, vivace.
Ne sachant pas quoi faire de toute cette aggressivité, je chopai l'oreille de Satoko et tirai légèrement dessus.
— Aïe, eeeh, mais aïïeeeuh !
C'était une attaque de rigueur, il s'agissait d'une épreuve du club, voyons !
Je n'en ai peut-être pas l'air, mais je sais cuisiner aussi !
— Ah ouais ? Toi tu sais cuisiner ?
Arrête de me faire rire, eh, tu n'as même pas été capable d'éplucher les carottes !
Fais pas trop la maligne !
— Oh, mais vous oubliez que l'être humain apprend et progresse, et ce, tous les jours !
Ne vous méprenez pas sur mon compte, je ne resterai pas éternellement gauche en cuisine !
N'est-ce pas, Rika ?
— ... Si je ne te surveille pas quand tu cuisines, j'ai toujours peur pour la cocotte ou pour le feu.
Tu oublies le gaz, aussi, parfois.
Nous éclatâmes tous de rire.
— Si tu as des problèmes avec le feu, alors ne parlons même pas de la cuisine !
Même moi je ne ferais pas une erreur aussi stupide !
— Comment osez-vous critiquer quoi que ce soit, vous savez à peine verser l'eau chaude sur les nouilles chinoises !
— Mais tu sais, Keiichi, Satoko se débrouille.
— Ça va Rena, pas la peine de la consoler...
— Ah non mais sans déconner, p'tit gars.
Rika est super balèze, donc Satoko fait pâle figure à côté, mais si tu oublies Rika un instant,
tu verras qu'elle connaît les bases.
— ... En tout cas, je sais faire le riz et la soupe, c'est sûr et certain.
— Oh, bien sûr, elle a du mal à différencier le chou-fleur et le brocoli, mais bon...
— Peu me chaut, une fois bouillis, ils se mangent aussi bien l'un que l'autre !
Explosant d'indignation, Satoko serra les poings en tendant ses bras vers le haut.
Elle ne réussit qu'à provoquer notre hilarité générale.
— Ahhahahahaha !
Gaaahhh-ha-ha-ha-ha !!
— Mgaahhh !!
Il suffit !
Je ne tolèrerai pas un tel affront, de quiconque et encore moins de vous !
— HAHAHAHAHA !
Je veux bien admettre que les autres sont plus douées que moi,
mais contre toi, je suis persuadé que je gagnerais !
Certain !
— Oh, comment osez-vous ?
Quelle impudence, quelle ignorance crasse, je me gausse !
Je vous signale que je cuisine une fois sur deux pour Rika et pour moi-même !
Je sais cuisiner, MOI !
— Non, c'est vrai,
tu sais cuisiner ?
C'est très bien, je t'achèterai des bonbons après l'école pour te récompenser.
Je lui chopai la tête pour lui ébouriffer gentiment les cheveux.
Satoko devint de plus en plus rouge, et bientôt la vapeur siffla au-dessus de la tête, comme une bouilloire qui chauffe.
— Mais quel muffle !
Vous ne me croyez pas, n'est-ce pas ?
Fort bien.
Je reste persuadée d'être plus douée que vous aux fourneaux !
— Ah oui ?
Mais alors, veuillez éclairer ma lanterne, mademoiselle, comment fait-on la différence entre les choux-fleurs et les brocolis ?
J'attends.
— ... Eh bien…
euh...
Les brocolis sont verts.
Euh, non, excusez-moi, ils sont jaunes...
Et donc les choux-fleurs sont…
bleus…
ou rouges plutôt…
enfin, plutôt verts…
je crois ?
— Je vois, je vois.
Mais en définitive, ils sont de quelle couleur ?
Rouge vert bleu, je m'excuse mais bon, on parle de légumes, pas de tubes cathodiques.
Eh bien alors, dites-le donc, je suis tout ouïe !
— ... Hmmm...
— Bah c'est pas grave, tu sais pas de quelle couleur ils sont mais tu sais les cuisiner ?
C'est bien, petite, tu es une grande fille !
— Mais enfiiiin !
Espèce d'imbécile, va !
J'en ai marre !
Elle doit être sacrément remontée, la pauvre, pour pleurer comme ça...
Haaa la la, elle est vraiment adorable.
Je lui chopai la tête et lui ébouriffai à nouveau les cheveux.
Puis encore, et encore derechef...
— Hmm !
T'es bien sûr de toi, dis voir, p'tit gars. Tu penses que tu pourrais nous le prouver ?
Je n'aimais pas la façon qu'elle avait de sourire, cela ne me disait rien qui vaille.
Surtout que bon, à vrai dire…
j'étais pas sûr de savoir préparer quoi que ce soit, mais il fallait bien donner le change.
— Bah, vous verrez.
Je vais cuisiner un truc impeccable ce soir, même deuxpeccable, tiens, et je ramènerai les restes pour les manger avec vous ici-même.
Vous en tomberez toutes sur le cul, c'est moi qui vous le dis !
— ... Je suis pressée de voir ça.
Vivement demain !
Rika s'approcha de moi pour me caresser la tête.
Quelque chose clochait dans ce qu'elle venait de me dire, mais quoi...
— Ahahahahaha !
Moi aussi, je suis curieuse de voir ce que ça va donner !
Ne t'inquiète pas, Keiichi, je ne me moquerai pas, fais le plat que tu veux !
— Ce qui veut dire... que je vais devoir faire un truc bien classe à manger pour ramener demain.
OK, qu'est-ce que vous en dites ?
Demain, on fera le concours du meilleur panier-repas !
Évidemment, ce sera considéré comme un jeu du club.
Il y aura un gage, vous êtes prévenus !
— Oh, mais quelle excellente idée !
Eh bien, mon cher ?
Si vous voulez éviter la honte demain, c'est maintenant ou jamais !
Essuyant ses larmes, Satoko vit là sa revanche !
Hmmm...
C'est peut-être pas une super idée, finalement...
Cette histoire commence à prendre des proportions dangereuses.
... Je ferais peut-être mieux de m'excuser maintenant ?
Malheureusement pour moi, ma grande gueule n'avait apparemment pas l'intention de s'en laisser compter.
— Pas de problème, les filles !
Vous n'en croirez pas vos yeux !
— Wooow !
L'assurance de ma réponse effrontée les cloua sur place. Elles étaient sidérées.
Aaah, mais quel idiot !
Comment ai-je pu dire une chose pareille, je creuse ma tombe, là !
— Fort bien. Mion ?
Ma chère, dites-nous donc quel gage magnifique et truculent nous est réservé pour cette épreuve ?
Satoko avait l'air de s'en réjouir d'avance.
Comme si elle était sûre et certaine que j'en ferais les frais demain...
— Hmmm,
laisse-moi y réfléchir un peu...
Que dites-vous de ça, les enfants ?
Celui qui perdra demain
devra se rendre dans la salle des professeurs
pendant la pause midi et…
il devra dire tout le mal qu'il pense du curry !
— Non, Mii, t'es pas sérieuse ?
T'y vas un peu fort, là...
— Je dois avouer que…
ce ne serait peut-être pas très raisonnable...
Bouche bée, elles pâlirent, la peur les privant de la force de protester plus avant.
Madame Cie est plutôt folle du riz au curry... mais quand je dis (´folle`), mais vraiment (´cliniquement timbrée`), hein.
Ce gage, c'est du suicide...
Allez savoir ce qu'elle pourrait nous faire...
Je n'ose même pas y penser.
Le silence assourdissant fut interrompu par Rika. Nous l'entendîmes clairement se dire dans un souffle :
— Il va falloir que j'assure pour le repas de demain.
Les trois autres filles acquiescèrent respectueusement à ces paroles de vérité.
— Même si évidemment, ce cher Keiichi devrait bien plus se préoccuper de ce qu'il mangera ce soir.
Ooohhohhohhohho !
— Pah !
Je regrette presque que tu ne sois pas là ce soir pour m'admirer aux fourneaux.
Mais ne sois pas trop déçue, tu pourras en obtenir un vague aperçu avec les restes que je ramènerai demain !
— Vous vous vantez vraiment beaucoup, mon cher.
Vous pensez bien que si vous ne faites pas de miracle, demain risque de nous offrir un spectacle fort intéressant ?
— Héhhé !
Je parie que tu te demandes quelles horreurs Madame Cie a en réserve, je me trompe ?
Héhhé !
— Non, c'est exactement cela !
Je vous imagine très bien à quatre pattes devant elle, le front touchant le sol, la suppliant d'une voix misérable !
Et vous pleurerez toutes les larmes de votre corps !
Oooh oui !
— Queeewouah ?
— Grrrgnnn !
Je lui chopai les joues en pinçant légèrement dessus, mais elle en fit de même, plaçant ses doigts dans ma bouche et l'étirant très fort sur les côtés !
— Ahhahhahha !
Tu t'es mis tout seul en danger de mort pour pouvoir sortir le maximum de toi-même ?
Sacré toi, p'tit gars, t'es vraiment un homme !
— Allons bon, (´un homme`) ?
Un écervelé, oui !
Il ne cuisine quasiment jamais et vient faire son intéressant ?
Mééééhhh !
— Allons, ne vous chamaillez pas.
Keiichi, je compte sur toi pour me surprendre demain !
Je suis sûre que tu y arriveras !
— ... Je suis tout aussi curieuse de voir le résultat.
Leur regard avait l'air réellement piqué par la curiosité.
Bon sang, mais qu'est-ce qu'il m'a pris ? Je voulais juste charrier Satoko, moi…
— Euh...
Ouais, ben, vous verrez !
Ahhahhahhahha !
Aaaah, mais quel idiot !
Pourquoi est-ce que ne pouvais pas simplement la fermer ?
Je sais même pas ce que je vais faire pour survivre ce soir !
Que faire pour l'épreuve de demain ?
Oui, purée, si jamais je perds... la maîtresse va me tuer si je dis du mal de son riz au curry !
Et ainsi, dans le désarroi de mon for intérieur et l'orgeuil vain de mon apparence extérieure, la pause midi s'acheva, anormalement chaude et étouffante pour un mois de juin...
Pendant tout le reste de cette journée fatidique,
mes pensées furent accaparées par le problème du repas du soir et des restes du lendemain.
À bien y réfléchir, ma mère abattait-là un boulot formidable.
Elle se creusait la tête toute l'année !
Quand je pense aux remarques désagréables que je lui fais rien que parce que l'on mange deux fois de suite la même chose... à sa place, je m'étriperais !
Mais c'est pas le plus important... que va-t-il se passer pendant le gage de demain ?
Nan, c'est pas important ça non plus, il faut d'abord que je sache ce que je vais manger ce soir...
Rah, je suis dans la mouise...
— Keiichi ?
Youhou, Keiichi ?
— ... Hein ?
Ah, désolé, quoi ?
Je pensais à autre chose...
— Au menu de ce soir ?
Ou plutôt au gage de demain ?
Comment faisait-elle pour savoir ?
J'en restai coi.
Et évidemment, honnête comme j'étais, mon visage trahissait clairement mes émotions.
— Tu sais Keiichi, pour ce qui est de demain, tant que tu t'es donné du mal pour le préparer, personne ne viendra se moquer de ton plat.
On ne se moque jamais des gens qui se donnent du mal.
— Oh, je me fais plus de souci pour ce soir, à vrai dire.
L'intoxication alimentaire me guette...
Je ne pouvais pas décemment continuer à faire le malin.
D'un grand soupir, je fis tomber les épaules, prenant un air des plus malheureux.
Me voyant tout penaud, Rena éclata de rire.
— Ne t'inquiète pas, nous nous doutons bien que tu es une quiche en cuisine, Keiichi !
Ahhahahahaha !
Je savais bien que je n'avais trompé personne...
— Si vraiment ton plat ne donne rien et que malgré tous tes efforts, rien n'est mangeable, alors passe-moi un coup de fil, je verrai ce que je peux faire.
— Hein, quoi, vraiment ? Tu ferais ça pour moi ?
— Seulement si tu t'es donné du mal, Keiichi !
Tu ne peux pas attendre simplement que les autres fassent tout pour toi.
Tss, on dirait une éducatrice périscolaire.
Elle est sympa, mais pas tout le temps.
Mais bon, ça lui donne un côté un peu plus adulte...
— ... Ouais, si vraiment ça va pas, je t'appellerai.
C'est ce qu'il risque fort de se passer, je pense.
— Allez, courage, te laisse pas abattre !
Après la manière dont tu t'es comporté devant Satoko, tu ne peux pas faire demi-tour !
— D'ailleurs... Dis-moi franchement, elle se débrouille comment en cuisine, d'après toi ?
— Ahhahahahaha !
La seule chose dont je peux t'assurer, c'est qu'elle cuisine bien mieux que toi !
Je dois dire que son honnêteté me mit un bon coup de poignard dans le dos sur ce coup-là.
— Après ce que tu lui as fait subir,
tu mérites une petite leçon, Keiichi.
— Nan, rigole pas comme ça...
Rena, t'es méchante par moments, tu sais...
— Pourquoi, tu croyais que j'étais juste jeune et jolie ?
Ahhahahahaha !
Rah, je peux pas me permettre de faire un truc à peine potable après ce que je lui ai dit aujourd'hui...
Mais qu'est-ce qui m'a pris, bon sang !
— Bon, j'y vais. Salut,
et bon courage
pour le repas !
Montre-nous que tu sais te donner du mal quand tu veux !
— Euh... Ouais. Pas de prob'.
Je lui fis un vague signe de la main -- mon manque d'entrain était évident.
Rena s'éloigna lentement, lâchant derrière elle quelques conseils de base, puis elle disparut au détour des arbres, me laissant seul face à mon destin...
Bon, arrivé à ce stade, je ne suis plus à un problème près.
Je ne sais pas naviguer, je n'ai pas de carte maritime, je n'ai pas de boussole, mais je vais quand même tenter de traverser l'océan !
Parce que la cuisine, mine de rien, c'est toute une aventure...
Et je suis prêt à la tenter et relever le défi !
— Paaarfait...
Alors allons-y !
J'étais remonté à bloc !
Si le culot était noté, il suffirait à me faire gagner !
... Sauf que.
Il y a des choses dans la vie où la préparation mentale ne sert à rien.
Et parmi ces choses, la cuisine fait partie des plus dures.
Alors quitte à donner le change en jouant les prétentieux, autant avoir sous la main quelque chose d'utile.
Je me levai d'un bond et me mis à fouiller dans les étagères de la cuisine.
Je cherchai frénétiquement un livre de recettes.
Ma mère en avait plusieurs...
Étant donné que je n'y connaissais rien, il me fallait des informations.
Tout comme un aventurier a besoin d'une boussole,
j'avais absolument besoin d'un livre de cuisine !
Ah, les voilà...
On sent qu'il a été ouvert encore et encore, celui-là, c'est sûrement le plus utile.
Impeccable !
Avec ça, je m'en sortirai !
— L'expérience surpasse la science.
Avec un bon livre de cuisine, n'importe qui peut devenir un grand chef !
Heureusement qu'ils sont là...
Le cœur empli d'espoir,
je tournai quelques pages.
Et là, ce fut le drame...
— ... ... Ouh laaaaa...
Le texte était truffé de termes techniques. Je n'y comprenais strictement rien.
Pourtant, tu aurais dû le savoir, Keiichi Maebara.
Si n'importe qui pouvait cuisiner parfaitement rien qu'en utilisant un livre de recettes,
il n'y aurait pas de chefs cuisiniers dans les restaurants !
Et puis d'abord, quand le livre dit (´3cc`), ça veut dire quoi ?
Et puis (´assaisonnez selon votre goût`), c'est quoi ?
Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout ?
Combien de grammes ?
Ébarbez les œufs ?
Coupez les carottes en julienne ?
Pochez les tomates ?
Mais c'est quoi ces trucs, les œufs n'ont pas de barbe, et de quelle poche je dois me servir pour pocher, c'est pas un truc pour les desserts normalement ?
— Roogntudjûûûû !
Ils peuvent pas écrire en japonais, comme tout le monde ?
Allons, allons, Keiichi, calme-toi, pas la peine de péter un câble, tu n'y changeras rien.
Calme toi.
Reste cool, reste zen...
Bon, OK, pour les légumes, on verra plus tard.
Le plus important, c'est le riz.
Il faut cuire le riz, sans ça, c'est comme si je n'avais rien.
J'ai déjà une vague expérience avec le riz.
J'en ai fait plusieurs fois dans les gamelles en fer blanc, sur un feu de camp ou sur une gazinière.
Alors, je lave le riz...
Je rajoute en gros ça d'eau...
Ah. C'est quel bouton maintenant ?
Celui-ci ?
Ah, y a une loupiotte qui s'est allumée !
Super, excellent, je comprends pourquoi l'autocuiseur est considéré comme l'un des trois objets sacrés de la maison !
Enhardi par mon succès avec l'autocuiseur, je repris confiance en moi et m'attelai à la confection de la soupe miso.
En camping, c'était toujours de la poudre sur laquelle on versait simplement de l'eau chaude...
Bah, si ça se trouve, il suffit de dissoudre un bloc de bouillon dans l'eau chaude, ça doit être tout bête.
Ah ? Ma mère achète la base de miso en tube ? Original...
Alors, je fais bouillir de l'eau... je rajoute du miso dedans...
Mais au fait ?
Je dois en mettre combien dedans ?
— Alors, voyons cela...
(´Versez-y une portion de miso selon le nombre de personnes et selon votre goût`)
Rah, mais c'est pas vrai, il sert à rien ce bouquin ?
Je vais t'en faire une, moi, de dose selon mes goûts !
Je serrai le poing et fit sortir la moitié de la pâte de miso qui restait dans le tube. Non mais oh, il va pas m'emmerder longtemps avec ses conneries, bordel ?
Hmmm, c'était peut-être un poil trop, non ?
Ça a l'air de faire beaucoup, tout d'un coup...
— Mouais, c'est pas si dramatique, en fait.
On dit toujours qu'elle est meilleure quand le goût ressort bien, alors bon...
Et puis d'ailleurs, maman la fait toujours trop fade.
Ce sera sûrement meilleur, en fait !
Je me parlai tout seul, comme pour mieux me persuader.
Ça marchait bien en fait, car je me surpris plusieurs fois à acquiescer tout seul, comme un idiot...
Bon, le riz et la soupe, normalement, ça devrait être bon...
allez, retournons aux légumes !
Qu'est-ce que je pourrais faire en accompagnement...
Quelque chose que je saurais faire et qui ferait bien...
Hmmm...
Ah, je sais, des légumes sautés !
Les légumes sont la plupart comestibles même crus, alors ce n'est pas en les réchauffant un peu que je me mettrai en danger...
Mine de rien, je n'avais pas mis longtemps à revoir mes objectifs à la baisse. J'étais passé d'un menu culinaire complet à un vague truc comestible…
Je trouvai des tas de légumes frais dans le frigo.
Mince, je sais plus ce que l'on met comme légume dans les légumes sautés, du coup.
Des germes de soja ?
Du chou ?
De l'ail ?
Du poireau ?
Des concombres ? De la laitue aussi... ou pas.
Ouais bon, je vais prendre ce qui vient, et je te découpe ça, et je les flanque dans le wok...
Ça commence à ressembler à quelque chose.
Alors c'est ça, la cuisine des hommes ?
C'est assez sympa finalement...
Le wok était désormais plein de légumes.
OK, l'huile maintenant !
J'y mis une bonne dose...
Oui, il vaut mieux être généreux.
Ouh là, ça va déborder, là...
Ouais, bon, on s'en fout, en fait.
C'est mon style de cuisine, c'est tout !
Et maintenant, allumer le feu...
Et hop !
OhhoooOOOoo !
Les jolies flammes ! Et elles montent bien haut au-dessus des légumes !
— Ouah, la classe !
Mais en fait, je suis un vrai chef cuisinier, ma parole !
En fait, je dois être super doué pour la cuisine flambée, et je l'ai jamais su, depuis tout ce temps !
Je devrais arrêter de me parler tout seul, c'est pas bon pour moi...
Je peux raconter les énormités les plus incongrues, j'arrive toujours à me convaincre tout seul...
— Aaahhahahahahaha !
Je suis le meilleur !
Ahhahahaaïeuhhh eh mais c'est chaud !
Lorsque je vis que les flammes énormes faisaient noircir les plaques du plafond,
je compris soudainement qu'en fait, j'assistais à un début d'incendie domestique...
Mais…
mais alors, aurais-je…
comment dire,
aurais-je fait une connerie ?
Les flammes se faisaient de plus en plus fortes…
Euh... Je fais quoi, maintenant ?
— Juste ciel,
mais que vous a-t-il donc pris ?
Éteignez ce feu, illico presto !
PAF !
Je reçus une formidable claque sur l'arrière de la tête, qui littéralement me rabattit mon caquet.
Me retournant, je vis Satoko et Rika juste derrière moi.
— Hein ?
Satoko ?
Rika ?
Complètement déboussolé, je restai là à les regarder comme un idiot. Satoko me poussa sans vergogne sur le côté et éteignit le gaz.
Rika imbiba un torchon d'eau froide et l'étendit pour recouvrir le wok.
Elle versa encore de l'eau dessus, puis fit de même avec une deuxième serviette, puis une troisième...
Et après quelques torchons, enfin, les flammes disparurent.
Tout s'était passé très vite.
Il ne restait que nous trois, respirant à grandes goulées, encore surpris d'avoir évité l'incendie.
— Et vous deux alors, qu'est-ce que vous foutez ici ?!
Je vous arrête pour violation de domicile, non mais oh !
— Mais bien sûr. Et vous serez dénoncé pour incendie volontaire, espèce de pyromane !
Vous vous rendez compte de la chance que vous avez eue ?
— Vous auriez pu vous retrouver à la rue ce soir, pauvre petit...
Enfin, peu à peu, je réalisai la situation dans laquelle j'avais failli me mettre...
— Hmmm…
Ça aurait pu mal finir, hein ?
— Évidemment !
Mais enfin, regardez-moi cette catastrophe !
Votre plafond est tout bronzé, vous n'avez pas honte ?
Que vous veuillez bronzer, passe encore, mais votre plafond ? Non, mon cher, non !
Elle fait pas semblant, là, je me fais réellement remonter les bretelles...
C'était si grave que ça ? Je n'en serais quand même pas mort... Quoique...
Et donc, d'après ce qu'elles venaient de me dire…
J'étais tellement absorbé que je n'avais pas remarqué qu'elles avaient sonné plusieurs fois.
Finalement, elles ont senti que quelqu'un était bien à la maison, donc elle sont entrées pour s'assurer que tout allait bien.
Et en fin de compte, j'en suis bien content...
— Si nous n'étions pas arrivées, ça aurait fait frrrr et aïe ouille bobooooo et piiin pooon piiin pooon.
— J'espère que tout doucement, votre esprit étroit et obtus commence à saisir la portée de vos actes ?
Assis très solennellement, je baissai la tête, l'air honteux.
— Euh... je... Je vous demande pardon.
Je le referai plus.
Vous m'avez sauvé la vie...
— Quand je pense que la curiosité nous a menées ici en quête de votre splendide dîner...
Mais regardez donc ce désastre !
Je pense que je n'ai pas besoin de pousser l'insulte jusqu'à décrire l'ampleur de votre inaptitude ?
— C'est bon, tu peux arrêter maintenant...
Mais donc, vous êtes simplement venues voir ce que j'avais préparé pour ce soir, si je comprends bien ?
— Oui, eh bien estimez-vous-en heureux, notre curiosité vous a sauvé la vie et le gîte !
— Arf…
Ouiiieuh han, c'est bon, j'ai compris, pas la peine de remuer le couteau dans la plaie !
Comment jouer au fanfaron après ça ?
Arrêtons les frais, j'abandonne...
— Vous vous étiez pourtant bien battu pour le riz au curry.
Où est donc passée cette fougue, cette rage de vaincre ?
Vous me décevez !
— Ben en fait…
d'autres élèves m'avaient aidé le jour-là…
j'ai juste emprunté leur curry à eux…
c'est pas comme si j'avais réellement fait quelque chose par moi-même...
— Est-ce bien vrai, mon cher ? Vous auriez triché ?
Je sais que tous les coups sont permis, mais là, c'est bas, vraiment !
Personnellement, je trouve que rajouter des sachets de sel en douce dans le plat des autres, c'est aussi un coup bas, mais bon...
ce sont les vainqueurs qui écrivent l'Histoire...
— Mais dites-moi plutôt, mon cher :
ce pot là-bas,
ce n'est tout de même pas votre soupe miso ?
Elle le fixait avec des yeux effarés, blanche comme craie.
Hmmm ouaip, je crois bien que je me suis planté dans les proportions...
J'ai tellement faux, à voir son expression, que je pense que cette soupe ne comptera pas vraiment comme réussie.
— Ouais bon, la soupe, c'est pas trop une réussite, mais le riz devrait être correct !
Les autocuiseurs modernes sont vraiment super !
Je parie qu'il est prêt, tout doucement...
— Eeh non.
Il n'est pas cuit.
Regardez, Keiichi, il est encore plein d'eau.
— Hein ?
Quoi ?
C'est bizarre... Mais pourtant, j'ai appuyé sur le bitouillot, la lampiotte s'est allumée, là, alors bon…
— Mon cher,
ce bouton,
c'est la minuterie différée.
Elle est réglée sur le petit déjeuner, donc votre riz ne commencera à cuire que demain matin...
— Nnnnnooooooon !
Mais alors...
J'ai raté les légumes, j'ai raté la soupe,
et j'ai même pas été foutu de réussir le riz ?
J'ai foiré absolument tout !
— Oooohhohhohhohho !
Ça vous apprendra !
Alors ?
J'espère que vous avez enfin appris votre place, misérable ?
Allons, allons !
Reconnaissez votre condition, bougre, gueux !
Avouez que vous n'êtes que du vent, que vous n'êtes qu'un fanfaron de seconde classe, qu'un incapable en cuisine !
— OUAIS BON OK C'EST BON !
Chuis une quiche en cuisine, voilà !
Sale méchaaanteeuh !
Ugaahhhhhh !!
Je tombai à terre dans des spasmes d'agonie.
Rika s'agenouilla à mes côtés, puis me gratifia de son plus beau sourire pour me caresser la tête.
Et Satoko se mit à rire haut et fort, comme si elle clamait victoire.
J'ai vraiment tout foiré sur ce coup-là...
En fin de compte, après avoir fait mon grand malin encore et encore, je n'avais rien pu préparer.
Ce soir, je n'aurai rien à manger...
Donc demain matin, que dalle, et pour midi, pareil.
Je ne sais pas quand rentrent mes parents... Bon, ben là, je crois que c'est clair...
— J'vais mourir de faim !
— Eeeeeh oui !
— Et demain, j'aurai rien à manger !
— Ouiiiiiiiiii !
— Et je vais me prendre le gage demain !
Non !!!
— Eeexactement !
Rika redoubla d'ardeur pour me caresser la tête, m'offrant un sourire qui lui allait littéralement jusqu'aux oreilles.
Satoko souffla de lassitude, clairement dégoûtée par le spectacle.
— Vous devriez avoir honte, mon cher.
Allez,
écartez-vous, hors de ma vue !
Elle me poussa sans façons derrière elle, jeta le reste de soupe et se mit à laver le pot.
— Mais non, laisse, Satoko.
Je vais nettoyer.
Pas la peine qu'elle se tape tout le travail, non plus.
Alors que je tendais le bras pour l'en empêcher, Rika tira sur ma manche.
— Keiichi, taisez-vous et regardez.
Elle souriait.
— Mais... ça va pas, non ?
— ... Laissez donc, mon cher.
Taisez-vous et restez tranquille, je ne vous en demande pas plus.
Satoko se retourna et me lança d'un air à la fois résigné et exaspéré.
Elle avait l'air en rogne.
C'est à peine si elle ne venait pas de me traîter de boulet...
— Ouais, mais tu comptes faire quoi, là ?
Satoko ne daigna pas répondre. Elle tourna les talons puis sortit quelques ustensiles, jetant un œil distrait au contenu du frigo, prenant quelques ingrédients çà et là.
— Euh ouais, t'es gentille, mais touche pas à tout !
C'est moi qui me fais engueuler par ma mère ensuite !
— Oh, silence !
Débarrassez-moi de cette présence masculine, je vous prie. Hors de cette cuisine !
Rika !
— Aye aye, sir !
Satoko claqua des doigts, Rika se mit sur la pointe des pieds pour me choper par le col de la chemise, puis me traîna derrière elle.
Nous nous retirâmes dans le salon, laissant Satoko seule en cuisine.
— Euh, Rika,
tu peux me lâcher, hein.
Dis, t'es sûre que c'est bien raisonnable de la laisser se débrouiller, ça va être un carnage !
— Non, Keiichi. Aujourd'hui, elle est venue pour vous en mettre plein les mirettes.
Elle est là pour se venger.
— Pour se venger ?
Mouais, ce qui explique pourquoi elle tire la gueule...
Bientôt, nous entendîmes le bruit des robinets, puis celui du gaz.
Puis celui de la planche à découper, celui du frigo, enfin bref, celui de quelqu'un qui prépare à manger.
Mais alors...
Elle cuisine ?
— Vous l'avez insultée à maintes reprises et à plusieurs égards aujourd'hui, Keiichi.
Alors Satoko s'est mis en tête de vous montrer ce qu'elle savait faire.
— Hmmm.
En tout cas à l'oreille nue, c'est presque convaincant...
Elle n'a pas encore cassé de verre ou d'assiette, non plus...
À ce stade-là, elle avait déjà fait la preuve qu'elle se débrouillait mieux que moi.
Ce soir à l'affiche, c'était Satoko Hôjô Vs Keiichi Maebara, mais l'issue du match semblait courue d'avance...
Je me remémorai son expression.
— Je me suis pas mal moqué d'elle aujourd'hui, mais...
Est-ce qu'elle m'en veut réellement ?
Je m'étais bien rendu compte que j'y étais pas allé de main morte, mais...
C'est vrai qu'après tout, je n'avais aucun droit de me moquer d'elle. Je ne faisais jamais la cuisine...
— Non, je pense pas qu'elle vous en veuille tant que ça.
— Ouais mais quand même, attends, elle est venue exprès jusque chez moi pour me sortir de ma propre cuisine, quoi.
Elle doit m'en vouloir, quand même !
Je m'approchai de la cuisine sur la pointe des pieds et risquai un regard.
Satoko ne dégageait pas la même atmosphère que d'habitude.
Son regard était confiant, elle bougeait de manière très rapide et très précise... Elle faisait un peu peur à voir, je dois dire.
Elle devait avoir un sacré sixième sens ou bien des yeux derrière la tête, car elle se retourna soudainement pour me transpercer du regard !
Je repartis sans demander mon reste.
— Ouh là, mais elle est furax !
Complètement furax, ma parole !
Mais bon sang, qu'est-ce qu'elle est en train de préparer ?
Ça va être ma fête, je le sens...
— Mais non, voyons, elle est concentrée, c'est tout.
Elle n'a pas envie de rater son plat.
— Non mais tu l'as regardée ?
C'est bien la première fois que je la vois tirer cette tête !
— Keiichi ! Je vous entends, je vous signale !
— J'ai rien dit, j'vous jure, c'est pas moi, j'ai rien fait !
Comme par réflexe, je me levai, honteux, et me rendis dans la cuisine.
Comme si la maîtresse m'avait fait appeler chez le Directeur...
— Où rangez-vous la base de la soupe ?
Votre frigidaire est bien trop grand, je m'y perds !
— Désolé, euh, bouge pas, je te cherche ça tout de suite !
Euh, la porte du milieu, le petit bac en bas à gauche, il me semble...
— Non mais qu'est-ce que c'est que ça, hein ?
Quand on utilise un tube, il faut le refermer !
Non mais regardez, vous avez sali tout le bac !
— Pardon ! Pardon, je vais nettoyer, je nettoie !
Avant que j'aie pu trouver le moindre torchon, Satoko avait déjà frotté la saleté.
— Ah, les hommes ! Aucun pour ranger derrière, vous êtes vraiment tous pareils !
Quand je pense qu'un jour vous serez adulte, j'en ai déjà des frissons d'horreur dans le dos !
Ouch…
Prends-ça dans les dents...
Je crois qu'aujourd'hui, je ferais mieux de plier l'échine et de me faire humble et petit...
Et finalement, entre ses ordres, ses critiques acerbes et mes excuses répétées, le temps fila, et je me rendis soudain compte qu'une odeur délicieuse flottait dans l'air.
— Regardez, la soupe miso se prépare comme ceci !
Vous en prenez un peu sur une louche et vous la mélangez à l'eau avec les baguettes, en en rajoutant petit à petit et en vérifiant toujours le goût !
Vous ne pouvez pas simplement flanquer la moitié du tube dans la casserole et attendre que ça se passe !
Vous n'avez pas honte ?
— Argh, je suis désolé !!
J'ai jamais fait attention en cours...
— Et vous avez le culot de l'avouer ?
Non mais vraiment, je vous jure...
Les hommes...
Tsss !
Elle se mit à marmoner je ne sais quelle insulte à l'endroit de la gent masculine,
mais cela ne m'empêcha de remarquer ses relatifs talents culinaires.
C'est sûr que comparée à Rena ou à Mion, ce n'était pas encore vraiment au point, mais elle se débrouillait vraiment très bien.
— Eh bien quoi, vous comptez rester planté ici et prendre racine ? Mettez la table, sortez le service à thé !
Nous sommes trois personnes à table, ce soir !
— Euh, oui, bien sûr, tout de suite !
Je sortis le nécessaire des placards et me dirigeai vers la salle à manger.
En entrant dans la pièce, j'entendis les rires enregistrés d'une émission de variétés.
Rika était vautrée dans le sofa, en train de regarder la télé.
Elle me remarqua en train de mettre la table, se leva et vint me rejoindre.
— C'est bientôt l'heure de manger.
Et en plus, c'est même pas chez nous !
Nipah~☆ !
— Tu m'as l'air bien contente, dis voir.
Heureusement, d'ailleurs, vu Satoko...
— Vous savez Keiichi,
cela fait bien longtemps que je n'avais pas vu Satoko de si bonne humeur.
— De bonne humeur ?
Attends, là, elle est de bonne humeur ?
— C'est comme si Totoche était encore là.
Cela fait vraiment très, très longtemps que je l'avais plus vue comme ça.
Totoche ?
C'est quoi ça,
ça se mange ?
— Totoche, c'est le surnom de son frère.
C'est son grand frère.
— Son grand frère, carrément ?
— Il s'appelle Satoshi.
Vous n'avez jamais entendu parler de lui ?
Satoshi…
Satoshi Hôjô ?
Le nom me dit vaguement quelque chose...
Mais en tout cas, il n'est pas dans notre école.
— Alors il s'appelle Satoshi.
Le grand frère de Satoko…
Eh ben.
C'est la première fois que j'entends ça.
Alors elle avait un frère ?
Je n'étais pas au courant.
— Elle l'a toujours.
Tout en énonçant ce fait, Rika me lança un énième “nipah” avec un grand sourire.
— Lorsqu'elle était avec lui, elle avait toujours l'air contente.
C'est une agréable surprise que de la revoir dans cet état-là.
Rika était son amie,
elle savait certainement décrypter ce visage bien mieux que moi.
— Alors comme ça, elle a l'air de bonne humeur...
— Je parie qu'elle se souvient du temps où Totoche vivait encore avec nous.
Elle doit être perdue dans ses souvenirs.
— À ce point ?
Hmm.
Alors maintenant, il vit ailleurs ?
Ah, il est peut-être beaucoup plus âgé qu'elle ?
Il s'est retrouvé majeur et s'est installé tout seul, du coup.
— Elle devait bien s'entendre avec lui, alors.
— ... Oui.
Oui, ils s'entendaient bien.
D'après ce que Rika m'en raconta,
je pus en déduire que Satoko avait pour habitude de faire de petites remontrances à son grand frère,
qui était plutôt calme et timide, un peu soupe au lait.
Aaah, je comprends.
Un peu comme moi aujourd'hui.
Elle a refait tout le repas en me faisant des remontrances parce que je n'avais pas été capable de le faire tout seul.
Si ça se trouve,
Satoko avait cru voir son frère à travers moi.
— Ils vivaient comme ça, alors ?
Elle lui tirait les oreilles tous les jours mais lui apportait son soutien inconditionnel ?
— C'est d'ailleurs elle
qui a suggéré de venir vous rendre visite.
Elle savait pertinemment que vous n'y arriveriez pas,
elle voulait vous dépanner pour ce soir.
— Mais alors, elle est pas là pour se venger ?
— ... Non, c'est une excuse fallacieuse, évidemment.
Satoko est une petite sœur dévouée, c'est tout.
Je suis fils unique.
Je ne sais pas ce que c'est que d'avoir des frères et sœurs.
Évidemment, je savais encore moins ce que c'était que de se coltiner Satoko comme sœur.
Et pourtant...
Ça ne me paraissait pas être un mauvais plan de jouer les grands frères maladroits.
Il me prit sincèrement la résolution de lui dire de temps en temps des choses gentilles,
sans cynisme ou raillerie,
juste pour lui remonter le moral.
— Mon cher ?
Où rangez-vous donc les spatules ?
— Ah, oui, attends !
Euh, dans le tiroir du coin, à droite...
Je courus dans la cuisine, en sortis une spatule en bois et revins la lui donner.
— Fort bien, tout est prêt maintenant !
Vous avez sorti le thé séché ?
— Oui,
tout est là.
— Très bien.
Rikaaa !
À taaaable !
— Miaouuuuu !
Nous entendîmes un chat nous répondre depuis la salle à manger.
Satoko éteignit le gaz puis emporta le pot de soupe.
— Keiichi, mon cher, soyez gentil et prenez donc l'autocuiseur.
Et faites bien attention à ne pas le renverser, cette-fois !
— Mais oui, t'inquiète...
Une rétorque cinglante me traversa l'esprit, mais je me tus.
Aujourd'hui, pas de chamailleries.
Il y avait sur la table du riz tout fumant, de la soupe bien chaude, et quelques légumes pour accompagner.
C'était vraiment un repas familial traditionnel, tout ce qu'il y avait de plus normal.
Il n'était pas spécialement surfait ou sophistiqué.
C'était un repas banal,
comme des millions de femmes au foyer en font tous les jours.
Mais c'était peut-être ça qui le rendait si vivant et si irremplaçable.
— Eh bien, bon appétit !
— Bon appétiiit !
Nos trois voix retentirent à l'unisson.
— ... Je crois que je t'ai prise à la légère, Satoko...
Tu m'as battu à plate couture.
— OOOhhohhohho !
Alors, je vous impressionne ?
Comparée à nos chères amies, je suis encore une débutante, mais par rapport à vous, il n'y a pas photo !
— Ouii, ouii, c'est bon, on a compris...
Enfin, Satoko reprit un visage moins crispé, puis repartit d'un rire plus habituel.
— Mmm,
le riz est à point.
Même avec l'autocuiseur, le riz était différent. Elle mettait peut-être un peu moins d'eau que ma mère ?
En tout cas, c'était sa touche personnelle, et c'était très bon.
La soupe aussi était plus corsée que d'habitude, mais délicieuse.
Quant aux légumes, ils n'étaient pas bien tarabiscotés, mais impeccables en accompagnement.
Je n'eus pas à me forcer ni à me faire prier pour les finir.
— Les légumes aussi sont corrects.
Tu sais cuisiner, prétendre le contraire serait de mauvaise foi.
Apparemment, Satoko s'attendait à ce que je sois une charogne, car mes commentaires honnêtes et directs eurent pour effet de la plonger dans l'embarras.
— Eh bien, ma foi...
Je suis flattée de recevoir vos compliments, mais ce n'est rien d'extraordinaire, vous savez.
Je n'ai fait que réchauffer quelques légumes achetés déjà préparés...
Ceux-ci par exemple sortent tout droit d'une boîte de conserve.
Non, je n'ai cuisiné que la soupe et le riz, et encore, le riz, c'est l'autocuiseur, vraiment...
C'était bizarre de la voir un peu timide et réservée.
Et puis c'était bizarre de lui parler sans y mettre les gentillesses habituelles...
— Je n'ai fait que le riz et la soupe, mais je suppose que si les légumes sont corrects, le tout donne un repas plus que convenable.
— Tu sais, ma mère aussi prend des légumes déjà préparés, et elle ouvre des boîtes aussi, il ne faut pas croire.
Pas la peine d'avoir honte.
C'est un vrai repas du soir que tu nous as fait là.
Je n'avais jamais rencontré ce Satoshi qui lui servait de grand frère,
mais je pense que c'est ce qu'il aurait dit.
— Eh bien...
Disons que si vous avez enfin compris que j'avais une certaine compétence en cuisine, je n'ai plus à insister sur ce point.
Vous en voulez encore ?
Il reste aussi de la soupe.
Eh mais,
elle a rougi, là, non ?
Mais alors... j'ai fait un truc bien ! Cool...
— On croirait vraiment manger à nouveau avec Satoshi, c'est exaltant.
À ces mots de Rika, Satoko stoppa net et se mit à regarder le plafond pensivement.
— Nous ne l'avons pas vu depuis très longtemps.
Je me demande où il est en ce moment.
Elle eut un sourire un peu triste et lointain, un peu comme lorsque l'on parle d'une personne perdue de vue.
Apparemment, elle n'avait pas vu son frère depuis une éternité.
Satoko remarqua mon air incompréhensif.
— Ah, excusez-nous,
ce Satoshi dont nous parlions, c'est mon Totoche,
je veux dire,
mon grand frère.
— Aaah, je vois.
Je savais pas.
Elle l'appelle Totoche alors, c'est son grand frère à elle toute seule ?
C'était mignon de la voir nier le surnom, aussi.
— Je n'aurais jamais cru qu'un être si apathique que lui pût avoir le courage de faire une fugue.
Enfin, il finira bien par abandonner un jour ou l'autre et à revenir sous le toit familial.
— Il a fait une fugue ?
Satoko en parlait avec une certaine aisance et une certaine légèreté.
Mais il semblait bien que les circonstances du départ de Satoshi eussent été bien plus graves que je ne le pensais...
Comme elles en avaient parlé d'abord, je décidai de continuer sur ce sujet.
Mais c'était peut-être un sujet tabou, d'habitude ?
Je tentai de définir l'état émotif de Satoko, mais je ne pus rien y décerner d'alarmant.
— Bah, tous les garçons de son âge rêvent de liberté, la vie en célibataire, c'est leur grande marotte.
Totoche n'est pas du genre à supporter une situation donnée bien longtemps.
Il ne tiendra pas.
— ... Hmmm, je ne sais pas, je le trouvais plutôt patient et solide.
Je crois qu'il supporte les pires choses beaucoup mieux que tu ne le penses.
— Allons donc, ma chère, vous êtes toujours de son côté.
Vous êtes trop tendre avec lui.
— Oh, c'est toi qui es trop dure avec lui, Satoko.
Pauvre Totoche, tu devras faire attention à être plus gentille avec lui quand il rentrera.
Rika et Satoko avaient l'air en désaccord sur lui, mais ce Totoche, elles l'adoraient, c'était clair, net et précis.
Et puis, elles gardaient un côté très optimiste, il a fugué, mais qui sait ? Il pourrait être de retour demain ou la semaine prochaine.
Elles l'aiment toujours autant... et elles l'attendent.
Elles savent qu'il reviendra.
Je ne l'avais pour ma part jamais rencontré,
mais je savais déjà que ça devait être un mec super sympa.
Je croyais que Satoko serait blessée par la fugue de son grand frère…
Mais en fait, elle était depuis longtemps en paix avec elle-même à son sujet.
Et elle faisait tout pour qu'il puisse rentrer à la maison à n'importe quel moment.
J'avais toujours pensé qu'elle coulait des jours tranquilles sans trop se poser de questions.
Mais la réalité…
était bien loin de tout cela…
— ... Plaît-il ?
Mon cher, que fait votre main sur ma tête ?
Je lui ébouriffai les cheveux vigoureusement, le sourire au lèvres.
— Je crois que je me suis bien trompé sur ton compte, Satoko.
Je ne pensais pas que tu étais si pragmatique et si débrouillarde.
Satoko avait placé ses mains sur mon bras pour le cas où je tenterais quelque chose de louche,
mais lorsqu'elle comprit qu'il ne lui arriverait rien, elle se laissa faire.
— Oui...
Tu es dégourdie.
C'est bien.
— Enfin, mon cher, j'ai toujours été posée et réfléchie.
S'il m'arrive de faire les quatre cents coups, c'est pour me rabaisser à votre niveau !
Bien tenté, mais aujourd'hui, je ne comptais pas lui chercher des ennuis.
— Oui, je suppose que c'est cela.
Alors que normalement, tu es vraiment très douée.
Tu es une brave petite fille.
C'est bien.
— Êtes-vous réellement en train de me faire un compliment ?
J'ai comme un doute...
— Non, je ne me moque pas de toi.
Je suis très sérieux, là.
Si je me moquais de toi, Rika serait aussi en train de te caresser la tête, tu ne crois pas ?
— Oui, vous avez raison...
Je ne sais pas pourquoi, mais cette chère Rika aime caresser la tête des gens lorsqu'elle veut se moquer d'eux !
— Miaou☆!
C'est bon, les sardines à l'huile !
Elle nous gratifia d'un sourire espiègle, clairement décidée à jouer les innocentes.
Nous éclatâmes de rire.
Je n'aurais jamais pensé que la conversation et l'ambiance auraient pu à ce point modifier l'impression qu'il me resterait de ce repas.
Et pourtant,
c'est somme toute quelque chose de banal et d'évident.
— Je sais pas pour vous, mais quand on mange avec le rire aux lèvres, c'est toujours super bon.
— Oui, c'est très vrai.
La bonne humeur donne aux repas un goût exquis.
— Non mais dites donc, ne soyez pas vexants !
Le repas est délicieux grâce uniquement à mes talents de cuisinière !
— Ahhahahaha !
Nous n'étions pas en famille, mais c'était vraiment un instant... privilégié.
— Dis-moi Satoko, tu aimerais revoir ton Totoche ?
— Allons bon, ne soyez pas ridicule, mon cher,
appelez-le Satoshi, comme tout le monde !
Roh, elle est gonflée, l'autre, elle l'appelle elle-même tout le temps Totoche !
... Bon, tant pis, je vais pas faire mon difficile...
— Eh donc, il te manque, ton frangin ?
Rika s'arrêta net et lança un regard prudent à Satoko.
Satoko était toujours souriante, mais elle avait du mal à trouver ou à choisir ses mots.
Elle n'avait pas besoin d'en dire plus pour me faire comprendre le fond de sa pensée.
Oh, ça oui, elle voudrait le voir revenir tout de suite.
Mais en même temps, elle sait se débrouiller sans lui, alors elle voudrait le laisser faire ce qu'il veut.
Par contre, quand il rentrera à la maison, il va en prendre pour son grade...
Ce qui ne l'empêchera pas de prévoir un couvert et un futon pour lui.
— Eh bien, le revoir, oui, bien sûr.
Cela fait tout de même presque une année que je l'ai perdu de vue.
La vache, si longtemps ?
Je regardai Rika -- elle souriait, les yeux dans le vague.
— Bah, Totoche n'a qu'à en faire à sa tête, comme d'habitude.
J'espère juste que son voyage bohême lui aura appris quelques petites choses sur la vie quotidienne, qu'il puisse m'aider à tenir la maison.
— Ah,
tu as dit Totoche !
— ... Oui, tu l'as dit.
— Mais non, voyons !
Je n'oserais jamais appeler mon Totoche par un surnom aussi ridicule !
D'un seul coup, Satoko reprit l'air qu'elle dégageait à l'école.
Mais je savais désormais que sous la surface, il y avait cette dévotion pour son frère.
Satoshi.
Ta sœur en bave tous les jours pour tout maintenir en ordre.
Alors un de ces quatre... pense à rentrer à la maison.
— Satoko ?
Nous devrions commencer à débarrasser, cela va bientôt être l'heure d'aller au dodo.
Alors que nous regardions la télé, la théière devant nous, sur la table du salon, Rika eut un bâillement formidable qu'elle conclut en s'exprimant.
Je regardai notre pendule et remarquai pour la première fois l'heure tardive.
Enfin... peut-être l'avais-je déjà remarquée.
Mais inconsciemment, je n'avais pas voulu attirer l'attention dessus,
pour faire durer encore un instant la magie de la soirée.
— Oh, mais j'y pense !
Je n'ai pas encore fait la vaisselle, dans tout cela...
— Bah, laisse.
Je m'en chargerai, va.
J'ai déjà mangé à l'œil, je vais pas en plus te faire trimer pour la vaisselle, quand même ?
— Vous êtes sûr ?
Avec vos deux mains gauches, vous risquez encore de mettre trop de produit, de rendre la vaisselle glissante comme des savonnettes et de tout faire tomber par terre !
Roh, mais quelle peau de vache...
Il lui a pas fallu longtemps pour prendre ses aises.
Je ne savais pas si je devais être énervé ou flatté,
aussi je décidai d'en rire.
— Allons, il doit bien savoir au moins laver la vaisselle.
Et s'il se coupe avec des morceaux d'assiettes cassées, je lui caresserai la tête demain à l'école.
Hhhhauhre hetit...
Rika bâilla à nouveau.
— Je ne sais pas...
Vous savez, ce brave Keiichi est beaucoup moins dextre qu'il n'y paraît ?
— Boh, eh, c'est bon,
c'est à croire que je ne vaux pas un clou à tes yeux, ma parole.
T'inquiète pas.
Les assiettes, je saurais en venir à bout.
Toi, rentre chez toi.
D'ailleurs, vous êtes sûres que c'est pas dangereux de rentrer toutes seules à cette heure-ci ?
Je vais vous raccompagner en vélo.
Je vais le chercher.
— Et après, c'est vous qui devrez faire le chemin seul, de nuit. Vous n'y pensez pas, mon cher ?
Vous êtes certain de vous perdre, et que ferez-vous donc, une fois arrivé à Takatsudo ?
Il n'y a rien là-bas, ni maison ni éclairage public !
Je n'en revenais pas : Satoko avait complètement retourné la situation.
À croire que vraiment, je ne lui inspirais aucune confiance.
Je n'aimais pas ce qu'elle impliquait,
mais la voir s'inquièter pour moi, ce n'était pas déplaisant.
En fin de compte, il fut décidé que je n'avais pas besoin de les escorter.
Je les raccompagnai tout de même jusqu'à nos grilles.
— Merci encore pour ce que vous avez fait ce soir.
Je vous dois une fière chandelle et un bon repas gastronomique et culturel.
— Si Satoko n'avait pas été là, Keiichi, vous seriez couché, pleurant dans votre couette et tenaillé par la faim...
— Vous avez bien raison, ma chère !
Je ne suis pas mécontente d'être venue.
Et moi non plus, je n'avais pas à me plaindre...
Je les saluai d'une courbette un peu formelle.
— Ah, au fait,
j'ai placé les restes de riz et de légumes dans un tupperware. Vous n'aurez qu'à vous en servir pour le repas de midi, demain.
Pour le petit déjeuner, prenez du pain à toast et de la confiture.
Vous avez de la confiture de fraise et du beurre de cacahuètes dans la partie centrale du réfrigérateur.
Dans votre élément de cuisine en haut à droite, vous avez le cacao en poudre, je pense que sera le plus facile à préparer...
Elle était pénible à tout me dire de manière si détaillée, mais je décidai de l'écouter sagement.
C'est à peu près à cet instant que je compris que Satoko était réellement de bonne humeur, comme me l'avait dit Rika.
Un peu gonflante, mais heureuse.
— Eh bien, bonne nuit, Keiichi.
— N'oubliez pas de vous brosser les dents !
Et sans faire semblant, hein, plus de 5 minutes !
— Oui, Satoko.
Je me brosserai les dents, je mangerai un petit-déjeuner demain matin,
et je n'oublierai pas mon panier-repas.
— N'oubliez pas de vous lever un peu plus tôt, autrement vous manquerez de temps pour tout faire.
Mais si vous voulez, je peux vous appeler au téléphone demain matin, cela vous réveillera pour sûr !
— Nooon, pas la peine, je pense.
Je mettrai mon réveil à sonner un peu plus tôt, c'est tout.
Mais c'est gentil de vouloir penser à tout.
Satoko avait apparemment envie de me faire d'autres recommandations, mais elle se ravisa.
Elle me dit bonne nuit, prit son vélo et disparut sur le chemin, dans la nuit noire.
Rika s'apprêtait à la suivre lorsqu'elle revint vers moi.
— Qu'est-ce qu'il y a, Rika ?
Tu as oublié quelque chose ?
— Aujourd'hui Keiichi, vous avez fait un sans-faute.
Bravo, bravo !
Je ne compris pas.
Elle se mit à m'applaudir.
Ce qui ne m'aida pas plus avant.
— Mais pourtant, j'ai rien fait de spécial ?
Si, j'ai bien failli mettre le feu à ma propre maison...
— Je pense que Satoko a cru pendant un instant que son Totoche était rentré.
Elle avait l'air vraiment heureuse.
— ...
— De temps en temps,
essayez de vous comporter comme cela à nouveau avec elle.
— Tu veux que je devienne un substitut pour son grand frère ?
Rika ne dit rien, mais eut un large sourire.
— Dis-moi...
Qu'est-ce qu'il lui a pris, à Satoshi, de fuguer, alors qu'il avait une sœur pareille à ses côtés ?
Moi à sa place, je serais resté.
— ... Satoshi devait avoir ses raisons.
Je suppose.
Je ne vois ce qui pouvait ne pas lui plaire.
En fait, je ne vois pas quelle raison il pourrait invoquer pour excuser le fait d'avoir laissé sa sœur derrière comme ça.
— J'espère qu'il rentrera bientôt.
Je ne sais pas si je pourrais le remplacer et tenir la comparaison.
— Ne vous en faites pas.
Aujourd'hui, vous lui ressembliez comme deux gouttes d'eau.
Pensez-y !
Si c'est pour faire plaisir à Satoko...
Pourquoi pas, je devrais pouvoir faire ça.
— Riiiikaaaa !
Sous une lumière publique au loin, Satoko avait arrêté son vélo.
— Bon, je dois y aller.
Allez, bonne nuit.
— Ouais, bonne nuit.
— Je ne peux pas remplacer Satoshi, mais vous, Keiichi, vous le pouvez.
Cela me fait enfin un problème de moins à régler.
Rika se retourna et courut jusqu'à son vélo.
Elle rejoint Satoko très vite, et presqu'aussitôt, elles disparurent dans la nuit.
— Satoshi…
Magne-toi de rentrer, mec.
Si tu reviens pas bientôt...
J'te trouve et j'te casse toutes tes dents.
Bon courage jusque là, Satoko.
Je restai à contempler silencieusement l'endroit où je les avais vues la dernière fois pendant un long moment,
même bien après que le son de leurs bicyclettes ne parvint plus à mes oreilles...