J'avais profité du jour de repos pour me la couler douce ce matin-là, et la sanction fut immédiate : j'étais en retard pour mon rendez-vous avec les filles.
Il était convenu que Rena et Mion me montrent le village aujourd'hui !
Évidemment, elles étaient déjà là, toutes les deux à m'attendre.
— Eh ben alors ? T'es en retard !
— Ouais, je sais, désolé. Plains-toi aux chaînes de télé pour diffuser des trucs super intéressants aussi tard le soir— ...
— T'es gonflé quand même, tu arrives en retard à un rencard, et c'est tout ce que tu trouves comme excuse ?
— Euh— ... Mii, tu viens d'arriver, je te signale.
— Ah... Euh... Ahahahaha !
Ben, faut dire aussi, l'édition de “24h avec...” était passionnante hier soir...
Toi aussi, Mion ?
Je regardai Rena : elle portait un sac de toile qui avait l'air particulièrement lourd.
Qu'est-ce que ça peut bien cacher...
Mion me jeta un regard qui confirma mes suspicions.
Rena avait vraiment préparé de quoi manger pour un vrai pique-nique !
— Kei, regarde un peu ça...
Rena s'est donné un mal fou !
— Eh, je l'ai pas forcée, hein !
— Oh mais ne... ne t'en fais pas...
Ce n'est rien, tu sais.
Non, vraiment !
— Elle est speed comme ça depuis hier soir !
T'as intérêt à assurer, mon garçon !
— Ouais, ça va, c'est bon...
Je prendrai mes responsabilités !
— Hmmm...Huh...?
Tes QUOI ? Mais de quoi vous parlez, tous les deux !?
Mion et moi nous retournâmes lentement, posant notre regard sur le sac imposant derrière Rena.
Dans un cas normal, je ne penserais sûrement pas à un panier-repas en voyant un volume pareil.
Sauf que là, on parle de Rena !
— ...
Y'en a pour combien, d'après toi ? 2 kg ?
— Naan, Rena fait un effort quand elle le ramasse...
moi je dis, 5 kg.
— Mais non, voyons !
Je me suis juste dit que Keiichi... Ben, c'est un garçon, quoi,
il lui faut de quoi se remplir l'estomac, quand même !
C'est bon, on peut y aller !
Oh-hisse !
Les gens ne disent pas “oh-hisse” pour porter un simple repas...
— Je te crois, Mion. 5 kg...
— Bah, je ferai ce que je peux pour t'aider, mais t'as intérêt à tout finir !
Si tu la déçois, ça va être ta fête !
Je me concentrai sur la seule chose à faire : marcher et brûler des calories pour avoir faim plus tard...
Nous nous mîmes en route, tranquillement.
Haaa... Rien de tel qu'une promenade, le matin...
Je n'aurais jamais cru pouvoir faire un truc si sain !
Moi, Keiichi Maebara, qui avais grandi toutes ces années en ville, je vivais maintenant en pleine cambrousse.
Pas l'ombre d'un col-blanc en vue par cette belle matinée.
C'est un coin tranquille, paisible... J'adore.
Quand je dis que c'est paisible, n'allez pas croire qu'il n'y ait pas un chat non plus, hein. On croise des gens sur la route... tôt ou tard.
— Oh ? — Bonjour !
— Bonjour !
Ah, c'est vous ! Vous êtes le fameux... Maebara, c'est ça ?
Mion et Rena disent bonjour à tout le monde, c'est normal.
Le problème, c'est que, je ne sais pas comment ni pourquoi, mais tout le monde sait qui je suis !
— Mais enfin, je suis pas animateur télé ! Pourquoi tout le monde me connaît ?
C'était déjà la troisième inconnue de suite qui connaissait mon nom... Ça ne pouvait pas être un hasard !
— Bah, sois pas triste, va.
Il y a si peu d'habitants à Hinamizawa... Tout le monde se connaît ici.
— Je vois.
Et donc si les gens rencontrent quelqu'un qu'ils ne reconnaissent pas, c'est que c'est un Maebara, puisque nous venons d'emménager... Bien vu.
— Hmm, moui, c'est à peu près ça.
Sacrée méthode de déduction... mais je suppose que c'est normal dans un village paumé comme celui-ci.
Il va falloir que je fasse très attention à ce que je fais...
Imaginez ! Si un jour je feuillette un magazine porno en cachette près du kiosque, tout le monde le saura en un clin d'œil !
Y a de quoi avoir les boules...
Mais en fait, la situation est encore pire que ça !
— Tout le monde se connaît ici, voyons !
On a d'abord croisé M. Takezô du magasin de fleurs.
Il aime la flûte et le bonsai.
— Ensuite on a croisé Daisuke, le deuxième fils de l'épicière.
Il adore le tir d'armes. Il rêve de devenir un super sniper ! Ou une connerie comme ça.
— Et là, on vient de voir une des infirmières de la pratique du docteur Irie, elle s'appelle Miyo.
Elle aime regarder et filmer les oiseaux sauvages.
— Elles connaissent tout le monde...
et aussi des tas de choses sur les gens !
Je les regardai, stupéfait. Elles se regardèrent en coin et se mirent à rire.
— Bah, que veux-tu.
C'est pas comme la ville, on fait attention aux voisins, ici.
— OK, d'accord, alors juste une question.
Qui suis-je ?
— Ahahaha !
Keiichi Maebara !
Tu dis des choses très méchantes, mais en fait tu es un grand timide et tu as un bon fond.
— Tu as emménagé ici il y a de cela à peine 3 semaines.
Activité préférée : la sieste.
Depuis quelques semaines, tu as commencé à porter des calebutes.
... C'est bien ça, hein ?
— C'est bon, ça va, ça suffira comme ça, merci !
— Tu portes des... caleçons...
— J'ai dit ÇA SUFFIT !
Incroyable ! Elles connaissent même les détails les plus intimes !
Retenez bien le nom, c'est “Hinamizawa”... un village de dingues !
— Bref, si je comprends bien, vous ne voulez pas me montrer le village, mais plutôt me montrer aux villageois ?
— C'est à peu près ça, oui.
— On voulait te montrer flânant et prenant ton pied avec nous.
Tous ceux qui nous ont vus diront aux autres que tu te plais ici,
et que tu t'es déjà bien intégré.
— Hinamizawa est un village presque mort.
On est bien contents de voir des gens s'installer par chez nous.
J'aurais voulu leur dire de ne rien exagérer, mais je me suis retenu.
Il ne me serait jamais venu à l'esprit de me présenter aux nouveaux venus dans le quartier, avant.
Pourtant, à bien y réfléchir, c'est un rituel assez important...
Encore quelqu'un.
Et encore une fois, cette personne nous adressa la parole.
— Tiens, tiens... Bonjour vous trois !
Vous avez l'air de vous amuser, dites donc ?
— Ah, madame Fujishima !
Bonjour !
— Eh bien alors, mon petit Maebara, on est en fort belle compagnie à ce que je vois !
Comment ça va ?
Tu t'habitues au village ?
Je gardai mes formules de politesses et acquiesçai d'un grand signe de la tête.
Cela la fit beaucoup rire, puis elle s'éloigna en nous souhaitant une bonne journée.
— Good !
Mion et Rena surent apprécier mon comportement, apparemment. Mion me fit un clin d'œil.
— Et donc.
Ça vous dirait de manger, tout doucement ?
Non ?
Rena nous fit un grand sourire et nous rappela l'épreuve que Mion et moi essayions d'oublier.
Nous nous regardâmes.
— ... Je suis un homme, je ferai face à mon destin !
Mais quand même... Il y en aura sûrement beaucoup trop !
— OK, mon p'tit gars. Laisse faire le pro.
Je regardai Mion, les yeux pleins d'espoir.
Elle n'est pas déléguée de la classe pour rien !
— Rena, pour une fois qu'on mange dehors, j'aimerais qu'on mange dans un coin super avec une belle vue et tout. Ça te dit ?
— Oui ! — Oui, oui !
Très bonne idée ! Je suis partante !
Cette proposition avait l'air de beaucoup la réjouir...
Après avoir gravi un escalier de pierre, nous arrivâmes dans l'enceinte d'un temple.
Ce temple avait beau avoir l'air très ancien, il était calme et propre, les feuilles mortes balayées bien sur les côtés.
— Ici, c'est le temple Furude.
C'est probablement ici que nous aurons la meilleure vue de tout le village !
— Rappelle-toi bien comment on est venus !
C'est ici qu'aura lieu la fête du village dans pas longtemps.
— Ah bon ? C'est pas un peu tôt pour la saison ?
— Ben justement, il paraît qu'autrefois, la fête de la purification du coton célébrait la fin de l'hiver.
Je me sens tout bête... Il n'y a vraiment qu'un péquenaud de la ville pour penser que les fêtes de villages se passent toutes forcément en été !
— Bon, commençons par installer tout ça...
... Parfait !
Rena étalait de nombreux récipients aux couleurs chatoyantes un peu partout devant elle.
Il faut bien reconnaître que ça sent sacrément bon.
Si c'est elle qui a cuisiné,
ce sera forcément bon.
... mais j'arriverai jamais à finir tout ça, jamais de la vie !
Mais qu'est-ce qui lui a pris, à Mion ? Comment a-t-elle pu penser que la vue d'ici pourrait multiplier mon appétit ? C'est vrai que la vue est magnifique, mais quand même !?
— ... Bonjour à tous.
Soudain, Rika et Satoko furent avec nous.
Mais comment ont-elles su ?
Mion me fixait des yeux, un grand sourire aux lèvres.
Je commence à comprendre... Mion veut nous faire vaincre par le nombre ! Quel stratège, cette fille...
Merci, Mion !
Je saurai me débrouiller pour les faire rester...
— Eh bien, voyez-vous cela... Je me demandais justement qui pouvait faire un vacarme pareil et...
...
Oh ? Mais... Mais qu'est-ce que c'est que tout cela ?
— T'as pas les trous en face des yeux ?
Il est l'heure de manger, non ?
Aujourd'hui, au menu, buffet garni.
Qui plus est, spécialement cuisiné par Rena.
— J'avais compris au premier regard, rustre !
Mais je veux savoir de quel droit vous installez votre nappe dans notre jardin !
— Jusqu'à preuve du contraire, les temples sont des bâtiments publics, je te signale.
— Tu as raison, en effet, Keiichi.
J'ai déclaré ce jardin d'utilité publique.
— Ah ! Rika, tu es vraiment quelqu'un de bien, toi, au moins !
Mais assieds-toi donc !
Reste manger avec nous, voyons.
Je laissai Rika s'installer, tournant ostensiblement le dos à Satoko.
— Mais enfin, quel toupet !
Et moi, où suis-je donc censée m'asseoir ?
— Mais tout simplement nulle part. Il n'y a rien à manger pour toi ici, de toutes manières.
— Mais non, voyons, reste, — Satoko... Il y en aura bien assez pour toi aussi...
— Que dalle ! Je mangerai sa part s'il le faut !
— Mais ! Je vous interdis !
Rikaa !
— Tiens, voilà des baguettes.
Satoko se rua aussitôt sur les boîtes à repas.
— Eh ben mon p'tit gars... Tu es doué pour embobiner les gens, dis-donc.
Chapeau.
— Tenez, des assiettes. Pour toi, Mii, et pour toi, Rika.
Rena, pendant ce temps, distribuait les couverts en carton.
— Je crois que nous devrions commencer aussi si nous voulons en avoir un peu...
— Tu as raison. OK !
Prêt pour la bagarre ?
— Mangez autant que vous voulez,
il y en a suffisamment !
Rena finit de sortir les thermos de boisson.
Et là, d'un seul coup, je compris un truc. En fait, Rena avait tout préparé pour cinq personnes.
Il y en avait même trop pour cinq personnes, mais... Cela voulait dire qu'elle avait su pertinemment que les autres seraient là !
— Vous n'aurez pas ce hamburger !
— Aïe !
Eh, Satoko, pas de coup de coude, on a dit !
— Et vous, je vous signale qu'on ne prend pas les gens par le col du chemisier !
La bataille fut intense et âpre. Satoko mena au départ grâce à une combinaison de parades et de coup de coude, mais mon agilité aux baguettes finit par compenser mon retard. Puis soudain, je pris l'avantage !
— Nooon ! Pas la dernière boulette de viande !
— Satoko Hôjô, vous avez PERDUuuu ! rahmgbl.
Je manquai de m'étouffer, au même moment que Satoko. Nous nous mîmes sur le dos, battant des bras et des jambes.
Voyant cela, Rika nous caressa la tête pour “faire passer”.
Rena devint folle, regardant Rika avec une adoration sans bornes pour cette mimique si adorable.
Son comportement et surtout ses paroles si équivoques arrachèrent régulièrement à Mion l'un ou l'autre commentaire peu flatteur.
En fait, c'était un repas comme tous les autres, quoi.
Et s'il faut donner de sa personne pour continuer à vivre ce genre de moments heureux...
Alors j'y mettrai du mien.
La bataille touchait à sa fin.
Peu à peu, nous eûmes suffisamment de place dans la bouche pour discuter.
Je pris un peu de thé de l'une des thermos, et poussai un soupir de contentement.
— C'est drôle quand même... le japonais a si peu de mots pour féliciter le cuistot.
— C'est récent, le fait de prendre plaisir à manger, non ? Ça vient de ça, sûrement.
— Il paraît que les gens mangeaient en silence, avant.
Je suis sûre que le cuisinier devait être un peu triste.
— Les gens étaient sûrement si pressés de manger qu'ils n'avaient tout simplement pas le temps !
On n'est pas tous des morfals comme toi...
— À vrai dire, il suffirait juste de dire que c'était bon, tout simplement.
Ça met du baume au cœur.
Tournant le regard, Rena se tut, un peu embarrassée.
— ... C'était bon.
On peut dire que Rika savait placer ses effets. Son “compliment” atteignit sa cible pile-poil au bon moment.
Son regard était limpide et pur. Son visage, innocent. Rena fut instantanément conquise.
— ...Auh...
— ...Auh ?
Après une sorte de cri ou de soupir un peu bizarre, il y eut un
“pouff” et soudain, un cercle de vapeur s'éleva sur sa tête.
— Haau !!
Ri, Ri, Rika... j'te ramène chez mmmmnon, non, c'est pas ça que je voulais dire,
merci, merci !
— ... Mais, de rien. C'était vraiment bon, tu sais.
Rena, toute rouge, surexcitée, serrait Rika fort tout contre elle, joue contre joue.
— Tiens, je sais ! Attention... Tadaaaa !
C'est pour toi. Tiens !
Elle saisit une pomme, un couteau, et en deux temps trois mouvements, Rika se retrouva avec un lapin en pomme dans les mains.
Et là, ce fut le drame. Et incidemment, le début d'une grosse partie de déconnade.
— Ben alors, Satoko ?
Ça veut dire quoi ce regard, tu me cherches ?
— Vous sentez-vous capables de recevoir un petit lapin vous aussi ? Sauriez-vous faire preuve de suffisamment de tact et de flatterie ?
— J'te trouve bien sûre de toi.
Telle que j'te connais, tu n'arriveras pas à grand'chose...
— Ah oui, vous croyez ?
Eh bien... voyons donc cela !
Après un deuxième regard provocateur, elle changea sa voix du tout au tout.
— Euh, Rena... Tu sais...
Moi aussi, j'ai trouvé que c'était très, très bon...
Elle prit une voix toute fluette, l'air timide, regardant Rena tête baissée, rougissante.
Mais !
C'est même pas un compliment !
Elle lui fait seulement le coup des larmes, euh non, du charme !
Seulement le problème, c'est que ça fit forte impression...
Rena devint toute rouge et ne sut plus où se mettre...
Attention, Rena ! C'est un piège, elle n'en pense pas un mot !!
— Ha... Haaauuu !
Trop tard... Satoko est déjà dans ses bras.
— Tu es mimi, toi !
Oh oui, très mimi... Je te montrerai ma chambre... hau !
Zzzp
tchak !
tsssuk !
Satoko se retrouva avec un petit lapin en pomme dans les mains.
Elle se retourna, le tenant précieusement, et nous décocha à Mion et moi un regard malicieux.
Rena est tombée dans le panneau en un peu moins de 5 secondes.
C'est... c'est de la triche !
Elle a pas le droit de faire ça !
— Au lieu de vous lamenter, vous devriez essayer ! Nous verrons bien votre inaptitude !
Rooognntudju !
Tu vas voir, toi ! Et d'abord, c'est pas du jeu !
Et en plus, elle lui a même pas fait un vrai compliment !
— Satoko...
Tu crois vraiment que ce soit suffisant pour gagner ?
Tu me déçois... Tu veux que je te montre à quel point tu es une débutante ?
— Ouais, vas-y, montre-lui, Mion !
Euh... tu comptes faire comment, au fait ?
— Ah, mais c'est toi qui vas t'en charger, p'tit gars.
— Hein ???
— Ahahahaha ! Je veux voir cela !
Montrez donc de quoi vous êtes capables, vieillards !
Mion m'expliqua son plan. C'était très osé !
Mais c'était notre seule chance pour battre Satoko...
Je pris une gorgée de thé, puis, calmement, naturellement, je pris un ton très doux.
... Parfait.
— Oui, c'était vraiment très bon.
Mais dis-moi, c'est toi qui as tout cuisiné ?
— Oh... non, non.
En fait... la plupart de ce que j'ai ramené, c'était des plats surgelés...
— Donc, tu as cuisiné toi-même l'un ou l'autre plat, c'est bien ça ? Lequel ?
— Euh...
Euh...
eh bien...
Disons que... J'ose pas vraiment le dire. Faut vraiment ?
L'effet conjugué des variables “cuisiné avec soin” et “pour un garçon” provoquait chez elle une gêne grandissante.
— Tu n'as pas besoin de le dire, tu sais. Je crois que je sais ce que tu as cuisiné.
C'est ce plat-là, n'est-ce pas ?
— Uh ?
...Uh huh...!?
...Uuu...!
Rena n'en revenait pas. Elle était rouge cramoisi, mais on lisait surtout la surprise sur son visage.
— Mai-mais comment as-tu su ?
Co-comment ? ... Que c'est moi qui l'ai fait...
C'est Mion qui me l'a dit tout à l'heure, en fait...
OK, jusque-là, tout se passe comme prévu !
Je pris un air un peu gêné, et marquai une légère hésitation.
Et maintenant...
le coup de grâce !
— En fait, il... il porte un peu ton odeur...
Un ange passa.
Rena devint très, très rouge, et surtout très, très immobile.
Satoko poussa un petit cri et devint rouge de honte.
Moi de même...
— Je... enfin... Comment dire... J'aurais voulu... goûter un petit lapin
...
...
si tu veux bien m'en donner.
Je m'enfonce, là... J'avais dépassé la mince frontière entre la flatterie et le ridicule d'une bonne centaine de mètres.
Et là, d'un seul coup...
Bwoooosh !!
Rena ouvrit un tupperware et versa sur moi une montagne de petits lapins.
— Va-va-va-va-vas-y, mange, Keiichi, mange !
Il y en a pl-plein, j-je peux même en faire en-encore, si-si tu veux !!
Ngah ? En un instant, elle me fourra une dizaine de lapins dans la bouche.
— O-O-Ok.
F...
Fais Aaaaa K-K-K-Keiichi !..
Ehhé, héhéhé, héhéhéhéhé...
Elle forca ma tête sur ses genoux et me fourra d'autres lapins dans la bouche.
De plus en plus...
...
nombreux...
...
...
ah
...
...
et mes voies respiratoires...
...
— Ahohs, Hahoho ? H'es hiée, hà, hein ? (Alors, Satoko ? T'es sciée, là, hein ?)
— Bien joué, Kei !
Alors, Satoko ?
Reconnais-tu ta défaite ?
— Je n'aurais jamais cru... que vous vous abaisseriez à ce point !
Et non, je ne suis PAS aigrie !
Aaah, ça fait plaisir de voir que ça la fait chier...
On a gagné... mon sacrifice n'a pas été en vain...
Je perdais peu à peu conscience...
... quand soudain, Rena redevint normale.
— Ben... Rika ? Qu'est-ce qu'il y a, ça ne va pas ?
C'est pas bon ? Les pommes sont sures, peut-être ?
... Peut-être ?
Rika avait enlevé le cure-dent qui embrochait son lapin en pomme. Elle le tenait comme un animal blessé, et avait l'air un peu déroutée.
— ...Les pauvres lapinous... Ils n'avaient rien fait de mal, pourtant...
J'aimerais pouvoir les sauver...
Et là, d'un coup,
Rena se mit à saigner du nez.
— ... Mi
... Mi-Mimi
...
...
Toi... Toi j'te ramène dans ma chambre, ce soir,
il va t'arriver des bricoles...
Serrant Rika fort contre elle, elle gambadait et la faisait virevolter autour d'elle.
Puis elle revint à elle et rassembla tous les lapins en pomme à la ronde pour les replacer dans un tupperware, qu'elle donna à Rika.
— Comme ça, ils ne se sentiront pas seuls.
Tiens, Rika, c'est pour toi.
Tiens !
Rika prit le tupperware puis marcha vers Satoko,
prit son bras qu'elle leva en l'air en disant :
— Satoko et Rika, vainqueurs par KO.
— Hein... KEEWOUAAAH ?
On a perdu ???
— ...hbai he h~bb~he, hmen hfous... (J'vais t'dire, j'm'en fous...)
Et donc en fin de compte... mon sacrifice fut quand même en vain...
Toute la journée, nous pûmes nous éclater comme des fous.
Mais dès les premiers rayons du soleil couchant, j'eus l'impression que la journée était déjà finie.
— Allez, salut Rena, salut Kei ! — À demain !
— Mion, merci pour aujourd'hui, c'était vraiment sympa.
— À demain !
Satoko et Rika partirent à leur tour, me laissant seul avec Rena sur le chemin du retour.
— Merci d'être venu, Keiichi.
Ça t'a plu ?
— Oui,
c'était super.
À vrai dire, j'ai même pas envie de rentrer à la maison !
— Ah oui ?...
Dans ce cas, qu'est ce que tu dirais d'un petit... détour ?
Ça te tente ?
— Un détour ?
Euh, loin ?
— Il faut marcher un peu... mais une fois là-bas, je n'en ai pas pour longtemps !
J'avais déjà marché toute la journée et j'étais un peu fatigué, mais... d'un autre côté, je n'avais plus la force de dire non.
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je lui emboîtai le pas.
Après un chemin étroit et escarpé, la pente débouchait sur une vaste étendue.
On dirait bien... un chantier de construction. Il a l'air abandonné.
Près d'un promontoire qui dominait le coin s'entassait une montagne de gros déchets.
Sûrement une décharge sauvage. C'était un problème que l'on voyait de plus en plus souvent dans les journaux.
— Héhéhéhé...
Ça fait un bail que je suis pas venue, je me demande ce que je vais trouver...
— Comment ça, ça fait un bail ? Tu es venue pour... fouiller dans les poubelles ?
— Ce ne sont pas des ordures !
Pour moi, c'est une montagne de trésors, ce coin...
Rena était déjà en mode “j'te ramène chez moi ce soir”.
J'avais par contre du mal à voir ce qui pouvait lui plaire ici.
— Ah ! Ce tas-là n'était pas là avant...
Hmmm hm mmm......
Elle dévalait déjà la pente instable.
On voit qu'elle est de la campagne...
— Hé, attends ! Je viens aussi, bouge paaooooaaaaah !
...
Vache, ça fait mal...
On voit que je suis de la ville... Quel clampin...
— Mais t'en fais pas, Keiichi, reste là ! Je reviens tout de suite !
Rena me demanda de ne pas la suivre.
— ... Ne tombe pas !
Et fais gaffe où tu mets les pieds !
— Mais c'est bon, j'te dis.
Pas de problème !
Rena bondissait littéralement sur la montagne de détritus avec une grande aisance et disparut très vite de mon champ de vision.
Je n'aimais pas le fait d'être laissé ici tout seul, mais après tout, la fatigue aidant, je décidai de rester à l'attendre.
Une fois Rena partie, le silence s'installa...
Le chant des cigales accompagnait l'air raffraîchissant du soir.
La fatigue m'invitait tout doucement dans les bras de Morphée...
Soudain, j'entendis juste derrière moi le crissement de pas sur le gravier, et je me retournai brusquement.
Je vis alors un homme se dresser devant moi, l'appareil photo à l'œil, me prenant en photo. Un photographe amateur, sûrement.
Il était bien bronzé, bien musclé aussi.
Je le trouvai tout de même peu sûr de lui.
... Quoi qu'il en soit, ce n'était pas un homme dangereux, apparemment.
— Wooh !
Tu m'as fais peur, dis-donc !
J'eus l'impression qu'il faisait semblant de s'étonner.
Moi par contre, j'avais vraiment eu les boules !
— Et vous donc... j'ai eu une de ces frousses !
— Ah, désolé.
C'était pas le but recherché. Tu es du village ?
Cette petite phrase fut un précieux indice : il n'était apparemment pas du coin.
Sans se formaliser de mon regard soupçonneux, il se présenta.
— Moi, c'est Tomitake.
Je suis photographe indépendant.
Je viens à Hinamizawa de temps en temps.
Je ne lui ai pourtant pas demandé de tailler la bavette...
— J'ai toujours cru qu'il fallait normalement demander la permission avant de prendre les gens en photo... On m'aurait menti ?
— Ah, désolé !
J'ai plutôt l'habitude de photographier des oiseaux,
alors tu imagines bien que personne ne s'est jamais plaint !
Ahahaha !
Hmmm, OK. Ça fait “plaisir” de voir que je ne vaux pas mieux qu'un oiseau...
— Ah, mais tu sais, à te voir, là, un jeune homme taciturne dans le soleil couchant, je me suis dit que ça ferait une super photo...
Bon d'accord, je n'aurais pas dû appuyer sur le déclencheur, c'est vrai. Je m'excuse.
Les adultes sont quand même très doués.
Il vient de me faire une moitié de compliment et une moitié d'excuse, et déjà je ne lui en veux plus de m'avoir effrayé tout à l'heure.
Je n'avais aucune envie de tailler le bout de gras avec cet inconnu sans-gêne, mais Rena n'avait pas l'air de vouloir revenir vite.
Ce Tomitake continuait à faire la conversation, ignorant mon comportement froid et distant.
— Keiichi ! Désolée de te faire attendre !
J'ai presque fini !
Je vis soudain la tête de Rena en bas du tas d'ordures. Elle me fit de grands signes.
— Tiens, tu n'étais donc pas seul ? ...
Qu'est-ce que cette fille peut-elle bien vouloir faire ici ?
Si je le savais...
— Aucune idée.
Elle est peut-etre à la recherche du corps démembré d'une vieille affaire de meurtre ?
Tomitake eut l'air très mal à l'aise.
C'est le genre de blagues que je peux sortir avec les filles, mais pas avec des inconnus... Il va falloir que je fasse plus attention.
— C'était vraiment une sale histoire... La police n'a jamais retrouvé le deuxième bras, c'est bien ça ?
— Hahahaha ! Désolée d'être en retard, Keiichi !
C'était pas trop long ?
...Si ?
— Il vaut mieux que je disparaisse avant que ton amie ne me lynche.
Excuse-moi encore de t'avoir fait peur tout à l'heure, “Keiichi”. À une prochaine fois...
Il eut un petit rire lourd de sens puis disparut dans l'obscurité grandissante du crépuscule.
J'avais raté l'occasion de lui répondre et de dissiper le malentendu. C'est la boulette...
— Keiichi, tu es... en colère ?
...Il s'est passé quelque chose ?
...Dis ?
Rena n'y pouvait rien. Je poussai un soupir de frustration et décidai de changer de sujet.
— Alors, cette chasse au trésor ?
Fructueuse ?
— Oui ! Écoute ça et tiens-toi bien :
Ah ...um, tu vois !
je l'ai trouvée !
J'ai trouvé un Colonel Sanders !
— Un Colonel Sanders ?
... Oh, tu veux parler du Colonel Sanders Fried euh Trucmuche ? La même que celle qui est devant leurs restaurants ?
Tu as trouvé une statue grandeur nature ?
— Exactement ! Aaah, Colonel Sanders...
il est tellement mimi... Je veux le ramener chez moi...
Je comprenais de moins en moins sur quels critères elle se basait, mais toujours est-il que Rena avait l'air d'adorer cette statue.
— Ben, si elle a été jetée aux ordures...
normalement, tu devrais pouvoir la prendre sans avoir à rendre de comptes à qui que ce soit. Non ?
— Je voudrais bien, mais en fait elle est coincée sous une tonne de choses...
J'ai essayé de tirer dessus, mais ça n'a pas marché. Ça ne va pas être facile de la sortir de là...
surtout qu'il n'y a pas de lumière là-dessous, il fait très sombre !
Elle avait l'air très déçue.
— Bah, je te filerai un coup de main, va, pas de problème.
Ce sera pour te remercier de ce que tu as cuisiné aujourd'hui. Comme ça, nous serons quitte.
— Oh... Euh... M-merci...
Les oiseaux rentraient au nid : il était donc grand temps que nous rentrions nous aussi.
— Keiichiiii va m'aider,
j'vais ramener Colonel Sanders chez moi ! Hauu !
Rena était complètement dans son trip et courait d'un pas léger.
Comme je ne voulais pas trop lui saper le moral, je décidai de feindre une approche banale de la question qui me brûlait les lèvres depuis tout à l'heure.
— Au fait, Rena,
il y avait quoi là-bas exactement ?
— Il paraît qu'ils construisaient un barrage.
Je ne connais pas vraiment les détails... hau...
— Mais alors, pourquoi ont-ils arrêté ? Il s'est passé quelque chose ?
Un accident, ou bien, euh...
— Je sais pas.
Le ton abrupt de sa rétorque me laissa sans voix.
Ce n'était pas une réponse : je sentais qu'elle ne voulait pas en parler.
Je devais avoir l'air vraiment étonné,
car Rena se reprit et ajouta d'une voix beaucoup plus douce :
— À dire vrai, je n'ai emménagé ici que l'année dernière.
— Ah bon ?
Toi aussi tu es une nouvelle élève ?
Je croyais que...
— Alors, ne le prends pas mal, mais pour être honnête, je ne suis pas vraiment au courant de ce qu'il s'est passé avant l'année dernière.
Désolée !
J'avais compris le message : elle ne savait pas vraiment, et elle ne voulait pas le savoir, ni même en parler. Hmmm...
Après tout, quoi de plus normal ?
Je doute que ce soit un sujet de conversation si passionnant pour une fille de son âge.
C'était vraiment une sale histoire... La police n'a jamais retrouvé le deuxième bras, c'est bien ça ?
Si Tomitake ne m'a pas raconté de bobards...
... alors les cigales sont peut-être les seules à connaître le fin mot de l'histoire.