C'était la première fois de ma vie que je me réveillais aussi alerte.

Il était 5h59 du matin, quelques secondes avant que mon réveil ne sonnât.

Je fus surpris de voir à quel point mon horloge interne était bien réglée.

J'avais préparé mes affaires pour l'école avant de me coucher.

Je m'habillai en toute hâte puis descendis au rez-de-chaussée désert.

Apparemment, ma mère était encore endormie.

... ... ... Évidemment, cela impliquait que mon petit-déjeuner n'était pas prêt, et mon panier-repas de midi encore moins.

Elle n'y pouvait rien. Après tout, je l'avais prévenue au dernier moment et de toutes manières, j'avais pris la décision sans lui demander son avis.

Je pris du pain à toast et de la confiture, puis la poudre de cacao instantané, et lorsqu'enfin j'eus préparé un truc vaguement comestible, ma mère apparut dans la cuisine, les cheveux encore en pétard.

Maman de Keiichi

— ... Tiens ? Keiichi ? Tu es levé bien tôt, ce matin...

Vous faites quelque chose de spécial pour l'école ?

Keiichi

— Non, pas spécialement.

Après cette réponse sans entrain, je fourrai deux tranches de pain dans mon estomac, me levai et pris mon cartable.

Maman de Keiichi

— Tu pars déjà ?

Mais, et ton panier-repas alors ?

Tu vas devoir attendre encore un peu, ça ne se fait pas en un claquement de doigts.

Si j'attends qu'elle ait fini de me faire mon panier-repas, ça me ferait partir d'ici à peine plus tôt qu'à l'ordinaire.

J'aurais toutes les chances de tomber sur Rena ou sur Mion en route...

Ça n'irait pas. Aujourd'hui, il faut absolument que j'aille seul à l'école.

Keiichi

— Bah, pas besoin aujourd'hui.

Maman de Keiichi

— Ah oui, et tu fais comment alors à midi ?

Keiichi

— Je sortirai de l'école pour m'acheter quelque chose dans la rue commerçante, c'est pas le problème.

Maman de Keiichi

— Ah bon ?... Ben écoute, d'accord, prends ça pour t'acheter quelque chose.

Et n'oublie pas le ticket de caisse !

Ma mère me fila un billet de 1000Y, que je mis sans cérémonie dans l'une de mes poches.

Maman de Keiichi

— Tu pars vraiment tôt, dis voir. Rena aussi va aussi tôt que cela à l'école ?

Keiichi

— Non, juste moi.

Maman de Keiichi

— ... Et tu lui as dis, à Rena, que tu partirais si tôt aujourd'hui ?

... Mais dites-donc, de quoi elle se mêle ?

Je lui fis clairement comprendre qu'elle m'emmerdait avec ses questions, mais sans le dire.

Keiichi

— Bon écoute, si elle vient, dis-lui que je suis déjà parti, tu veux ?

Maman de Keiichi

— Mai- Attends une seconde, Keiichi !

C'est pas que je ne fasse pas confiance à mes parents, mais...

je ne pouvais clairement pas m'attendre à des miracles de leur part.

S'ils ne peuvent pas me sauver... alors au moins, qu'ils me laissent tranquille.

Ils seront plus en sécurité comme ça.

Je coupai net la voix énervante de ma mère en claquant la porte d'entrée derrière moi.

Pour la première fois depuis que j'avais emménagé ici, je me retrouvai seul sur le chemin de l'école.

Jusqu'à présent, je passais toujours à la même heure par les mêmes endroits.

Donc forcément, je rencontrais toujours les mêmes personnes aux mêmes endroits.

Mais aujourd'hui, tout était différent.

Je ne rencontrais aucune des personnes habituelles, et personne ne se trouvait là où d'habitude nous croisions quelqu'un en chemin.

Bien évidemment, Rena n'était pas là à notre point de rendez-vous habituel, et Mion non plus.

L'ombre des arbres était encore longue sur la route, l'air était différent, la chaleur du soleil de même. Tout était différent de mes matins habituels.

Je dirais même presque que quelque chose clochait.

Comme j'avais décidé d'ignorer le script, la scène du théâtre Hinamizawa était encore vide, les décors et les acteurs censés m'embobiner n'étant pas à leurs places respectives. C'était vraiment l'impression que cela donnait.

Villageoise

— Tiens donc, Keiichi ?

Tu es bien matinal. Vous vous êtes donné rendez-vous plus tôt ?

C'était la personne que je rencontrais généralement plus loin sur le chemin, alors qu'elle se promenait entre ses champs de riz.

Son nom, c'est... Je sais plus.

Elle n'est plus dans le contexte habituel, du coup je n'arrive plus à me souvenir de son nom.

Keiichi

— Ce matin, je me suis réveillé plus tôt, sans raison, alors pour une fois... Ça me change, c'est tout.

Ne vous inquiétez pas.

Je voulus m'en débarrasser sans faire trop de manières.

Villageoise

— Et Rena, et Mion alors ?

Tu es tout seul aujourd'hui ?

Keiichi

— Ben... Oui, effectivement.

C'était la même question que ma mère.

Je décidai d'y répondre par les mêmes commentaires vagues.

Ça ne me plaisait pas du tout de voir les gens me poser les mêmes questions à propos de Rena et de Mion à chaque fois.

Je sais qu'après tout, il fallait s'y attendre.

Depuis que je suis arrivé ici, je suis toujours fourré avec elles.

D'ailleurs même moi, si je n'étais pas aussi stressé, je devrais être en ce moment en train de...

...

Arrête ça tout de suite, Keiichi Maebara.

Il vaut mieux que tu ne termines pas tes pensées.

N'as-tu pas passé suffisamment de temps hier à débattre sur le fait que tu étais trop naïf et trop gentil ?

TUTTUUUUT ! TUUUUUUUUUUUUT !

Le klaxon d'une voiture retentit.

Je sais que j'étais un peu perdu dans mes pensées, mais d'après le bruit du klaxon, la voiture devait être vraiment tout près.

J'étais sans défense contre ce bolide inorganique lancé à pleine vitesse.

Lorsque je me retournai, une grosse berline blanche se dressait juste devant moi.

J'ai souvent vu des voitures rouler sur le mauvais côté de la route pour éviter des piétons, mais cette voiture faisait le contraire.

On aurait pu croire qu'elle se décalait de mon côté pour pouvoir éviter un piéton de l'autre côté de la route...

C'était l'impression qu'elle me donnait.

Ma propension à interpréter les choses de façon pacifique me fit tarder à réaliser quelque chose de beaucoup, beaucoup, mais alors franchement beaucoup plus important.

Une voiture énorme se trouve juste devant moi...

Ça veut dire que je vais “me faire écraser” ?!?

Ma tête se remplit instantanément d'un liquide si froid qu'il m'en fit mal.

À cet instant précis, la scène se figea. Non, en fait, le Temps suspendit son vol.

Pendant ce moment de silence absolu, dans cet espace-temps immobile, je comparai la position de mon corps, torsadé, qui regardait en arrière, et la place exacte de la berline, si proche que j'étais certain de ne pas pouvoir l'éviter.

De cette position, il m'était impossible de sauter en arrière.

Si je relâche ma concentration, le Temps va reprendre son cours et je mourrai dans cette position grotesque.

Il faut que je penche mon corps vers l'arrière pour me faire tomber dans le bas-côté.

Si je jette le haut du corps vers l'arrière, avec un peu de chance seul le rétroviseur extérieur me touchera...

Au moment exact où je pensai ces mots, le son tonitruant du klaxon fit éclater le carcan de glace qui immobilisait le Temps.

Le rétroviseur heurta mon épaule de plein fouet, me faisant tournoyer sur moi-même comme une toupie, et me propulsa sur le côté !

BOOOOAAAMMMM !

Je retombai en tourbillonnant dans le fossé boueux, percutant violemment le sol.

En un instant, je fus trempé et couvert de boue de pied en cap.

Mais honnêtement, je pense que parmi les choix que j'avais eus, c'était encore la meilleure chose qui eût pu m'arriver.

J'étais couvert de boue, mais à bien y réfléchir, pour quelqu'un qui vient de se faire renverser par une voiture, je m'en sortais presque sans égratignure.

D'ailleurs, je m'en sortais tellement bien que j'avais encore la force de me relever, de lancer un regard noir à la berline arrêtée plus loin et de traiter son chauffeur de tous les noms.

Je ne sais pas s'il m'a vu, s'il a été rassuré ou quoi que ce soit, mais il a redémarré sur les chapeaux de roue.

Keiichi

— Eh, attends ici, sale con !!

Mais merde, quoi, ça s'appelle prendre la fuite, ça !

Je ne pouvais pas m'empêcher de sortir de mes gonds.

Surtout parce que le choc émotionnel était bien plus conséquent que la douleur physique.

Je pataugeai dans la boue et grimpai hors du fossé.

Keiichi

— Putain, mais c'est un délit, ça, bordel de merde !

Va chier, saloperie ! Celui-là, je le retrouve et je porte plainte !

Dans un village aussi petit, une grosse berline blanche, ce sera vite trouvé !

Je marchais sur un chemin plutôt étroit, car à cet endroit il y a un fossé qui sépare les champs de riz des deux côtés de la route, donc il ne restait de la place que pour quoi, allez, une voiture ?

Il n'y a pas la place pour éviter les piétons.

D'ailleurs, je dirais même qu'il n'est pas possible de rouler à grande vitesse ici.

Déjà, le chauffeur roulait vite, en plus, il se permet de doubler quelqu'un et encore en plus de ça, il se décale de mon côté et...

Un sentiment diffus se propagea en moi, irrépressiblement, assombrissant mes pensées.

Cette voiture... Si ça se trouve... Ce n'était pas un...

Elle a essayé de m'écraser, non ?

Maintenant que j'y repense, il me semble avoir vaguement remarqué qu'une voiture roulait derrière moi à faible vitesse.

Oui, d'ailleurs si mes souvenirs sont exacts, elle me suivait depuis que j'avais croisé l'autre personne tout à l'heure.

Si elle avait voulu seulement me dépasser, elle aurait eu très souvent l'occasion de le faire.

D'ailleurs, en temps normal, j'aurais trouvé ça louche et je me serais retourné.

Sauf qu'aujourd'hui... j'avais été complètement perdu dans mes pensées. Je regrettai ne pas avoir ressenti sa présence plus tôt.

Le chauffeur a attendu qu'il n'y ait plus personne et que le chemin se rétrécisse... et là seulement, il a accéléré...

Si je n'avais pas réagi aussi vite... je crois qu'il se serait passé quelque chose de vraiment pas marrant pour moi.

Une fois passée la peur, sur le coup... je commençai à me rendre compte du côté effroyable de la situation dans laquelle je me trouvais.

Il n'y avait aucun doute à avoir. Cette voiture avait eu la ferme intention de m'écraser...

Le liquide froid qui emplissait ma tête se mit à couler le long de ma nuque et dans mon dos.

Je me sentais sur le point de tomber dans une psychose de la victime imaginaire et fis de mon mieux pour me ressaisir.

Il y avait toujours la possibilité de l'accident dû au hasard.

Calme-toi, Keiichi Maebara !!

Oui, d'accord, calme-toi, mais ne sois pas naïf !

Parce que si tu es toujours aussi tête-en-l'air que ça, la prochaine fois tu es sûr d'y passer !

Reste toujours sur tes gardes.

Ne relâche jamais ton attention !

Si vraiment ils veulent te tuer, la prochaine fois ils utiliseront une méthode bien plus efficace.

Si tu es inattentif comme ça la prochaine fois...

Je décidai de considérer cette boue qui me salissait comme la juste rétribution de mon caractère mou.

J'étais maculé de boue, mais pas blessé.

Je ne m'étais même pas fait d'entorse en tombant.

C'était vraiment une chance dans mon malheur.

Je repris ma marche, très prudemment cette fois-ci.

Je restai constamment sur mes gardes.

Jusqu'à présent, je n'avais soupçonné que Rena et les filles.

En fait... en soupçonnant Rena, j'avais tenté de me persuader que je n'avais pas d'autres ennemis.

Pourtant, M. Ôishi me l'avait bien dit...

Il y a de fortes chances pour que le village entier soit impliqué !

Est-ce qu'il faut vraiment que je continue à jouer la comédie, même dans une situation ridicule comme celle-ci ?

Je ne serais pas plus en sécurité si je me barricadais à la maison ?

Mais peut-être que... si j'arrête de jouer la comédie, alors les autres villageois aussi arrêteront de faire semblant ?

C'était une perspective absolument terrifiante.

Je me remémorai les histoires que M. Ôishi avait eu la gentillesse de me raconter à propos de Hinamizawa alors que le village s'appelait encore “les abysses des démons”.

C'était une vieille légende terrifiante dans laquelle les habitants du village se mettaient tous à la poursuite de fuyards, puis les rattrapaient, les entouraient et les dévoraient.

Ils ne faut pas déranger les démons lorsqu'ils chassent.

Il faut faire semblant de ne rien avoir vu...

Mes ennemis sont nombreux, peut-être tous les villageois.

Ils croient tous en la malédiction, et ils ne lèveront pas le petit doigt pour tenter de me sauver.

Les rayons du soleil se firent plus forts, et leur intense lumière m'éblouit un court instant, provoquant une sorte de vision.

... Mais qu'est-ce qui m'arrive, bon sang ?

Dès que je commence à soupçonner des humains, la déesse Yashiro fait planer son ombre sur les événements...

Et dès que je commence à soupçonner l'existence réelle de la malédiction, une ombre humaine surgit dans les ténèbres alentours.

Où faire la part entre le hasard et le surnaturel ?

Qui sont mes ennemis, qui sont les spectateurs ?

En fait, il y a quelque chose que j'aimerais bien plus savoir... parce que dans tout ça, moi, du coup, je ne sais même pas pourquoi l'on veut me supprimer.

Je pense qu'un jour, je l'apprendrai, d'une manière ou d'une autre...

Ça peut être n'importe quand, je m'en fous à vrai dire.

Tout ce que je sais... c'est que d'ici là, je refuse de mourir...

C'était la seule motivation qui me poussait résolument à survivre.

La batte de base-ball en fer que je voulais se trouvait dans la salle des équipements du gymnase. En tout cas, il me semblait bien que c'était là que je l'avais vue. Malheureusement, la porte était bloquée par un cadenas.

J'aurais voulu l'avoir avant l'arrivée des autres élèves...

Je fis le tour de l'école plusieurs fois, nerveusement.

Je ne trouvai que des morceaux de poutres et des branches. Ce n'était pas le genre de choses que je pouvais apporter en classe...

Dans ces moments-là... il faut réfléchir à l'envers.

Je n'ai qu'à chercher une arme dans la salle de classe.

Si c'est quelque chose qui est déjà en classe, ça ne devrait pas poser de problème.

Lorsque j'arrivai dans l'entrée, je vis les chaussons des autres dans leurs casiers.

Cela avait valu la peine de venir plus tôt. Il n'y avait que moi pour l'instant.

Qu'est-ce que je vais bien pouvoir trouver dans la salle de classe ?

Je ne pensais pas trouver quelque chose d'aussi bien qu'une batte de base-ball.

Mais bon, pour l'instant, je n'ai pas le choix.

Il me faut quelque chose en remplacement jusqu'à ce que quelqu'un ouvre le gymnase.

Jusqu'à ce matin, je pense qu'avec ça, je me serais cru à l'abri du danger à l'école.

Mais ce genre de conceptions naïves de la vie ne suffisaient plus si je voulais me protéger.

Mes ennemis vont, je pense, envahir peu à peu les domaines de ma vie privée.

Et un beau jour... je ne serai même plus en sécurité dans ma propre maison.

C'était une perspective terrifiante.

Quoiqu'entre nous... Détourner le regard quand les choses vont en s'empirant serait à mon avis bien plus préoccupant que ça.

Quoi qu'il en soit, il faut que je vive.

Si je survis, je trouverai sûrement un moyen de sortir de ce labyrinthe d'injustices... Je crois.

J'espère...

La recherche en classe se révéla vite infructueuse.

C'est normal.

Pourquoi y aurait-il des armes dans une salle de classe ? Ça n'a pas de sens.

Si jamais il se passe quelque chose, je n'aurai pas d'autre choix que d'utiliser ma chaise...

C'est là que je remarquai les casiers en fer.

Mion en utilisait un pour y fourrer ses jeux de société, arguant du fait qu'ils étaient nécessaires à l'activité du club.

Il y en avait un pour chaque élève de la classe.

Bien évidemment, j'avais le mien aussi.

Mais au fait, je dois avoir un survêtement encore dans ce casier...

Je vais me changer tout à l'heure.

Dans l'état où je suis, j'ai l'air trop louche...

Mais d'abord, il me faut une arme.

Si quelqu'un vient, je ne pourrai plus fouiller dans les casiers.

Je commençai par un côté et les ouvris dans l'ordre.

Dans la plupart, je ne trouvai que des vêtements de sport et parfois un parapluie.

Un parapluie ?

Mouais... Si jamais je ne trouve absolument rien d'autre, ça pourra toujours servir.

Alors que j'étais sur le point d'abandonner, je trouvai enfin ce que je cherchais.

C'était une batte de base-ball en fer, aucun doute là-dessus.

Elle avait l'air très sale, signe d'un usage intense et répété, mais elle était parfaite pour ce que j'avais à faire.

Ce casier sentait le renfermé. Il y avait aussi un uniforme de base-ball pendu à l'intérieur.

Celui à qui appartient ce casier fait sûrement partie d'une équipe de base-ball dans le coin.

Hmmm... Il va sûrement me demander de la lui rendre.

C'est là que je pus distinguer les voix d'un groupe d'enfants qui arrivaient dans le couloir.

Parmi les élèves, je vis Satoko et Rika.

Rika

— Bonjour, Keiichi.

Satoko

— Tiens donc ? Vous voilà bien matinal, mon cher !

Je cachai nonchalament la batte derrière mon dos.

Satoko

— Mais... mais que signifie votre accoutrement ?

Vous êtes couvert de boue !

Keiichi

— Ah, euh, oui, j'ai eu un petit, euh, pépin sur la route.

Mais j'allais justement me changer, alors lâche-moi avec ça, tu veux ?

À peine ces mots prononcés, je relevai mon pull et débouclai mon ceinturon. Comme je l'avais prévu, Satoko se mit à rougir.

Satoko

— Co-comment osez-vous vous dévêtir devant une lady ? N'avez-vous donc jamais appris les bonnes manières ?

Keiichi

— En même temps, une lady qui mate un homme en train de se déshabiller en essayant de ne pas en perdre une miette n'a pas de bonnes manières non plus, si tu veux mon avis.

Keiichi

Et je te signale que les garçons n'ont pas de salle spéciale pour se changer, alors n'insiste pas, je me changerai ici.

Satoko prit un air excédé puis sortit dans le couloir, encore toute rouge.

Par contre, Rika était toujours en train de me regarder fixement.

Keiichi

— Eh bien alors, Rika ? Une jeune fille bien élevée ne regarde pas quand un garçon se change, je viens de le dire.

Rika

— Je suis une gamine, alors j'ai le droit de regarder, non ?

Elle prit un petit air faussement boudeur et continua de promener son regard sur moi.

Keiichi

— Euh... Bon, eh bien, à partir de maintenant, tu es une jeune fille bien élevée, Rika.

Rika

— Si je suis censée être bien élevée, alors, je n'ai malheureusement pas le choix.

Rika, toute contente de ne plus être considérée officiellement comme une enfant, se dirigea vers le couloir pour y rejoindre Satoko.

Au moment où je poussais un soupir de soulagement, Rika s'arrêta net et se retourna.

Rika

— Keiichi, vous comptez commencer à faire du base-ball ?

Apparemment, elle avait remarqué la batte.

Keiichi

— Aaah euh, ouais, bof.

Je suis plus en forme, alors...

je me suis dit que quelques swings tous les jours, ça pourrait me faire du bien...

Rika

— C'est une bonne chose que de se préoccuper de sa bonne santé.

Parfois, quand elle parle, on dirait une vieille grand-mère...

Elle repartit, mais se ravisa une seconde fois. En se retournant à nouveau, elle me dit simplement :

Rika

— Au fait, soyez gentil, ne perdez pas cette batte, s'il vous plaît, d'accord ?

Elle avait compris que je l'avais prise dans le casier d'un autre.

Pourtant, il n'y avait pas de nom sur ce casier.

Je ne sais pas à qui cette batte appartenait, mais tant qu'il ne viendra pas se plaindre, je continuerai à l'utiliser.

De toute façon, c'est juste le temps que quelqu'un ouvre le gymnase.

Je me changeai vite fait et regardai l'heure.

Évidemment, comme j'étais arrivé très tôt, il restait encore pas mal de temps avant le début des cours.

Je décidai d'aller dans la cour de l'école en tenant la batte à la main. Bien sûr, je comptais m'y entraîner.

Il fallait absolument me montrer aux autres en train de faire des moulinets et des mouvements à la batte.

Les rayons du soleil frappaient maintenant vraiment plus fort.

Surveillant les autres élèves du coin de l'œil, derrière moi, je montai le camp dans un coin de la cour, à l'ombre.

Je ne suis pas un littéraire, mais je n'étais pas un grand sportif non plus.

Je risque d'avoir des crampes si je commence l'entraînement à blocs.

Il vaut mieux que je commence par un petit échauffement.

Et puis... l'échauffement, ça donne une image très saine et naturelle à mon entraînement.

Et ça ne laisse absolument pas deviner à quoi je me prépare...

Je saisis la batte à pleine poigne et fit un swing léger.

La batte, elle, n'était franchement pas légère.

Mais ce poids la rendait d'autant plus intéressante et rassurante pour le cas où.

Évidemment, je priais pour ne jamais avoir à m'en servir en tant qu'arme.

Et peut-être que le simple fait de me voir me promener avec cette batte fera hésiter mes agresseurs.

En tout cas, je comptais beaucoup sur cet effet dissuasif.

Mion

— Hein ?

Ben alors, Kei ?!

Mais qu'est-ce que tu fais ?

Un grand cri strident me fit sursauter de peur.

Rena

— Keiichi... mais... t'es pas au club de base-ball !

Qu'est-ce qu'il se passe ?

C'était Mion et Rena.

Mion

— J'ai été très surprise quand on m'a dit que tu étais parti en avance... Qu'est-ce que tu fous, Kei ?

Keiichi

— Ça ne se voit pas ?

Je m'exerce à la batte, le base-ball, le Kôshien, tout ça, tout ça.

C'est une sorte de régime, si tu veux.

Mion

— Un régime ? Mais enfin mon p'tit gars, t'es pas si gros que ça ?

Keiichi

— Aaah mais ça, tu n'en sais rien. En fait, je suis un gras double.

Bien enrobé, avec la peau toute tendue, et tout.

Rena

— Bie-bien enrobé... la peau ten-tendue... Oooohhhh...

Keiichi

— Rena, cesse de te tourner des films, tu veux ?

Je lui ébouriffai les cheveux, comme pour chiffoner les images cochonnes qui lui passaient certainement en ce moment par la tête.

Mion

— Ouais, ben écoute, bon courage pour les championnats régionaux, p'tit gars.

Je suis de tout cœur avec toi !

Mion

— Il paraît que le collège d'Ôjima a un gaucher super fort,

un certain Kameda.

Bonne chance !

Je ne sais pas quand je me suis transformé en fana de base-ball, mais bon, passons.

Après tout, c'est vrai que si je m'y mets sérieusement, ça ne devrait pas poser de problème d'arriver en finale du championnat national et de jouer au Kôshien.

Ben oui, vu que je suis à la fois le meilleur lanceur et le meilleur receveur de tout le pays...

Bon, ensuite, c'est sûr que d'abord, il me faut être suffisamment rapide pour lancer la balle, courir derrière, la dépasser, me mettre en position et la rattraper, mais après tout, c'est un détail...

Je rigolai doucement en imaginant le ridicule de la scène...

Puis d'un seul coup, revenant à moi, je me mis à frapper le sol furieusement.

Keiichi

— ... ... Merde !!!

Pourquoi est-ce que je rigole, bordel ?

Je frappai rageusement le sol avec la batte, encore et encore.

Les vibrations qui remontaient dans mon bras me faisaient très mal.

Il suffit qu'elles m'approchent en souriant... Et voilà ! C'est du propre !!

Combien de fois je me suis dit, ne fais confiance à personne, ne te laisse pas aller aux sentiments, et elles viennent me voir une fois en souriant, et voilà le résultat, pUtAIN dE bordeL DE MEEEERDDEEEEEE !!

Je suis pourtant bien placé pour savoir qu'un mal indicible se tapit au fond de leur être !

Mais... malgré tout... Je n'arrive pas à y croire.

Est-ce que ça existe vraiment, ce genre de... de dédoublement de personnalité ?

Est-ce que ce ne serait pas plutôt comme Rena l'a dit aux médecins ? Est-ce que ce ne serait pas la déesse Yashiro qui l'aurait possédée ?

Ça voudrait alors dire que... qu'il existe un être supérieur, surnaturel, qui possède leur corps et les pousse à me tuer ?

Si seulement... si seulement !

Ça voudrait dire que les filles ont été et sont toujours mes amies, et que tout est de la faute de la déesse Yashiro...

Keiichi

— AaaaAAAH PUTAIN ! KEIICHI MAEBARA !! Espèce de CONNARD ! Combien de fois il faudra que je te le dise ?!

Me criant dessus de toutes mes forces, je levai la batte le plus haut possible.

Keiichi

— Arrête d'être con !!

Je me mis à frapper le sol avec la batte de toutes mes forces.

À chaque coup de batte, à chaque cri, je détruisais un peu plus mon côté faible.

Et je frappe.

Oublie tout !

Je frappe.

Arrête d'être aussi naïf.

Je frappe.

Sache qui sont tes ennemis.

Je frappe.

Ils n'auront pas ma peau !

Lorsqu'enfin je revins à moi, je respirais à grandes goulées, avec difficulté, essoufflé, et la cloche sonnait le début des cours.

Je relevai la tête d'un seul coup.

... J'entendais la cloche sonner la fin des cours.

Je poussai un long soupir, la tension s'évacuant lentement de tout mon corps.

J'avais passé toute la journée dans un état second, parfois somnolant, parfois à bout de nerfs.

Ce n'avait pas été une journée agréable, donc, mais j'étais rassuré à l'idée d'avoir pu résister à la tentation de suivre le rite sacré de la journée d'école.

Combien de temps est-ce qu'il va falloir que je vive ce genre de journées ?

C'était un tunnel au bout duquel on ne pouvait distinguer la lumière du jour, et cette voie de souffrance stoïque allait me tuer à petit feu.

Rena

— Keiichi !

Allez, viens, on joue !

C'est l'heure du club ! Viens !

La voix de Rena me ramena soudain à la réalité.

Mion

— Allez, Kei, hop hop hop, traîne pas.

Ramène ton pupitre et ta chaise !

Elles avaient mis leurs pupitres ensemble, comme d'habitude.

Eh oui, c'était l'heure de l'activité du club, dans la joie et la bonne humeur.

Sauf que je n'avais aucune envie d'y participer.

Je rassemblai grossièrement mes affaires et les fourrai en vrac dans mon cartable.

C'était un comportement de tarlouze, mais je n'osais pas leur dire en face que j'avais l'intention de rentrer.

Mion

— Eh ben quoi, Kei ?

T'as l'intention de te barrer tout de suite, aujourd'hui encore ?

Mion ne cacha pas son mécontentement.

Keiichi

— Écoute, j'ai franchement pas envie. Foutez-moi un peu la paix, d'accord ?

Le ton de ma voix était au moins aussi aigri que celui de Mion.

Tout de suite, l'atmosphère se tendit.

Satoko eut l'air de vouloir dire quelque chose, mais elle se ravisa et se tut, peut-être à cause du malaise ambiant.

Personne ne dit quoi que ce soit.

J'en déduisis que je pouvais normalement sortir librement de la classe.

Mais leurs regards combinés me clouaient sur place, comme des épingles entomologiques.

Ce fut Rena qui brisa le silence.

Rena

— Euh... Keiichi, tu... Finalement, ça ne te plaît pas de jouer avec... avec des filles, c'est ça ?

Sa voix était si malheureuse que j'en eus mal au cœur.

Mais si cette douleur pouvait me faire mourir, j'aurais préféré mourir de honte pour être tellement sensible.

Je me grattai le torse en recroquevillant les cinq doigts de la main, comme pour enlever toutes ces épingles qui me maintenaient en place.

Keiichi

— Ça n'a rien à voir !

Je savais qu'il ne servirait à rien d'en dire plus, sauf à nous faire mal mutuellement.

Ravalant ma hargne, je tournai les talons et sortis de la salle de classe.

Derrière moi, personne ne pipa mot.

Le chemin du retour était ennuyeux et traînait en longueur, mais je restais fermement remonté contre les filles.

Le manche de la batte de base-ball, que je serrais très fort depuis l'école, était devenu glissant à cause de ma sueur.

Remarquant ceci, je l'essuyai avec ma manche pour l'empêcher de me glisser des mains si jamais je devais en avoir besoin.

Depuis ce matin, j'étais devenu extrêmement alerte, et je ressentais très facilement la présence des voitures.

C'est pourquoi, tendant l'oreille, j'étais constamment en train de traquer tous les bruits inhabituels et les présences anormales dans les environs où je me trouvais.

Et c'est précisement pour cela que je remarquai quelque chose.

C'était un bruit de pas, sans aucune hésitation possible.

Ce pas était calqué sur le mien depuis un petit moment maintenant.

Si j'en juge par la présence derrière moi... ... il ne s'agit que d'une seule personne.

Ce qui ne veut pas dire que je peux me décontracter.

Est-ce qu'elle a l'intention de me suivre et d'attendre le bon endroit avant de m'attaquer, comme la voiture ce matin ?

Dans ce cas, continuer de marcher comme si de rien n'était n'était pas la meilleure solution pour moi.

Je m'arrêtai et me retournai.

Le chemin bordé d'arbres était calme et silencieux, comme s'il n'y avait jamais eu que moi ici depuis le début...

Mais je ne me laisserai pas avoir. Je suis sûr d'avoir entendu des bruits de pas derrière moi tout le long du chemin.

Qui plus est, ce bruit de pas s'est arrêté net lorsque je me suis arrêté sur le chemin.

Ce qui veut dire... que la personne qui me suit essaye de rester à distance.

Ce qui prouve qu'elle est bien consciente de ma présence, et qu'elle le fait exprès.

Je retins ma respiration et attendis qu'elle se montrât...

Le vent bruissait à travers les arbres.

Les cigales chantaient de concert et s'étaient apparemment mises en tête de gêner ma concentration.

Cinq minutes passèrent...

ou peut-être plutôt trente ?

J'avais compté la rendre nerveuse, mais c'était moi qui étais à bout de nerfs. J'avais de plus en plus de mal à respirer.

Je suis sûr et certain qu'elle se cache à l'ombre des arbres, m'observant, silencieuse.

Qu'à cela ne tienne... autant agir de moi-même !

Je corrigeai ma facon d'empoigner la batte.

Je la levai et la reposai sur mon épaule, pour pouvoir frapper à tout moment.

Keiichi

— Hé, toquard !!

Tu joues à quoi là-dedans ?!!

La présence que je ressentais n'esquissa pas le moindre mouvement.

Je criai de toutes mes forces en direction de la zone à l'ombre des arbres.

Apparemment, quelqu'un ici n'a pas envie de se montrer, jusqu'à ce que je le fasse sortir de force de sa cachette...

Keiichi

— Bon, sors d'ici, allez !!

Je sais que tu es là !

Encore une fois, mes cris ne servirent à rien : il ne bougea pas.

Pas grave, c'est moi qui irai jusqu'à lui, alors !!

Avancant prudemment, je me rapprochai pas à pas...

Je contournai la zone d'ombre par un large détour... et vit une silhouette.

Elle était... recroquevillée sur elle-même, comme un petit animal.

Keiichi

— ... ... Rena...

Se sachant démasquée, Rena eut l'air de se résigner.

Elle avait l'air désolée de ce qu'il se passait, mais ne disait pas un mot.

Keiichi

— Alors quoi ?!... Qu'est-ce que tu me veux ?!

Je n'étais pas prêt à accepter un silence comme réponse. Sans lui laisser le temps de souffler, je lui criai dessus.

Rena

— M-mais... je... rien d-de... Euh...

Rena avait l'air surprise et choquée, les larmes aux yeux.

Mais il était évident qu'elle m'avait suivi.

Keiichi

— Et le club, alors ?

Rena

— Eh bien... comme tu ne joues pas... je ne joue pas non plus...

Keiichi

— Ça n'a rien à voir !

Te casse pas la tête pour moi, va t'amuser !

Rena

— Mais oui mais... Je... je me faisais du souci pour toi et...

Ce n'était pas vraiment surprenant de trouver mon comportement bizarre, si l'on considérait mes antécédents de ces jours-ci.

C'est pourquoi, à première vue, il pouvait paraître tout à fait normal de la part de Rena qu'elle fisse preuve de tact à mon égard.

Il faut que je fasse attention à ne pas baisser ma garde trop facilement.

Admettons. Mais pourquoi se donner la peine de me suivre en silence, comme dans une filature ? Elle n'avait pas besoin de faire tant de chichis.

Elle n'aurait eu qu'à m'appeler et venir marcher à mes côtés, au grand jour.

Mais elle a décidé de ne pas le faire.

Elle s'est débrouillée pour conserver une certaine distance, en calquant son pas sur le mien.

Elle a même été jusqu'à faire en sorte de poser les pieds sur le sol en même temps que moi et à masquer sa présence de façon à ce que je ne sache pas qu'elle était derrière moi.

Et lorsque je l'ai remarquée, elle a retenu son souffle et s'est cachée, attendant que je parte.

Son visage avait l'air de demander ma clémence, mais cela ne changeait rien aux faits... Elle m'avait pris en filature.

Keiichi

— Arrête de me suivre.

Rena

— Ha... Hauuuuu...

Je repris lentement ma marche, la foudroyant toujours du regard.

Une fois que je me fus éloigné de quelques pas, Rena se remit à me suivre, ignorant mes ordres. Je me remis à lui crier dessus.

Keiichi

— Je t'ai dit d'arrêter dE ME SUIVRE !

Rena

— Aaah !!... Mais... mais j'habite dans la même direction que toi, enfin...

Keiichi

— Alors passe devant ! Je bougerai seulement lorsque je ne te verrai plus devant moi.

Je me mis du côté pour lui laisser le passage, tout en lui intimant de passer devant d'un geste de la batte.

Rena

— Mais je... j'aurais voulu... rentrer avec toi... si possible.

Rena prit un air misérable et montra à quel point elle connaissait mes faiblesses par cœur.

Sauf que cela eut pour effet de me mettre encore plus en rogne.

Je savais pertinemment que c'était un mensonge.

Si elle avait vraiment voulu rentrer avec moi, elle n'aurait eu qu'à me faire signe.

Qu'est-ce qu'elle espère, à jouer les innocentes maintenant ?!!

Rena

— J-je-je-je-je, E-excuse-moi, pardon, j'te demande pardon !

Apparemment, mon visage laissait transparaître que j'étais furax.

Rena comprenait ce que je ressentais sans avoir besoin de mots.

Keiichi

— Allez ! Dégage, magne-toi !

D'un nouveau mouvement de la batte, je lui intimai à nouveau l'ordre de passer devant.

Après avoir longuement promené son regard entre mon visage et la batte de base-ball, Rena se décida à avancer, très prudemment, mais elle s'arrêta avant d'avoir fait un seul pas.

Keiichi

— Allez, bouge ! MAGNE-toi !!!

Rena

— J'y vais ! J'y vais, c'est bon, j'ai compris !

Mais pose cette batte...

Tu me fais peur !

Rena leva les bras comme pour s'en protéger, tout en montrant du doigt tour à tour la batte et moi-même.

Elle a peut-être deviné que je n'avais pas l'intention de me servir de cette batte pour faire du base-ball...

Je l'abaissai, mais restai très prudent en m'écartant à nouveau du chemin pour la laisser passer.

Keiichi

— File.

... Alors quoi ? T'as encore un problème ?

Rena

— ... ... ... ... ... ... ... ...

Apparemment, Rena ne savait plus comment s'opposer à moi.

Elle passa à ma hauteur, précautionneusement, comme on évite une créature dangereuse, en faisant attention à ne pas attiser ma colère.

Je la regardais s'éloigner, immobile, lorsque soudain, après quelques pas, elle s'arrêta net.

Keiichi

— EEEH ! Ne t'arrête pas ! Tu vas voir, esp-

Soudain, un vent violent se leva, transportant de la poussière et du sable, et me frappa au visage.

J'eus de la poussière dans les yeux et mon champ de vision fut instantanément brouillé par des larmes.

Je frottais vigoureusement mes yeux de la main gauche tandis que ma main droite faisait un moulinet avec la batte de base-ball, pour qu'elle ne remarque pas la brèche temporaire dans ma défense.

Mais pendant ce bref instant, Rena ne se déplaça pas pour m'attaquer sauvagement.

D'ailleurs, elle ne bougea absolument pas.

J'étais certain que le vent soufflait car il soulevait légèrement sa jupe.

Lorsque sa jupe retomba droit, le silence et la tranquilité revinrent...

C'est alors qu'une voix à l'intérieur de moi me prévint d'un danger imminent.

Dans un sursaut, je réalisai que...

Curieusement, l'odeur du vent avait changé.

Sans se faire remarquer, l'air ambiant s'était empli d'une atmosphère bizarre, surréelle. Tout était possible, il pouvait arriver n'importe quoi maintenant.

L'air était comme pris dans du béton frais. Ni moi ni Rena ne pouvions bouger.

Elle restait parfaitement immobile.

Je regardais son dos, interdit, incapable de faire un seul geste.

Ce fut elle qui rompit le silence.

Je me mis en position de défense, par réflexe.

J'avais eu l'impression que Rena avait été remplacée par son double malsain.

Mais sa voix... Sa voix était toujours celle que je connaissais, déboussolée, malheureuse.

Et cette voix si frêle, par un effet pervers, me rassurait...

Rena

— ...Uh...

Um...

Est... Est-ce que je...

je peux te demander quelque chose ?

Je sentais bien qu'elle avait peur et qu'elle faisait tout son possible pour parler sans trembler,

mais elle n'osait quand même pas se retourner.

Keiichi

— Quoi ?

Rena

— Euh...

Pourquoi...

pourquoi tu...

Pourquoi tu portes cette batte toujours avec toi ?

Pourquoi ?

Sa question était légitime et ne sortait pas de l'ordinaire.

Keiichi

— Qu'est-ce que ça peut faire ? J'ai le droit, non ?

Rena

— Mais... Mais jusqu'à hier, tu ne l'avais pas !

Pourquoi est-ce que d'un seul coup...?

Keiichi

— Qu'est-ce que ça peut bien faire ?

C'est si bizarre que ça ?

Rena

— Oui ! Tu n'as jamais été du genre à faire du base-ball !

C'est plus que bizarre, c'est suspect !

Je ne voyais pas où elle voulait en venir, et je n'avais aucune intention de me justifier en détail.

Keiichi

— Eh ben d'un seul coup, j'ai eu envie de commencer le base-ball.

C'est si bizarre que ça ?

Rena

— Oui, c'est bizarre !

Elle répondit du tac au tac, ce qui commençait à m'énerver.

Keiichi

— J'ai eu envie de commencer le base-ball, ça m'a toqué comme ça, d'un coup.

Alors il faut que je m'entraîne à la batte, et donc j'ai toujours ma batte avec moi.

Comment tu peux dire que c'est bizarre ?

Rena

— Tu es étrange !

Tu es louche.

C'est sûr et certain.

Pourquoi tu fais tout pareil qu-

Keiichi

— Bon, tu commences à faire chier à toujours trouver à redire.

Je me suis découvert une passion pour le sport, c'est si incroyable que ça ?!

J'avais envie d'en finir avec cette conversation, aussi je décidai de brusquer le ton.

Si elle n'a pas envie d'être convaincue, ce n'est pas la peine...

Rena

— ...Mais non, mais attends !..

Ne t'énerves pas comme ça !

Rena tremblait de peur, n'osant toujours pas se retourner.

Rena

— Dis-moi juste une chose !

Juste une toute dernière chose !

Keiichi

— Nan, j'ai plus envie !

Allez, casse-toi !!!

À ces mots, Rena eut un sursaut et se mit trembler de partout.

Ça me faisait mal au cœur de la voir dans un état si pitoyable...

Mais malgré sa peur évidente, elle restait plantée là, têtue comme une mule.

Et juste au moment où j'allais lui crier encore une fois dessus, elle me posa sa dernière question.

Rena

— Pourquoi même la batte est pareille ?!

Pareille ? Pareille que quoi ?

Je ne voyais pas de quoi elle parlait.

Keiichi

— De quoi tu me causes, là ?

Rena

— Eh bien... Je te demande... pourquoi tu as même pris la même batte !

Keiichi

— Mais te quoi tu me parles, je comprends rien à ton charabia !

Sois plus claire !

Rena ne se retourna pas.

Après avoir fortement dégluti, elle se mit à crier :

Rena

— POURQUOI ? Pourquoi tu as même pris la même batte que Satoshi ?!!?!

Keiichi

— Satoshi ? C'est qu-... ... ...

... Hein ?

 ???

Je ne m'attendais pas à entendre ce nom-là, aussi restai-je déboussolé un moment.

Satoshi, c'est celui qui... qui a changé d'école l'année dernière.

... Non, en fait, c'est pas ça.

Rena laisse toujours entendre qu'il a changé d'école, mais Ôishi m'a dit très clairement qu'il avait disparu.

C'est lui qui était assis à ma place l'année dernière. Les gens pensent qu'il a été enlevé par les démons à cause de la malédiction de la déesse Yashiro.

On ne sait strictement rien à propos de sa disparition.

La tante avec laquelle il vivait a été tuée le soir de la purification du coton par un toxicomane, et il a disparu sans laisser de traces peu après...

Qu'est-ce qu'elle a dit sur moi et Satoshi ?

Je portai mon regard sur la batte que je tenais en main.

... ... Est-ce que par hasard...

“Satoshi Hôjô”

C'était difficile à lire, mais c'était marqué sur les bandes blanches adhésives au bas de la batte.

Je vois... C'était donc la batte de Satoshi...

Keiichi

— Ah, euh, ouais.

C'est vrai, c'était sa batte.

Comme personne ne l'utilisait, je l'ai empruntée.

C'est pas si grave, non ?

Rena

— Ce n'est pas de ça dont je te parle !

J'avais l'impression qu'elle considérait cette batte comme étant un peu, comment dire... comme si personne n'avait le droit d'y toucher.

Un peu comme une offrande aux dieux, ou... un objet légué par un défunt. Un truc comme ça.

Rena n'attendit pas que j'y réfléchisse et poursuivit :

Rena

— Pourquoi...

Pourquoi...

est-ce que tu fais tout... tout pareil que Satoshi ?

Je crois qu'elle veut me dire quelque chose de plus important que le fait d'utiliser cette batte.

Rena

— Satoshi a fait exactement la même chose !

Rena

Il est entré dans l'équipe de base-ball... mais il n'aimait pas ce sport !

Keiichi

— Et où est le rapport avec moi ?

Rena

— Satoshi a lui aussi commencé un jour à marcher avec une batte de base-ball !!

Il faisait partie de l'équipe, mais il ne faisait jamais l'entraînement, jamais de sport !

Je voulus encore une fois lui demander le rapport avec moi,

mais je me ravisai.

Écoute bien ce qu'elle te dit, Keiichi Maebara !

Rena est en train de te donner des informations super importantes !

Rena

— Satoshi aussi s'est mis un jour à aller tout seul à l'école.

Comme toi !!

Rena

Et un jour, d'un seul coup, il s'est mis à s'entraîner à la batte.

Comme toi !!

Rena

Et puis un jour, d'un seul coup, il s'est mis à marcher en ayant toujours sa batte avec lui.

Comme toi !!

Rena

Et puis un beau jour, d'un seul coup... ... ... ...

Il a... ... ...

... ... ... Il a quoi ?!!

Rena ne continua pas sa phrase.

Lorsqu'elle se tut, le silence revint.

Ce fut là qu'enfin, je pus comprendre en gros ce qu'elle venait d'essayer de me dire.

Tout ce que je venais de faire aujourd'hui... était un écho de ce qu'avait fait Satoshi l'année dernière.

Mais... comment était-ce possible ?

Jusqu'à maintenant, j'avais complètement oublié son existence.

Je ne me souviens pas m'être intéressé de près à lui ou avoir cherché à l'imiter.

D'ailleurs, c'est bien simple, je ne savais strictement rien de ce qu'il avait ou n'avait pas fait.

Tout ce que j'avais fait aujourd'hui était le fruit d'une mûre réflexion qui m'était propre.

Comment est-ce que... Comment cela pouvait-il me mener à agir exactement comme lui ?

Mais alors, Satoshi avait... mais à quoi je pense, moi, il y a plus important que ça !!

Si lui et moi avons fait les mêmes choses jusqu'à présent, il y a de fortes chances pour que nous connaissions le même sort, non ??

Keiichi

— Rena... Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'est-ce qu'il a fait ?!

Elle savait.

Elle savait ce qu'il lui était arrivé.

Mais je m'en fous du passé !

Rena savait ce qu'il allait bientôt m'arriver à moi aussi !!

Keiichi

— Réponds-moi, Rena !

Qu'est ce qu'il est arrivé à Satoshi, hein ? Qu'est-ce qu'il a fait ? Réponds-moi !!!

Je la chopai par les épaules et la forçai à se retourner vers moi.

À l'instant même où Rena se retourna, j'eus comme un coup de jus dans tout le corps.

Rena

— Je te l'ai dit, pourtant,

Keiichi.

C'était l'inconnue que je ne connaissais pas.

En tout cas, ce n'était pas du tout la Rena qui avait été là, tremblante de peur devant moi, jusqu'à maintenant.

Sa voix était parfaitement calme et composée. Aucune trace de nervosité ou de peur.

Je regrettai amèrement avoir eu l'audace de la faire se tourner vers moi !

Son regard était perçant comme une aiguille et me clouait sur place. Quant à son sourire, son rictus plutôt, il me rappelait le tranchant aiguisé d'une lame de couteau...

Ma colonne vertébrale se figea, emprisonnant mon corps et mes pensées dans un carcan de gel.

Transpercé par son regard, je n'arrivai même plus à détourner les yeux.

Rena rapprocha son visage tout contre le mien, comme pour me rappeler la terreur que j'avais ressentie la fois d'avant.

Elle emplissait tout l'horizon de mon regard.

Puis... son rictus se fit encore plus tranchant. Ce n'était maintenant plus que...

qu'un simulacre de sourire.

Rena

— Je te l'ai dit, pourtant,

Keiichi.

Après une légère pause, elle se répéta.

Rena

— Satoshi a...

“changé d'école”.

Qu'est-ce qu'elle veut dire par là ?

Je ne crois pas que cette expression ait le même sens dans mon dictionnaire et dans le sien...

Les lèvres et la gorge sèches, je ne pus rien lui répondre.

À peine arrivai-je à déglutir, péniblement...

Je crois qu'elle a pris cela pour un acquiescement.

Me libérant de l'emprise de son regard, elle fit quelques pas en arrière.

Pendant ce court laps de temps, je tombai genoux à terre, aussi ridicule que cela puisse paraître.

Il me vint à l'esprit que la scène devait avoir l'air surréelle.

Moi, anéanti, à genoux devant Rena, portant un sourire inexpressif...

Rena ne se moquait pas de moi, mais elle ne me tendait pas la main non plus.

Elle me regardait simplement, droit dans les yeux, m'empêchant par là de me relever et de m'enfuir.

C'était pourtant bien moi qui avait une batte de base-ball en main.

Sauf qu'elle m'était inutile. Rena me fixait du regard comme un serpent regarde une grenouille.

Je me mis à suer à grosses gouttes et sentis celles-ci me couler le long du corps...

Rena

— Mais toi, tu ne le feras pas, hein,

Keiichi ?

Enfin, Rena me libéra de ma prison presqu'éternelle.

Il manquait malheureusement dans cette phrase un élément décisif, un groupe de mots pour décrire le complément d'objet direct.

Je déglutis bruyamment, puis osai lui demander de préciser sa pensée.

Keiichi

— Qu'est-ce que... je ne ferai pas ?

Qu'étais-je donc censé ne pas faire ?

Rena

— Changer d'école.