Le coin fumeur était empli de volutes pâles.
Nos ventilateurs filtreurs, soi-disant des équipements grand luxe, nous coûtaient bonbon en électricité, faisaient un boucan d'enfer, mais n'étaient franchement pas efficaces dans leur rôle premier.
Pourquoi les fumeurs sont-ils toujours relégués tout au bout des couloirs mal éclairés ?
Il me semblait pourtant que les taxes sur le tabac représentaient 10% des revenus fiscaux... Je suis sûr d'avoir lu un truc à ce sujet, quelque part.
Nous autres fumeurs sommes des contribuables précieux pour la région, la Direction pourrait faire preuve d'un peu plus de gratitude...
— Hmmm, je vois pas pourquoi il faut jeter le 5 de caractère,
ça réduit le choix pour l'attente, non ?
L'un des jeunes de la section fronçait les sourcils à la lecture de la “question de la semaine” du Mah Jong Magazine.
— Oui, mais même en jetant le 5 de caractère, tu restes à une tuile du mah jong.
— Oui, mais si je compte pêcher la lune, j'ai plus de chance en cherchant des deux côtés, quand même ?
— Nounours, regarde les rivières..
Tous les autres joueurs ont déjà jeté le 5 de caractère, c'est une tuile sûre.
Imagine que l'un des autres reste à une tuile du mahjong et n'annonce rien au dernier tour, tu aurais l'air fin.
Il considéra le problème en grommelant, écrasa sa cigarette et en reprit une autre.
— Mouais, mais j'aime pas ça.
Je vois pas pourquoi je devrais sciemment restreindre mes possibilités de combinaisons gagnantes.
— D'ailleurs, si un joueur se défausse bien pour toi dans le dernier tour, tu ne dois surtout pas annoncer un mah jong.
— Quoi ?? Mais pourquoi ??
Une voix retentit soudain de l'autre côté du couloir.
— M. Ôishi, vous êtes là ?
Un appel pour vous, c'est un civil.
— Tiens donc ? Merci ! Bon, je vais voir ce que c'est, d'accord ?
— Mais pourquoi il faut pas que j'annonce le mah jong ??
Mais, attendez, M. Ôishi !
Mon collègue d'en face me tendit le combiné.
— C'est une ligne extérieure.
Un appel d'un téléphone public.
— Aaaaallô ?
Désolé de vous avoir fait attendre, Ôishi à l'appareil.
Allô ?
— Ah, M. Ôishi ? C'est vous ?
Allô ? Allô ??
— Aaaah, M. Maebara !
Bonjour à vous, quel plaisir !
D'après sa voix, il a dû se passer quelque chose.
C'est la première fois qu'il essaye de me joindre.
Et en plus de ça, il ne m'appelle pas de chez lui...
— Allons, allons, calmez-vous,
que vous est-il arrivé ?
— Eh bien...
En fait, euh...
AAAAaaaahhhhh !
Il est complètement hors de lui, je pense qu'il n'a plus toute sa raison.
Je vérifiai que mes collègues n'espionnaient pas notre conversation, puis lui parlai tout bas.
— Que s'est-il passé ?
— Aaaaahh qu'est-ce que... J'ai... j'ai, euh...
— Calmez-vous, calmez-vous !
Je vais vous envoyer l'unité la plus proche de là où vous êtes,
et je vais venir aussi, d'accord ?
— Oh, je... enfin...
...
Je crois que...
qu'il sera trop tard.
Je sentais de la peur et de la résignation dans sa voix.
Ne me dites pas qu'il s'est fait encercler par ses agresseurs pendant qu'il passait ce coup de fil ?
— Vous m'appelez d'un téléphone public, c'est cela ?
De quel endroit exactement ?
Je n'entendais rien à part sa voix.
C'était sûrement une cabine téléphonique.
Je pris un pense-bête et y griffonnai des indications en toute hâte.
Hinamizawa, cabine tél !
Mon collègue comprit aussitôt l'urgence de la situation et appela le standard.
— Calmez-vous, M. Maebara !
Dites-moi ce qu'il vous arrive.
Je savais qu'il ne fallait pas brusquer quelqu'un qui avait perdu la tête, mais je n'avais pas le temps de la jouer fine.
Il ne m'appelle pas depuis un lieu sûr, après s'être enfui d'une situation dangereuse.
Il est en ce moment-même exposé à un grave danger !
Si je tente de le raisonner, je risque juste de l'énerver encore plus.
Il n'appelle pas simplement pour demander de l'aide.
Je parie qu'il veut me dire quelque chose d'important.
Et je suis sûr qu'il sait que s'il ne m'appelle pas maintenant,
il ne pourra plus jamais le faire...
Mon collègue me passa une feuille.
Une seule cabine.
Patrouille en route.
Environ 5 min.
— C'est trop long.
Ils sont combien ?
— Ils sont deux.
C'est pas assez.
Si c'est bien ce que je pense... il est encerclé par plusieurs agresseurs.
Et de toute façon, d'ici 5 minutes il sera trop tard !
— T'as appelé la patrouille de garde là-bas ?
— C'est l'heure de leur ronde.
Ils sont injoignables.
— Merde...
Nounours, fais tourner le moteur !
— Compris !
— Allô..
M. Ôishi...
Kurf kurf kurf
— Oui, allô ?
Je vous entends,
je vous écoute, dites-moi tout !
C'est pas normal...
Ses quintes de toux ne sont pas normales.
Il vomit ou quoi ?
Ou alors... Il crache du sang ?
Il est déjà blessé !
— M. Maebara, j'ai envoyé des policiers.
Ils seront là d'ici deux à trois minutes, alors tenez bon jusque là !
Allô ?
Vous m'entendez ?
M. Maebara ??
Je l'entendis pousser une formidable quinte de toux à l'autre bout du fil.
Une situation catastrophe se dessina dans ma tête.
— M. Maebara,
qui est l'assassin ?
Combien sont-ils ??
— Moi aussi...
au départ, je...
je croyais que c'était des humains qui avaient fait le
ckurf kurf kurf, kurrrrrf kurf kurf
C'est pas une toux, et il ne vomit pas, c'est encore autre chose...
— Est-ce que tout va bien ? Répondez-moi !
— Moi aussi,
j'étais persuadé que c'étaient des humains,
que la déesse n'existait pas...
jusqu'à l'instant, tout à l'heure...
Mais...
...
mais je crois bien que finalement, si...
kurf kurrrrrf kurf kurf
Une toux violente.
Ah, là il vomit, c'est sûr.
— Mais là...
je crois que...
la déesse Yashiro...
ben elle existe vraiment.
Nan, en fait, c'est sûr et certain.
Juste maintenant, là,-
— M. Maebara, calmez-vous je vous en prie...
— Je trouvais ça bizarre, vous savez...
Elle reste tout le temps pile derrière moi !
Je cours, je cours comme un fou, encore et encore !
Mais elle est tout le temps derrière moi, à deux centimètres derrière moi, elle me suit partout comme une ombre !
Et elle se rapproche...
doucement... tout doucement...
— Et alors...
dites-moi, est-ce que...
est-ce qu'elle est là,
maintenant ?
Juste derrière vous ?
— Oui... Elle est derrière moi,
juuuuuuuste derrière moi....
— Je vous en prie,
je sais que vous devez être mort de peur,
mais je vous en supplie, il faut que vous vous retourniez !
Qui est-ce ? Qui se trouve derrière vous ?
— Mais vous êtes fou ? Je peux pas me retourner,
si je me retourne, elle va me...
elle va me...
— Je SAIS que vous avez peur !
Mais il faut absolument que je sache qui c'est !
Tournez juste un petit peu la tête, juste une fois !
Qui..?
Qui se tient derrière vous !??!
À peine avais-je posé la question qu'il fut pris de vomissements violents.
Puis il eut un bruit écœurant.
— M. Maebara...
ne me dites pas...
Vous n'êtes quand même pas en train de vous gratter la gorge, dites ?
Pas de réponse.
Je n'ai pas rêvé... Il est en train de se gratter comme un fou...
Il y eut un bruit fracassant dans le combiné.
Je suppose qu'il l'a laissé tomber et que celui-ci a heurté un mur ou le sol.
J'entendais des grognements, des vomissements, et un bruit... unique en son genre.
— Allô ?
ALLÔ !
M. MAEBARA,
RÉPONDEZ !
Sa voix était de plus en plus distante.
Je savais que ça ne servait à rien, mais je ne pouvais pas m'empêcher de crier.
C'est alors que, depuis l'autre bout du fil, je l'entendis murmurer.
Je n'arrivais pas à distinguer ce qu'il disait.
D'après le ton... il se parle à lui-même ?
Ou bien... est-ce qu'il parle à quelqu'un là-bas ?
— Allô ?!
... ... ... M. Maebara ?
Il psalmodiait quelque chose, très régulièrement, un peu comme une lecture de sutra.
Je fis de mon mieux pour affiner mon ouïe...
Mais qu'est-ce qu'il dit ?
Il répète toujours le même mot... Mais quoi ????
Tut, tuuut, tuuut, tuuut, tuuut, tuuut, tuut...
L'appel a été coupé ??? Pourtant la police, c'est...
Aaah, mais bien sûr !
Il appelait d'un téléphone public !
— ... Aaaaaaah...
La fin abrupte de notre conversation déclencha quelque chose en moi, et je compris enfin ce qu'il avait dit.
— M. Ôishi, on peut y aller quand vous voulez !
M. Ôishi ??
— Pardon, qu'il a dit.
— M. Ôishi ?
C'était ça qu'il avait répété tout le temps.
Pardon...
Alors, d'instinct, je sus.
Je sus que nous n'avions plus besoin de nous dépêcher.
Je remarquai soudain le chant des cigales qui me parvenait par les fenêtres grand ouvertes.
Vjziii, vjzii vjzii vjzii vjzzz...
J'aurais dû les entendre tout le temps pendant que nous étions au téléphone.
Et pourtant, je n'y avais pas prêté attention.
Pourquoi est-ce que je les remarquais seulement maintenant ?
Vjziii, vjzii vjzii vjzii vjzzz...
Est-ce qu'elles seraient en train d'essayer de me dire quelque chose ?
Une pensée me vint soudain à l'esprit...
Si ça se trouve... seules les cigales savent ce qu'il s'est passé.
Juin de l'an 58, ère Shôwa (1983)
Meurtre de deux jeunes filles dans le village reclus de Hinamizawa, district de Shishibone, préfecture de ****.
Suspect : Keiichi Maebara (1* ans)
Le suspect a ramené les deux victimes chez lui
(Rena Ryûgû et Mion Sonozaki) et les a frappées à mort avec une batte de base-ball en métal.
Le lieu du crime est la chambre du suspect, à l'étage.
Les nombreuses traces de sang sur les murs témoignent de la violence des altercations entre les victimes et le suspect.
En outre, des traces de vandalisme ont été détéctées dans le vestibule, dans le salon et dans la cuisine.
Dans le vestibule, le meuble à chaussures était brisé et les murs portaient les traces de coups violents.
La balistique a confirmé que les traces correspondaient à l'arme du crime.
L'absence de traces de sang laisse à penser que les coups furent portés avant le crime.
Il est possible que le suspect ait voulu intimider ses victimes et les empêcher de fuir.
Dans le salon, le tapis était partiellement retourné.
Il est improbable que cela soit dû à une altercation. Aucune explication n'a été trouvée.
Dans la cuisine, le sac d'ordures a été déchiré et les détritus étalés sur le sol.
Les empreintes du suspect ont été retrouvées sur certains détritus.
Le suspect, pour une raison ou une autre, a sorti les détritus et les a touchés avec la paume de la main.
Aucune explication n'a été trouvée.
De plus, il y avait un sticker aimanté sur la porte du réfrigérateur portant la mention “Il n'y avait pas une aiguille ?”
Aucune explication n'a été trouvée.
La balistique a cherché l'aiguille, mais n'a rien trouvé.
Dans le garage, aucune trace de vandalisme ne put être détectée, mais la porte coulissante en fer était descendue, alors qu'elle était restée ouverte tout le temps depuis le premier jour où les Maebara avaient emménagé.
Les empreintes du suspect ont été trouvées sur la porte coulissante.
Aucune explication n'a été trouvée.
Le suspect a fui le lieu du crime,
mais il a été découvert gisant dans une cabine téléphonique par un officier de police stationné à Hinamizawa effectuant sa patrouille.
Lorsqu'il a été découvert, le suspect avait déjà perdu connaissance.
Il fut emmené immédiatement à la clinique médicale locale, mais malgré les soins, il ne reprit pas connaissance et mourut moins de 24h plus tard.
L'autopsie déclare qu'il est mort du choc post-traumatique dû à l'hémorragie.
À force de se gratter et de se griffer le cou, il provoqua une forte hémorragie, qui conduisit à son décès.
La ressemblance frappante avec les circonstances de la mort du dénommé Tomitake, décédé une semaine avant les faits, poussa les enquêteurs à privilégier la piste d'une série de meurtres.
Sous la pression des associations de quartier, l'enquête fut menée officieusement.
Les enquêteurs soupçonnent l'emploi d'une drogue ayant poussé à cette mort si particulière, mais l'autopsie n'a rien révélé en ce sens.
La première hypothèse retenue fut celle d'un acte soudain et irréfléchi, de par le nombre d'éléments incompréhensibles dans l'affaire.
Mais l'enquête révéla progressivement une série d'actes louches de la part du suspect, ce qui fit changer la donne.
Tout d'abord, la rupture avec le cercle d'amis proches. L'isolement volontaire. Une série de commentaires cryptiques.
Puis il se mit à emporter l'arme du crime partout avec lui, quelques jours avant les faits.
Puis il y eut les menaces, ainsi qu'une propension à parler tout seul. Certains de ses camarades de classe ont pu rapporter certains des propos qu'il a tenus.
L'avant-veille des faits, il a lui-même annoncé à ses parents sa mort prochaine.
D'après ces éléments, les enquêteurs ont revu leur copie et ont privilégié la piste d'un acte prémédité.
Bien plus tard,
une lettre fut trouvée dans la chambre du suspect, écrite de sa main.
Elle consistait en deux moitiés de feuilles de taille B5.
Comme si le suspect avait tenu à la faire disparaître,
la lettre était placée très soigneusement derrière son horloge murale.
Le contenu de cette lettre est retranscrit dans l'annexe.
Les enquêteurs y accordent une grande importance, de par sa relation étroite avec les faits.
Découvrant grâce à cette lettre la possibilité que le suspect ait été entraîné malgré lui dans une autre affaire, l'enquête reprit de zéro, dans cette optique.
Mais tous les efforts furent vains, ce qui remit en doute la crédibilité du contenu de la lettre.
Le meurtre était-il prémédité, ou pas ?
L'enquête piétina, et l'affaire semblait destinée à garder son mystère pour toujours.
Pourtant, plusieurs années après les faits,
un élément anormal fit surface à propos de la dernière lettre du suspect.
Elle n'était pas constituée de deux moitiés de feuilles au format B5,
mais d'une seule et même feuille,
dont quelqu'un aurait...
retiré la partie centrale.
D'après la taille de l'écriture du suspect, la partie supprimée devait contenir 2 voire 3 lignes.
Il paraît très vraisemblable que la personne ayant retiré ce morceau de la lettre ne soit pas le suspect.
De plus, d'après les traces relevées à-même l'horloge murale,
les enquêteurs pensent qu'il y avait eu, outre la lettre, encore autre chose accroché à l'horloge.
La personne qui a découvert cette lettre est l'ex-inspecteur Kuraudo Ôishi, réputé pour avoir toujours été très, sinon trop, proche de l'enquête.
Il fut interrogé par les enquêteurs, mais nia fermement être responsable de la destruction partielle du document...
Annexe : Lettre du suspect
Je m'appelle Keiichi Maebara, et quelqu'un veut me tuer.
Je ne sais pas qui ni pourquoi l'on cherche à me supprimer.
La seule chose que je sais, c'est que cela a un rapport avec la malédiction de la déesse Yashiro.
Rena et Mion étaient complices des coupables.
Il y a aussi quatre ou cinq hommes.
Ils possèdent une grosse berline blanche.
C'est tout pour le contenu du premier morceau. La feuille est déchirée horizontalement à cet endroit.
Le deuxième morceau commence ainsi, la partie supérieure ayant été déchirée horizontalement.
Je ne comprends pas comment tout ceci a pu arriver.
Si vous lisez ce message, c'est que je suis mort.
Peut-être aurez-vous trouvé mon cadavre, ou peut-être pas.
Vous qui lisez ce message, je vous en supplie, vous devez découvrir la vérité.
C'est la seule chose que je souhaite au monde.
Keiichi Maebara