Satoshi et moi avons... avons quoi déjà ?

Tout ce que j'avais fait aujourd'hui, après y avoir réfléchi pendant des heures, n'avait été qu'une copie de ce que Satoshi avait fait l'année dernière.

Mais alors... peut-être que Satoshi se trouvait dans la même situation que moi ?

Est-ce qu'un jour, sans raison apparente (à moins que ce ne soit que moi qui suis complètement aveugle à ce qu'il se passe autour de moi ?), ses amies ont commencé à changer et à essayer de le tuer ?

Est-ce qu'il s'est lui aussi mis à réfléchir longuement sur ses soucis pour finalement décider de prendre une batte de base-ball, de la garder tout le temps avec lui et de s'entraîner avec pour assurer sa propre défense ?

Et puis un beau jour...

— ... ... ... ... ... il a “changé d'école”.

Je sentis quelque chose de froid se répandre à travers mon corps et glacer mon sang.

Une fois arrivé à mon cœur, ce liquide fut propulsé partout dans mon organisme, me laissant frigorifié de la tête aux pieds.

Changer d'école, qu'est-ce que ça veut dire ?

Hein ? Ça veut dire quoi, “Il a changé d'école” ?

Est-ce que Satoshi se trouve vraiment dans sa nouvelle école ?

Est-ce qu'il est le seul à comprendre ce que je vis ?

Est-ce qu'il saurait m'expliquer ce qu'il est en train de m'arriver ?

Et d'abord, dans quelle école a-t-il été transféré ?

Changer d'école... Changer d'école ??

... qu'est-ce qu'elle a voulu dire par là, d'abord, hein ? Changer d'école...

Je me trouvai soudain devant chez moi.

Je saisis la poignée froide de la porte, mais celle-ci ne bougea pas d'un millimètre.

... Il n'y a personne ?

Ce n'était pas une occurence si rare que cela, aussi je fouillai mes poches et en retirai le petit phoque qui me servait de porte-clefs.

J'entrai dans le vestibule, et au moment de retirer mes chaussures, ma colonne vertébrale se glaça.

Quelqu'un s'était glissé juste derrière moi dans le vestibule.

Ce quelqu'un restait immobile, collé juste derrière moi... un peu comme les blagues que l'on fait parfois à l'école.

Nan, c'est pas possible ?

Je me fais des idées, là...

Déjà, si on y réfléchit deux secondes, il aurait été impossible de me coller comme ça tout le long du chemin. J'aurais remarqué cette présence bien avant de rentrer chez moi.

Et pourtant, ça ne faisait aucun doute : il y avait quelqu'un derrière moi.

Euh, dis-voir, Keiichi.

Si cette personne est derrière toi, comment peux-tu avoir la certitude qu'elle soit bel et bien là ?

Ben... j'ai entendu le bruit de ses cheveux au vent.

Euh... Ça ne fait pas de bruit, les cheveux.

À la rigueur, tu as pu ressentir une présence.

Mais, eh ! De toute façon, je l'ai entendue qui clignait des yeux.

Ça ne fait pas de bruit non plus, les yeux qui clignent ! Ressaisis-toi, Keiichi Maebara !

Mon instinct le plus animal m'avertissait du danger dans mon dos, tandis que mon bon sens le plus raisonné s'efforçait de prouver que ce n'était que le fruit de mon imagination.

Je me passai les mains dans les cheveux pour faire taire les voix dans ma tête qui m'affirmaient qu'il n'y avait rien ni personne derrière moi.

Mais en même temps, s'il n'y avait “personne” derrière moi... qu'est-ce que ça pouvait être ? La question faisait remonter un profond sentiment de malaise tout le long de mon dos.

À la réflexion... Ce serait peut-être plus rassurant s'il y avait effectivement quelqu'un derrière moi, non ?

Imaginons que... tu te retournes et qu'il n'y ait personne... Est-ce que tu serais prêt à l'accepter ?

Je pourrais enlever tous mes doutes en tournant simplement la tête vers l'arrière.

Seulement... je ne pouvais pas. J'étais courageux, mais pas téméraire...

Je sais !... Je vais lui adresser la parole.

Avec un peu de chance, la personne derrière moi me répondra.

Mon cerveau commençait à chercher dans tous les sens pour trouver le moyen de vérifier l'existence de cette présence sans avoir nécessairement besoin de se retourner... et il trouva.

Si j'avais réfléchi un peu plus posément, j'aurais tout de suite compris que cela ne résolvait pas le problème...

Keiichi

— Qui... Qui est-ce ?

Une voix rauque et timide sortit du fond de ma gorge pour poser la question. Je n'aurais jamais cru être capable de parler avec une telle voix.

J'ai eu l'impression que la personne derrière moi n'avait plus envie de répondre.

Tu as eu l'impression ?

Tu ne peux pas avoir d'impression, Keiichi, tout ça c'est dans ta tête, calme-toi, il n'y a personne !!

À cet instant précis, je suis sûr d'avoir entendu quelque chose.

C'était un soupir, non, en fait, c'était une aspiration. Elle avait inspiré de l'air, comme pour avoir suffisamment de souffle pour me répondre. Je l'ai entendu, j'en suis absolument sûr.

Pas de doute, je l'ai entendu.

Aaah ça oui, je l'ai entendu.

Je l'ai entendu bien haut et fort.

C'était une fille.

Une jeune fille.

Je ne savais pas qui c'était. Mais ce n'était pas grave, en tout cas, j'étais sûr que...

Quelque chose en moi de primitif, une sorte de graine de courage, enfouie en moi depuis des temps immémoriaux, me donna la force brute la plus apte à résoudre la situation dans laquelle je me trouvais.

Je poussai un cri démentiel du plus profond de mes entrailles, en y mettant corps et âme, annihilant littéralement toute pensée logique dans mon cerveau.

Supprimant toute pensée et toute émotion de mon corps, je tombai en arrière, torsadant mon corps pour me retourner pendant ma chute.

Elle était là.

Il y avait quelque chose ici.

Ou plutôt, quelqu'un.

En tout cas, jusqu'à ce que je regarde, je suis sûr qu'il y avait eu quelqu'un.

Levant la tête, je restais à contempler fixement l'espace vide devant moi, dans lequel je percevais une présence.

Ne me dites pas que... que c'est une personne invisible ? Qu'elle se tient là, mais que... que je ne peux pas la voir ??

Le flot d'émotions que j'avais supprimé me submergea à nouveau.

Je ne pouvais que constater l'écroulement du barrage qui avait retenu mes impulsions, mais je le constatais froidement.

Contrôlant et guidant avec habileté les torrents de vase qui se déversaient en moi, je les forçai tous dans une seule et même direction, ce qui les transforma en une force destructrice.

C'était le genre d'émotion forte, pure, brute, dont j'avais absolument besoin pour percer le mystère du phénomène surnaturel qui se déroulait sous mes yeux.

Froidement, mécaniquement, résolument, je m'abandonnai au torrent d'émotions chaotiques se déchaînant en moi...

La batte de base-ball était parfaitement en place dans ma main droite, comme si elle y avait été aspirée.

Il me semble avoir lu quelque part que les coups latéraux portés à mi-hauteur sont les plus durs à esquiver.

Keiichi

— UuWOOoooOoOooOoohhhhh !!!!

Je frappai de toutes mes forces.

Le molosse de métal trancha l'espace du vestibule de gauche à droite, laissant flotter derrière lui une traînée brillante, argentée.

La batte heurta de plein fouet le mur et fut repoussée en arrière par un contre-choc d'une puissance phénoménale.

Posément, je décidai d'utiliser cette force à bon escient en redirigeant mon coup vers la gauche, me servant du contre-choc comme d'un rebond.

La porte de l'armoire à chaussures se brisa.

Mes deux coups avaient frappé dans le vide, mais les dégats psychologiques infligés à mon adversaire étaient énormes.

Je le savais, car je sentais que l'espace devant moi commençait à montrer des signes de nervosité.

Il me fallait plus qu'une simple attaque.

Sortant la batte de son tertre, je tournoyai sur moi-même en hurlant.

Keiichi

— UUUWWWOOoOoOOOoOOOHHHH !!!!

Mon cri courba les lignes de l'espace et donna un élan et une force supplémentaire au coup destructeur que je portai alors, y mettant tout ce que j'avais.

CCCRRRRRACCCC !

La plaque supérieure de l'armoire à chaussures explosa sous l'impact d'un coup d'une violence inouïe, digne d'un coup spécial.

Mes coups n'avaient pas atteint mon ennemi, mais ma hargne, si.

Je respirais avec difficulté de grandes goulées d'air, trempé d'une sueur brûlante sur tout le corps. Mon ennemi invisible s'était évaporé.

Affinant mes sens pour confirmer la fuite de l'ennemi, je fermai la porte d'entrée à clef et fermai même le crochet de la réglette de sûreté.

Mais peut-être était-ce une ruse ?!? Peut-être était-il déjà caché à l'intérieur de la maison ?!?

Ressortant ma hargne vengeresse, je laissai mes sens scanner la maison.

Rien ? Non, rien à signaler.

J'avais réussi à repousser l'ennemi.

Instantanément, mes forces m'abandonnèrent, et je poussai un long soupir de soulagement...

Toutes les sécrétions cellulaires que j'avais contrôlées jusqu'à présent se retrouvèrent libre d'aller et venir dans mon cerveau, et rapidement, je sentis la peur, la satisfaction, le doute et bien d'autres émotions se mélanger et tourbillonner en moi.

Mais ce cocktail fut éclipsé par un sentiment bien plus fort encore, qui les évinça sans aucune difficulté : la fatigue.

À cet instant précis, encore et toujours, j'étais... calme, posé et réfléchi.

Après avoir vérifié encore une fois que la porte principale était bien fermée à clef, je montai à l'étage, dans ma chambre, et tirai les rideaux.

Puis, me tenant debout bien droit, la tête légèrement inclinée vers l'arrière, je vidai mon esprit de toutes mes pensées annexes et instaurai un calme impérial dans mon cerveau.

Que s'était-il passé au juste dans le vestibule à l'instant ?

Il y avait eu quelqu'un, j'en avais l'intime conviction.

J'avais espéré qu'à bien y réfléchir, à tête reposée, je me rendrais compte que tout cela n'avait été qu'une illusion dans mon esprit... mais en fait, non.

Calme-toi, Keiichi Maebara...

Concentre-toi encore plus...

Mais même en y réfléchissant le plus calmement possible, il m'était impossible de croire que j'avais été victime d'une illusion.

La seule explication rationnelle possible était que, par un phénomène surnaturel inexplicable, quelqu'un s'était trouvé derrière moi.

Ce n'était pas moi qui déconnais ou qui devenais fou ou qui avais eu des visions ! Pas le moins du monde !!

Quoi, vous voulez des preuves ?

J'en ai une.

Lorsque j'ai posé la question tout à l'heure. Lorsque j'ai demandé à voix haute « Qui est-ce ? », quelqu'un a pris une inspiration pour pouvoir me répondre,

et ça, je l'ai parfaitement entendu.

Ce qui voulait dire que j'étais toujours dans le brouillard le plus épais quant à la situation dans laquelle je me trouvais.

Est-ce que tout ce qui se passe relève de la responsabilité d'un phénomène surnaturel comme la déesse Yashiro ?

Ou est-ce que ce sont les villageois qui me tendent un piège, par tradition ou par fanatisme religieux ?

Peu importe. Quoi qu'il en fût, je ne voyais toujours pas de motif.

D'ailleurs, je ne savais toujours pas en quels termes parler de toute cette affaire.

Si le coupable est un être humain (ce qui reviendrait à admettre que Rena est dans le coup) la solution est encore relativement aisée.

M. Ôishi et, de manière générale, la police, sauront arrêter le ou les coupables.

Mais si... si la malédiction de la déesse Yashiro existait vraiment, alors... alors que se passerait-il ?

M. Ôishi avait affirmé catégoriquement que la malédiction n'existait pas.

Sur le coup, j'avais trouvé ses mots très rassurants, mais... maintenant qu'il n'était plus impossible que le coupable ne fût pas un être humain... je les trouvais un peu décevants, d'un seul coup.

Que se passerait-il si je lui disais en face que c'était bien l'œuvre de la malédiction de la déesse Yashiro ?

... Hmmm... Je n'arrivais pas à m'imaginer sa réaction, mais je pensais que cela jetterait un froid et que cela remettrait une certaine distance entre nous.

Ce ne serait pas une chose très maligne à faire, étant donné que d'une, je n'avais presque personne de mon côté, et que de deux, je ne savais pour l'instant pas si la malédiction existait vraiment ou pas.

Il valait mieux garder pour moi les détails des faits qui s'étaient déroulés dans le vestibule.

Je ne les consignerais pas non plus dans les notes que je cachais derrière ma montre. Cela valait mieux.

Il restait encore une infime possibilité...

Celle que depuis tout à l'heure, j'étais devenu complètement barjot et que ce que je prenais pour être un calme raisonné et olympien était en fait un état de démence.

Si seulement c'était le cas... Si seulement cela pouvait être le cas !!

Cela prouverait automatiquement que toute cette histoire de malédiction de la déesse Yashiro n'était qu'une affabulation.

Si j'écarte la possibilité de la malédiction, cela revient à reconnaître que Rena et les autres sont coupables.

Mais si j'écarte la possibilité que les autres sont les coupables, cela revient à affirmer que la malédiction de la déesse Yashiro est bel et bien réelle...

Et si jamais je réfutais les deux thèses, cela reviendrait à reconnaître que je suis complètement taré du ciboulot.

Les trois choix qui s'offraient à moi n'étaient pas viables. Ces trois chemins se changèrent en trois lits de rivière, se rejoignant en un tourbillon au milieu, charriant de la boue et des alluvions et les déversant sur moi, m'entraînant avec eux dans une spirale qui me faisait tourner la tête...

Je me remis droit, et encore une fois, j'inclinais légèrement la tête vers l'arrière pour me calmer.

Reste zen, Keiichi Maebara.

La seule Vérité dans tout cela, ce sont les faits.

Arrête de réfléchir plus loin que ça...

Seulement... je ne pouvais pas m'empêcher d'y penser.

Si je pouvais être fou et que tout ce qu'il s'était passé n'avait été qu'une hallucination... ce serait vraiment super.

Cela voudrait dire que la malédiction de la déesse Yashiro n'existait pas, que Rena et les autres étaient toujours mes meilleures amies...

Pour la première fois de ma vie, je formulai un vœu de tout mon cœur.

J'aurais voulu devenir fou à lier.

Le téléphone du rez-de-chaussée se mit à sonner très fort.

En règle générale, personne ne m'appelle au téléphone, donc je me déplace rarement pour aller décrocher.

Mais aujourd'hui, mes parents n'étaient pas là, donc je n'avais pas le choix.

Je sortis en rechignant de sous ma couette, et descendis.

Keiichi

— Oui, allô ? Maebara.

Maman de Keiichi

— Keiichi ? C'est ta mère.

Je sus instinctivement que ça ne présageait rien de bon.

C'était sûrement pour me dire d'aller faire les courses.

Je décidai de la prendre de court.

Keiichi

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Je peux manger des nouilles instantanées, hein.

Il nous en reste encore plein.

Nous avions été faire des courses en famille l'autre jour, et nous avions acheté un carton plein de nouilles Ramen en boîte.

En fait, j'avais voulu en acheter un assortiment de genres différents, mais on m'avait répondu que c'était trop cher, alors j'avais dû acheter un carton complet de nouilles à la moelle de porc et au gingembre, taille maxi.

Sauf que mes parents ne les aiment pas trop, donc il m'en restait une réserve conséquente.

Keiichi

— J'ai pas spécialement besoin d'aller faire des courses, non ?

Maman de Keiichi

— Keiichi, je ne t'appelle pas pour que tu ailles faire des courses.

Ton père et moi devons aller à Tokyo à cause du travail.

Keiichi

— HEIN ?

Maintenant, là ?

C'était plutôt... soudain.

Maman de Keiichi

— Non, nous sommes déjà arrivés.

Nous sommes partis à midi.

Tokyo, c'est très loin d'ici.

Si l'on prend l'autoroute et qu'on roule à fond, il y en a bien pour six heures.

Mon père a le permis, mais il n'aime pas rouler vite, donc je suppose qu'ils y sont allés en train.

... Ça prend encore plus de temps.

Maman de Keiichi

— Tu nous as peut-être entendus en parler, mais le projet sur lequel ton père travaille en ce moment ne se passe pas très bien.

C'est vrai qu'ils en avaient parlé la veille entre eux...

Maman de Keiichi

— Tu sais comme ton père est sensible sur ce genre de détails, alors ça l'empêche de travailler correctement.

Mon père avait quelque chose de typique chez les architectes, ça s'appelle une personnalité de cristal, c'est une propension à changer d'humeur comme un ciel d'automne.

... Certaines personnes appellent ça “prendre la mouche pour un rien”.

Keiichi

— Mais... vous ne pouviez pas régler ça par téléphone ?

Maman de Keiichi

— Keiichi, sois un peu plus compréhensif, c'est le travail de ton père, quand même. Tu veux bien ?

Maman de Keiichi

De toute façon, c'est plus efficace de rencontrer les gens pour régler les problèmes.

Maman de Keiichi

Comme ça, il n'y a pas de malentendu.

Si c'est pour le travail, que voulez-vous que je dise ? Je suis juste leur fils.

Maman de Keiichi

— Enfin bref, c'est pour cela que l'on ne rentrera que demain soir.

Tu sauras te débrouiller tout seul ?

Keiichi

— Mais, c'est bon, je ne vais pas en mourir.

Maman de Keiichi

— ... Keiichi, tu ne devrais pas parler de mourir en prenant ça à la légère.

Si tu as... des soucis, tu peux m'en parler, tu sais.

Je peux peut-être t'aider.

Je vois... Notre petite conversation d'hier “au cas où je devais mourir” les a secoués, et maintenant ils se font du mouron...

... Le plus triste dans tout ça, c'est que je sais déjà parfaitement qu'ils ne pourraient pas m'aider, même si je leur en parlais en long, en large et en travers.

Sauf que je n'ai pas l'intention de mourir.

... En tout cas, pas tant que je ne saurai pas le pourquoi du comment.

Keiichi

— Je ne mourrai pas.

Pas moi.

Je ferai des pieds et des mains s'il le faut pour survivre.

Maman de Keiichi

— Ah bon ? Tant mieux.

... Bon, eh bien alors, à demain.

N'oublie pas de te lever demain.

Et n'oublie pas de prendre ton petit-déjeuner.

Maman de Keiichi

Et ton bain. Et brosse-toi les dents aussi !

Keiichi

— Ouais, ouais... bon, allez, salut.

Sur ce, je raccrochai.

De temps en temps, il leur arrivait de devoir remonter sur Tokyo.

Mais bon, comme c'est très loin, ils se débrouillent pour régler leurs affaires au téléphone, généralement.

Et si d'aventure ils devaient vraiment se rendre sur place, ils prévoyaient cela déjà à l'avance. Cela ne se faisait jamais comme ça, dans l'urgence.

Je ne pouvais pas dire que je ne trouvais pas ça bizarre... Il y avait quelque chose de louche là-dessous.

Enfin bon... Résumons. Qu'est-ce que cela signifie dans les faits ?

Ce soir, je serai tout seul à la maison.

Et lorsque mes parents reviendront demain soir, je ne serai plus là.

Pfiou, envolé, disparu.

... Ce n'était pas impossible, au vu des événements liés à la malédiction ces quatre dernières années...

Et d'ailleurs, maintenant que j'y pense... Il commence à faire nuit.

Ce ne serait pas un peu mauvais de n'avoir la lumière allumée que dans ma chambre, à l'étage ?

Après tout, cela pourrait faire comprendre à mes ennemis que mes parents sont absents et qu'ils avaient une occasion de passer à l'acte.

Je courus jusqu'au salon, où j'allumai la lumière et la télévision. Je mis le son très fort.

Puis je courus jusque dans la bibliothèque de mon père, où j'allumai une lampe et la radio.

Avec ça, normalement, les gens devraient penser que mes parents sont là.

Je fis encore une ronde dans la maison et vérifiai que la porte était bien fermée à clef...

En regardant dans la véranda, je remarquai les habits encore sur la corde à linge et pâlis d'effroi.

Ça fout toute l'illusion en l'air ! Il faut que je rentre le linge, vite !

Je pris les habits un peu n'importe comment et les rentrai à l'intérieur, effaçant par là-même la preuve que ma mère n'était pas ici.

Bon, maintenant, ça devrait être bon...

... ... Aaah !

La porte du garage !

Mes parents ne sont pas allés à Tokyo en voiture, mais ils ont quand même dû se rendre à la gare d'Okinomiya !

Si je laisse le garage ouvert, tout le monde verra que la voiture n'est pas là !

J'allai en courant devant chez nous et baissai le rideau métallique du garage.

Sauvé, maintenant c'est sûr, tout est bon...

Ah non, le journal !

Ma mère rentre toujours le journal. Si elle est partie à midi, ça veut dire que l'édition du soir dépasse encore de la boîte aux lettres !

Ben tiens, j'avais raison !

Je vidai la boîte aux lettres de tout son contenu et le plaçai en pagaille dans l'entrée.

Bon... Maintenant, normalement... tout devrait être bon.

Quoique... l'armoire à chaussure est complètement bousillée. Il faudrait que je range un peu, au moins.

Je n'ai qu'à dire à mes parents que je suis tombé en glissant et que comme j'avais la batte en main, elle a frappé sur le meuble.

Oui, je ne peux pas la laisser dans cet état-là.

Il vaut mieux que je range un minimum avant de me faire engueuler par ma mère.

Je me souvins que ma mère rangeait le balai et la balayette dans le cagibi, et au moment où j'allai les prendre, le téléphone sonna à nouveau.

Keiichi

— Oui, allô ? Maebara.

Villageoise

— Ah, c'est Keiichi à l'appareil ?

Est-ce que ta mère est là ?

Keiichi

— Ah, non, en ce moment, elle est absente, elle...

Mais ! Espèce de triple buse !

Dis-leur tout de suite que tes parents ne sont pas là, tant que tu y es !

Bon, tu peux encore rattraper le coup, calme-toi... Allez !

Keiichi

— Mais je crois qu'elle va revenir tout de suite, là !

Ah, non, ça ne va pas non plus !

Elle risque de vouloir rappeler dans quelques minutes ou de demander à ce que ma mère la rappelle tout de suite !

Villageoise

— Oh, non, ce n'est pas grave.

Ce n'est pas si important que cela.

Bon, eh bien, désolée de vous avoir dérangés.

Je soupirai, soulagé de la tournure des événements.

C'était une chance dans mon malheur.

Il faut aussi que je me débrouille pour bien gérer les appels destinés à mes parents ce soir.

J'ai eu de la chance sur ce coup-là... mais ce genre d'improvisation ne marchera pas deux fois.

Il faut que je me trouve une bonne excuse, genre, ils sont là, mais ils ne peuvent pas venir au téléphone.

Elle fait des beignets de crevette frits et ne veut pas prendre le combiné...

Non, ça ne va pas.

Elle ne se sentait pas bien et est allée se coucher.

... Un peu simple, mais ça peut marcher.

Alors que j'y réfléchissais en retournant dans ma chambre, le téléphone se remit à sonner encore une fois.

À croire que le téléphone voulait me donner l'occasion de tester mes mensonges...

Je n'avais pas envie de répondre...

mais je n'avais pas le choix.

Autrement, les gens se douteraient qu'il n'y avait personne.

Eh ! À la rigueur, j'aurais dû laisser le combiné hors de son socle et j'aurais dit par la suite que je n'avais pas remarqué, ç'aurait été mieux...

Mais en tout cas, je devais absolument décrocher pour cet appel.

Je me décidai et pris le combiné d'une main ferme...

Keiichi

— Allô ?

Autant arrêter de préciser mon nom à chaque fois. Après tout, pas la peine d'être aimable avec des inconnus au bout du fil...

Par contre, à l'autre bout du fil justement, mon interlocuteur avait une voix très enjouée, en complet désaccord avec mon ton brusque.

Ôishi

— Aaah, bonsoir, je suis désolé de vous déranger si tardivement.

C'est M. Ôishi, de la librairie d'Okinomiya, j'aurais voul-

Keiichi

— M. Ôishi ? C'est vous ??

Ôishi

— Ah, M. Maebara ?

Bonsoir. Vous avez l'air en forme, tant mieux.

Keiichi

— Euh, attendez juste une seconde, d'accord ?

Je pris le combiné transportable et courai me réfugier à l'étage, dans ma chambre.

J'étais seul à la maison, donc je n'avais pas besoin de me cacher pour parler, mais bon... autant discuter avec lui dans un endroit où je me sentirais un peu plus en sécurité...

Keiichi

— Désolé de vous avoir fait attendre.

Ôishi

— Et alors, y a-t-il eu du changement depuis ?

Depuis, ça veut dire quoi ? Depuis quand exactement, hein ?

Ses manières de parler sans dire les choses commençaient sérieusement à me gonfler.

Quand est-ce que nous avions parlé ensemble pour la dernière fois... Avant-hier ?

Le jour où je ne suis pas allé à l'école. Je l'ai rencontré en rentrant de la clinique... nous avons mangé un morceau en ville... nous avons discuté...

... puis Mion et Rena sont venues me rendre une petite visite et m'ont posé quelques questions à ce sujet.

Si je lui parle... je peux être sûr qu'elles le sauront.

D'ailleurs, c'est peut-être le cas depuis la première fois que lui ai parlé.

Je me demande si elles seront mises au courant de ce dont nous allons discuter ce soir...

Ôishi

— Allô ?

M. Maebara, vous m'entendez ?

Keiichi

— Hein, quoi ?

Ah, oh, excusez-moi...

Je... vous disiez ?

Ôishi

— Je vous ai demandé s'il s'était passé quelque chose depuis notre dernière rencontre.

Comme vous ne répondiez pas, j'ai commencé à m'inquiéter, vous savez ?

Keiichi

— Oh, eh bien.. euh, non, pas vraim-

Je m'arrêtai tout net.

Il s'était passé des choses à la pelle.

Toutes plus bizarres et inexplicables les unes que les autres, de surcroît.

Je ne sais pas trop comment lui en parler... il y a tellement de choses que je ne comprends pas vraiment... mais il faut que je lui demande.

C'est peut-être ma dernière chance de pouvoir lui poser des questions.

Vu que mes parents ne sont pas là ce soir, je n'ai aucune garantie de me réveiller en vie demain matin...

Keiichi

— M. Ôishi, je... Vous aviez raison, je... je crois bien que quelqu'un cherche à me tuer.

Ôishi

— Est-ce bien vrai ??

Keiichi

— Je ne peux pas écarter la possibilité d'un hasard, mais... L'autre jour, lorsque je suis allé à la clinique, elles m'ont rendu visite toutes les deux.

Ôishi

— Toutes les deux ? De qui parlez-vous ?

Keiichi

— De Rena et de Mion.

... Elles m'ont fait comprendre qu'elles savaient que j'avais mangé avec vous ce midi-là.

Ôishi

— ... ... ... Et ?

Keiichi

— Et comme j'étais malade, elles ont laissé des gâteaux de riz gluant. Et dans l'un d'eux... il y avait une aiguille.

Keiichi

Par chance, je ne l'ai pas avalée, mais...

Keiichi

mais je me demande si c'était pas un moyen de m'intimider... Qu'est-ce que vous en pensez ?

Ôishi

— Et cette aiguille ?

Keiichi

— Ben... c'était une aiguille à coudre, je pense, comme on peut en trouver n'importe où.

J'ai senti le chas de l'aiguille, donc on pouvait y attacher un fil, e-

Ôishi

— Ce n'est pas ce que je voulais savoir, M. Maebara.

Cette aiguille, c'est une pièce à conviction.

Elle peut éventuellement nous aider à prouver qu'il s'agissait bien de menaces.

Cette aiguille, vous l'avez ?

... Bon sang... Mais... bien sûr !

Je lâchai le combiné et sprintai au rez-de-chaussée.

Avec la peur qui m'étreignait, l'aiguille avait été le moindre de mes soucis hier soir, lorsque je m'étais mis à jeter les gâteaux contre le mur. Mais c'était vrai, cette aiguille était une pièce à conviction tangible !

Si je me souviens bien, je l'ai jetée contre le mur avec le reste.

Si nous l'avons encore, elle doit être dans le salon !

Sauf qu'évidemment, ma mère, en bonne fée du logis, avait déjà tout nettoyé... On ne voyait même plus où j'avais jeté les gâteaux.

Elle est peut-être tombée entre la plinte du mur et la moquette ?!

Je passai fébrilement la main près des plintes, espérant tomber dessus, mais je ne trouvai rien.

Je déplaçai le sofa, puis d'autres meubles, puis je soulevai la moquette pour la secouer.

Mais il n'y avait toujours aucune trace de cette aiguille !

Ne me dites pas que ma mère l'a jetée avec les gâteaux ? Peut-être qu'elle ne l'a pas remarquée...

De toute façon, c'était avant-hier. Je ne sais pas quand passent les éboueurs, mais si ça se trouve, elle est encore dans le sac poubelle qui est dans la cuisine !!

Je fonçai dans la cuisine, ouvris la poubelle et la vidai de son contenu.

Évidemment, comme le dit le proverbe, autant chercher une aiguille dans une meule de foin.

Ou bien des perles dans le désert...

Ah, je sais ! Je vais tapoter avec les mains.

C'est un peu crade, mais tant pis.

Si je me pique dessus, je ne devrais pas avoir de mal à la trouver !

La méthode est douloureuse, mais efficace.

Je respirai un bon coup et me mis à tapoter les déchets avec mes deux mains.

J'étais éclaboussé de saloperies et c'était franchement écœurant, mais ce n'était pas le moment de faire le douillet !!

Je continuai un petit moment, mais ne trouvai rien.

J'aurais bien voulu chercher plus assidûment, mais j'étais au téléphone.

Il valait mieux ne pas faire attendre M. Ôishi trop longtemps...

Il faudra que je demande à ma mère ce qu'elle a fait de cette aiguille quand elle rentrera.

Je pris une plaque aimantée et un stylo, puis y écrivis

— “Il n'y avait pas une aiguille ?!”

et collai celle-ci à la porte du réfrigérateur.

Enfin, je remontai les escaliers à toute vitesse, car je savais que M. Ôishi m'attendait au bout du fil.

Ôishi

— Allô ?

Alors ?

Keiichi

— ... Désolé, je... Je ne la trouve pas.

J'étais un peu à côté de la plaque, vous savez, je n'ai pas fait attention...

Ôishi

— ... Je vois.

Ce n'est pas grave.

Si vous la retrouvez, conservez-la précieusement.

Ah, mais bien sûr, il n'y avait pas que cette histoire d'aiguille.

Il faut que je lui parle de la voiture de ce matin.

Keiichi

— Ah, mais ce n'est pas tout, M. Ôishi.

Ce matin...

Je suis sûr que cette voiture a essayé de m'écraser. Il y a plusieurs éléments qui concordent.

Ôishi

— Vous avez vu le numéro de la plaque d'immatriculation ?

Si vous l'avez, je pourrai rechercher ceux qui ont fait ça.

Meeeerde !

J'étais tellement furax que je n'ai même pas pensé à prendre le numéro de la plaque, sur le coup...

Quel idiot... En fin de compte, je n'ai ni l'un ni l'autre !

À force de ne penser qu'à ma protection, j'en oublie l'essentiel !

De rage, je frappai mon oreiller.

Keiichi

— Je suis... je suis vraiment désolé... Je sais juste que c'était une grosse berline blanche...

Ôishi

— Vous n'y pouvez rien, M. Maebara.

Si vous avez failli vous faire écraser, vous n'aviez sûrement plus la présence d'esprit de le faire. N'importe qui aurait été pareil !

Keiichi

— Mais... tout ça... Ce ne sont pas des hasards, n'est-ce pas ?

Ôishi

— ... ... ... ... ... ...

M. Ôishi se mit à ruminer à l'autre bout du fil.

Je l'imaginai bien avec les bras croisés, la tête penchée du côté...

Keiichi

— Et puis... Rena est bizarre.

Ôishi

— Qu'est-ce que vous entendez par “bizarre” ?

Sur le chemin du retour, Rena m'a demandé...

pourquoi je faisais tout comme Satoshi.

Je suis sûr de ce que j'avance.

Rena sait exactement ce qu'il s'est passé avec Satoshi.

Elle sait qu'il n'a pas simplement... disparu.

Keiichi

— Rena... Rena sait des choses.

Elle sait ce qu'il est arrivé à Satoshi l'année dernière.

Ôishi

— Est-ce que vous pourriez être plus précis ?

Keiichi

— Eh bien, d'après elle... je me comporte exactement comme lui à l'époque.

Si je continue comme ça, il m'arrivera le même sort qu'à lui... Enfin, c'est ce qu'elle insinue, en tout cas.

Ôishi

— Le même sort... hmm.

Et de quel “sort” a-t-elle parlé ?

Keiichi

— Eh bien... elle appelle ça “changer d'école”... ... ... ... ... ... ... ...

Ôishi

— Changer d'école ?

Keiichi

— Rena dit à qui veut l'entendre que Satoshi a changé d'école l'année dernière.

Et elle m'a prévenu que si je continuais comme cela, je risquais de changer d'école, moi aussi...

M. Ôishi prit une profonde inspiration, puis expira assez bruyamment.

Ôishi

— ... ... M. Maebara, je pense que c'est effectivement une tentative d'intimidation...

ou peut-être une mise en garde.

Keiichi

— Oui, c'est ce que je me suis dit aussi...

Quelque chose me revint en tête.

Je me posais la question de savoir si l'on pouvait oui ou non partir du principe que les coupables étaient de vrais êtres humains.

Outre la théorie selon laquelle Rena et les autres seraient dans le coup, il y avait aussi la théorie de l'existence réelle de la déesse Yashiro...

Bien évidemment, je ne pouvais pas en faire part à M. Ôishi.

Mais dans les deux cas, Rena faisait partie de la liste des suspects.

Que ce soit à cause de la malédiction ou bien que ce soit un coup monté par les villageois...

Dans les deux cas, Rena était coupable.

Rena doit savoir quelque chose, c'est sûr et certain.

Elle est suspecte.

Et puis d'abord, qu'est-ce que c'est, cette fille, au juste ?

Il suffit de regarder les incidents des années précédentes pour comprendre qu'elle a un rapport avec toute cette histoire, mais...

Mais au fait, M. Ôishi m'avait dit qu'il avait fait quelques recherches sur elle, non ?

Enfin, il a dit “un peu”, mais c'est sûrement l'un de ses euphémismes.

Donc en fait, je peux considérer qu'il a fait un travail de recherches conséquent.

... Hmm... J'aimerais bien lui poser quelques questions à son sujet.

J'aimerais bien savoir ce qu'il s'est passé exactement dans son ancienne école... et tout le reste de ce que je ne sais pas sur elle.

Dois-je vraiment me méfier d'elle ou...

Non, en fait, là n'est même pas le problème.

Je veux simplement connaître la vérité.

Ce soir et cette nuit, je resterai tout seul dans cette grande maison.

Je sais que mes parents n'auraient pas servi à grand'chose de toute façon, mais il était plus rassurant de les savoir à la maison...

Parce que bon, ce n'est pas un bunker ou une forteresse non plus.

Si vraiment quelqu'un de malintentionné voulait entrer ici de force, il y arriverait facilement.

Il n'y a pas de maisons habitées près de chez nous.

On peut faire autant de bruit que l'on veut, personne n'entend rien.

Mon père, en bon artiste imbu de sa personne, avait construit cette maison à l'écart de tout, et ce soir en particulier, je le maudissais pour avoir fait ça...

Je suis curieux de savoir si je serai encore là demain...

Il faut que lui pose la question.

Maintenant.

C'est peut-être ma dernière chance...

Keiichi

— Euh, dites, M. Ôishi, je voudrais vous poser une question.

Vous me promettez de ne rien me cacher ?

Ôishi

— Oui, demandez-moi ce que vous voulez.

Il avait beau être à des kilomètres, à l'autre bout du fil, sa voix était pour moi la chose la plus réconfortante qui fût.

Allez, demandons-lui.

Il faut lui demander à propos de Rena.

Il faut savoir ce qu'il s'est passé dans son ancienne école !

Keiichi

— Eh bien... J'aurais voulu savoir ce que Ren-

Qu'est-ce que c'est que ce bruit depuis tout à l'heure ?

J'avais envie de l'ignorer car j'étais au téléphone, mais... Ah, je vois ce que c'est ! C'est la sonnette de la porte d'entrée.

Il est... dix-neuf heures.

Ça ne pouvait pas être le facteur, et ce n'était pas une heure normale pour rendre visite aux voisins.

J'avais franchement envie de ne pas y aller, mais je ne pouvais pas me le permettre.

À quoi cela m'aurait-il alors servi de vouloir faire croire que mes parents étaient là ?

Je suis obligé de répondre à la porte.

Ôishi

— ... Allô ? M. Maebara ?

Keiichi

— Oh, excusez-moi, je crois que quelqu'un sonne à la porte. Je vais répondre et je reviens tout de suite.

Ôishi

— Ah, vous avez de la visite ?

Ce n'est pas grave, on peut en rester là pour ce soir, vous savez.

Non, non, surtout pas !

Keiichi

— Ah, non, ne vous en faites pas, je reviens tout de suite !

Vous voulez bien attendre un peu au téléphone ?

Ôishi

— ... Oui, bien sûr, ça ne me dérange pas.

Je laissai le combiné en plan sur ma couette et courus à l'entrée.

Il faut que je la baratine et que je l'envoie paître sans lui donner l'impression de la jeter...

J'avais comme l'intuition que c'était la femme qui avait appelé juste avant le coup de téléphone de M. Ôishi.

Donc c'est une amie de ma mère ou bien une femme du voisinage.

Bon, je lui dirai que ma mère ne se sentait pas bien et qu'elle s'est couchée.

C'est ce qu'il a de plus facile.

Je ne pense pas qu'elle me demande de la réveiller, ça ne se fait pas.

La sonnerie retentissait depuis tout à l'heure, à intervalles réguliers.

Normalement, les gens abandonnent au bout d'un moment, non ?

Je tirai la chevillette, mais ne délogeai pas la chaîne. Entr'ouvrant légèrement la porte, je risquai un œil pour voir qui c'était.

... Un frisson d'horreur parcourut ma colonne vertébrale.

Je sais, je sais...

D'ailleurs, une part de moi-même s'y était préparée.

Tandis que l'autre, invoquant une “amie de ma mère”, avait fui en se berçant d'illusions...

Rena

— ... Bonsoir.

Keiichi

— R... Rena...

Qu'est-ce qu'elle fait ici ? Elle ne vient jamais à cette heure-ci.

Elle tombe tellement pile-poil au mauvais moment que ça m'en ferait peur.

J'allais justement poser des questions sur elle à l'inspecteur...

Je ne pouvais pas placer cela sur le compte du hasard.

Une phrase de Mion, l'autre jour, me revint en tête...

Mion

— ... ... ... Bah, tu sais, p'tit gars,

il n'y a pas grand'chose que je n'apprenne pas par ici.

Keiichi

— Rena, tu... tu es seule ?

Rena

— ... Oui.

Mion n'était pas là, alors.

... Ça n'arrangeait rien à la situation, en fait.

Keiichi

— Qu'est-ce que tu veux ? Pourquoi t'es là ?

Rena

— ... Euh, dis, Keiichi, j'aimerais bien que tu ouvres la porte pour que l'on puisse discuter.

Je n'ai pas le droit d'entrer, dis...? Dis ?

C'est vrai que normalement, ça ne se fait pas de parler à ses camarades de classe en laissant la chaîne en place.

... mais bon...

Keiichi

— Désolé, mais le soir, chez nous, nous n'enlevons plus la chaîne à partir d'une certaine heure.

C'est rien contre toi en particulier, ne le prends pas mal.

Rena

— ...

Ah... Tant pis, alors.

Rena baissa la tête, atterrée.

Elle faisait pourtant des efforts pour rester souriante, ce qui me rendait fou de rage et de douleur à la fois.

Mais malgré tout, mes sens sonnaient toujours l'alarme.

Tant que nous resterions ainsi, même si mon cœur souffrait, j'étais au moins certain de ne pas mettre ma vie en danger.

En fait, ce dont j'avais vraiment peur... ce n'était pas vraiment d'enlever la chaînette et de me faire attaquer par tout un squad, mais plutôt...

plutôt de faire confiance à Rena, d'ouvrir la porte complètement et de la voir trahir notre amitié.

Tant que nous resterions ainsi, même si mon cœur souffrait, j'étais au moins certain qu'elle ne me trahirait pas.

Comme je ne montrais aucun signe de vouloir enlever la chaîne malgré ses reproches tacites, Rena eut l'air d'abandonner l'idée de pouvoir entrer chez moi.

Rena

— ... Dis-moi, Keiichi... Tu as déjà mangé ?

Non, pas encore.

Et comme ma mère n'est pas là, ce n'est pas la peine que j'attende dessus.

Une fois rentré, je m'étais allongé, puis le téléphone m'avait réveillé, et depuis, à force de discuter avec l'un et l'autre, je n'avais pas encore trouvé le temps de manger un morceau.

... En même temps, le menu de ce soir, c'est des nouilles instantanées. En théorie, je peux les manger n'importe quand.

Keiichi

— Non, pas encore.

Pourquoi ?

Rena

— Ah, éhéhéhé, alors tant mieux !

Regarde un peu !

Je t'ai rapporté des légumes.

Joignant le geste à la parole, elle sortit une boîte épaisse enrobée d'un foulard, qu'elle se mit à défaire.

Rena

— Si tu veux bien me laisser utiliser ta cuisine quelques minutes, je peux te réchauffer une soupe miso, si tu veux ?

Keiichi

— C'est bon, c'est pas la peine de te donner tout ce mal non plus, hein...

Rena

— Mais il y a plein de morceaux de tofu dedans, et plein de légumes frais !

Tu n'aimes pas ? C'est ca ?

Comment pourrais-je ne pas les aimer ?

J'adore quand il y a plein de morceaux de légumes dans la soupe miso.

Il faut du radis blanc, des carottes, des bardanes, des pommes de terre, pour que ça donne du goût, du volume, de la substance... ...

Aaaah, ÇA c'est de la soupe, de la vraie !

Rena

— J'ai aussi ramené du riz déjà prêt, nous n'aurons qu'à le passer au micro-ondes !

Bien sûr, bien sûr ! On ne peut pas manger de soupe miso sans un bol de riz chaud à côté, ce serait une idiotie, que dis-je, un sacrilège !

Avec les baguettes, tu prends de grosses bouchées de riz bien chaud, comme ça, et tu rajoutes une gorgée de soupe miso chaude par dessus, pour qu'elle se cale entre les interstices du riz, qu'elle imprègne bien le tout...

Aah, c'est dans ces moments-là qu'on est heureux d'être né japonais !!

Rena

— Et j'ai encore une fois fait des légumes saumurés !

Avec des légumes sauvages, qui plus est !

Jusqu'à ce que j'habite à Hinamizawa, j'avais toujours largement sous-estimé les légumes sauvages, cette véritable manne de la montagne.

Et puis j'y ai goûté, un jour, en arrivant ici... et depuis, je suis complètement accro !

Leur touche de goût est parfois faible, mais elle donne un arrière-goût inimitable.

Si l'on compare avec les légumes que l'on peut acheter chez n'importe quel maraîcher, c'est le jour et la nuit !

Les légumes normaux, c'est pour les débutants.

Les experts comme moi, il leur faut autre chose pour les satisfaire.

De plus, il est de notoriété publique que la tradition culinaire des Ryûgû a engendré une recette de légumes saumurés d'une qualité extraordinaire !

Aaaah, rien que d'y penser...

Je suis sûr qu'ils passent super bien avec du bon riz blanc généreux, gonflé de vapeur... haaaa !!

Rena

— Et c'est pas tout, c'est pas tout !

Hein, quoi, elle a encore de quoi améliorer ça en réserve ?!!

Ça m'a l'air super bon, ce plan, là !

C'était qui encore l'idiot qui disait que des nouilles instantanées feraient l'affaire ? Que cet individu malsain aille se cacher !

Rena avait l'air très contente, et sa proposition était très alléchante.

D'ailleurs, mon estomac se mit d'un seul coup à me titiller et à réclamer sa pitance à grands cris.

Dans le même temps, la méfiance que j'éprouvais envers Rena se dissipait rapidement...

Elle est seule, en plus... Je pourrais peut-être faire un geste...

Évidemment, je ne peux pas affirmer qu'elle n'a pas empoisonné les aliments, mais bon...

... Un frisson me parcourut à nouveau l'échine.

Je ne compris pas tout de suite pourquoi la peur m'avait saisi à nouveau.

... Mais une autre partie de moi sonnait frénétiquement le tocsin.

Rena ne pouvait me proposer ce repas si appétissant et si engageant que parce qu'elle partait d'une hypothèse bien précise.

Elle partait du principe que ce soir, je ne mangerais pas un vrai repas.

Pour être plus précis, elle se basait sur le fait que ma mère n'était pas là et que donc personne ne cuisinerait de quoi manger.

Les gens mangent généralement vers 19h.

D'ailleurs, chez nous, à cette heure-ci, ma mère est en train de cuisiner le repas du soir.

Le simple fait de rendre visite à quelqu'un vers 19h le soir, en apportant de quoi cuisiner, est déjà louche en soi.

... Elle sait.

Rena...

sait que mes parents...

ne sont pas là... n'est-ce pas ?

Quoique... Elle l'a peut-être dit un peu au hasard, en espérant tomber juste.

Pourtant, j'ai fait des tas de petites choses pour laisser croire que mes parents étaient là.

Elle n'est peut-être même pas sûre à 100% que mes parents ne sont pas là...

... Hmmm... Je ne sais pas trop.

J'ai dû rentrer le linge en vitesse, fermer la porte du garage, prendre l'édition du soir qui traînait dans notre boîte aux lettres...

On voit bien que tout cela a été fait à la va-vite.

Je ne saurais affirmer qu'elle n'a aucune raison possible de se douter que mes parents sont absents...

En même temps... rien ne m'oblige à le lui avouer...

Je vais jouer le jeu jusqu'au bout.

Heureusement, la chaîne était toujours bien en place.

Tant que je ne délogerai pas la chaîne, Rena ne pourra rien me faire...

Keiichi

— Je... Écoute, c'est très gentil de ta part, mais... je crois que ce sera bientôt prêt.

Rena

— Hein ?

Ah bon ?

Vraiment ?

Keiichi

— C'est dommage, ça me met vraiment mal à l'aise de devoir refuser, mais... euh...

Je n'arrivai pas à trouver mes mots pour terminer cette phrase.

Rena

— Ah, mais c'est pas grave, tu pourras rajouter ça au menu... Non ?

Keiichi

— Nan, écoute, on a suffisamment, vraiment.

Ma mère prépare toujours pas mal de trucs pour accompagner,

alors...

Rena

— Quoi ? Tu as des légumes en accompagnement ?

J'évitai son regard avec un rire gêné.

Mais inéluctablement, un sentiment que j'essayais de réprimer se remit à gravir ma colonne vertébrale.

Je parle comme si ma mère allait bientôt servir le repas du soir, mais cela ne passe pas dans la conversation que je mène avec Rena.

Rena fait la conversation en partant d'un principe évident.

Et elle considère bien sûr que je suis bien conscient de cette loi immuable.

Rena

— Oh, tu sais aussi faire la cuisine, Keiichi ?

Et donc.... qu'as-tu préparé ce soir ?

Keiichi

— Qui, moi ? Non, pourquoi moi, j'ai pas besoin, je...

Et maintenant, elle décide, comme ça, du tout au tout, que c'est moi qui ai fait la cuisine.

En fait, il y a une nuance... Elle est en train de me faire comprendre qu'elle sait que ce n'est pas ma mère qui cuisine, ce soir.

Rena

— Tu l'as vraiment fait tout seul ?

Tu as réussis à faire les légumes...

Keiichi ?

Keiichi

— Mais, puisque je te dis que ce n'est pas moi.

C'est ma mère ! Enfin, elle est en train, quoi.

Elle les fait là, maintenant !

Rena

— ... ... ...

Keiichi

— Écoute, je suis vraiment désolé, mais on ne les mangera pas de toute façon, garde-les pour toi, ce serait dommage de les jeter...

Rena se tut.

Une ombre passa sur son visage, ternissant l'éclat de ses yeux.

Rena

— ... Laisse-moi deviner le menu de ce soir.

Keiichi

— Bon écoute, c'est pas non plus super important, hein...

Rena

— ... hmmm... je vois...

Évidemment, Rena avait la main mise sur la conversation.

Quoique... conversation ? Je dirais plutôt “interrogatoire”, mais enfin bon...

Rena

— Je parie que ton repas de ce soir, on peut le cuisiner simplement en faisant bouillir de l'eau ! J'ai juste ?

Keiichi

— Eh- ooh ! Te moque pas de ma mère, hein !

Elle sait mitonner des plats super classes !

D'ailleurs, c'est bien simple, dans la cuisine, on fait toujours salle comble !

Non seulement je racontais n'importe quoi, mais en plus je claquais légèrement des dents.

Ça donnait l'impression qu'elle avait tapé dans le mille...

Mais Rena fit mine de ne rien remarquer.

Rena

— ... Keiichi...

Ta mère a vraiment fait la cuisine ?

Keiichi

— Mais puisque je te dis qu'elle est en train, là, maintenant !

On va bientôt passer à table !

Rena ignorait ostensiblement l'histoire que j'essayais de lui faire avaler.

Et plus je paniquais, plus elle devenait distante.

Rena

— Dis-moi, Keiichi.

À ce moment précis, je ressentis une fraîcheur dans l'air qui était vraiment désagréable...

Rena

— Ta mère, elle est là ?

...

Vraiment ?

Bon, ben là... ce n'est plus la peine de faire semblant.

Rena...

est venue chez moi ce soir parce qu'elle savait pertinemment que mes parents n'étaient pas là.

En même temps, je ne peux pas me permettre d'avouer, maintenant.

Mes parents sont là et nous allons bientôt manger... Il faut que je m'en tienne à mon histoire !

Ma réponse était toute trouvée.

Ma mère est là.

Keiichi

— Oui, elle est là. Bien sûr !

Je sentis l'air se dessécher.

Le regard de Rena se fit de plus en plus froid et méprisant, me clouant sur place.

Rena

— Pourquoi, Keiichi ?

Keiichi

— Pourquoi quoi ? De quoi tu parles ?

J'aurais voulu continuer à jouer la comédie, mais à la seconde où je croisai son regard, je sus que ça n'était plus possible.

Son regard me dévoila le fond de sa pensée bien avant que les mots ne fussent sortis de sa bouche...

Rena

— Pourquoi est-ce que tu me mens depuis tout à l'heure ? Qu'est-ce que ça t'apporte ?

Keiichi

— Mais...

Je te mens p-

Rena

— Tu mens, n'est-ce pas ?

Keiichi

— ... Mais non, je m-

Rena

— MENTEUR !!!!

Un choc électrique me parcourut de la tête aux pieds...

J'avais la chaîne qui retenait la porte, et Rena ne me voyait que par l'interstice de la porte, soit même pas 10cm.

Et pourtant, je me sentais acculé.

Cette maison n'était soudain plus mon dernier refuge, mais une impasse, une voie sans issue, et personne ne viendrait me sauver...

Rena

— .. ... Bon alors, reprenons. Je vais deviner ce que tu vas manger ce soir.

Ça va, j'ai compris, elle sait que mes parents ne sont pas là, ok.

Mais je ne comprends pas ce qu'elle fait...

Même en considérant qu'elle ait pu apprendre, d'une manière ou d'une autre, que mes parents étaient absents,

elle n'a aucun moyen de savoir ce que j'ai l'intention de manger ! Normalement...

Mais elle insistait sur le fait de vouloir le deviner.

... Mais comment ferait-elle ?

Comment pourrait-elle deviner que j'avais l'intention de me faire...

Rena

— Des nouilles instantanées.

... Alors, qu'est-ce que tu dis de ça ? J'ai juste, non ?

Mais comment est-ce que...?!!

Nan, attends une seconde... En fait c'est logique, un garçon comme moi, qui n'y connait rien aux arts ménagers, ne sait cuisiner qu'une seule chose : de l'eau bouillante, pour faire justement des plats instantanés.

C'est un gros cliché, mais c'est le cas de figure le plus vraisemblable.

On ne peut pas vraiment dire qu'elle ait deviné quoi que ce soit !

Rena

— Tu vas avoir encore faim si tu ne manges qu'une portion de nouilles.

Je pense qu'il te faudrait au moins un peu de riz pour accompagner.

Calme toi, Keiichi Maebara...

Ce n'est qu'un hasard.

En ce moment, tu portes un regard assez critique et assez suspicieux sur elle.

C'est pour ça que tu t'emportes pour un rien dès qu'elle est concernée.

C'est vrai, elle a vu à travers ton jeu, mais... cela ne veut pas dire qu'elle peut lire dans tes pensées.

Les seuls qui peuvent faire ça, ce sont les créatures surnaturelles.

Enfin, dans ce village, on dirait plutôt les ...

bah, peu importe.

De toute façon, elle ne peut pas. Ça ne se peut pas.

Rena

— Tu aimes ça ?

Keiichi

— De quoi, les nouilles ?

Rena

— Non,

celles * ** ****** ** **** ** ** *********.

J'avais répondu légèrement à côté, apparemment.

J'avais compris “non”, et j'avais entendu la suite, mais mon cerveau ne réussissait pas à interpréter l'information...

Keiichi

— Euh, excuse-moi Rena, mais j'ai pas bien compris.

Qu'est-ce que tu viens de dire ?

Rena

— Hein ?

Comment ça ?

Keiichi

— À l'instant, là... Tu m'as demandé si j'aimais... si j'aimais quoi ?

Je regrettai aussitôt amèrement lui avoir posé la question.

Je n'avais pas réussi à interpréter l'information pour une bonne raison... c'est parce que mine de rien, sur un ton nonchalant, elle avait dit quelque chose de terrible.

Rena

— Celles à la moelle de porc et au gingembre.

Tout devint blanc. Je me demande quelle tête j'ai pu faire à ce moment-là...

Mon champ de vision se troubla... et tout se mit à tourner dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Je perdis l'équilibre...

Keiichi

— Comment est-ce que tu peux savoir ÇA ?!

Je ne me donnai même plus la peine de le cacher.

C'était la seule manière qu'il me restait de pouvoir m'opposer à elle.

Comment est-ce que Rena pouvait savoir un détail pareil ?

Sans vraiment y prêter attention, je collai mon visage à l'interstice de la porte.

Ce qui n'eut pas l'air de déranger Rena outre mesure.

Keiichi

— Oui, c'est vrai, j'en ai acheté.

J'en ai acheté plein, même.

Tout un carton !

Mais ça n'explique pas comment tu peux le savoir !

Rena

— Ah, ça, bonne question...

C'est bizarre, hein ?

...Hein ?

Mais... elle se fout de moi ?!

Finalement, la chaîne qui bloquait la porte ne servait pas qu'à me protéger moi... Rena en profitait aussi !

Keiichi

— Mais comment tu peux le savoir ?!

Pourquoi est-ce que tu sais tout ça ?!

Réponds !

Rena

— Tu les as achetées... au Seven's Mart.

... C'est bien ça ?

La peur se mit à remonter lentement ma colonne vertébrale.

J'essayai de la masquer en me montrant colérique et aggressif.

Keiichi

— Mais putain... Comment tu peux SAVOIR ÇA ?!

Rena

— ... J'étais debout derrière toi au magasin. Je te collais tout le temps.

Keiichi

— Comment ça... mais qu'est-ce que tu veux dire ?

Je ne voyais pas trop ce qu'elle voulait dire par “coller”.

Rena

— C'est pas dur.

J'étais

debout

derrière toi

tout le temps....

héhéhé.

Mais alors, comme l'autre soir ?!

Le soir où j'étais au téléphone avec l'inspecteur Ôishi, elle était debout dans le couloir... et elle est restée là pendant une heure, à nous écouter, derrière la porte, en cachant sa présence...

Rena

— Je t'ai regardé pendant que tu choisissais des tas et des tas de sortes de nouilles.

Rena

Tu en avais vraiment pris beaucoup !

Et à cause de ça, ta mère t'a grondé.

Elle a dit que tu prenais des sortes trop chères, que tu devais prendre une seule sorte.

Rena

Et alors, tu as choisi la sorte que tu préfères. Tu as pris celles à la moelle de porc et au gingembre, en taille maxi.

Rena

Je les aime aussi, tu sais.

Rena

Les nouilles instantanées au porc.

Rena

Mais je n'ai jamais assez d'appétit pour réussir à finir les portions maxi.

Je sentis mon liquide cérébral se figer, affaiblissant tous mes organes sensoriels.

C'était peut-être un moyen de défense naturel et instinctif pour protéger mon équilibre mental.

Ma peur s'estompa, ce qui me permit de faire du ménage dans ma tête.

Il me fallait en chasser les mots qu'elle avait prononcés et m'empêcher de comprendre ce qu'ils impliquaient...

Ce qui ne voulait pas dire que ma peur avait entièrement disparu.

Pour vous donner une idée, c'était un peu comme... comme si une fois arrivé au bord d'un gouffre, vous fermiez les yeux pour ne pas avoir le vertige en regardant en bas. Ça aide, mais ça ne résout pas le problème.

Chancelant, je fis un pas en arrière.

Aussitôt, Rena s'avanca d'un pas.

Rena

— ... ... Allez, Keiichi.

... Ouvre cette porte.

Nous mangerons à deux ce soir.

Je te promets que ce sera très bon. ... Tu m'ouvres ?

Je vis ses doigts, trop fins, trop blancs, apparaître un à un, comme poussant dans l'interstice de la porte, se rapprocher à tâtons de la chaîne, de la réglette, et tirer dessus, la bouger, en espérant la déloger...

Si elle avait simplement enlevé la chaîne d'elle-même, j'aurais pu laisser libre cours à ma peur.

Mais Rena n'en fit rien.

Elle voulait apparemment que ce fût moi qui le fît.

La peur qui m'étreignait était comme un tonneau de poudre mouillée, et j'essayais désespérément d'y mettre le feu.

Mais même en battant le briquet maintes et maintes fois, il n'y avait rien à faire, les étincelles ne prenaient pas.

Tzik. Tzik ! Tzik !!!

Toujours pas...

Toujours pas ! Toujours pas !!!!

Rena

— ... Allez, tu m'ouvres ?

... Keiichi ?

Keiichi

— Rentre chez toi, Rena.

... Je t'en supplie... Va-t-en !

Rena

— ... Pourquoi est-ce que tu fais le méchant, comme ça ?

À quoi tu joues ?

Keiichi

— Barre-toi !

Allez, casse-toi !

Mais merde, CASSE-toi !!!!

Enfin, l'étincelle tant attendue.

Sans perdre une seconde, elle mit le feu aux poudres, et j'explosai.

Je donnai un grand coup d'épaule sur la porte.

De l'autre côté, Rena fut repoussée en arrière par le choc.

Ne surtout pas hésiter, maintenant !

Je pris la poignée de la porte à deux mains, me cramponnai fermement en place et retirai la porte vers moi d'un coup sec !

Mais le claquement du battant de la porte ne vint pas bercer mes oreilles.

Je ressentis une sensation étrange, désagréable. Quelque chose empêchait la porte de se fermer.

Alors, je vis... les doigts de Rena.

Chaque doigt bougeait frénétiquement dans une autre direction, un peu comme un paquet de tiges ou de petits tentacules qui essayait de s'infiltrer par l'espace entre la porte et le chambranle...

Rena

— ... ... ... Ça fait mal...

Ça fait mal, Keiichi !

J'ai mal !!

Aïe...

Rena se mit à se plaindre, non pas à grands renforts de cris perçants, mais sur un ton très calme et très grave, comme si elle serrait les dents.

Keiichi

— Casse-toi... Casse-toi ! Casse-toi !!!

Je me mis à tirer de toutes mes forces sur la porte.

Il ne me vint pas à l'esprit que je devais d'abord lâcher prise pour lui permettre d'enlever ses doigts.

Rena

— Ça fait vraiment mal, Keiichi.

Si tu trouves que j'ai été trop loin, je m'excuse.

Ouh, ça fait mal...

Je n'en avais rien à secouer de ses excuses.

Cela ne changeait rien à ce qu'elle avait fait !

Rien du tout !!

Rena

— J'ai mal !

J'ai mal, Keiichi !

Je te demande pardon...

Je te demande pardon...

Pardon...

Keiichi

— Casse-toi... Casse-toi !

CASSE-toi !!!!

Mais puisque je te dis que ses doigts sont coincés et qu'elle ne PEUT pas partir...

Ses doigts si blancs prirent une teinte violacée et cessèrent de bouger.

Rena

— Pardon !

Pardon !

Pardon...

Keiichi

— Casse-toi, allez ! Barre-toi !

Rena

— Pardon !

Pardon !

Pardon !

Pardon...

Pardon...

Elle répéta ses excuses en boucle, inlassablement, comme une vieille cassette audio, le son de sa voix se déformant de temps en temps à cause de la douleur.

Casse-toi !

Barre-toi !

Allez, quoi...

Arrête ça, arrête, ARRÊTE !!!

Je tirai la porte vers moi encore plus fort.

Et puis enfin, d'un seul coup, Rena put dégager ses doigts de l'embrasure de la porte.

Dans un grand bruit, la porte se referma, et j'entendis Rena tomber sur les fesses.

Sans perdre une seconde, je fermai la porte à clef.

Le loquet se remit bruyamment en place, dans un claquement sec, qui annonca à Rena son exclusion définitive.

Rena

— Je te demande pardon !

Pardon !

Pardon !

Je te demande pardon...

Keiichi...

Pardon...

Ouvre, Keichi !

Elle resta prostrée, face contre la porte, et reprit sa litanie d'excuses.

Vérifiant lentement mais assidûment que je l'avais bien expulsée de mon territoire, je me mis à reculer pour m'éloigner de la porte, à pas prudents.

De l'autre côté de la porte, j'entendais Rena répéter ses excuses continuellement, d'une voix misérable, attendant mon absolution.

Mais cela ne me faisait ni chaud ni froid.

Ce n'était pas par haine ou par insensibilité.

J'étais simplement trop rassuré d'avoir pu lui échapper que tout le reste ne m'atteignait plus...

Mion m'a menacé l'autre jour, en me disant ici-même qu'elle saurait toujours tout.

Et aujourd'hui, ici encore, Rena m'a prouvé que c'était vrai.

Tout ce que j'avais fait pour cacher l'absence de mes parents n'avait servi strictement à rien.

J'aurais dû ne pas répondre à la porte, tout simplement !

Mes petits tours de passe-passe... se sont révélés être complètement inutiles.

Je suis à Hinamizawa... et ils connaissent le coin comme personne... je ne pourrai jamais leur échapper !!!

Je voulais m'éloigner de Rena, la porte entre nous n'était pas suffisante.

Chaque pas en arrière, prudent, m'éloignait d'elle, de ses excuses, de ses pleurs...

Arrivé au pied des escaliers, je me retournai et les gravis en courant, puis plongeai dans ma chambre.

... Enfin, mes oreilles cessèrent de percevoir sa voix.

Me laissant tomber sous ma couette, je me raidis instantanément.

Il y avait quelque chose !

C'était le combiné du téléphone.

Ca me revint soudain.

J'étais au téléphone avec l'inspecteur...

D'un rapide coup d'œil à mon horloge, je pus constater qu'il ne s'était écoulé que quelques instants à la porte d'entrée.

... À moins que les piles soient à plat ??

J'ai discuté un bon moment avec Rena, c'est pas possible, il doit s'être écoulé plus de temps que ça !

Mais même en regardant l'aiguille des secondes attentivement, rien n'y fit. Celle-ci avançait bien en rythme, égrenant les secondes en même temps que je le faisais dans ma tête.

Je collai le combiné à mon oreille -- celui-ci était encore un peu tiède, c'est dire ! -- et le Temps reprit son cours.

Keiichi

— Euh... Allô ? M. Ôishi ?

Je suis vraiment désolé de vous avoir fait attendre.

Ôishi

— Mais non, mais non, je n'ai pas eu à attendre bien longtemps, voyons...

Je crois bien que lui et moi n'avons pas du tout la même perception du temps...

En bruit de fond, à l'autre bout du fil, j'entendais la voix enjouée d'un présentateur annoncer les résultats sportifs de la semaine. La distance qui me séparait de l'inspecteur Ôishi ne m'en parut que plus conséquente...

Keiichi

— C'était... C'était Rena à la porte, à l'instant.

Ôishi

— Elle est venue vous rendre visite ?

Keiichi

— ... ... ...

Je ne me sentais pas capable de lui rendre un compte exact de cette petite visite.

De toute façon, en ce moment, je n'ai pas besoin de me confier sur ce qu'il s'est passé. J'ai surtout besoin d'informations sur Rena.

Parce qu'à bien y réfléchir, lorsqu'elle a sonné à la porte, j'allais justement demander à M. Ôishi de me raconter ce qu'il savait sur elle.

Je ne sais plus trop ce qui est vrai et ce qui est faux dans tout cela.

La seule chose que je sais, stricto sensu, c'est que Rena est suspecte.

Peut-être qu'en en apprenant plus sur elle, grâce à l'inspecteur, je pourrais y voir un peu plus clair.

... En même temps, cela fait déjà plusieurs fois que j'ai demandé à savoir des choses qui ne me regardaient pas, et je l'ai souvent regretté jusqu'à présent.

Mais bon, là, je pense avoir touché le fond.

Je ne vois pas du tout ce que je pourrais apprendre de pire.

D'ailleurs, c'est bien simple, si effectivement il y a pire, je préfèrerais le savoir.

Après tout, je suis dans une situation très particulière. Il peut m'arriver n'importe quoi, n'importe quand, peut-être demain ou même ce soir, qui sait ?

Je veux obtenir tous les détails que je souhaite savoir.

Je ne veux pas mourir comme ça...

Je ne veux pas mourir sans savoir !

Ôishi

— Rena Ryûgû ?

Oui, j'ai mené ma petite enquête sur elle.

Oui, enfin, rien de bien poussé, hein.

Je connaissais son style.

Lorsqu'il disait “rien de bien poussé”, cela voulait dire qu'il avait fait les recherches à fond et que, en tant qu'ami de l'intéressée, cela ne me plairait certainement pas...

Keiichi

— Eh bien alors, dites-moi tout le peu que vous avez appris sur elle.

Ôishi

— Je ne pense pas qu'il y ait là quoi que ce soit d'intéressant pour vous, vous savez...

Keiichi

— M. Ôishi.

D'une voix calme et posée, je réclamai son attention.

Puis je tranchai dans le vif du sujet.

Keiichi

— Rena Ryûgû est suspecte.

Keiichi

Même en considérant que la déesse Yashiro soit responsable des meurtres...

Rena a un lien avec tout ça.

Ôishi

— Et de quelles preuves concrètes disposez-vous pour arriver à cette conclusion ?

Le ton de l'inspecteur se fit aussitôt plus sévère.

Est-ce que vous avez des preuves...?

C'est bien une phrase de policier, ça.

Keiichi

— Seulement des preuves indirectes.

Ôishi

— ... Je vois.

Sa déception était palpable, comme si le téléphone me l'avait transmise aussi.

Il me vint à l'esprit l'image de M. Ôishi en train de pêcher, vérifiant une ligne qui avait eu une touche...

sauf que l'appât, moi dans ce cas précis, était toujours bien en place, et que lui, déçu, me rejetait à l'eau.

Keiichi

— M. Ôishi...

Si vous n'avez pas de preuves concrètes... vous ne bougerez pas ?

Je lui demandais par la même occasion si, sans preuves, il ne se bougerait pas pour me sauver...

C'était une petite pique fourbe, mais de bonne guerre.

Et comme l'inspecteur était un expert pour ce genre de phrases assassines, il eut l'air de comprendre immédiatement ce que je voulais dire.

Ôishi

— Ne vous inquiétez pas, M. Maebara.

Vous êtes sous ma protection.

Mouais, eh ben je suis pas très rassuré.

En fait, il se sert simplement de moi pour mener son enquête.

Je parierais qu'il me considère comme une pièce à conviction très intéressante pour le cas où je me ferais tuer, mais sans plus.

Keiichi

— Écoutez, M. Ôishi, que je sois vivant ou non, ça n'a aucune importance ni influence sur votre enquête, j'en suis bien conscient, mais pour moi, si je me fais tuer, c'est fini, terminé, on n'en parle plus !

Silence au bout du fil.

J'y suis pas allé de main morte, mais franchement dit, je m'en fous.

Il faut qu'il comprenne que je suis vraiment en danger de mort...

Keiichi

— Alors s'il vous plaît,

dites-moi ce que vous savez sur Rena.

Ôishi

— ...

Keiichi

— Satoshi a soi-disant “changé d'école”.

Et je pense que dans un futur pas très lointain, il m'arrivera la même chose.

Mais vous ne trouverez jamais mon cadavre.

Keiichi

La preuve, vous n'avez pas trouvé celui de Satoshi !!

Ôishi

— M. Maebara, calmez-vous...

Il n'avait pas besoin de me le dire, je me retenais déjà.

Je savais très bien qu'il ne servait à rien de s'en prendre à la police dans ces cas-là, cela ne résoudrait rien.

En fin de compte, je ne pouvais compter que sur la batte de Satoshi et sur moi-même pour me protéger.

Donc foutu pour foutu, j'aurais voulu savoir de sa bouche ce que Rena avait fait avant d'être expulsée.

Ôishi

— Vous êtes sûr ? Ce n'est franchement pas bien folichon, hein. Ne venez pas vous plaindre après ?

Sentant ma détermination, l'inspecteur se décida enfin à cracher le morceau.

Keiichi

— Dans la situation où je suis, je crois que tout est bon à savoir.

Alors s'il vous plaît...

Ôishi

— Bon, tout d'abord, je dois vous avertir sur deux ou trois petites choses.

Keiichi

— Allez-y.

Ôishi

— D'une, n'en parlez surtout à personne.

Ôishi

De deux, il y a une partie de toutes ces informations qui sont basées sur des théories et des conjectures.

Ce qui veut dire que ce que je vais vous raconter n'est pas forcément la vérité absolue.

Nous sommes d'accord ?

Keiichi

— Ce n'est peut-être pas la vérité absolue...?

Je dois vous avouer que je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire par là.

Ôishi

— Il n'y a pas de commission d'enquête sur la série de meurtres à Hinamizawa.

Chaque incident a été traité et considéré indépendamment des autres.

Ôishi

Ce qui veut dire que Rena Ryûgû n'a jamais été entendue dans toutes ces affaires.

Et donc, eh bien...

Keiichi

— Vous avez donc enquêté non pas en tant que policier,

mais à titre personnel, c'est bien cela ?

Ôishi

— Je suis bien content de ne pas avoir à tout vous expliquer, vous comprenez vite.

Ôishi

La plupart de ce que j'ai appris sur elle, je l'ai su par des conversations au téléphone ou pendant des visites privées.

Ôishi

Je n'ai pas pu vérifier la plupart de ces sources.

Ôishi

Je voudrais donc que vous ne preniez pas tout cela pour argent comptant...

Vous comprenez ?

Keiichi

— Alors tout ce que vous savez, on vous l'a raconté ?

Ôishi

— Eh oui, je suis désolé. C'est souvent le cas dans ce genre d'enquêtes personnelles.

Keiichi

— Mais pourtant...

Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez vu le dossier médical de Rena ?

Je crois bien que c'est ce que vous aviez dit.

Un ange passa.

Ôishi

— ... Ah bon, j'ai dit ça, moi ? Ahahaha !

Maiiis naan, vous m'avez sûrement mal compris.

À vrai dire, je me fous pas mal de toutes ses manigances.

Et puis, je n'ai pas besoin de preuves solides, moi.

Même si ce ne sont que des rumeurs, il n'y a pas de fumée sans feu.

Keiichi

— Allez, racontez-moi tout, M. Ôishi.

Ôishi

— Très bien...

Enfin, il parla.

J'avais entendu dire que Rena vivait il y a très longtemps à Hinamizawa.

Et puis avant d'entrer à l'école primaire, elle a déménagé très loin, à Ibaraki.

Et puis... longtemps après.

Juste avant d'être transférée une nouvelle fois.

Elle a cassé toutes les vitres de son école.

Et puis elle se confessa au médecin qui la suivit.

— « C'est la déesse Yashiro... » qui l'aurait poussée à le faire.

C'est tout ce que j'en savais.

Ôishi

— Vous savez, je n'en sais pas beaucoup plus.

Keiichi

— Mais alors, qu'est-ce que vous avez cherché à savoir ?

La réponse était évidente.

Il s'est renseigné sur les raisons de son comportement.

Keiichi

— Vous avez fouillé un peu pour savoir ce qu'il s'était passé... et sur ce qu'elle a dit au médecin.

Je me trompe ?

Ôishi

— ... ... Non, c'est effectivement ça.

Keiichi

— Et c'est précisément parce que vous savez ce qu'elle a raconté que vous avez des doutes ?

Ôishi

— ... Oui.

Keiichi

— Alors, elle et les filles sont bien les meurtrières, vous pensez ?

Ôishi

— Ah, non, je veux dire, pas dans le sens-là...

 ?

L'inspecteur est du genre à avoir confiance dans ce qu'il dit, mais là, je ne le sentais plus du tout...

Keiichi

— Mais alors... vous avez des doutes sur quoi ?

Ôishi

— ... C'est à propos de...

la déesse Yashiro.

Keiichi

— Pardon ????

Ôishi

— Je me demande si en fin de compte... la malédiction de la déesse Yashiro ne serait pas...

bel et bien réelle.

Oui, je sais, c'est un peu ridicule, mais bon... Hahahaha !

Son rire sec et fade n'était franchement, mais alors absolument pas contagieux.

Il se mit à s'expliquer.

Il raconta d'abord les soupçons qu'il avait eus lorsque Satoshi avait disparu.

Puis ce qui l'avait amené à fouiller dans le passé de Rena.

Juste à cet instant, un coup de tonnerre retentit au lointain, accompagné par une pluie violente.

Tout cela était vraiment soudain, la pluie tombait drue, cinglante, comme un coup de marteau.

La fenêtre de ma chambre étant entr'ouverte pour laisser s'échapper la chaleur écrasante du soir, les bourrasques de vents violents soulevèrent mes rideaux, les entraînant dans une danse folle.

Ôishi

— Un problème ?

Keiichi

— Hein ? Ah, non, non, c'est simplement une averse très forte, je ne m'y attendais pas...

Mais je vous en prie, continuez.

Toujours au téléphone, je me levai et me dirigeai vers la fenêtre.

Ôishi

— Je vous ai dit qu'il y avait eu un incident à l'école, mais en fait, comme ni l'école ni les victimes n'ont porté plainte, ce n'était pas un incident à proprement parler.

Ôishi

Et... je ne sais pas pourquoi, les personnes impliquées dans les faits ne veulent pas trop parler.

Alors que pourtant, l'une des victimes a perdu l'usage d'un œil des suites de ses blessures, ce n'est pas rien...

Ôishi

Il y a dû avoir des arrangements secrets ou des pressions sur toutes les parties impliquées. Je ne sais pas si c'est l'école ou si c'est quelqu'un d'autre qui ne voulait pas voir l'affaire être ébruitée...

Ôishi

De plus, les médecins du centre neurologique qui ont traité Rena sont tous très à cheval sur le serment d'Hippocrate, pour ne rien arranger, et...

... Allô ?

M. Maebara ?

Ôishi

Vous m'entendez ?

Une silhouette se tenait sous la lumière de la grille d'entrée, près de la boîte aux lettres, immobile.

Elle n'avait pas de parapluie.

Bien sûr, elle était trempée jusqu'aux os...

Sous la pluie qui tombait à seaux, ses cheveux dégouttaient.

L'eau ruisselait et dégoulinait le long de ses bras, tendus près de son corps. Elle restait là, sans bouger, comme hébétée.

Dans une main, je pouvais distinguer une boîte épaisse enrobée d'un foulard.

Dans ses yeux, je voyais ma chambre.

Je me voyais moi, la main sur la fenêtre, m'apprêtant à la fermer.

Ses lèvres... bougeaient sans cesse, mécaniquement. Elles avaient un rythme régulier.

En fait, j'aurais pu croire que sa bouche imitait celle des poissons d'aquarium.

Est-ce qu'elle est en train de... de manger quelque chose ? Mais quoi ?

Je ne sais pas pourquoi, mais voir Rena, là, sous la pluie, me fascinait beaucoup plus que la conversation de l'inspecteur, alors que pourtant il s'apprêtait à me livrer des informations capitales !

Si la pluie ne s'était pas mise à tomber aussi fort, je ne me serais pas approché de la fenêtre.

Alors je n'aurais pas remarqué Rena, ni surtout ce qu'elle était en train de faire.

Les mouvements des lèvres de Rena étaient réguliers et se répétaient en un même motif, à l'infini.

Elle ne mangeait pas... elle parlait. Elle répétait sans cesse les mêmes mots.

Mais qu'est-ce qu'elle raconte ?

Elle parle toute seule ?

Ou bien à moi...

Qu'est-ce qu'elle dit ?

Je ne savais pas pourquoi, mais cela m'intéressait au plus haut point. Il fallait que je sache, aussi je me mis à scruter ses lèvres.

Ôishi

— Euh, allô ?

M. Maebara ?

Vous m'entendez ?

Aaallôôôôô ?

Keiichi

— Pardon.

Ôishi

— Pardon ? M. Maebara ?

Keiichi

— Je te demande pardon...

Pardon...

Pardon...

Pardon...

Pardon...

Pardon...

Pardon...

Ôishi

— Allô ?

M. Maebara ?

Un problème !?

Même sous cette averse torrentielle... Rena s'excusait toujours...

Mon autre moi prit le contrôle de ma main droite et tira rapidement les rideaux, pour me couper la vue.

Mais malheureusement, cela ne m'empêchait pas de l'entendre s'excuser sans fin.

Pardon,

pardon,

pardon,

pardon...

Tu crois que si tu lui pardonnes, elles vont te pardonner aussi ?

Arrête ça,

arrête,

arrête,

mais ARRÊTE !

Pardon,

pardon,

pardon,

pardon...

pardon...

pardon...

pardon...

pardon...

Aaaah, mais MEEERDEE !

Pourquoi est-ce que c'est moi qui dois d'abord lui pardonner, hein ?

Ce serait pas plutôt à elle d'abord ??

Qu'est-ce que j'ai fait de si grave, hein ?

De toute façon, je ne me laisserai pas faire tuer !

Si elles ne veulent pas me pardonner moi d'abord, eh bien elles peuvent courir pour que moi, je leur pardonne.

Je ne leur pardonnerai jamais !

Jamais,

jamais,

jamais,

jamais...

Jamais,

jamais,

jamais, JAMAIS !!

Ôishi

— M. Maebara ?!

Si vous m'entendez, répondez-moi !

Allô ?!!