Je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit... enfin, quasiment pas.

Disons que j'avais eu l'intention de rester éveillé toute la nuit, mais j'ai quand même dû m'assoupir par moments, car j'ai quelques trous noirs dans mes souvenirs.

J'ai dû piquer du nez une paire de fois, me redressant subitement à chaque fois...

Finalement, toute la nuit, j'ai bloqué l'accès à ma chambre en me barricadant avec ma couette, assis en étreignant ma batte.

J'étais face à la fenêtre et je l'ai scrutée tout le temps.

Si je m'étais levé pour bouger de là, quelqu'un se serait infiltré par la porte, aurait sauté par dessus ma couette et m'aurait attaqué.

Pareillement, si j'avais cessé pour un instant d'observer la fenêtre, quelqu'un aurait brisé la vitre et serait rentré par effraction...

Je me suis dit des dizaines de fois que j'étais bête et que je me faisais des films...

...

mais je n'ai pas dormi.

Dormir, cela voulait dire relâcher ma garde, rester sans défense, et ça, ça me faisait trop peur, je ne pouvais pas me le permettre.

Si c'était pour m'endormir angoissé, j'avais autant rester éveillé.

C'était nettement plus rassurant.

Et puis à force de veiller, de m'assoupir, de me réveiller, de me faire des films... d'un seul coup, ce fut le matin.

En fait, je n'avais pas l'impression que ce fût vraiment le matin.

C'était plutôt encore la nuit, sauf que le soleil s'était levé.

À travers les rideaux, je jetai prudemment un regard au dehors.

Rena n'était plus là.

Je cherchai un peu partout du regard dans les environs, mais je ne pus la trouver.

Alors seulement, je compris que la nuit était vraiment terminée, et je poussai un soupir de soulagement.

Je ne veux pas mentir en disant que je n'avais pas sommeil, mais je ne voulais pas m'endormir tout de suite.

Pour ça, j'avais encore le temps.

Sauf que je devais me préparer le petit-déjeuner tout seul, aujourd'hui, donc il valait mieux me lever tôt.

Tu me diras, je pouvais aussi tout simplement sécher les cours.

Ma mère n'était pas là, cela ne présentait donc aucune difficulté.

À vrai dire... c'était très tentant.

Les risques que j'encourais en sortant d'ici étaient incommensurables.

Le plus sûr pour moi, c'était de rester calfeutré chez moi.

Mais malheureusement... cela ne résoudrait rien au problème.

Tant que je n'aurai pas de preuve tangible, M. Ôishi ne fera aucun effort pour me tirer de là.

D'ailleurs, il n'était pas le seul.

Mes parents non plus...

Ce qui voulait dire... que tant que je n'aurais rien de concret, ma nuit d'angoisse serait éternelle...

Comme j'avais pris l'habitude de le faire dans ces moments-là, je me redressai, les bras le long du corps, les yeux fermés, la tête légèrement inclinée vers l'arrière.

Ma respiration se calma...

et je repris mon sang-froid.

Reste zen, Keiichi Maebara...

Allons à l'école.

Attendons de voir ce qu'elles vont essayer de faire aujourd'hui.

Ne les provoque pas...

Au dernier moment, évite leur piège et sers-t'en comme preuve.

Si une voiture s'approche, retiens le numéro de la plaque.

Retiens bien la tenue et le visage de tous les gens qui pourraient te paraître suspects.

Il ne s'agit pas ici simplement d'assurer ta propre protection... En fait, il faut que tu te tiennes prêt à réagir.

C'est un peu comme la tension dramatique d'un combat de samouraï. Une fois que les deux combattants ont tiré leur lame de leur fourreau, ils s'observent et attendent le moment opportun pour placer une attaque mortelle...

Certes, tu as un désavantage.

Mais tu as encore une chance de placer un contre !

Enfin, le courage jaillit comme un feu au fond de mon âme.

OK.

Allons à l'école.

Je repris la batte de Satoshi dans les mains.

C'était mon seul allié, mais un allié de taille.

Satoshi... S'il te plaît, prête-moi ta force.

Tu t'es fait tuer, c'est bien ça ? Alors venge-toi à travers moi !

Je devrais pouvoir y arriver.

À nouveau résolu, je regardai l'heure.

Il était encore tôt.

Bien sûr, je comptais aller seul à l'école.

Et si je ne voulais pas tomber sur Mion ou sur Rena en chemin, il valait mieux partir maintenant, ou alors il serait trop tard...

Dans l'entrée, les restes de l'armoire à chaussures gisaient, épars.

Aaaah, oui...

J'avais voulu ranger ça hier, mais entre le téléphone et tout ce qu'il s'était passé, ça m'était complètement sorti de la tête.

Si mes parents rentrent pendant que je suis à l'école, ça va gueuler...

En même temps, si je perds mon temps maintenant à balayer les morceaux, je vais tomber sur les filles en partant.

Bah, je rangerai en rentrant...

Je vérifiai plusieurs fois toutes les portes et les fenêtres, puis me mis en route.

J'avais sali mon uniforme hier, et il était encore dans la machine.

Aujourd'hui, je partais en survêtement.

Le fait de ne pas porter les mêmes habits que d'habitude renforçait mon sentiment que ce matin n'était pas un matin comme les autres.

Instinctivement, je sus qu'aujourd'hui...

J'allais probablement me faire tuer.

Ne relâche pas ta garde, Keiichi Maebara.

Il n'appartient qu'à toi de faire en sorte que ce jour ne soit pas ton dernier...

Je passai ce matin à faire des moulinets à la batte, comme s'il se fût agit là de mon entraînement quotidien.

Puis Rena arriva.

Nous échangeâmes un regard, mais sans nous dire bonjour.

Rena ne parla pas de l'incident de la veille.

... Comme s'il ne s'était rien passé.

Mais les événements d'hier avaient bel et bien eu lieu, comme le démontraient les nombreuses blessures sur ses doigts.

Je l'ai entendue tout à l'heure expliquer à Satoko qu'elle s'était blessée en faisant la cuisine hier soir.

Bah, qu'elle dise ce qu'elle veut, ça ne me fait plus rien.

Les détails des incidents qu'elle avait commis dans son école me revinrent en tête, tels que me l'inspecteur Ôishi me les avait décrits hier soir au téléphone.

Maintenant que je sais tout ça, je ne pense plus que Rena soit une fille presque parfaite. Même pas en rêve...

Mion

— Salut, Kei. Alors, tu joues toujours à base-ball Boy ?

C'était Mion.

Je l'avais vue approcher, donc sa voix ne me surprit pas spécialement.

Keiichi

— Ah, Mion ?

Si tu sais que je suis en plein entraînement, pourquoi tu me déranges ?

J'ai un championnat à gagner, moi, j'ai pas que ça à faire.

Je n'avais pas l'intention de faire comme si de rien n'était, aussi je lui répondis franco.

Je me mis à faire des moulinets un peu plus grands, empêchant par la même occasion Mion de se rapprocher trop de moi.

Mion

— Allons, allons, p'tit gars, fais une pause.

Elle devait avoir compris le message.

Keiichi

— Il reste peu de temps avant le début des cours.

Laisse-moi m'entraîner encore un peu.

Je repris mes moulinets, de plus en plus fort.

Mion

— ... ... ... Je ne me souvenais pas que tu aimais le base-ball à ce point ?

Keiichi

— Ça m'a pris tout récemment.

Mion

— Tout récemment, c'est-à-dire ? Hier ?

Keiichi

— Si tu connais les réponses, ne pose pas les questions.

Mion

— ... Tiens donc ?

C'est pas un ton ni une réponse digne d'un sportif, tu sais.

Keiichi

— Tu me déconcentres.

... Et puis fous-moi la paix, tu veux ?

L'ignorant derechef, je continuai l'entraînement.

D'habitude, quand quelqu'un vous parle sur ce ton, vous vous énervez ou bien vous restez un moment interloqué, et puis vous vous barrez.

Mais Mion se mit simplement à attendre que j'en eusse fini.

Je ne ressentai aucune aggressivité de sa part.

Nous sommes dans la cour de l'école, les gens peuvent nous voir.

Elle ne m'attaquera pas ici...

Ou bien suis-je trop naïf ?

Je commençais à fatiguer un peu.

Il valait peut-être mieux faire une pause et écouter ce qu'elle avait à me dire.

Keiichi

— ... Tu dois me vouloir quelque chose ?

Quoi ?

Je suais à grosses gouttes.

De plus, je respirais à grandes goulées, ce qui prouvait...

que ma condition physique était vraiment mauvaise.

Dans cet état-là, je ne sais franchement pas si je serais maître de mon corps s'il devait m'arriver quelque chose.

Il vaut mieux continuer à m'entraîner, non seulement comme alibi pour avoir cette batte avec moi, mais aussi pour me fortifier, parce que ma forme est loin d'être glorieuse...

Mion

— Rien de particulier.

Si tu es fatigué, je peux remettre ça à plus tard.

Keiichi

— Nan, maintenant, je préfère.

Je l'écoutais seulement parce que j'avais conclu que j'étais en sécurité pour l'instant.

Je n'avais aucune envie de lui parler en tête-à-tête dans un coin désert...

Mion

— ... Ouais... Ben en fait...

hmmm...

Ça ne lui ressemble pas de choisir ses mots.

Mais ça n'avait pas l'air d'être le genre de conversation de Ôishi, où l'on a peur de savoir la suite.

Mion ne savait comment commencer, apparemment.

Elle finit par pousser un soupir de découragement et se mit à rire.

Mion

— Ha ha ha ha ha !

Désolée, p'tit gars, mais c'est vraiment pas ma tasse de thé, ce genre de conversations.

J'ai pas le vocabulaire pour.

Keiichi

— Bon, qu'est-ce que c'est que toutes ces simagrées ?

Si tu as quelque chose à me dire, dis-le moi sans ambages.

Mion

— Arrête.

Arrête de t'entraîner.

Ah oui quand même, elle n'y va pas par quatre chemins...

C'était d'ailleurs tellement direct de sa part que je ne voyais pas trop ce qu'elle voulait dire par là.

Je me suis arrêté, non ? Autrement, je ne lui parlerais pas.

Keiichi

— Je suis pas en train de m'entraîner, là, que je sache.

Mion

— C'est pas ça ce que je veux dire.

Je veux que tu arrêtes à tout jamais.

Désolée pour toi, mais c'est comme ça.

Il m'a fallu un moment pour comprendre ce que cela signifiait.

L'entraînement à la batte serait-il un problème ?

Keiichi

— Et pourquoi ?

Je t'ai rien demandé, moi !

Ça dérange personne !

Mion

— Justement, si.

Comment pouvait-elle affirmer une chose pareille avec tant de certitude ?

Je n'y comprenais plus rien, et cela commençait sérieusement à me gonfler.

Keiichi

— Mais qui ?? Où ? Quand ?

Mion

— Euh...

Hmmmm...

Mion ne savait plus quoi répondre.

Elle reprit finalement ses esprits.

Enfin, d'un ton très haché et hésitant, elle parla :

Mion

— Ben tu sais Kei...

cette batte,

elle est pas à toi, quoi.

C'est pas sympa de l'emprunter sans demander, tu sais...

Keiichi

— C'est un élève qui a changé d'école qui l'a oubliée ici, non ?

Je la lui emprunterai jusqu'à ce qu'il revienne me la demander, pas de problème.

Mion

— Hein ? Oh...

Ouais, enfin bon, en même temps, il a changé d'école, hein...

Cela ne lui ressemblait pas du tout.

Je voyais bien que cette histoire de transfert dans une autre école était un gros mensonge.

Keiichi

— C'est pas très courant, quand même.

Le grand frère change d'école,

mais pas sa petite sœur ?

Mion fut visiblement surprise.

Mion

— Kei... mais alors... tu étais au courant ??

Keiichi

— Satoshi Hôjô.

C'est le grand frère de Satoko, non ?

L'année dernière, il a été enlevé par les démons, et on ne l'a plus revu depuis.

Mion se tut.

Keiichi

— Rena m'en a parlé aussi.

Elle m'a demandé pourquoi j'avais commencé à m'entraîner.

Mion

— ... ... ...

Keiichi

— Elle m'a raconté que lui aussi s'entraînait.

Plein de moulinets à la batte.

Et ce, juste avant de disparaître.

Mion

— ... ... ...

Keiichi

— Alors quoi, c'est un signe annonciateur que je vais subir la malédiction de la déesse Yashiro ?

Mion

— Mais chuuuuuuuuuuuuuut !

Mion regarda dans tous les sens, effarée.

Mion

— Je t'en supplie, Kei, ne parle pas de la déesse Yashiro aussi facilement !

Moi, je n'y crois pas vraiment, mais les autres y croient dur comme fer !

Surtout Rena, ça fait peur, parfois !

Keiichi

— Ça fait peur...?

Mion

— Bref !

Mion

Tu fais peur à tout le monde avec ça !

Mion

Si c'est une mauvaise blague de ta part, pour jouer au con, arrête tout de suite, d'accord ?

Mion

Arrête d'imiter Satoshi avait une batte... c'est tout ce que je te demande !

Mais c'est MOI qui ai peur des autres !

Elle croit que c'est la faute à qui si j'ai pris cette batte ?

Mais je ne comprends toujours pas comment ce que je fais peut-il toujours faire écho à ce que faisait Satoshi...

Si quelqu'un m'avait un peu poussé en ce sens, je comprendrais, mais là, c'est quelque chose que j'ai décidé tout seul.

Keiichi

— Écoute, je préfère te le dire tout de suite :

je ne sais rien à propos de Satoshi.

Vous m'avez tout le temps caché son existence.

Mion

— Caché, non, enfin on n'a pas vraiment essayé de...

Keiichi

— Vous m'avez caché ce qu'il s'est passé les dernières années, non ?

Mion

— Mais on voulait pas que... comment dire...

Ummm...

Keiichi

— Vous ne vouliez pas me faire peur ? C'est pour ça que vous ne m'avez pas mis au parfum ?

C'est pour ça que je suis le seul idiot à ne pas être au courant ?

Mion

— Mais c'était pas prévu comme ça, je...

Keiichi

— Je t'ai demandé directement, à TOI, ce qu'il s'était passé au barrage.

Et tu m'as répondu quoi ? Qu'il ne s'était RIEN passé !!

Alors qu'il y a eu un meurtre avec démembrement !

Sale menteuse de merde !

Mion

— Oui, désolée, écoute, je...

je voulais pas te mentir, je...

Keiichi

— Les amis, on leur fait pas autant de secrets !

Non ?

Eh ben alors c'est facile, vous n'êtes plus mes amies !

Mion

— ... Kei...

Mais enfin... mais tu peux quand même pas...

Mion avait l'air désemparée.

Elle était au bord des larmes.

Je n'aurais jamais cru ça possible de sa part.

Keiichi

— Aah oui, et au fait, les gâteaux de riz de l'autre soir, ils étaient super bons ! Tellement l'extase que j'ai failli mourir !

... Qui a eu la brillante idée de le faire ?

C'était toi ?

Ou Rena ?

Mion

— ...

C'est moi.

Mion reconnaissait les faits sans faire d'histoire...

Décidément, cette fille n'en finissait pas de m'étonner.

Keiichi

— J'aurais pu en crever, pauv' conne !

Tu crois peut-être que c'est le genre de crasses que tu peux faire à tes amis ?!?

Mion

— Oh l'autre, eh... c'était juste une blague, quoi...

Mion se mit à rire un peu nerveusement, apparemment déboussolée. Sa réaction me mit hors de moi.

Keiichi

— Ah oui, juste une blague, HEIN ???

Je la chopai par le col et la soulevai.

C'était pas du petit acabit ! C'était pas comme si elle m'avait mis du tabasco dans les gâteaux !

C'était une aiguille, une putain d'aiguille à coudre !

Qu'est-ce qu'elle s'imaginait qu'il se serait passé si je l'avais avalée, si elle s'était plantée dans mon œsophage, hein ???

Mion tremblait visiblement de peur.

Elle n'était plus du tout la Mion que je connaissais.

Keiichi

— Quoi qu'il en soit.

Tu n'es plus une amie.

Je n'ai donc aucune raison de faire ce que tu me dis.

Et maintenant, tu vas me lâcher, et pour un fameux moment, même.

Compris ?

Elle ne répondit rien.

Keiichi

— Vous pouvez essayer de me supprimer, mais je vous préviens, ça va pas être facile.

Les flics vous soupçonnent depuis le début.

Ne croyez pas que vous me ferez disparaître aussi facilement que Satoshi !!

Comme ça, pan, dans les dents.

C'était une déclaration de guerre.

Keiichi

— Moi aussi, je vous soupçonne d'y être pour quelque chose dans tous ces incidents.

Keiichi

Je sais aussi que tu es une habituée des gardes à vue depuis belle lurette !

Keiichi

Ne crois pas que tu peux me cacher tout ce que tu veux ! C'est clair ??

Mion

— Mais...

Mais comment tu peux... savoir ça...

Mion resta clouée de stupeur, le visage perdant toute expression.

J'entendis à ce moment-là la cloche du directeur qui sonnait le début des cours.

L'appel allait bientôt commencer.

Keiichi

— ... Allez, viens.

Sans la déléguée de classe, le cours ne pourra pas commencer.

... Hm ?

C'est là que je remarquai pour la première fois que Mion pleurait à chaudes larmes, en essayant d'étouffer ses pleurs.

Mion

— ... ... ... Comment...

Comment tu peux dire des choses pareilles...

Keiichi

— ... ... Mion, je...

Je voulais la consoler, mais j'ai préféré me taire.

Je n'avais rien à me reprocher.

Keiichi

— Bon écoute, j'y vais.

Ne sois pas en retard pour l'appel.

Je tournai les talons et partis en direction de l'école, la laissant tremblante, en pleurs, derrière moi.

Je n'aurais jamais cru que c'était si gênant de faire pleurer une fille.

Puis soudain, dans mon dos...

Tout doucement, d'une voix presque inaudible, je l'entendis parler.

Mion

— ... Je vois...

Keiichi

— Hein ?

Elle ne parlait à personne.

Elle se parlait toute seule.

Sa voix était entrecoupée de sanglots, mais elle avait des éclats rieurs, moqueurs, presque déments. Elle parlait sur un ton un peu... enragé.

Je m'arrêtai tout net et me retournai.

Mion

— C'est l'autre salopard...

qui lui a tout raconté...

Elle serrait les deux poings très forts, tout en pleurant.

Elle fixait le sol... avec une expression démentielle sur le visage...

et elle le maudissait... en souriant légèrement.

À la vue de son visage, mon dos se raidit de peur.

Sa métamorphose était encore bien différente de celle de Rena...

Mion

— J'aurais dû le buter ce jour-là...

Quand je pense que j'ai eu pitié de lui parce qu'il part à la retraite cette année... cet espèce de connard a oublié ce que c'était que la gratitude...

Il part à la retraite cette année ?

... Mais !! Elle parle de l'inspecteur Ôishi !

Mion

— Sale vieux con...

Salopard de merde...

Enculé de sa race... Je le crèverai...

Je le crèverai !!!

Tout autour de moi, l'air se distordait.

Mion était au centre de mon champ de vision, et le monde se fondait lentement en elle,

en tournoyant,

comme une spirale.

C'était de la peur que je ressentais, et ce à un point encore jamais atteint...

Mion

— Levez-vous !

Gaaarde-à-vous !

Mion justifia ses yeux rouges en expliquant que ses lentilles de contact lui faisaient mal.

Toute la journée, ni Rena ni Mion ne m'adressèrent plus la parole.

Satoko et Rika n'osèrent pas non plus croiser mon regard.

Bizarrement, cela ne me faisait ni chaud ni froid.

En fait, j'étais tout simplement redevenu comme avant.

En y réfléchissant un peu, je compris que tout simplement, le premier mois que je venais de passer après mon déménagement avait été trop beau pour être vrai.

Ni plus, ni moins.

De toute façon, à la base, l'école, ç'avait toujours été un endroit comme ça.

Je devais détester cette ambiance oppressante autrefois... mais aujourd'hui, elle m'était très agréable.

La cloche retentit, annonçant la fin des cours. La journée avait été morne, un peu tendue, un peu molle, un peu monotone.

Il me paraissait évident que si les filles me demandaient encore de rester au club, je passerais une journée extrêmement désagréable, aussi je préparai mes affaires pour partir en évitant soigneusement leur regard.

Je fourrai tout dans mon cartable, pris la batte de Satoshi en main et me dirigeai vers le vestibule de l'école.

J'étais assailli à tour de rôle par des émotions contraires. D'un côté, le soulagement d'avoir passé la journée sans qu'il m'arrivât quoi que ce soit, et de l'autre l'appréhension de devoir revivre la même journée le lendemain, puis le surlendemain, puis tous les jours encore...

Mais au fond de moi... tout au fond de moi.

Le coin le plus sombre, le plus reclus, au fin fond des méandres de mon âme, se mit à me démanger... et je sus.

Je sus que tout prendrait fin aujourd'hui.

Est-ce que cette fin serait bien pour moi... ou est-ce qu'elle ne le serait pas ?

Aucune idée.

Mais pour moi, il y avait une chose encore plus importante que le fait de savoir comment tout cela finirait.

Une chose que je devais absolument savoir.

Pourquoi dois-je y passer ?

Pourquoi moi ?

Pour quelles raisons ?

Dans quel but ?

Les rayons du soleil était encore ardents.

Ni le soleil, ni la chaleur, ni l'air lourd...

ne voulaient m'apporter de réponse.

À moins que... à moins que le bruit assourdissant du cri des cigales ne soit en fait un langage codé pour m'avertir de quelque chose...?

Je suis sûr que, perdues dans leurs cris, les voix de M. Tomitake et de Satoshi cherchent désespérément à m'interpeller...

Mais pour l'instant, je serais bien incapable de discerner leurs voix.

Est-ce que... est-ce qu'une fois que je pourrai discerner leurs voix, je joindrai moi aussi mes cris à tout ce vacarme, pour tenter par tous les moyens de prévenir la prochaine victime ?

Laissant par hasard traîner mon regard au niveau de mes pieds, je vis une cigale couchée sur le dos, qui tentait encore de cymbaliser.

Vjz vjzi, vjz...

L'été venait à peine de commencer, et pourtant celle-ci était déjà en train de réunir ses toutes dernières forces pour pousser un dernier cri dans son dernier soupir.

Et j'eus beau approcher mes oreilles... je ne compris pas ce qu'elle était en train de dire.

Mais il me fallait absolument faire cet effort.

Mûe par l'énergie du désespoir, sa voix essayait de me dire quelque chose. Il était donc de mon devoir de m'efforcer par tous les moyens de l'entendre, de l'écouter, de comprendre ses paroles.

Et soudain... toutes les autres cigales se turent d'un seul coup.

Un peu comme la peur fait taire la fronde lorsque le dictateur et ses sbires arrivent...

Oui, pas d'erreur possible.

Quelqu'un approchait.

Le bruit de son pas était infime.

Si les cigales n'avaient pas fait silence, je ne l'aurais jamais remarqué.

Ma fatigue s'envola, et mon cerveau se mit à affûter mes cinq sens.

Puis, inspirant lentement, je maîtrisai la peur qui montait en moi.

Je ne pensais pas pouvoir la maîtriser bien longtemps, mais bon...

Une fois mes sens aiguisés, je pus enfin trouver le calme.

Aujourd'hui, je ne dois pas crier.

Calmement, je me cachai parmi les arbres, et j'attendis mon poursuiveur de pied ferme.

Est-ce qu'il passera sans faire d'histoire ?

Non, si moi j'ai pu entendre le bruit de ses pas, il pouvait certainement faire de même.

Mais alors... il doit avoir compris que je me cache quelque part.

Est-ce que c'est... Est-ce que c'est Rena qui me suit ? Comme hier ?

Si c'est Rena, elle en prendra pour son grade.

Je lui gueulerai dessus comme hier et je la ferai marcher devant moi.

Mais si ce n'est pas elle ?

Hmm... Ça va dépendre de sa réaction, je suppose.

J'entendais les pas se rapprocher, un à un, lentement.

J'avalai nerveusement ma salive, puis essuyai mes mains à tour de rôle sur mon pantalon avant de réagripper ma batte correctement.

La peur me poignait, menaçant de s'accaparer mon corps à la moindre inattention.

Mais qui est-ce ?

Je risquai un coup d'œil.

Comme je l'avais deviné, c'était Rena.

Je ressentis un certain soulagement, car l'ennemi n'était pas inconnu, mais ce sentiment fut de courte durée.

Quelque chose clochait.

Son regard était terne, inerte. La lumière de la vie l'avait quitté.

Et pourtant... ses lèvres étaient légèrement arquées... en un sourire fantômatique.

Mais surtout ... ce qui attira mon regard, c'est sa main droite... Elle y tenait

une hache.

Rejoignant ma cachette, j'examinai attentivement le souvenir de cette vision. Je n'arrivais pas à y croire...

Qu'est-ce que c'était que ça ?

Cette vision était une incarnation trop... vulgaire, trop crue, de la peur qui me tenaillait !

La batte de base-ball que je tenais dans les mains était censée me servir à me défendre, mais je pouvais la justifier en faisant croire à un entraînement sportif, si le besoin était. Elle pouvait facilement faire illusion.

Mais une hache ?

Il n'y avait absolument aucune chance de faire croire à une utilisation innocente !

C'était une hache, et rien d'autre qu'une hache !

Rena

— ... Eh bien alors, Keiichi ?

Tu joues à cache-cache, c'est ca ?

C'est ça ?

Mon cœur fit un bond dans ma poitrine.

Je crus bien que je n'arriverais plus à respirer.

La peur que j'avais contenue en moi fit voler en éclat les carcans de ma raison, et seuls les litres de sueurs qui s'échappaient par tous les pores de ma peau eurent l'amabilité de me signifier qu'elle avait pris le contrôle de mon corps.

Je suis foutu...

Je ne suis pas assez bien caché.

Elle sait que je me cache !

Rena

— ... Eh bien alors, petit sacripant, tu as voulu me faire une surprise, c'est ça ?

C'est ça ?

Quitte à la laisser s'approcher de moi, je décidai de me montrer avant qu'elle ne fût à portée.

Tenant la batte d'une main ferme, je pris ma résolution et sortis de ma cachette.

Rena

— AhaHAhaHAhaHAha !

Un-deux-trois pour Keiichi ! Je t'ai trouvé !

Rena riait, mais ses yeux trahissaient une colère sombre.

Le fait que je me sois caché pour l'attendre ne lui plaisait vraiment pas...

Son regard était si...

si profond...

que je sentis mes jambes sur le point de se dérober.

Eh merde... je suis foutu...

Je sentais dans mon ventre une masse informe bouillonner, brûlante, qui me glaçait le sang.

Cette masse visqueuse allait certainement se propager dans mon sang, atteindre mes membres, me paralyser tout entier !

Non... il faut pas...

Il faut pas que Rena me bouffe !

Dis quelque chose !

Te laisse pas impressionner !!

Keiichi

— Qu-qu-qu'est-ce que tu fais là ?!

J'avais haussé le ton en espérant que cela couvrirait ma peur.

Mais malheureusement, cela n'eut pas l'air de faire beaucoup d'effet.

Rena

— Mais je fais comme toi, Keiichi.

Je rentre à la maison.

Keiichi

— Alors pourquoi t'as la hache en main ?

Rena

— Et toi, pourquoi tu as la batte en main ?

Keiichi

— Je m'entraîne au base-ball, moi !

Rena

— Eh bien moi, je fais une chasse au trésor.

Sa justification, sortie du tac au tac, me prit complètement pas surprise.

Keiichi

— Une chasse... au trésor ?

Rena

— Dans la montagne de trésor sur le site du barrage, j'ai trouve un truc tout mimi l'autre jour, alors je vais aller le sortir et le ramener à la maison !

Et pour ça, il me faut la hache.

Keiichi

— Mais... Tu te fous de moi ou quoi, je te crois pas !

Rena

— Ah, je me doutais que tu n'y croirais pas une seconde.

AHAhaHAhahAHAHhAhAhA !

Aujourd'hui, elle avait un rire qui n'était pas normal.

Je l'avais déjà vue plusieurs fois transfigurée...

... mais aujourd'hui, il y avait en elle quelque chose de vraiment différent.

Ce n'était pas simplement un petit détail bizarre, une posture un peu étrange ou un regard un peu fou.

Non... aujourd'hui, c'était beaucoup plus... comment dire.

Ça crevait les yeux, quoi !!

Rena

— Eh bien alors ? Attends-moi, Keiichi.

Ahahaha, ahaha, aHAHAHAhAHAHAhAHAhAHAhA

Prise d'un fou rire de dément, Rena avançait implacablement sur moi.

Chaque fois que Rena était trop proche, je me mettais à courir en avant, puis me retournais et la regardais s'approcher à nouveau. Encore et encore.

Je pense que n'importe qui se serait rendu compte que j'essayais de m'enfuir.

Keiichi

— Mais... arrête de me suivre !!

Rena

— Aaah, ça, désolée, Keiichi, mais je ne peux pas.

J'habite dans cette direction, tu sais.

Aahahahaha AHhahahahAH AHaAHAhaHAHA !!!!

Hier, Rena avait eu peur de moi et avait obéi à mes ordres.

Mais aujourd'hui, ce n'était plus le cas.

Rena ne montrait aucune crainte.

C'était même plutôt moi qui avais peur d'elle !

Je sais ! Si elle insiste pour prendre le chemin habituel, je n'ai qu'à en prendre un autre !

Comme ça, le probleme est réglé !

Je m'engageai aussitôt dans un chemin étroit qui ne me paraissait pas familier.

Mais Rena, riant toujours à gorge déployée, me suivit quand même...

Mais pourquoi ?

Pourquoi ??

Tu voulais rentrer chez toi, non ?!

Pourquoi tu ne prends pas le chemin habituel, hein ??

Pourquoi tu me suis... jusque dans un chemin... un peu à l'écart ??

Dans ma tête, je hurlais sur elle, mais les mots eurent beaucoup de mal à sortir.

Keiichi

— P-p-po-pourquoi est-ce que tu-tu me suis ?

La peur était palpable dans ma voix.

Rena

— Eh bien disons que... j'ai envie de parler avec toi Keiichi.

Surtout que tu as, toi aussi, des choses à me dire, n'est-ce pas ? N'est ce pas ?

Keiichi

— Qui, moi ? J'ai rien à te dire, rien du tout !

Rena

— Ça, c'est un mensonge... Je me trompe ?

Il y a bien une ou deux choses dont tu voudrais me parler, non ?

Keiichi

— Non !

Rien du tout, absolument rien !!

Rena

— Tu mens...

Keiichi

— Non, je ne mens pas !

L'écho de son accusation résonna tout alentour, surprenant les oiseaux et les délogeant de leurs arbres.

Je pressai le pas. C'était la seule chose que j'étais capable de faire...

Rena

— Allez, viens discuter, Keiichi...

Discuter...

Discuter...

Héhéhéhé, ahahahahAHHAHAhahahAHahAhAha !

Mais qu'est-ce que je fais ici, sur ce chemin ? Je sais même pas où je suis, je sais même pas où il mène !!

Rena

— Tu es sûr qu'il n'y a rien qui te tracasse ?

Keiichi

— Oui, je suis sûr !

Je n'ai aucun souci en ce moment !

Rena

— MENTEUR !!!

AhaHAhAHAHAhAhA !

Mais bon sang, qu'est-ce qu'il se passe, ici ???

Pourtant, je suis bien en train de courir, et elle ne fait que me suivre en marchant.

Mais alors pourquoi je n'arrive pas à la semer ?!

Rena

— Oh, mais moi je sais, je te comprends.

Je sais exactement ce que tu ressens.

Tu as peur, hein, Keiichi ?

Keiichi

— P-p-peur ? Moi ?

Je n'ai peur de r-

Rena

— MENTEUR !!!!

AaaaaAAAAHAHAHAHAHA !!

J'étais hors d'haleine et mes jambes étaient lourdes.

Rena n'était même pas essoufflée.

Rena

— Tu sais, je suis la seule à qui tu peux en parler.

Et cette fois-ci, je peux t'écouter.

Je ne comprenais ni de quoi elle parlait, ni ce qu'elle comptait faire...

Rena

— Cette fois-ci, je peux t'écouter et t'aider.

Les choses ont changé depuis l'époque de Satoshi !

À la mention de ce nom, je me retournai un court instant.

Mais Rena ne semblait pas vouloir arrêter sa progression vers moi.

Je ne peux pas me permettre de m'arrêter !

Rena

— Satoshi aussi avait des soucis.

Il avait l'air vraiment malheureux.

Mais je ne pouvais pas en parler avec lui.

Ça me rendait très triste.

Mais où est-ce qu'il mène, ce chemin ??

Il n'arrête pas de faire des méandres et des virages, de monter, de descendre, ça commence à bien faire !

Je me demandai si je me dirigeais vraiment vers chez moi...

J'avais déjà perdu mes repères et mon sens de l'orientation.

Rena

— Lorsque Satoshi a “changé d'école”, j'ai vraiment eu des remords, tu sais.

Si seulement j'en avais parlé avec lui, il ne serait peut-être pas parti...

J'ai regretté amèrement de ne pas lui avoir parlé.

Ce chemin me menait de plus en plus loin dans les profondeurs de la forêt.

Eh, mais si ça se trouve, plus je cours, plus je m'éloigne du village...

Plus j'y pensais, moins il m'était possible de garder mon calme.

Par contre, l'autre moi à l'intérieur de mon corps était impassible, constatant avec un flegme effarant que je devenais de plus en plus nerveux.

Rena

— Alors à l'époque, j'ai pris une grande décision.

Rena

Je me suis jurée que si jamais je rencontrais à nouveau quelqu'un avec des problèmes, comme Satoshi, eh bien je ferai tout pour le sauver.

Je ne veux plus voir quelqu'un d'autre “changer d'école”.

HAHAHAHAHAHAHAHA !

Mais meeeerdeeeuh !

Qu'est-ce qu'elle veut dire par « changer d'école », hein ??

Il ne me transfèreront pas !

Je ne subirai pas le même sort que lui, ça, jamais !!

Rena

— Allons, Keiichi, allons, raconte-moi tout.

Rena

Je suis la seule à comprendre ce que tu ressens.

Je suis la seule à être de ton côté.

J'étais complètement à bout de souffle.

Mes poumons étaient si brûlants que je les croyais sur le point d'exploser, et mon cœur cognait violemment dans ma cage thoracique.

Mais quel idiot ! J'aurais dû entraîner mon endurance à la course au lieu de faire des moulinets !!

J'aurais pu en rire, mais là, je ne pouvais pas me le permettre.

Rena

— Si tu te confesses, je suis sûre que tu redeviendras normal.

Nous serons tous de nouveau amis, et nous pourrons rejouer ensemble.

La prochaine fois, on pourra se mettre à deux contre Mion !

Ahahaha, AHAHAHAHAHAHAHAHA !!

Aaah oui, si c'était possible, ce serait super... Nous nous amuserions sûrement comme des fous.

Rena se s'imagine pas le nombre de fois où j'ai pu souhaiter pouvoir revenir en arrière dans le temps...

Rena

— Nous pourrions sûrement redevenir amis tous les deux.

Rena

J'aimerais partir à la chasse au trésor avec toi encore une fois.

Rena

La prochaine fois, je nous ferai de quoi manger.

Rena

D'ailleurs, pourquoi ne pas y aller dès maintenant, tiens ?

Rena

Allez, Keiichi, viens avec moi au chantier du barrage.

Rena

Il y a là-bas un truc tout mimii que je voulais justement te montrer...

Je suis sûre que ça va te plaire !

Ahhahahahahahahahahaha

Mes jambes commencèrent à trembler, et mes pas se firent de plus en plus petits et rapprochés.

Ceux de Rena par contre étaient toujours constants, écrasant sur leur passage les petites branches et autres morceaux de bois qui jonchaient le sol, me poussant toujours plus loin.

Il fallait bien se rendre à l'évidence.

Elle me poursuivait... et j'étais bel et bien en train de fuir.

Mon instinct de survie était catégorique.

Si elle me chopait, les carottes seraient cuites.

Je n'arrivais pas à m'imaginer ce qu'elle allait me faire subir...

Mais si elle me chopait, j'étais foutu,

ça, ça ne faisait aucun doute.

Oui, mais ! Tout n'était pas encore terminé.

Tant que je ne saurai pas le fin mot de l'histoire... je refuse d'y passer !!

Ce bref moment de colère, d'inattention, provoqua ma perte.

De toutes les choses qui auraient pu m'arriver, ce sont mes genoux qui lachèrent. La peur les fit plier, et je chutai au sol...

Essayant de me relever le plus vite possible, je me rendis compte que mes jambes ne m'obéissaient plus.

Me servant de la batte comme d'une canne, je me relevai tant bien que mal, mais Rena se tint soudain devant moi.

Le contraste entre elle et moi était frappant. J'étais épuisé, essoufflé, éreinté, et elle... elle était d'un calme souverain, glacial. C'était presque comme si elle ne respirait pas, comme si son cœur ne battait pas.

Rena

— Mais de quoi as-tu donc peur ? De quoi ?

Ça ne te ressemble pas Keiichi.

Héhéhéhé, AHAHAHAHAHAHAHAHAHA !

Était-ce de la compassion, de la miséricorde sur son visage ?

Ses yeux étaient sans vie... cette miséricorde ne pouvait être qu'un masque.

Tandis qu'elle me susurrait de ne pas avoir peur, elle leva les bras et joignit ses mains au-dessus de sa tête.

Ses bras laissaient derrière eux un écho visuel... et Rena m'apparut comme le buddha aux mille mains.

Mes yeux se fixèrent sur ses mains, au-dessus de sa tête, et je vis qu'elles tenaient la hache.

Je la regardai, hébété...

sans rien pouvoir faire.

Keiichi

— Dis-moi... explique-moi juste une chose.

Qu'est-il arrivé à... à Satoshi ?

Rena, toujours prête à frapper avec la hache, me répondit sur un ton très solennel.

C'était terrible de l'entendre parler avec tant de gravité... c'était comme si elle faisait ses adieux à un vieil ami dont elle regretterait sincèrement la disparition...

Rena

— Je te l'ai dit pourtant, tu te souviens ?

Satoshi

a changé

d'école.

Keiichi

— Arrête de dire “changer d'école”, tu veux ?!!

Rena

— ... ... ... ... ...

Keiichi

— Il a été enlevé par les démons, c'est ça ?

C'est bien ça, hein ?

Rena

— ... ... ... ... ...

Keiichi

— Allez, quoi, tu peux bien me le dire, non ?

Qui a tué Satoshi ?

Toi ?

Mion ?

Ou bien quelqu'un d'autre du village, peut-être ? Hein, qui ?!?

Keiichi

Réponds-moi !!

Plus je m'égosillais sur elle, plus son sourire se dessinait.

Rena

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Keiichi

— Ah ouais ? Ben alors je vais te le dire de façon à ce que tu comprennes !

Qui se cache derrière tous ces meurtres ?!

Rena

— ... Keiichi, tu fais fausse route.

Keiichi

— ... Quoi ?

Rena

— Il n'y a pas de meurtrier. Ce n'est pas un humain derrière tout cela.

Tout a été voulu, pensé et décidé par la déesse Yashiro.

Keiichi

— Mais enfin, la malédiction de la déesse Yashiro, ce ne sont que des histoires de bonnes femmes !

Tu ne vas pas me dire que tu y crois, quand même ??

Rena

— Ce n'est pas une question d'y croire ou de ne pas y croire, Keiichi.

La déesse Yashiro

est vivante

parmi nous.

Son regard se figea.

Je compris qu'elle ne me laisserait pas la contredire sur ce point...

Keiichi

— Mais enfin... c'est ridicule... la déesse ne peut pas exister !

Rena

— Alors comme ça, Keiichi, tu ne crois pas ?...

En la déesse Yashiro ?

Keiichi

— Mais enfin, il n'y a aucune raison !

Les dieux, ça n'existe pas !

Rena

— Oh que si.

La déesse Yashiro existe bel et bien, tu peux me croire.

D'ailleurs, je suis sûre que tu ressens sa présence ces derniers temps, je me trompe ?

Keiichi

— Eh bien oui, tu te trompes !

Rena

— ... Keiichi, tu n'entends pas quelqu'un qui te demande pardon ?

À longueur de temps ?

Tous les autres bruits environnants disparurent, et la voix de Rena se mit à enfler en intensité, résonnant à l'infini à mes oreilles.

Rena

— Eh bien tu sais, elle te suivra jusqu'à ce que tu lui pardonnes.

Même à l'école.

Ou bien chez toi.

Et même... au pied de ton lit.

Je ne comprenais rien à ce qu'elle me racontait.

Rena

— Elle est venue chez moi aussi.

Je veux dire, la déesse Yashiro.

C'est pourquoi j'ai “changé d'école” pour revenir à Hinamizawa.

Je comprends pas.

Je comprends rien.

C'est quoi, cette histoire de “changer d'école” ?

Mais qu'est-ce qu'elle me raconte comme délire, là ?

Rena

— Tu es sûre que la déesse Yashiro ne te rend pas des petites visites ces jours-ci Keiichi ?

Rena

Je suis probablement la seule à qui tu puisses en parler.

Rena

Ne t'inquiète pas, je me débrouillerai pour que tu n'aies pas à changer d'école.

Allez...

A-HA-HA-HA-HA-HA-HA-HA-HA- !!!!

Son rire dément résonnait encore et encore dans ma tête...

La déesse Yashiro serait apparue à Rena ?

Eh, mais c'est vrai !

J'en ai parlé hier au téléphone avec M. Ôishi...

Ôishi

— D'une, n'en parlez surtout à personne.

Ôishi

De deux, il y a une partie de toutes ces informations qui sont basées sur des théories et des conjectures.

Ce qui veut dire que ce que je vais vous raconter n'est pas forcément la vérité absolue.

Nous sommes d'accord ?

C'est ainsi que l'inspecteur avait commencé à tout me raconter...

Ôishi

— Comme ni les victimes, ni l'école, n'ont porté plainte, il n'y a aucun rapport de police sur les incidents.

Ôishi

Ce qui veut dire qu'en fait, la police a été laissée en dehors de tout cela.

Ôishi

Il a donc fallu que je demande des détails aux personnes directement concernées.

Ôishi

Et comme chacun déforme la vérité à son avantage, ce ne sont pas des informations très objectives.

Keiichi

— Mais... vous parlez de victimes, quelles victimes ?

Rena a cassé des vitres, non ? C'est pas tout ?

Ôishi

— Effectivement, ce n'est pas tout. Elle a aussi frappé trois garçons de l'école.

Ôishi

Avec une batte de base-ball en métal.

Ôishi

Deux d'entre eux s'en sont sorti avec simplement quelques bleus, mais le troisième a été si gravement blessé que l'un de ses yeux ne verra plus jamais correctement.

Keiichi

— Mais alors, il y a eu des blessés ?!

Et la police ne fait rien dans ces cas-là ?

Ôishi

— Étrangement, les victimes ne veulent pas porter plainte.

Et sans plainte...

Mais enfin, ils se sont fait tabasser avec une vraie batte de base-ball, quand même !

Normalement, dans ces cas-là, les gens vont voir la police.

Alors... pourquoi ?

Ôishi

— J'ai été poser des questions aux trois jeunes gens, mais ils n'ont pas été très bavards.

Ôishi

Je sais que ça peut paraître étrange, mais... ils ont peur.

Même maintenant qu'elle a déménagé.

Keiichi

— Euh, M. Ôishi,

vous pourriez m'expliquer tout ça dans l'ordre ?

Est-ce que Rena a frappé des vitres et, disons sans faire attention, des élèves ?

Ou bien est-ce qu'elle a frappé des élèves, et comme ça ne lui suffisait pas, elle a été casser les vitres ?

Parce que bon, ça change beaucoup la donne, mine de rien...

Ôishi

— Eh bien, le jour des incidents...

Rena Ryûgû discutait avec trois amis de sa classe près de la salle des équipements de la piscine de l'école.

Keiichi

— Et ces trois-là, ils sont qui exactement ?

Ôishi

— Je ne peux pas vous donner les noms, évidemment, mais ils étaient très proches de Mlle Ryûgû.

Les quatre étaient vus souvent ensembles, et elle était la seule fille du groupe.

Donc il n'était pas anormal de les voir tous les quatre ensemble...

Keiichi

— Et donc ? Que s'est-il passé ?

Ôishi

— Je n'ai pas pu découvrir pourquoi,

mais elle a pris une batte qui traînait dans un coin de la salle des équipements et elle les a frappés tour à tour, jusqu'à ce qu'ils soient tous les trois à terre.

Keiichi

— QUOI ???

Il n'y a pas de témoins.

Tout ce que je vais vous raconter, c'est une reconstitution des faits à partir de ce que j'ai pu entendre ici et là en discutant avec les personnes qui étaient à l'école le jour des faits.

Un bel après-midi, après la fin des cours.

Rena discutait avec ses trois amis dans un coin de la salle des équipements.

Ce n'était pas pour quelque chose de particulier. Ils étaient fourrés là tous les jours et passaient des heures à discuter de tout et de rien.

Et alors, Rena s'est “transformée”.

Les trois garçons disent avoir été tellement surpris par le changement brusque en elle qu'ils n'ont pas vraiment compris ce qu'il s'était passé.

Puis elle a pris une batte de base-ball en métal et elle les a frappés, l'un après l'autre.

Lorsque tous les trois furent tombés à terre, elle les a laissés là, ensanglantés, l'un d'eux ouvert au front, et elle s'est dirigée vers le bâtiment principal.

Puis elle a brisé toutes les vitres des salles de classe.

Très rapidement, les professeurs ont accouru sur les lieux et l'ont maîtrisée, la maintenant au sol.

Keiichi

— Et c'était quoi cette... “transformation” ?

Ôishi

— La seule chose qui coïncide dans les trois témoignages des garçons, c'est que d'un seul coup, ce n'était plus la même.

Ils parlent tous trois d'un changement radical, du tout au tout.

Keiichi

— Hmmmm... Du tout au tout...

Oui, ça correspondait à ce que j'avais vu.

D'un seul coup, elle ne ressemble plus du tout à l'impression qu'elle dégage le reste du temps, à croire que c'est elle, mais que ce n'est pas elle.

Keiichi

— Et... c'est arrivé souvent, ce genre de métamorphose ?

Ôishi

— Non, on m'a toujours dit qu'il n'y avait jamais eu de problème auparavant.

J'ai mené ma petite enquête, mais je n'ai rien trouvé, ni dans son passé, ni dans son dossier médical.

Keiichi

— Et ce genre de changements... c'est... comment dire, c'est courant chez les êtres humains ?

Ôishi

— Oh, ça arrive.

Cela peut se présenter sous formes de changements psychologiques ou caractériels, ou sous des tas d'autres formes encore.

Keiichi

— Alors, cela voudrait dire que... Rena a des prédispositions latentes à changer du tout au tout ?

Ôishi

— Je ne peux rien affirmer haut et fort.

En tout cas, d'après les témoignages de toutes les personnes qui connaissaient bien Mlle Ryûgû, il était impossible de prévoir de tels changements en elle.

Elle était douce, gentille, mignonne.

Je suppose que tout le monde l'adorait dans son ancienne école, ici aussi d'ailleurs. Elle semble être la fille idéale.

Qui aurait pu deviner qu'un jour, elle changerait d'un seul coup et qu'elle agresserait les gens avec une batte de base-ball ?

Personne.

Même moi, qui pourtant ai déjà pu observer le phénomène plusieurs fois, j'ai du mal à en croire mes yeux.

Keiichi

— Et alors... qu'est-il arrivé par la suite ?

Ôishi

— L'école étant située juste devant un hôpital, les trois élèves blessés ont été immédiatement portés aux urgences, où des soins leur ont été prodigués.

Keiichi

— Et Rena alors ?

Et la police ?

Mais enfin, pourquoi est-ce que la police n'a rien fait ?

Ôishi

— Tant que les gens n'appellent pas la police, elle n'a pas le droit de s'en mêler...

Keiichi

— Mais enfin, l'un des élèves est devenu à moitié aveugle, quand même !

Pourquoi n'a-t-il pas porté plainte ?

Ôishi

— Oui, moi aussi, c'est ce qui m'a intrigué.

Il se peut qu'il y ait eu des pressions, voire des menaces.

Ou bien alors, il avait une raison bien particulière de ne pas vouloir porter plainte...

Keiichi

— Tel que je vous connais, je suppose que vous avez mené votre petite enquête là-dessus ?

Ôishi

— Eh bien... oui, on peut dire ça.

Mais bon, comme je vous l'ai dit au départ,

les victimes ne sont pas très bavardes.

Ôishi

J'ai l'impression qu'elles ne veulent plus en parler, qu'elles ne veulent plus être mêlées à tout cela.

Ils ne crachent pas le morceau.

Ils ne veulent plus en parler.

Ils ne veulent plus y être mêlés.

Cela ressemblait fort aux symptômes des villageois d'ici dès que l'on voulait parler de la malédiction de la déesse Yashiro.

Keiichi

— Vous avez pu découvrir quelque chose en parlant aux professeurs ?

Ôishi

— L'école, c'est un lieu sacré.

Les gens de là-bas ont une curieuse propention à devenir aveugles, sourds et muets.

Et puis, comme je n'avais pas de mandat, je n'étais pas vraiment en position de force...

Keiichi

— Je vois... et donc l'école n'a fait aucun commentaire ?

Ôishi

— Ah, non, non.

Ils ont tenu à nier l'existence des faits.

Keiichi

— ... ... ...

Ôishi

— Mais ce jour-là,

trois élèves de cette école ont été transportés et admis aux urgences, victimes de coups et de blessures.

C'est marqué dans le registre de l'hôpital. C'est un fait absolument indéniable.

Keiichi

— Les victimes sont muettes et l'école nie les faits.

Mais alors... finalement, vous n'avez rien ?

Ôishi

— C'est exact.

Je sais que les faits ont eu lieu, rien de plus.

Ôishi

Les victimes ne veulent absolument pas que l'affaire soit portée sur la place publique, donc... si vous et moi devions un jour oublier les faits, alors plus jamais personne n'en parlera...

Nous restâmes tous deux silencieux pendant un bon moment.

À première vue, c'était une simple agression.

Mais quelqu'un essayait de cacher soigneusement des détails très importants.

Le tout était emballé encore dans plusieurs voiles de mystères, tant et si bien que finalement, c'était comme si les faits n'avaient jamais eu lieu...

Ôishi

— Mlle Ryûgû est passée devant le conseil de discipline, qui l'a renvoyée pour quelques jours.

Et pendant ces quelques jours, elle a été suivie par un neurologue.

Keiichi

— Ce médecin a-t-il pu vous en dire plus ?

Ôishi

— Eh bien... C'était un médecin admirable, très intègre !

Et malheureusement très respectueux du secret médical... Enfin, bref.

Keiichi

— Il n'a rien voulu dire, même en sachant que vous étiez policier ?

Ôishi

— Quand je lui ai montré mon calepin, il m'a dit de revenir avec un mandat en bonne et due forme.

Légalement, le seul fait que je sois un policier ne me permet pas de forcer mes interlocuteurs à parler...

Keiichi

— Mais alors... comment avez-vous su que Rena a parlé de la déesse Yashiro ?

Ôishi

— Je l'ai appris par l'une des infirmières, qui avait par hasard entendu cette partie de la conversation.

Lorsque je lui ai fait comprendre que j'étais de la police, elle a coopéré spontanément.

Keiichi

— Et donc ? Qu'est-ce qu'elle vous a dit ?

Au final, l'infirmière n'avait pas vraiment fait attention à la conversation entre Rena et le neurologue.

Elle avait cependant en mémoire un échange qu'elle aurait entendu presque par hasard depuis l'extérieur de la pièce.

Ôishi

— Au début, Mlle Ryûgû était très calme, très posée, mais elle parlait d'une voix blanche.

Elle m'a dit avoir eu l'impression que Rena se confessait.

Rena a parlé avec sa mère un moment, et puis le neurologue a fait sortir celle-ci et il a continué à parler en tête-à-tête avec elle.

Keiichi

— Et quand Rena a-t-elle donc parlé de la déesse ?

Ôishi

— En plein milieu de la conversation.

Ôishi

Comme ça, d'un seul coup, elle s'est mise à crier son nom.

Ôishi

C'est d'ailleurs parce que cela a surpris l'infirmière que celle-ci a commencé à écouter la conversation un peu plus attentivement.

Rena

— ... ... C'est la déesse Yashiro !!!

C'était précisément ce qu'elle avait crié.

Comme elle ne savait pas de quoi ils parlaient, elle ne savait pas trop comment l'interpréter.

Le médecin l'invita à s'asseoir, sans s'émouvoir de cet éclat de voix.

Docteur

— Et qui est cette... Yashiro ?

Évidemment, il lui parlait très gentiment.

Le b-a-ba de ce genre de consultations, c'est d'écouter le patient.

Rena

— Tous ceux qui abandonnent Hinamizawa... sont poursuivis et retrouvés par la déesse Yashiro.

Elle m'a retrouvée... et elle m'est apparue !

Docteur

— Hinamizawa, c'est bien le village dans lequel vous habitiez avant de déménager pour vous installer ici, c'est bien cela ?

Rena

— Moi, je ne voulais pas partir... mais comme cela arrangeait papa et maman, je n'ai pas eu le choix.

Mais la déesse Yashiro ne me l'a pas pardonné !

Docteur

— Vous deviez avoir des tas d'amis là-bas.

Ils vous manquent ? Vous y pensez encore ?

Rena

— J'aimerais retourner là-bas...

Revivre à Hinamizawa...

En fait, ce n'est pas une question de vouloir ou de ne pas vouloir, il FAUT que je retourne vivre là-bas !

Rena

J'aurais dû y retourner depuis très longtemps !

Mais maintenant c'est trop tard...

Rena

La déesse Yashiro est venue me voir !!

Docteur

— Et donc, c'est elle la divinité locale, c'est bien cela ?

Rena

— Tout le monde sait cela... c'est la divinité protectrice du village de Hinamizawa.

Et c'est pour cela que si l'on abandonne le village, si l'on essaye de s'en aller, eh bien on subit le châtiment divin.

Docteur

— Vous avez déménagé... il y a maintenant longtemps, non ?

Et vous dites que... que la déesse n'est venue vous voir que seulement maintenant, après toutes ces années ?

Rena

— ... Je me doute bien que vous n'y croyez pas... mais la déesse Yashiro est parmi nous !

Une autre infirmière est alors entrée et a demandé à l'infirmière déjà présente de l'aider avec un autre patient.

Elle est sortie, et ne se souvient pas d'une autre conversation de ce genre.

Keiichi

— Ce serait donc la déesse Yashiro...

Ôishi

— C'est vrai que cette croyance existe à Hinamizawa.

Ôishi

Quiconque tente de fuir le village sera puni par la déesse Yashiro.

Mais je suppose que vous le saviez déjà ?

Je savais qu'elle punissait les ennemis du village.

Elle a maudit et tué le chef de chantier pour empêcher la construction du barrage.

Puis l'année suivante, elle a maudit et tué les parents de Satoko, qui avaient été favorables au projet.

Mais c'était la première fois que j'entendais qu'elle maudissait aussi ceux qui partaient du village.

Keiichi

— Alors là, vous m'apprenez quelque chose.

Je peux comprendre qu'elle veuille maudire les ennemis du village... mais pourquoi s'acharner sur ceux qui partent ?

D'habitude, cela ne se fait pas, non ?

Je sais que ça sonne bizarre, mais une malédiction contre ceux qui veulent s'incruster, à la rigueur... c'est le jeu, quoi.

N'éveillez pas le chat qui dort.

Mais pourquoi vouloir retenir de force ceux qui s'en vont ?

L'inspecteur eut un léger temps de réflexion, puis il reprit la parole.

Ôishi

— Hmmm... Je vous ai dit l'autre fois que Hinamizawa s'appelait jadis Onigafuchi, ou pas ?

Aaah, oui, “les abysses des démons”... Ça me dit quelque chose...

Autrefois, on disait du village de Hinamizawa qu'il était habité par des démons, et c'est pour ça qu'il était à la fois craint et vénéré.

Ôishi

— Les habitants au pied de la montagne vouaient un culte aux démons du village.

Ôishi

Et comme Onigafuchi était un lieu sacré, il ne fallait surtout pas y entrer.

Ôishi

Tous ceux qui y pénétraient sans autorisation étaient maudits par la déesse Yashiro, ou tout du moins, c'est ce que l'on raconte.

Elle maudissait les impudents qui souillaient le territoire sacré de Hinamizawa.

Ça, à la rigueur, c'est compréhensible.

Keiichi

— Oui, je peux comprendre ça.

Mais je ne vois pas pourquoi empêcher les gens de partir...

Ôishi

— Eh bien, pour que les démons ne se baladent pas librement parmi les hommes,

la déesse Yashiro les surveillait sans relâche. Enfin, il paraît.

Ôishi

Donc en fait, “la déesse Yashiro” empêchait tout simplement le contact entre les hommes et les démons.

Aha... je vois, je vois, je vois.

Je commence à comprendre ce qu'elle était réellement.

Keiichi

— Donc, si je vous suis bien, plus qu'une divinité protectrice, c'était en fait, disons... un gardien de prison ? Un surveillant ?

Quelqu'un qui veillait à ce que le village fût séparé du reste du monde, quoi.

Ôishi

— Oui, c'est un peu cela.

... ... Je suis désolé, mais je ne m'y connais pas vraiment.

Tout ce que j'en sais, c'est ma mère qui m'en a parlé...

Mais alors, en fait, le système était assez logique.

La malédiction empêchait les étrangers de venir, et elle empêchait les autochtones de partir.

Et comme Rena était née à Hinamizawa, et qu'elle était partie en déménageant, elle tombait donc dans la catégorie des gens qui devaient subir la malédiction...

Keiichi

— Donc ce que vous êtes en train de me dire, c'est que Rena a dû endurer la malédiction de la déesse Yashiro parce qu'elle avait déménagé ?

Ôishi

— Si l'on résume les faits, c'est à peu près cela, oui.

D'ailleurs, quelque temps plus tard, elle a redéménagé pour revenir s'installer à Hinamizawa.

Alors comme ça, elle maudit tous ceux qui quittent le village... hmm.

Mais alors... Pourquoi seulement Rena ?

Ses parents sont tout aussi fautifs, non ?

Et puis même, aujourd'hui les gens peuvent aller et venir très facilement, avec les moyens de locomotion modernes.

Elle ne peut quand même pas poursuivre et maudire tous ces gens ?

Quoique... en fait c'est pas grand'chose.

Il y a quoi ? un mort chaque année, pour la cérémonie de la purification du coton, et une personne qui s'évanouit dans la nature, c'est pas...

Nan, si, c'est grave, faut pas déconner.

Ôishi

— Oui, enfin bref.

Il y a des tas de choses que je ne comprends pas dans cette affaire.

Ôishi

Quelqu'ait pu être la nature de cette malédiction, ça n'explique pas pourquoi elle s'est mise à frapper ses camarades avec une batte, et ça n'explique pas non plus pourquoi ces jeunes ne veulent pas porter plainte contre elle.

Ôishi

... M. Maebara, voyons, vous n'allez pas me dire que vous croyez que les victimes ont pris peur en voyant une quelconque manifestation réelle de la malédiction, tout de même ?

Oh, bien sûr, je n'avais pas envie d'y croire.

Mais ce n'était pas ce qui me préoccupait le plus.

J'avais remarqué des points communs bizarres entre plusieurs cas de figures : la malédiction et la batte de base-ball.

Satoshi avait disparu, frappé par la malédiction.

Et j'avais appris récemment que juste avant sa disparition, il s'était adonné corps et âme à l'entraînement avec la batte.

Or, Rena aussi.

Elle a avoué d'elle-même aux médecins qu'elle avait été victime de la malédiction de la déesse Yashiro.

Et l'arme dont elle s'est servie pour laisser éclater sa violence au grand jour était aussi une batte.

Et puis, il y a... moi.

J'ai vécu des tas de choses étranges, et maintenant, je garde une batte de base-ball toujours à portée de main...

La ressemblance avec Satoshi m'avait déjà fait un sacré choc...

mais je n'aurais jamais cru que Rena avait vécu la même chose !

Sauf qu'il y avait une différence de taille entre eux deux.

Rena, elle, est encore vivante aujourd'hui.

Ils ont tous deux subi les foudres de la déesse, mais leur sort est finalement bien différent l'un de l'autre.

Et puis... et puis moi.

On ne peut plus parler de hasard, là...

Rena,

Satoshi,

et maintenant, c'est moi qui ai une batte.

Alors moi aussi... je vais me faire rattraper par la malédiction, c'est ça ?

Mais j'y pense... Que va-t-il m'arriver au juste ?

Satoshi fut enlevé par les démons et disparut sans laisser de traces.

Rena est saine et sauve.

Euh, vraiment ?

Non, Rena a changé.

Elle est devenue un avatar, portant en elle un être qui lui ressemble physiquement.

Et maintenant...

elle m'a mise au pied du mur !

Keiichi

— Rena...

Dis-moi ce qui va m'arriver !

Rena resta debout, imposante, mais ne répondit pas.

Keiichi

— Satoshi a disparu.

Mais toi, tu es encore là.

Alors moi... Qu'est-ce qu'il va m'arriver, à moi ?

Rena

— ...Ahahahahahahahahahahahahahahahahahaha.

Sa seule réponse fut un rire terriblement vide et morne.

C'était à peine... une série d'expirations fortes.

Il n'y avait aucune voix, aucune âme là-dedans.

Rena

— Ne t'inquiète pas, tout ira bien.

Je vais t'apporter le salut.

La hache toujours levée bien haut, Rena fit encore un pas vers moi.

Rena

— ... Allez...

Encore un pas. Je ne pus m'empêcher de focaliser le regard sur son visage.

Rena

— ... Raconte-moi tout.

Encore un pas.

Elle était si proche de moi maintenant que nos nez se touchaient presque.

Rena

— Tu as des choses à me dire, non ? Je suis tout ouïe.

Je peux te sauver... alors parle-moi, ok ?

Parle, ok ?

Parle, ok ?

Je me laissai tomber en arrière, sur les fesses.

Ce n'était pas forcément une honte.

C'était la seule chose que je pouvais faire pour tenter de m'éloigner d'elle...

Rena

— Ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha-ha...

Je sus instinctivement que je ne devais pas la laisser finir ce rire-là.

À l'instant même où je cessai d'entendre le son provenant de sa gorge...

... mon corps réagit automatiquement, en une fraction de seconde.

Je me relevai à une vitesse dont je fus le premier surpris, et je repoussai Rena à deux mains !

Elle fut projetée en arrière, comme si elle avait été aussi légère qu'une plume.

Et le poids de la hache, s'il la lestait, l'entraînait aussi vers l'arrière.

Constatant sa chute du coin de l'œil, je me retournai et passai à la vitesse grand V.

Je suis parti à toute blinde, comme un dératé.

Il faut que je m'éloigne d'elle.

Il faut que je m'enfuie.

Il faut que je survive !

Rien d'autre ne réussit à me passer par la tête.

Dans ma course, je remarquai que je tenais toujours la batte fermement à la main.

Pour une arme, elle s'était avérée complètement inutile.

Une fois le moment de m'en servir venu, il m'était complètement sorti de la tête que c'en était une...

Je continuai ma course effrénée sur le sentier tortueux.

Je ne sentais plus mes pieds, ni même mes difficultés à respirer.

Mon corps aussi avait compris, sans grand discours ni beau dessin, que si je ne taillais pas la route fissa,

je serais foutu !

Derrière moi, j'entendais le rire démentiel et menaçant de Rena.

Il résonnait parmi les arbres et dans ma tête en d'innombrables échos, manquant de peu de me rendre fou.

Soudain, la végétation se fit moins dense, puis d'un seul coup, je débouchai sur un grand panorama.

Où suis-je ??

Il me semble que je connais cet endroit, mais il ne me dit rien...

Puis cela me revint en tête.

J'étais arrivé sur l'ancien chantier du barrage.

Franchement, après cette course éperdue, le simple fait d'arriver dans un endroit pareil était en soi déjà flippant. L'ironie était trop parfaite pour être le fruit du hasard...

On a une vue superbe sur tous les environs, mais il n'y a strictement personne.

C'était le pire endroit pour quelqu'un qui tentait de fuir, et le meilleur pour tendre un guet-apens.

Mon cœur était déjà au bord de la crise d'apoplexie.

Les muscles de mes jambes protestaient à grands cris.

Je les ignorai.

Tout simplement car je savais que si je me reposais, j'aurais rapidement droit au repos éternel.

Si je voulais me reposer, il me fallait une excuse, aussi je me retournai.

Rena était... n'était pas là ?

Mais en lieu et place d'elle, je vis deux habitants du village qui marchaient dans ma direction.

Ce fut très rassurant de voir quelqu'un autre, et j'en poussai un soupir de soulagement.

Jusqu'à ce que je me rende compte d'un détail...

Le fait qu'il y ait des villageois n'était pas louche en soi, mais cela me donna à réfléchir.

Ils étaient tous les deux habillés simplement, et avaient les mains vides.

Ils ne sont donc pas ici pour travailler, mais en promenade.

Sauf que... c'était bizarre de voir deux adultes ici, à cette heure de la journée, venus sans but particulier.

Et puis... il y avait leur regard, aussi.

Ils ne se promenaient pas en ayant une conversation sympathique... Ils étaient parfaitement silencieux et me fixaient tous les deux du regard.

Était-ce simplement moi qui me faisait des films à cause de ma nervosité ?

... Il vaut mieux que je m'enfuie.

C'est probablement la meilleure chose à faire.

S'ils n'ont rien à voir avec moi, ils ne me poursuivront pas, je n'aurai aucun mal à les semer.

Mais sinon... ils me courseront, selon toute vraisemblance.

De toutes manières, si je reste trop longtemps ici, Rena va bien finir par me rattraper.

Allez... il faut que me barre en courant !

Au moment où je voulus tourner les talons, les deux hommes, comme s'il l'avaient lu dans mes pensées, piquèrent un sprint dans ma direction.

Quel idiot... Je me suis méfié de Rena, j'en ai eu peur, mais je m'étais trop focalisé sur elle.

Quelque part, je me suis dit que comme c'était Rena dont j'avais peur, je n'avais pas besoin de me méfier d'autres personnes.

Mais là, ces deux hommes me rappelèrent de façon très crue que le danger était présent partout !

Il me revint une chose que l'inspecteur m'avait dite : les démons d'Onigafuchi chassent leur proie tous ensemble, tout le village y participe...

Je n'avais pas besoin de me retourner pour savoir que mes deux poursuivants me rattrapaient peu à peu. Le bruit sourd de leurs chaussures battant le sol était une indication amplement plus significative qu'un regard.

Cela m'avait fait très peur lorsque Rena m'avait coursé. Je n'avais pas réussi à la semer, mais elle ne m'avait jamais vraiment rejoint, c'était un peu comme être maintenu par des liens en soie fine.

Mais là, la peur que je ressentais étais plus violente, plus palpable, et il n'y avait rien de pire !

L'un des poursuivants réussit à me toucher l'épaule du bout des doigts.

J'entendais leurs chaussures, mais aussi leur respiration maintenant.

Ils étaient à quelques centimètres, juste derrière moi !

Reste zen, Keiichi Maebara.

J'eus l'impression de m'arrêter en l'air... ou plutôt, non, j'eus l'impression que le Temps s'arrêta tout net.

Et dans ce monde figé dans les glaces, je me retournai légèrement, confirmant que mes poursuivants étaient bien là où je le pensais.

J'aurais dû savoir que je ne battrais pas des adultes à la course.

Dès que Temps reprendra sa course, ils m'auront encerclés et me maintiendront au sol avant que j'aie eu le temps de dire “ouf”.

Et une fois qu'ils m'auront immobilisé... que se passera-t-il ?

N'y pense pas, Keiichi.

Déjà, mets-toi bien dans le crâne que tu ne leur échapperas pas en courant.

Maintenant que tu sais cela, le reste est simple.

Est-ce que tu engages le combat sur ton pied droit ou sur le gauche ?

... Sur le gauche.

Ma décision prise, le carcan de glace qui avait arrêté la course du Temps se brisa en mille morceaux.

Pied droit...

GAUCHE !

Je fis un grand moulinet avec la batte dans ma main droite, et me servis de la force centrifuge pour m'arrêter et me retourner net.

Homme

— Comment ???

Ça leur en bouche un coin, là, hein ?

Ils me perdirent aussitôt de vue et se retrouvèrent avec du vide devant eux.

L'homme de droite se retourna -- alors là, grand, chapeau, je pensais pas que tu comprendrais où j'étais -- et me regarda, incrédule.

Trop tard !!

Je n'eus pas besoin d'y mettre de la force outre mesure.

La force centrifuge suffisait largement !

Sous la force du coup, l'homme perdit l'équilibre et tomba à terre.

Mais cela n'eut pas l'air de lui faire spécialement peur.

Il se releva immédiatement !

Ils se mirent tous deux à me jauger, prêts à me bondir dessus.

Bon, là, c'était clair et net, ils n'étaient pas là pour se promener, mais bien spécifiquement à ma poursuite.

Mais finalement, c'était plus facile de les avoir face à face eux que Rena.

Je les connaissais pas, ni eux ni leur vie, donc je n'avais aucun remords...

et je n'aurais jamais cru pouvoir dire un truc aussi cynique. Je me mis à rougir un peu, en mon for intérieur bien sûr.

Keiichi

— Qu'est-ce que vous me voulez ?!

La prochaine fois, cette batte, vous la prendrez dans la gueule !

Oui, vas-y, lâche-toi !

Titille un peu le reste d'animal au fond de toi, ça pourrait toujours servir.

Mais les hommes n'y répondirent pas.

Ils prirent la marche la plus efficace à suivre : ils m'attaquèrent des deux côtés.

L'un d'entre eux va probablement s'occuper d'immobiliser la batte pendant que l'autre m'attaquera.

Seul contre deux, je n'arriverai à rien !

Une sueur brûlante se mit à me sortir par tous les pores.

Le premier qui frappe aura gagné.

Il me faut attaquer le premier pour en dégommer un !

Je me concentrai sur l'homme qui avait vu dans mon stratagème, car il était le plus dangereux, et lui délivrai une attaque en y mettant toutes mes forces.

Il n'est pas armé, cela le mettra certainement hors d'état de nuire !

S'il se protège avec les bras, il se retrouve avec un bras cassé, voire les deux. Et s'il se protège en se tournant du côté, je lui ferai des dégâts jusque dans certains organes internes !

Et apparemment, il en était conscient, lui aussi.

Il se précipita vers moi pour que la batte ne le touche pas et se prépara à me frapper au ventre avec un gros coup de poing !

C'est pas bon, çà... D'après sa position, d'après la mienne... Non, je peux pas l'éviter !

Le monde bascula, et je fus projeté vers l'arrière, comme si j'avais été léger comme une plume.

Sans bruit, je retombai au sol, sentant le sol dur frotter contre mon visage.

Je ne ressentais aucune douleur.

En fait, c'est ce je croyais au début, mais une fraction de seconde plus tard, je dégustai. Je ressentis ces picotements vifs si caractéristiques lorsque l'on s'est éraflé et arraché la peau, et le contenu de mon estomac se mit à traverser mon œsophage dans le mauvais sens.

Mais je savais que je ne pouvais pas me complaire dans ce monde de douleur, car il y avait plus important à faire maintenant.

Je me remis debout instantanément, mais le deuxième homme était déjà devant moi.

Je compris que je ne pourrais pas l'éviter, et cela me mit en rogne.

Encore une fois, mes abdos durent encaisser un sacré choc. Immédiatement après m'avoir frappé, l'homme se plaça derrière moi et m'enserra le cou dans le creux du coude.

Il va m'écraser le cou, ce con !

Il ne m'est pas venu à l'esprit qu'il cherchait simplement à m'étouffer pour m'endormir.

Le monde devint noir sombre et un grand silence se fit autour de moi.

J'eus toutes les peines du monde à rester conscient.

L'autre homme se tenait devant moi, j'en suis sûr.

Je n'arrivais plus à ouvrir les yeux, mais je pouvais sentir sa présence.

Je ne pouvais plus rien faire.

Je ne pouvais ni bouger les bras, ni m'enfuir à pied, ni continuer à me battre.

Ma dernière heure avait sonné...