Une fois la vaisselle finie et la pièce rangée, je n'eus plus rien à faire de ma peau.
Ayant laissé ma protection entre les mains de la police et des chiens de montagne,
il ne me restait plus qu'à m'occuper pour laisser quelque chose à Satoko, qu'il lui reste quelque chose de moi après ma mort.
Je pourrais laisser des instructions pour expliquer les recettes que je n'ai pas eu le temps de lui apprendre.
Ce serait comme un testament. Je me demande si ça lui plaira.
“Si ça lui plaira” ? Tss...
Évidemment que non, ça ne lui plaira pas.
Si je meurs, elle m'en voudra de ne pas avoir essayé de lui parler de mes problèmes.
Je suis bien placée pour le savoir, j'ai ressenti la même chose à l'époque où elle ne voulait pas nous parler des problèmes avec son oncle.
... Je me demande ce qui sera le plus rapide. Est-ce qu'elle sera de retour de l'école avant ma mort ?
De toute façon, si ma mort se passe aujourd'hui, alors à l'approche de ma mort, je perdrai mes derniers souvenirs.
Donc je n'aurai aucun souvenir d'aujourd'hui.
Si je me fais tuer avant son retour, à la limite, tant mieux.
Si jamais elle est déjà rentrée à l'heure de ma mort,
alors elle risque d'y passer aussi.
Et ça, je ne le souhaite pas.
Le malheur me frappera déjà moi, c'est déjà bien assez comme ça, non ?
Je ne veux pas découvrir qu'en fait, Satoko se fait tuer à chaque fois le même jour que moi, ce serait trop horrible...
En fait, lorsque je disais qu'après ma mort, le monde prenait fin, j'occultais et je niais le deuil et la souffrance de beaucoup de gens.
Je me suis toujours crue plus maligne que les autres, mais là, je me rends compte qu'en fait, mon orgueil atteint des proportions criminelles...
Le silence et la quiétude finissant par me rendre nerveuse, j'allumai la télévision, mais même elle ne put rien faire pour tromper ma peur.
Bien au contraire, le fait qu'elle ne me demandait rien et me laissait à moi-même me rappelait l'attitude de Hanyû et celle de mes autres amis, qui attendaient tous sur moi. C'était énervant, ça me mettait mes erreurs juste sous les yeux.
Midi passa, et, bientôt, il fut 15h.
L'école allait bientôt finir.
Comme je n'étais pas allée en cours, les autres ne feront probablement aucun jeu pour le club.
Donc normalement, Satoko ne devrait pas tarder à rentrer.
On dirait bien que je vais survivre au moins jusqu'à son retour.
À force d'attendre et d'y réfléchir toute seule, j'en étais arrivée à prendre une résolution.
Si vraiment Satoko se fait encore du souci pour moi en rentrant de l'école et qu'elle me demande ce qui me tracasse, alors je lui dirai tout.
D'habitude, si j'en disais trop, je prenais le risque de la voir se faire “enlever par les démons”, enfin, dans ce cas précis, par les chiens de montagne.
C'est pour ça que je refusais de lui en parler, à elle comme aux autres.
Parce que l'une des conditions sine qua non pour mon bonheur était de survivre au mois de juin avec tous mes amis.
Mais si effectivement...
Si Satoko subit le même sort que moi, dans tous les mondes où j'ai vécu,
alors en fait, elle et moi partageons le même Destin.
Mais alors, il vaudrait mieux lui en parler, non ? Autant mourir en sachant à quoi s'en tenir. Je lui dois bien de lui dire toute la vérité, ne serait-ce qu'à elle...
... Quoique, je sais pas trop.
Je suis vraiment très bien protégée, dans ce monde-ci -- pour une fois.
Peut-être que cette fois-ci, j'ai une toute petite chance de m'en sortir.
Mais alors, il vaut mieux ne rien lui dire, pour éviter qu'elle en apprenne trop...
... En fin de compte, j'en reviens à mon point de départ : je ne peux rien lui dire, ni à elle, ni à mes autres amis.
Quelques instants plus tard, à l'étage inférieur, j'entendis des bruits de pas, puis soudain, Satoko pousser un cri de surprise.
Ça y est, elle est rentrée de l'école.
D'après ce que j'en ai entendu, je dirais qu'elle a simplement été surprise en tombant sur l'officier en bas.
Je vais devoir au moins lui expliquer pour les policiers en civil.
... Ce qui ne sera pas si différent que de lui expliquer pour tout le reste.
Après tout, que pouvais-je lui expliquer ? Jusqu'où pouvais-je pousser les explications ? Où m'arrêter ? Comment décider si elle en savait trop ?
Mais toutes ces questions disparurent lorsque j'entendis les bruits de pas et les cris de surprise dans l'escalier qui menait à notre logement.
... Satoko n'était pas rentrée seule.
— Me voilà de retour !
Très chère, qu'est-ce donc que tout ceci ?
Il y a un gendarme en faction dans notre demeure !
— Comment se fait-il qu'il y ait un flic en civil chez toi, Rika ?
Qu'est-ce que t'as encore fait comme connerie, toi ?
— Mii, c'est pas ça, la bonne question !
Que s'est-il passé, Rika ?
— J'ai aussi vu des gens qui n'étaient pas d'ici dans le sanctuaire.
J'imagine qu'eux aussi sont des policiers en civil ?
Mais alors, c'est plutôt grave ?
— On sait pas trop ce qui te tracasse, mais nous sommes venus pour te remonter le moral.
Enfin, c'était le plan, mais apparemment, l'heure n'est plus à faire dans la demi-mesure...
— ... Pkrr...
Ahahahahahahahahahaha !
C'était stupide de ma part,
mais à les voir tous rappliquer, si sérieux, eh bien, moi, ça m'a fait rire.
Je venais de me casser la tête toute la journée sur des questions de dosage et de précision, de distillation d'information, et eux venaient maintenant tout foutre par terre avec leurs gros sabots.
— Enfin, ma chère,
je vous assure que la situation n'est pas drôle !
J'exige des explications !
— Que voulez-vous que je vous dise ? Ça devrait pourtant paraître évident.
C'est aujourd'hui que je dois être assassinée.
— Quoi ?!
Ils avaient tous l'air de savoir que je parlais de me faire assassiner,
mais ça ne les empêchait apparemment pas de se faire dans le froc en se l'entendant dire de ma propre bouche...
— Écoute, Rika.
Hier, je t'ai demandé ce que tu avais.
Et tu m'as dit un truc du genre, comme quoi tu risquais de te faire tuer.
Mais moi, naïvement, j'ai cru que tu n'étais pas sérieuse, que c'était une blague.
Mais là, ça suffit, ces conneries.
Alors parle, maintenant !
Keiichi avait l'air bien remonté. Comme si c'était de ma faute.
Je suppose qu'il n'arrive pas à accepter ou à comprendre que je n'aille pas les voir pour leur parler de mes problèmes.
Mais en observant tour à tour les visages de tous mes amis ici présents,
je me rendis compte qu'en fait, ils étaient tous du même avis que lui.
— Rika, pensez donc ! Vous vous êtes bien tous mis d'accord pour tenter de résoudre mes problèmes.
Eh bien, j'aimerais vous rendre la pareille.
— ... C'est gentil à toi, mais non.
— Mais enfin, vous n'avez pas souvenir de la tirade que vous m'avez déclamée au téléphone, en montant sur vos grands chevaux ?
Vous m'avez ordonné d'avoir le courage de me battre !
Et que vois-je désormais ? Vous vous permettez de donner des conseils aux autres que vous-même ne souhaitez pas suivre ?
— ... ...
J'en étais arrivée exactement à la même conclusion qu'elle.
Que pouvais-je bien lui répondre ?
— Tu disais hier que si tu nous en parlais, nous serions impliqués aussi.
Mais tu sais, même si tu ne nous en parles pas, nous sommes tes amis, donc nous sommes impliqués.
— Ouais, elle a raison !
Nous sommes tes amis, nous sommes tous membres du club !
Lorsque le danger te guette, il nous guette tous !
Quand Satoko s'est retrouvée dans la dèche, nous avons tous combattu pour elle.
Eh bien pour toi, c'est pareil !
— Si c'est si grave que tu risques d'en mourir, tu as d'autant plus intérêt à demander l'aide du Clan des Sonozaki, non ?
Ils sont plus sûrs que la Police, selon les cas.
N'est-ce pas, Grande Sœur ?
— Ben, évidemment que oui !
On est là pour ça, mince !
Dans quoi t'es-tu fourrée, toi ?
Il est sacrément culotté pour oser essayer s'attaquer à toi !
— Disons que vu que tu veux absolument pas en parler, je dirais que soit tu ne sais pas qui est derrière tout ça, soit tu en as vraiment une trop vague idée.
Si tu savais qui en a après toi, ce serait facile de régler le problème.
— ... Miaou.
Vous êtes tous très fins observateurs, donc même en ne vous disant strictement rien, vous avez déjà commencé sans moi... Je vais me prendre quelques gâteaux et écouter vos découvertes.
— Écoutez, ma chère, cessez ces enfantillages.
L'heure n'est pas aux gâteaux !
Alors, que vous est-il arrivé ?
Que se passe-t-il ?
Cela doit être extrêmement sérieux, puisque la Police est venue assurer votre protection.
Alors quoi ? Vous pouvez en parler à la Police, mais pas à vos meilleurs amis ?
— ... Il y a une bonne raison pour laquelle tu ne veux pas nous en parler ?
— ... Mais enfin, vous n'êtes pas sérieuse ? Ce n'est pas comme si c'était elle qui était en tort, tout de même ?
— Calme-toi, Satoko !
Tu sembles oublier que Rika est à la tête de l'un des trois clans fondateurs du village.
Les anciens sont persuadés qu'elle est la réincarnation de la déesse Yashiro.
Elle a peut-être des problèmes dont nous, simples enfants, n'avons aucune idée.
Et c'est pour que nous puissions continuer à vivre ici sans connaître ce côté désagréable du village qu'elle refuse de nous en parler.
C'est un peu ça ou pas ?
— Hmmm, un problème entre Rika et des éléments du village...
Je ne vois rien d'autre, ça doit forcément avoir un rapport avec les plus fervents fidèles de la déesse Yashiro.
— Donc vu la période de l'année, ça concerne la malédiction de la déesse Yashiro.
... Ouais, je vois.
C'est en rapport avec les morts de Tomitake et de Takano, n'est-ce pas ?
— Attends, mais je vois pas le rapport ! Pourquoi ces deux morts amèneraient quelqu'un à vouloir tuer Rika ?
Tu vas trop vite pour moi, là...
— De toute façon, si c'est une tentative de meurtre, c'est déjà une histoire de dingue.
J'imagine que Rika a des obligations que nous ne soupçonnons même pas, et qu'elle n'a pas le droit de nous en parler.
J'ai juste, n'est-ce pas ?
Et donc comme c'est pas très glorieux, tu ne veux pas que tes amis soient au courant ?
— ... Mais enfin, c'est insensé !
Très chère, mais... Ce serait vrai ?
Cette histoire aurait-elle vraiment un rapport avec M. Tomitake ?
Je restai bouche bée, ne sachant franchement plus quoi faire.
Je n'avais rien dit, je n'avais répondu à aucune question, et pourtant, en y réfléchissant et posant des hypothèses, ils avaient fait la moitié du chemin.
J'étais franchement sidérée.
Sacrés eux, je reconnais là l'efficacité légendaire des membres du club.
Je ne pus pas m'empêcher d'éclater de rire à nouveau.
Mes secrets et mes ennuis pouvaient être les plus terriblement tristes du monde, avec eux, tout serait plus facile et gérable.
Ils sont même capables de deviner les soucis d'un être surnaturel comme moi, qui ai déjà vécu cent ans et qui, franchement, en avais vu d'autres.
Encore une fois, l'évidence s'imposa à moi : les forces et les possibilités d'une personne seule étaient décidément bien limitées.
Je n'avais d'autre choix que de leur tirer mon chapeau.
Tout me parut soudain stupide et ridicule.
Après tout, s'ils voulaient tant savoir, autant leur dire...
— ... Puisque vraiment vous m'obligez, alors je veux bien tout vous dire.
Mais je sais que vous ne me croirez pas.
— Mais bien sûr que si !
Tant que tu te contenteras de nous raconter toute la vérité, nous n'aurons aucune raison de mettre ta parole en doute !
Je promenai mon regard dans l'assistance et ne vis que des regards sérieux, voire graves. Personne n'avait l'intention de se moquer de moi. Pour l'instant en tout cas.
Franchement dit, j'avais bien envie d'essayer de leur dire toute la vérité.
Et puis, maintenant que je les avais là à me jurer qu'ils me croiraient, c'était une bonne occasion de tester s'ils en étaient capables ou non.
— ... ... Très bien, alors allons-y.
La personne qui a tué Tomitake et Takano est probablement à mes trousses, désormais.
— Mais alors... Ce serait la personne qui est derrière tous les meurtres en série ?
— ... Non, je ne sais pas.
Mais c'est une possibilité bien réelle.
— J'ai bien du mal à suivre votre logique, très chère.
Pourquoi la personne ayant tué M. Tomitake et Mme Takano serait-elle obligée de venir en plus vous ôter la vie ?
Ôishi avait peut-être raison en soupçonnant Takano.
Okonogi pouvait tout aussi bien avoir raison en accusant Irie.
Dans un cas comme dans l'autre, pour moi, cela revenait à dire que “Tôkyô voulait me supprimer”.
Que le meurtrier fût Irie ou Takano, pour l'un comme pour l'autre, j'étais une carte maîtresse, une sorte d'atout.
Mais pour leur expliquer et leur faire comprendre ça, j'allais être obligée de leur dire la vérité sur l'institut Irie, sur le village, et sur Tôkyô.
Je suis sûre à 100% qu'ils ne me croiront pas.
Il faut dire aussi que c'est une histoire tellement abracadabrante...
Mais à part eux, qui oserait me croire ? C'est peut-être justement pour ça que je devrais leur en parler.
— ... Je vous préviens une dernière fois. Si je vous en parle, vous serez vous aussi impliqués dans cette affaire.
Vous êtes sûrs que c'est ce que vous voulez ?
— Mais bien sûr, Rika !
Si ça te concerne toi, ça nous concerne tous !
Les autres opinèrent du chef, tous d'accord avec lui.
— ... Eh bien alors, soit.
Voyons voir s'ils disent vrai.
Voyons voir jusqu'où ils disent la vérité lorsqu'ils me parlent d'amitié.
Alors, je commençai mon long récit.
— ... À Hinamizawa, il existe une souche d'une maladie très bizarre.
Je ne sais pas si le nom de la maladie est un nom officiel ou si c'est un nom de transition, simplement le temps que les recherches soient menées, mais pour l'instant, les gens l'appelent “le syndrome de Hinamizawa”.
En entendant ce nom, les autres se regardèrent.
Personne n'en avait entendu parler, ce qui était dans l'ordre des choses.
Le nom de la maladie n'était pas récent -- il avait été donné déjà avant la seconde guerre mondiale.
C'était la dénomination qui englobait tous les symptômes des soldats issus de notre région lorsqu'ils arrivaient sur le front ; cela allait du mal du pays à des troubles psychiques plus graves.
Les gens de Hinamizawa avaient vécu pendant des siècles en autarcie, à l'époque où le village s'appelait encore Onigafuchi. De par leur culture, ils détestaient s'éloigner du village.
Certains soldats au front étaient persuadés d'être frappés par le mauvais œil de la déesse Yashiro. Certains avaient même déserté les rangs pour revenir au village, craignant sa malédiction.
Au départ, les médecins pensaient que c'était une sorte de version particulière à la région du simple phénomène du mal du pays.
Mais en pleine guerre, sur le front, les soldats nés à Hinamizawa déclenchèrent plusieurs incidents liés à des hallucinations.
En temps de guerre, cela peut arriver à n'importe qui, bien sûr.
C'est pourquoi au début, les militaires n'y faisaient pas trop attention. Mais à force, ils se sont rendus compte qu'à chaque fois, le soldat devenu fou assassinait plusieurs personnes parmi le camp allié, puis finissait par se suicider d'une manière toujours peu banale.
Un médecin finit par s'apercevoir de la corrélation avec la région et fit suivre tous les soldats issus des villages environnants.
C'est ainsi que l'on a découvert que cette maladie était uniquement présente chez les natifs de Hinamizawa.
Ce médecin se mit à chercher les causes non pas dans la culture de la région, mais en postulant qu'il s'agissait d'un trouble mental environnemental.
Le trouble mental environnemental n'est pas lié à un quelconque stress psychologique.
Il est déclenché par un phénomène physiologique, qui, lui, déclenche un déséquilibre mental plus ou moins important.
Cette catégorie de maladies est elle-même subdivisée en trois groupes.
Le groupe organique, celui des empoisonnements, et le groupe symptomatique.
Les maladies du groupe organique sont dues à des maladies ou des blessures au cerveau, qui déclenchent des modifications dans l'état mental du patient. On constate par exemple parfois des changements de personnalité après de graves chocs traumatiques, ou bien des accidents.
C'est à cause de ça.
Le groupe des empoisonnements concerne, comme son nom l'indique, les maladies dues à des empoisonnements, que ce soit une surdose de médicaments, d'alcool, de drogue...
Et puis enfin, le groupe symptomatique.
Il concerne les cas où un trouble physiologique provoque un dérèglement dans les sécrétions du corps, qui, lui, en retour, conduit à un trouble mental.
Ça peut paraître exagéré, mais par exemple, beaucoup de gens pensent qu'on a la déprime plus facile quand on a pris froid.
Depuis longtemps, les gens savent que la maladie peut provoquer des choses pas très bonnes pour le moral ou disons pour la santé mentale des patients.
Mais les maladies du groupe symptomatique ont des relations de cause à effet beaucoup plus directes et automatiques.
Les émotions des êtres humains ne sont pas produites par l'esprit ou par l'âme.
Tout le monde sait, par simple bon sens, qu'elles sont forcément dues à des sécrétions formées en réaction à l'état physiologique de certains organes.
Et donc si l'organe responsable de la production des sécrétions qui déclenchent une certaine émotion tombe malade, alors il peut lui arriver de produire trop de sécrétions.
On sait presque tous que les glandes thyroïdales sécrètent des hormones ayant une grande influence sur la santé mentale.
En provoquant en elles une déficience, on peut provoquer un déséquilibre hormonal et, par réaction, plusieurs maladies.
Pas seulement des maladies physiologiques ; on observe parfois le déclenchement de comportements maniaques.
Ce qui veut dire, pour résumer, que ce ne sont pas seulement des raisons psychologiques qui peuvent faire souffrir l'esprit du patient.
L'être humain est fait de chair et de sang.
Lorsque la chair souffre, cela peut amener l'âme aussi à souffrir.
Ce médecin militaire fit alors une nouvelle hypothèse.
Il se demanda si en fait, il n'y aurait pas une maladie infectieuse à Hinamizawa, qui déclencherait des sécrétions d'hormones incontrôlables dès que le sujet s'éloignerait trop loin du village, et qui finiraient par déclencher des crises de paranoïa aiguës.
D'après les histoires et les légendes relatées dans la région de Hinamizawa, il semble évident qu'autrefois, lorsque le village d'Onigafuchi fut fondé, les plus sages du village comprenaient très bien comment cette maladie fonctionnait.
Ils avaient découvert qu'ils ne pouvaient pas vivre s'ils quittaient le village.
Ils savaient aussi que si quelqu'un de l'extérieur venait s'y installer, il contractait lui aussi cette maladie et ne pouvait plus jamais quitter le village sans risquer sa vie.
C'est pourquoi ils ont érigé les lois si strictes que l'ont connaît grâce aux vieilles histoires qui se transmettent. Mais bien sûr, à l'époque, les gens n'avaient pas de connaissances approfondies en médecine. Ils ont expliqué le phénomène en parlant d'une “malédiction”.
La plus grande particularité de cette maladie est double. Il y a d'une part la paranoïa extrême qui se déclenche chez le sujet, ainsi que tous les actes violents et anti-sociaux qui en découlent -- agressions, meurtres, etc.
Puis il y a aussi les processus d'auto-mutilation déclenchés -- selon cette hypothèse -- par le dérèglement du système lymphatique.
Le médecin en a conclu que la mention dans les légendes du village des “créatures sorties des abysses des démons [qui ont] attaqu[é] les villageois” décrivait en fait les actes déments des patients en phase terminale.
Il a rejeté la théorie d'une catastrophe naturelle provoquée par un gaz nocif, pour partir plutôt sur la thèse que l'épidémie se serait déclenchée très soudainement, et que les premières victimes à succomber à leur paranoïa auraient déclenché un massacre au village.
Puis la sélection naturelle fit son œuvre. Les sujets particulièrement réceptifs à ce nouveau virus ayant été tués, les survivants purent commencer à ériger quelques lois pour éviter “la malédiction” -- et prévenir une nouvelle épidémie.
Tout d'abord, il faut bien se rendre compte qu'à l'époque, si la maladie se déclarait, il était strictement impossible de guérir le patient.
C'est pourquoi il fut décidé de mettre le village en quarantaine, pour toujours. Plus aucun contact avec l'extérieur.
Ensuite, il a fallu contrer la paranoïa qui se déclenchait chez le patient.
Elle pouvait se déclencher chez n'importe qui au village.
Alors on a utilisé le culte de la déesse Yashiro. Elle avait réussi à faire vivre les humains et les démons ensemble, et depuis, chacun portait en soi du sang de démon. Ils fut donc expliqué que les pouvoirs de la déesse maintenaient ce sang dormant dans le corps des habitants.
C'est pourquoi les gens se racontèrent que ceux qui ne respectaient pas les préceptes émis par la déesse Yashiro seraient maudits.
En effet, les gens qui respectaient à la lettre les indications données dans les légendes et les rites liés à la déesse pouvaient continuer à vivre en s'accomodant de leur maladie.
La première ligne de la légende de la déesse Yashiro décrit précisément cela, si l'on la prend au pied de la lettre : “La déesse Yashiro descendit sur la terre et amena les hommes et les démons à vivre ensemble en harmonie.”
Et puis bien sûr, le plus important.
Il fallait des lois pour empêcher les gens de contracter la maladie.
On inculqua aux villageois plusieurs actes tabous, des choses qu'il ne fallait surtout pas faire si l'on ne voulait pas subir les foudres de la déesse.
Il est fort possible que les rituels de tortures particulèrement atroces aient été mis en place uniquement pour faire respecter ces interdits.
Il existe plusieurs manières de déclencher le stade final de la maladie, et donc autant d'interdits à ne pas braver, mais on peut en distinguer deux d'entre elles comme étant plus frappantes que les autres.
La première, c'est la paranoïa latente du sujet.
Si le sujet est amené à douter ou à porter des soupçons, il peut aggraver sa paranoïa latente et déclencher “de lui-même” une crise aiguë.
C'est pourquoi les dirigeants du village furent amenés à instaurer un lien fort entre les habitants, pour souder la communauté et empêcher chacun de douter de son voisin.
Les gens ne le savent généralement pas, parce que la déesse Yashiro est surtout connue pour sa malédiction et ses rituels sanglants, mais au départ, elle était une déesse du mariage et de l'amour de son prochain, à qui l'on s'adressait lors des unions.
C'est une façon qui n'est pas aussi dramatique que celle qui va suivre,
et qui n'était pas facilement expliquable à l'époque d'Onigafuchi, c'est pourquoi tout cet aspect fut occulté à Hinamizawa. Il ne reste plus qu'un seul temple dédié à la déesse Yashiro en tant que déesse matrimoniale ; il est situé à Okinomiya, dans le quartier de Hirasaka.
Mais venons-en à la seconde condition qui déclenche la maladie.
Elle est très facile à comprendre et devint très vite l'un des principaux enseignements de la déesse Yashiro.
Lorsque le sujet s'éloigne de Hinamizawa, la probabilité de faire une crise aiguë augmente en proportion directe avec le temps d'absence et la distance d'avec le village.
Aujourd'hui, les habitants du village sont plus ou moins immunisés, ils peuvent partir en vacances ou même à l'étranger sans conséquences graves.
Mais il y a plusieurs siècles, s'éloigner du village signifiait s'exposer à une mort certaine, et d'une manière presque théâtrale.
C'est pourquoi on ne peut que plaindre Keiichi, qui vient à peine d'emménager, mais qui est déjà contaminé par la maladie -- ah, çà, on peut dire qu'il s'est acclimaté rapidement au village, pas de doute.
Il existe un monde où il doit repartir pour la capitale pour assister à la crémation d'un proche parent, et où, malgré une probabilité astronomiquement faible, la maladie se déclenche chez lui.
D'ailleurs, dans ce monde-là, Hanyû avait eu tellement de peine en voyant la malchance presque miraculeuse dont il était affublé, qu'elle avait passé presque tout son temps à le suivre pour pouvoir s'excuser et lui demander pardon.
Enfin bon, de toute façon, à part moi, personne ne l'entend jamais parler, donc c'est pas comme si ç'avait changé quelque chose.
Ce fut un peu long, mais en gros, les habitants des temps anciens ont transmis tout ce savoir sur cette maladie et sur la façon de cohabiter avec le “syndrome de Hinamizawa” en le cachant dans les règles et les rites de la déesse Yashiro.
Alors maintenant, est-ce qu'il était possible d'utiliser ce trouble mental environnemental à des fins militaires, c'était là toute la question.
Le médecin ayant étudié la maladie en était, lui, persuadé, mais ses supérieurs ne l'écoutèrent pas.
Ils voulaient une arme révolutionnaire, qui les mènerait à la victoire, mais d'une façon bien conventionnelle. Ça ne les intéressait pas d'investir dans des recherches sur des maladies bizarres.
Et c'est sur cette note que les recherches sur le syndrome de Hinamizawa auraient dû cesser, à jamais...
La guerre prit fin.
Ce fut l'occasion d'un nouveau départ pour le Japon, qui devait, sous la houlette des Américains, reprendre sa place parmi les nations dominantes au niveau international.
Mais parmi les membres les plus influents du monde politique japonais, il restait encore de nombreux vieillards qui refusaient la soumission totale et le lavage de cerveau. Ils rêvaient en secret de recréer la nation d'avant-guerre, un Japon militarisé, fort et indépendant.
Certains furent chassés de leurs zones d'influences par le quartier général de MacArthur, mais il en resta certains qui purent encore affirmer leur position. Depuis, ils continuent de régner sur la société japonaise, qui se fonde encore et toujours sur la piété filiale et le respect dû aux anciens.
Ils finirent pas fonder un conglomérat politique ayant pour but avoué de recréer l'empire japonais de la Grande Asie orientale.
Alors bien sûr, au départ, ce n'était pas aussi grand que cela, loin s'en fallait.
Au tout début, ce n'étaient que quelques pelés qui partageaient les mêmes idées et qui soufflaient sur les cendres de la guerre lorsqu'ils se retrouvaient dans quelque restaurant japonais luxueux.
Et puis, ils gagnèrent quelques personnes influentes à leur cause, et formèrent une sorte de communauté d'alumni.
Ces petits groupes, à force d'échanges de bons procédés, finirent par former des groupes d'étude.
Et lorsque les groupes d'études finirent par s'associer, ils devinrent une organisation politique impartiale.
Enfin, comme ils ne pouvaient par faire cela au vu et au su de l'opinion publique, il vaudrait mieux parler de société secrète.
Et puis, un beau jour, la vaste organisation fut désignée sous le simple nom de code de “Tôkyô”.
Personne ne savait au juste exactement jusqu'où “Tôkyô” s'étendait.
La seule chose que l'on pouvait dire, c'est qu'elle était formée par les plus vieux brisquards de la politique japonaise, qu'ils pouvaient exercer indirectement une influence sur le gouvernement japonais, et que leurs immenses ressources financières gagnaient à rester inconnues du grand public.
Elle était impliquée dans tous les secteurs d'activité, et chacun contribuait, à sa manière, à la résurrection de l'ancien empire nippon.
Bien sûr, c'était un dessein particulièrement stupide.
Les seuls à y croire étaient les vieux enragés qui, au sortir de la guerre, baissaient la tête face aux forces armées stationnées sur le sol nippon, tout en les maudissant en leur for intérieur.
Mais lorsque le Japon finit par se remettre financièrement de la guerre, “Tôkyô” fut obligée de se transformer.
Loin de laisser l'organisation exsangue au point de n'être plus que le fantôme d'elle-même, cela engendra une véritable sélection, un écrémage par le haut.
Même après que le Japon retrouva la paix,
même plusieurs années, presque décennies après la guerre,
seuls restèrent les plus extrêmes des poids lourds de l'extrême droite, ceux qui justement rêvaient d'un retour du Grand Japon d'avant-guerre.
Rassemblés en petits comités plus déterminés que jamais, ils devinrent la nouvelle base de cette société secrète.
Ce nouveau “Tôkyô” se mit à poursuivre son but en abordant plusieurs angles d'attaque.
Ils tentèrent la voie économique, la voie diplomatique, et bien sûr, la voie militaire.
Le Japon avait souscrit aux trois principes anti-nucléaires, abandonnant ipso facto l'arme nucléaire.
Ce qui forçait le Japon à battre de la queue comme un brave toutou devant les Américains, pour pouvoir bénéficier de leur bouclier nucléaire dans le contexte de la guerre froide.
Pour “Tôkyô”, le premier objectif était de sortir de l'asservissement aux Américains.
Ils étudièrent avec le plus grand sérieux la possibilité de développer une arme de destruction massive qui leur donnerait de quoi se placer sur un pied d'égalité avec les USA, tout en s'épargnant les critiques habituelles de la communauté internationale, très hostile envers l'armement nucléaire.
Et c'est dans ce contexte qu'un beau jour, les études sur le syndrome de Hinamizawa, abandonnées pendant la guerre, furent réexaminées pour voir si elles ne pouvaient pas trouver une quelconque application militaire.
Bien évidemment, il était impossible de mener publiquement des recherches sur une maladie aussi dangereuse.
D'ailleurs, même d'un point de vue militaire, il fallait presque commencer par cacher à tout prix l'existence-même de cette maladie.
Le chercheur qui fut envoyé pour poursuivre ces études n'est autre que Kyôsuke Irie.
Qu'une chose soit bien claire entre nous, il n'est pas un activiste politique à la solde de l'extrême droite.
Il n'est qu'un médecin extrêmement intelligent ayant une passion pour la recherche pure.
Il avait publié une thèse doctorale révolutionnaire et le corps enseignant tentait par tous les moyens de l'ignorer et de l'isoler.
C'est à cause du contenu de sa thèse et de son statut de paria que “Tôkyô” conclut qu'il était l'homme parfait pour continuer les recherches sur le syndrome de Hinamizawa -- c'est ainsi que leur choix s'arrêta sur lui.
Irie était jeune, et par là-même, ambitieux.
L'idée d'être placé à la tête d'une équipe, avec tout un laboratoire à sa disposition, pour pouvoir mener des recherches sur une étrange maladie, était pour lui très flatteuse.
Mais accepter ce poste signifiait aussi contracter la maladie et éventuellement peut-être en mourir.
Un chercheur disons “normal” n'aurait jamais accepté.
Mais Kyôsuke Irie était encore jeune et présomptueux.
Quitte à passer ses jeunes années à se tuer à la tâche dans les hôpitaux de province, autant le faire en étant non pas un larbin, mais à la tête d'une équipe, à faire ce qu'il aimait, et essayer de satisfaire ses généreux sponsors.
En fin de compte, Irie put vérifier les théories posées par le médecin militaire d'autrefois et découvrir que le syndrome de Hinamizawa était dû à une infection très particulière. Il se mit alors en tête de créer un traitement pour la contrer, ainsi qu'un vaccin que l'on pourrait inoculer aux futures populations.
Kyôsuke Irie était vraiment un médecin particulièrement brillant.
L'institut Irie fut fondé pour prendre officiellement la responsabilité de ces recherches.
Bien sûr, Kyôsuke Irie n'obtint du poste de chef de la clinique que le titre. Il n'était qu'un chercheur, et “Tôkyô” décida d'envoyer un agent pour le surveiller.
Cet agent n'est autre que Miyo Takano.
Son travail à elle était de s'assurer des bonnes relations entre Irie et “Tôkyô”, de documenter l'avancée des recherches, et de maintenir le secret sur tout cela.
D'ailleurs, la mise au secret était la partie jugée comme étant la plus importante. Il fallait cacher l'existence des recherches au public, et surtout, surtout, détruire toutes les preuves si jamais la maladie devait se déclarer.
Pour l'aider dans son travail, elle avait à sa disposition une équipe : les chiens de montagne.
Directement sous ses ordres, ils devaient exécuter toutes les tâches nécessaires pour maintenir secrète l'existence de la maladie.
Les chiens de montagne étaient en fait des troupes d'élite à la solde de “Tôkyô”, qui avait par ailleurs une influence énorme sur les troupes de l'armée d'auto-défense japonaise.
“Tôkyô” leur avait fait comprendre que de petites troupes spécifiquement entraînées pourraient atteindre des objectifs ciblés et précis dès le début des combats, en cas de guerre,
et que cela pourrait pallier l'absence de force de frappe nucléaire.
Cette idée avait séduit les militaires, un peu partout dans le monde, d'ailleurs, puisque la guerre froide rendait impossible l'envoi massif de troupes vers les éventuels fronts de guerre.
Alors les militaires japonais ne voulurent pas être en reste, et ils étudièrent la question.
Résultat des courses, à la date-repère de l'année 58 de l'ère de Shôwa -- 1983 dans le reste du monde -- même la Police japonaise avait déjà formé quelques unités dont elle n'osait pas révéler l'existence au public.
La deuxième unité anti-terroriste, celle qui était intervenue dans le monde où Rena avait pris l'école en otage, serait renommée la compagnie zéro et servirait d'unité d'action contre les prises d'otages à l'aéroport du Kansai.
Pour ne pas être en reste, l'aéroport de Narita se doterait de la sixième unité anti-émeutes, la rebaptisant au passage “compagnie n°sept”.
On peut facilement deviner que dans les futurs conflits armés, les puissances disposant de l'arme nucléaire ne pourraient de toute façon pas l'utiliser -- les conséquences seraient trop graves. Tout se jouerait avec de petites troupes surentraînées, formées pour semer le chaos dans les métropoles principales des pays attaqués.
Pour s'en prémunir, la DST se dota en 1977 de troupes dites “S.A.P.” (pour Special Armed Police), qui seraient plus tard remplacées par des “S.A.T.” (pour Special Armed Troops). Dans le même temps, la police maritime se dota de troupes dites “S.S.T.” (pour Special Security Team) destinées à empêcher toute attaque terroriste venant de la mer.
Et encore, ce ne sont que les équipes japonaises dont l'existence est officiellement révélée au public.
Peut-être que le peuple japonais, trop habitué à la paix, s'imagine des choses de films d'actions en entendant le nom de “forces spéciales”.
Or, en réalité, il existe encore bien plus de troupes que cela, mais dont le gouvernement ne parle pas.
L'exemple le plus célèbre du déploiement de ces troupes reste l'incident du vaisseau non-identifié de la presqu'île de Noto. Mais même là, les médias ont parlé d'un “hélicoptère des garde-côtes équipé pour les affrontements armés” qui aurait “fait demi-tour, le vaisseau ennemi ayant coulé”.
Personne n'a parlé de la S.S.T., ni même des forces spéciales. Ces mots ont été évités dans les reportages...
Toutes ces troupes armées spéciales furent créées parce que “Tôkyô” en a touché un mot aux gouvernements successifs.
C'était la meilleure couverture dont “Tôkyô” aurait pu rêver : un moyen pour faire des recherches à des fins de guerre militaire, au nom de la sécurité civile.
Mais à cause des mouvements pacifistes nés au milieu de l'ère Shôwa, vers les années 60, 70, le pays se débrouillait pour cacher au peuple l'existence de ces troupes spéciales.
Et encore, pour l'instant, je n'ai parlé que des forces spéciales rattachées aux forces de Police.
Il en existe sûrement qui sont rattachées à l'armée, et dont l'existence est strictement confidentielle.
Les chiens de montagne faisaient justement partie de celles-là.
Ces hommes étaient entraînés à l'enlèvement, à la torture, l'espionnage et la manipulation d'information.
Ils étaient, en pratique, une troupe d'assassins et de nettoyeurs.
Ils avaient d'ailleurs déjà servi lors de la guerre du barrage.
“Tôkyô” avait dû, par tous les moyens, faire cesser le plan de barrage de Hinamizawa, pour ne pas empêcher la poursuite des activités de l'institut Irie.
Les chiens de montagne avaient alors enlevé le petit-fils du ministre de l'urbanisme.
Mais pas seulement -- certaines de leurs actions avaient été, plus tard, attribuées au clan des Sonozaki.
Les gens de la région avaient en effet la propension à croire que tout ce qu'il se passait de louche était lié de près ou de loin aux Sonozaki. Pour les chiens de montagne, c'était une aubaine...
Depuis la fin de la guerre du barrage, leur travail consistait surtout à faire disparaître les éléments compromettants.
Avec l'avènement de meilleurs moyens de communication, un incident un peu trop sordide aurait vite fait d'attirer l'attention du pays tout entier.
Et au vu de la portée militaire des recherches, “Tôkyô” voulait absolument éviter que l'existence de cette maladie se sût.
C'est pourquoi les chiens de montagne devaient en priorité enlever les sujets chez qui la maladie se déclarait.
Ils étaient déguisés en agents d'entretien des jardins, c'était une couverture qui leur permettait d'aller et venir à leur guise dans les villages alentour. Ils pouvaient ainsi empêcher les incidents de devenir trop visibles, et donc gênants.
Ils étaient donc, grosso modo, les véritables auteurs des “enlèvements des démons”.
Je vous épargne les détails, mais vous vous doutez bien qu'ils sont liés d'assez près à certains des meurtres en série de Hinamizawa.
Et maintenant, parlons un peu de Jirô Tomitake.
Je ne connais pas son vrai nom.
C'est un agent de contact envoyé par “Tôkyô” quatre fois par an pour venir vérifier ce que fait l'institut Irie.
Il constate l'avancement des recherches, fait transmettre les ordres de “Tôkyô” si nécessaire, et s'occupe de préparer le budget alloué aux recherches, en examinant soigneusement les succès et les requêtes du Docteur Irie.
Puis il lit et consigne les rapports de Takano, dont il rend compte à ses supérieurs à son retour.
Tel est son rôle dans cette histoire.
Les recherches d'Irie commencèrent par des autopsies de patients morts du syndrome de Hinamizawa.
S'en servant pour combler peu à peu le fossé qui séparait les théories et la réalité de la maladie,
il put réellement décortiquer le mécanisme du syndrome en 1979, lorsqu'il observa pour la première fois un patient vivant.
Le responsable du meurtre du chef de chantier du barrage, enlevé par les chiens de montagne et placé en observation à la clinique Irie, fit une crise aiguë, ce qui permit une observation documentée d'un patient en phase terminale.
Par la suite, et ce jusqu'en 1983, les recherches avancèrent à pas de géant.
Il obtint des résultats fantastiques,
menant à la création d'un traitement expérimental efficace et d'un vaccin.
Mais de l'autre côté, il poursuivait aussi ses recherches pour une utilisation militaire de cette maladie.
Pour l'état-major japonais, l'un des aspects les plus intéressants du “syndrome de Hinamizawa” est qu'il est impossible d'en détecter l'agent pathogène une fois que le sujet est mort.
Et même en cas de capture d'un patient vivant, les seules méthodes de détections connues sont particulièrement ignobles et inhumaines.
Ce qui voulait dire que dans la majorité des cas, il était indétectable.
Ne laissant quasiment aucune trace, et provoquant des auto-mutilations plutôt voyantes, il était parfait pour faire le sale boulot, et ça, c'était une idée qui plaisait beaucoup aux militaires.
Sauf que justement...
Peu à peu, “Tôkyô” devenait plus pacifique.
L'ère de Shôwa, “la paix éclairée”, durait depuis presque soixante ans. Dont bien quarante depuis la fin de la guerre mondiale -- presque un demi-siècle.
Le Temps faisait son œuvre, emportant chaque année l'un ou l'autre des vieillards fondateurs, laissant toujours plus de postes vacants dans les chaînes de décision. Alors il fallut bien procéder à une réorganisation, et du sang neuf vint se mêler des décisions du groupe.
Ce qui, tout naturellement, entraîna quelques changements.
Pas pour le but fixé par le groupe.
Il restait une entité politique ultra-nationaliste qui rêvait de gloire pour le drapeau japonais.
Mais peu à peu, les fantômes de la guerre se mirent à disparaître. Quasiment plus personne ne voulait restaurer le Japon d'avant-guerre. Et encore moins lancer une contre-attaque pour prendre leur revanche sur l'Amérique.
“Tôkyô” changea ses directives, et ses centres d'intérêts passèrent à l'économie, l'éducation, la diplomatie, entre autres.
Mais cela ne voulait pas dire que les fantômes du passé étaient morts pour de bon.
Il restait encore quelques rares survivants parmi les vieillards fondateurs.
Ils se mirent à piocher dans leurs immenses fortunes pour sécuriser certains budgets qu'ils jugeaient sacrés, allant par là-même à l'encontre des directives du nouveau groupe “Tôkyô”. C'est ainsi que les recherches militaires sur le syndrome purent continuer.
Mais c'est aussi à cause de cela que les recherches de l'institut Irie tombèrent dans le collimateur de “Tôkyô” : le domaine militaire était trop encombrant...
Alors les nouveaux dirigeants de “Tôkyô” attendirent la mort naturelle du dernier farouche défenseur des recherches de l'institut Irie, et, aussitôt celui-ci placé dans son urne cinéraire, ils annoncèrent l'arrêt pur et simple du financement des recherches.
Mais Irie s'y opposa avec véhémence.
Il exigea la pousuite des recherches.
C'est à cela qu'Okonogi faisait référence lorsqu'il disait qu'Irie ne s'entendait pas avec Tôkyô.
Il faut dire qu'à cette époque, justement, Irie avançait à grands pas vers la vérité. Il était tout proche de pouvoir expliquer tous les mécanismes du syndrome de Hinamizawa.
Il avait déjà réfléchi à plusieurs solutions de traitement et de dépistage, et cherchait aussi à deviser un plan pour permettre de soigner tous les habitants de la région.
Si l'aide financière se tarissait à ce moment du projet, alors il aurait fait toutes ces recherches pour rien.
À travers Tomitake, “Tôkyô” a mené des transactions avec Irie. L'arrêt pur et simple des recherches fut remplacé par un arrêt graduel.
Par contre, les recherches concernant l'application militaire du syndrome devaient cesser immédiatement. Tous les résultats et tous les échantillons de produits déjà fabriqués étaient voués à la destruction.
Kyôsuke Irie était de toute façon un homme du petit peuple, un garçon un peu trop naïf et trop gentil. Il accepta sans trop broncher la fin de la partie militaire des recherches.
“Tôkyô” avait finalement estimé que plutôt que d'arrêter tout et de laisser cette maladie bizarre courir, il valait mieux mener les recherches à leur terme et mettre au point un antidote qui pourrait les en débarrasser. Après tout, éradiquer la maladie était la meilleure façon de cacher son existence au public...
Irie aussi avait changé. Il était toujours obsédé par ses recherches, mais il était aussi devenu plus impliqué dans la vie du village.
Il s'en voulait d'avoir tenté de se forger une réputation en étudiant dans le plus grand secret la maladie dont ils souffraient tous, sans même le savoir. Cet antidote était pour lui une manière de soulager sa mauvaise conscience et d'expier sa faute.
Les deux parties étant tombées d'accord, Irie accepta l'arrêt progressif, étalé sur quelques années, de ses recherches, jurant en contrepartie de trouver le moyen de soigner la maladie.
Il proposa un plan sur trois ans, qui devait déboucher sur un vaccin et un traitement généralisé de la population en 1986.
Et c'était pour obtenir les détails des budgets nécessaires que Jirô Tomitake était venu cette fois-ci, en juin 1983.
... Et maintenant, sachant tout cela, enfin, nous pouvons en revenir à ce qui nous préoccupe.
Irie aurait soi-disant l'intention de faire pression sur “Tôkyô” en les menaçant de me tuer, moi, Rika Furude.
D'un autre côté, c'était peut-être Takano qui avait tué Tomitake et qui projetait désormais de me tuer.
Mais pour comprendre pourquoi ils me considèrent tous les deux comme un atout dans leur manche, je vais devoir vous parler un peu de moi.
Là encore, les vieilles légendes de Hinamizawa pointaient déjà sur la réponse.
L'une d'entre elles raconte en effet que le sang de la déesse Yashiro coule dans les veines du clan Furude.
Ce qui pouvait signifier que non, la déesse Yashiro n'était pas qu'un simple symbole religieux utilisé uniquement pour y associer des lois strictes qui empêcheraient la propagation de la maladie.
En fait, pas du tout.
... Il se trouve que les démons de la légende, enfin, les agents pathogènes plutôt, avaient une sorte de reine mère.
Et c'est le clan des Furude qui en a hérité, depuis tout ce temps.
D'après les écrits qui ont survécu au temps, on trouve cette ligne :
“Ils [-- les démons --] refusèrent de se battre contre elle et se jetèrent à ses pieds en soumission.”
En fait, ils se prosternent ici devant leur reine.
Selon Irie, aussi incroyable que cela puisse paraître, il est probable que les habitants du village soient tous fous de moi, Rika Furude, non pas parce je suis mignonne, mais à cause de mon statut.
Il pense que les patients infectés savent d'instinct qu'ils doivent protéger leur reine mère.
Irie n'a pas vraiment d'explication sur le modus operandi ; il place ça sur la présence de phéromones.
Il paraît que ma mère avait droit au même traitement de faveur que moi lorsqu'elle était petite.
Mais la situation a complètement changé juste après ma naissance. Les habitants sont devenus fous de moi.
Irie considère ce phénomène comme étant la passation de pouvoir entre les reines mères.
Pour résumer, il y avait une personne bien spéciale au village, qui avait la même fonction qu'une reine mère dans une ruche ou une fourmillière.
En fait, ce n'était pas que les habitants ne pouvaient pas vivre trop éloignés du village.
Il était plus logique de penser qu'ils ne pouvaient pas vivre trop éloignés de leur reine mère...
Irie finit par poser la théorie que la reine mère ne pouvait survivre qu'ici,
et que ses sujets ne pouvaient, quant à eux, que vivre à proximité d'elle -- relativement parlant.
Mais évidemment, il lui était impossible de vérifier cette théorie en la mettant en pratique.
... ... Le plus fou dans cette histoire,
c'est que le médecin militaire dont je parlais plus haut avait lui aussi posé l'hypothèse de l'existence d'une reine mère.
C'était un homme versé dans les folklores du Japon. D'après les formulations utilisées dans les textes anciens relatant les légendes de la déesse, il comprit qu'il y avait une forte emphase sur le statut très particulier du clan des Furude.
Il imaginait même que la reine mère pouvait contrôler à l'envi chaque membre du village.
Personne ne connaît la vérité, mais peut-être que les premiers membres du clan des Furude avaient réellement des pouvoirs spéciaux, qui faisaient honneur à leur profession, si l'on peut dire.
Quant à moi, je n'ai guère que le pouvoir d'être aimée et adulée par tous...
Mais poussons la réflexion plus loin : que se passerait-il dans le village si la reine mère venait à mourir ?
Le médecin militaire, pour sa part, pensa avec effroi que si la reine mère devait mourir, alors la maladie se déclarerait chez tous les habitants en même temps, déclenchant chez tous les symptômes de la phase terminale,
et réduisant effectivement toute la population de la région à zéro.
En vertu de quoi, il conclut qu'il fallait surtout protéger la reine mère, coûte que coûte.
Rika Furude avait donc un intérêt qui ne se limitait pas à la simple observation de ses signes vitaux -- même si cela avait suffi pour éclairer de nombreux points obscurs sur la maladie.
Non, si par malheur elle devait mourir, alors les deux mille habitants de Hinamizawa “verraient le sang de démon de leurs ancêtres se réveiller dans leurs veines”.
Et le pire, c'est que la maladie se déclare d'elle-même. Il n'y a aucun symptôme subjectif, ni aucun symptôme objectif.
D'un seul coup, dans tout le village, chacun sera persuadé de devoir tuer les autres s'il veut s'en sortir. Vous imaginez les scènes d'horreur que cela pourrait donner ?
C'est pourquoi Irie aussi pensa que la priorité absolue devait être donnée à la protection de la reine mère.
Sans elle, le village mourrait.
Et c'est donc ce qui explique pourquoi ceux qui savent que je suis la reine mère peuvent me considérer comme un atout...
Voilà, vous savez à peu près tout sur Hinamizawa.
Et maintenant, plantons le décor. Nous sommes en juin 1983.
L'agent de contact envoyé par Tôkyô, Jirô Tomitake, est retrouvé mort comme s'il avait fait une crise aiguë du syndrome de Hinamizawa, alors qu'il est justement l'une des rares personnes à qui l'on injecte régulièrement un vaccin pour empêcher que cela ne se produise.
La même nuit, l'autre agent envoyé par Tôkyô pour surveiller l'institut Irie disparaît et est retrouvée morte le lendemain.
Admettons pour l'instant que Takano est réellement morte, sinon, nous n'allons pas nous en sortir...
Et pour pousser la réflexion plus loin, dans ce contexte, imaginons que Rika Furude soit elle aussi assassinée.
... ... En fait, maintenant que j'avais une situation contradictoire dans laquelle soit Irie, soit Takano pouvait être suspect, je me rendais compte pour la première fois que peut-être Tôkyô était le plus suspect.
J'avais toujours pensé que Tôkyô était de mon côté.
Oh, bien sûr, ils étaient de mon côté.
S'il m'arrivait malheur, ils seraient dans de beaux draps...
Et pourtant, dans le même temps, à l'intérieur-même de Tôkyô, il existait des gens qui espéraient obtenir quelque chose en utilisant ma mort comme un atout.
... Il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'il y avait peut-être plusieurs factions au sein de Tôkyô.
En même temps, depuis le changement des directives venues de “Tôkyô”, j'aurais dû me douter que le changement de générations à la tête de l'organisation devait créer, comme toujours, un clivage entre les nouveaux et les anciens. Je n'avais qu'à m'en prendre à ma propre stupidité.
En attendant...
si l'on ne m'avait pas appris que le corps de Takano était peut-être un faux, je n'aurais jamais réfléchi aussi loin, et je n'aurais jamais fait autant de déductions.
Mais grâce à cette information, à elle toute seule, j'avais pu soulever un grand pan du mystère.
Bien sûr, il restait la possibilité que Takano fût vraiment une victime innocente des plans machiavéliques du Docteur Irie.
Mais au moins, j'étais maintenant devant uniquement deux possibilités concrètes : soit la vingtaine de chiens de montagne qui assuraient ma protection voulaient me protéger, soit ils voulaient me tuer.
... Je n'oserais jamais choisir de tirer le vin d'un tonneau crasseux ; qui sait quelle saleté on pourrait y trouver ?
Je serais bien plus rassurée avec un tonneau tout propre, quitte à devoir me contenter d'une piquette...
Et donc maintenant que j'avais tout dit et expliqué à voix haute, une chose après l'autre, il m'apparaissait évident que je ne pouvais avoir confiance qu'en la Police et en mes proches amis.
Mais en fait, je suis trop conne...
J'ai réfléchi à la situation pendant plus de cent ans, toute seule dans mon coin, et je n'avais jamais compris ça... En fait, je n'avais rien compris du tout.
Rien qu'en disant les choses à voix haute à mes amis, ma tête a fait des connexions et retrouvé des liens logiques, toute seule, comme si c'était un jeu d'enfant.
J'aurais jamais cru que les choses seraient si différentes rien qu'en leur parlant...
— ... ... Miaou.
J'en ai enfin terminé avec mon histoire. Je pense avoir fait le tour de la question.
Comme je l'avais prévu, tous mes amis restaient bouches bées, complètement silencieux.
... Je parie que même Ôishi n'y croirait pas, et pourtant, il aime les conspirations !
En même temps, c'était vraiment une histoire folle.
La plupart des gens commenceraient par vérifier si j'avais encore bien toute ma tête...
— ... Satoko ?
Nous allons toutes les semaines à la clinique pour aider Irie dans ses recherches.
Mais pas seulement.
Cela sert aussi à te faire suivre un traitement, pour te faire guérir.
— Aaaah, c'est vrai, tu m'avais dit qu'elle avait une maladie grave...
— ... Moi, malade ?
Oooohhohhohho !
Mais si vous dites vrai, ma chère, je ne suis pas la seule ! Tous les habitants du village sont malades !
En ce cas, pourquoi serais-je la seule à être obligée de subir des piqûres tous les jours ?
Ne m'aviez-vous pas dit que c'était pour expérimenter un nouveau produit pour contrer les carences en vitamines ?
— ... Malheureusement, la maladie s'est déjà déclarée une fois chez toi. Tu as déjà été en phase terminale.
C'est pourquoi tu as besoin de deux piqûres par jour, pour ne pas faire de rechute.
Tu sais, Satoko, Irie met beaucoup d'ardeur dans ses recherches, car il sait que ta vie en dépend.
... Mais malheureusement, il n'arrive pas à trouver le moyen de te guérir suffisamment pour que tu puisses te passer des deux piqûres quotidiennes.
Mais il essaye, encore et encore. Il fera tout pour te sauver.
— Mais enfin, il suffit ! Cessez cette plaisanterie !
Ne m'aviez-vous point dit que le Chef désirait notre aide pour avoir une excuse légitime de nous donner de quoi subvenir à nos besoins ? C'est parce que nous sommes sans le sou que je coopère !
Si vous pensez que je prendrai ces piqûres toute ma vie, vous vous leurrez !
Satoko était visiblement en colère, non seulement parce qu'on lui avait caché la vérité, mais aussi parce qu'elle était la seule à qui l'on imposait le traitement.
Elle cachait tout cela derrière son rire hautain, mais nous n'étions pas dupes...
... Keiichi finit par simplement lâcher une toute petite phrase, plus pour lui-même que pour tous, d'ailleurs.
— ... Et si un jour par hasard... elle oublie une piqûre, elle refera une scène comme l'autre jour, alors...
Elle avait oublié une piqûre le jour où Teppei lui avait permis de retourner à l'école.
Elle avait cru que son oncle revenait la chercher en entendant les pas du directeur dans le couloir.
Sa paranoïa l'avait tout simplement persuadée que le directeur était son oncle.
Et une fois persuadée d'une chose, alors Satoko n'arrive plus à corriger sa perception du monde.
— ... Oui, il a raison.
C'est pourquoi j'insiste toujours lourdement pour que tu les prennes, tous les jours, sans exception.
— Non, je ne vous crois plus !
Et d'abord, qu'est-ce donc que cette phase terminale ?
Pourquoi suis-je la seule à en souffrir ?
Pourquoi moi ?
Qu'est-ce que j'ai fait, quand est-ce que ça m'est arrivé ?
Satoko se mit à pleurer à chaudes larmes, le visage de plus en plus déformé par la peine.
... Je savais bien que j'aurais pas dû lui dire.
Je parie qu'elle se souvient de ce qu'il s'est passé ce jour-là, maintenant...
— Arrête Satoko, c'est pas grave, je te demande pardon.
Pas la peine d'y repenser, c'était un accident, tu m'entends ?
Un accident.
Ce n'était pas de ta faute...
— ......Ghhk, ugh!!
Non, vous MENTEZ !
Vous avez toujours menti, toujours !
Ugh... ugh… !!
Je vis bien que personne parmi les autres ne comprenait de quoi nous parlions, toutes les deux.
... En même temps, c'est très bien comme ça.
C'est parce qu'ils sont nos amis qu'il vaut mieux qu'ils ne l'apprennent jamais...
Satoko resta là, à pleurer tête baissée. Rena lui passa un bras autour du cou, pour la réconforter.
Puis elle m'attira à elle et passa son autre bras autour de mon cou.
— N'aie crainte, Rika, nous te croyons.
— Je... Merci.
— ... En tout cas, ça n'a pas dû être facile de porter d'aussi lourds secrets jusqu'à aujourd'hui.
Tu t'en es bien sortie.
Et tu as dû garder le secret toute seule, en plus...
— ... ...
Je dois avouer que je ne m'attendais pas à des mots aussi doux envers moi, après cette histoire.
... À ma grande honte, les larmes me montèrent aux yeux.
— Ouais, c'est pas facile de porter des trucs qu'on n'a pas le droit de partager avec les autres.
Je sais que nos secrets de famille sont pas aussi énormes que les tiens, Rika,
mais je t'assure que j'ai une petite idée de ce que tu dois ressentir...
— Oui, effectivement.
Ma stupide grande sœur aussi en voit des vertes et des pas mûres.
Je fais des bêtises et je lui colle tout sur le dos, alors j'en sais quelque chose...
— ... Mais... Vous ne doutez pas une seule seconde de ce que je vous ai raconté ?
— Et pourquoi on le ferait ?
On t'a dit qu'on te croirait sur parole, non ?
J'ai presque envie de dire, heureusement que tu nous en as parlé, parce que ça fait du bien de comprendre enfin ce qu'il se passe par ici.
— Et alors, cette maladie, finalement, ce “syndrome de Hinamizawa”, c'est ça ? Tout le monde est contaminé ou quoi ?
— ... Oui,
absolument tout le monde.
Mais les symptômes de la maladie ne sont plus les mêmes qu'autrefois.
Le virus est beaucoup moins agressif qu'à l'époque d'Onigafuchi.
Maintenant, les gens peuvent déménager sans souci, et les voyages non plus ne sont plus un problème.
— Sauf que y a quand même une toute petite chance infime que la maladie se déclare, non ?
Putain, je pars plus jamais nulle part, moi, je tiens à ma peau !
Ahahahahahahaha !
— ... Il est très facile de garder la maladie plus ou moins sous contrôle, il suffit d'avoir la bonne attitude.
Dit comme ça, c'est très facile, mais ça l'est déjà moins à mettre en pratique.
... Même si la paranoïa se déclare,
il ne faut pas douter des gens.
Il faut leur faire confiance.
Si vous commencez à douter de quelque chose, vous n'en finirez plus, et si vous faites une crise paranoïaque, alors il n'y aura plus rien à faire.
C'est pourquoi il faut toujours être soudés. Si chacun de nous a confiance l'un en les autres, alors la maladie est presque neutralisée.
Si vous commencez à avoir peur, ou à vous ronger les sangs sur un problème, la maladie peut démarrer.
Nous avons un avantage par rapport aux gens qui vivaient à l'époque d'Onigafuchi. Eux croyaient dur comme fer que s'ils s'éloignaient du village, ils seraient maudits, alors ils avaient toujours très peur.
Mais nous, nous savons que les malédictions n'existent pas. Ça joue beaucoup, mine de rien.
— Ah bon ?
Ah ben alors, nous ne risquons rien !
— Ouais, c'est clair.
Les membres du club sont aussi sacrés que la famille !
Donc ça ne risque pas de nous arriver !
Je vais croire tout ce que tu viens de nous raconter.
Et donc, Rika, tu nous as jamais rien dit parce que tu pensais que les chiens... de montagne ? nous feraient supprimer si on s'en mêlait, c'est ça ?
Je ne fis qu'opiner du chef pour confirmer.
Je ne veux pas trop y réfléchir, mais il est fort possible qu'ils aient placé des micros chez moi.
Et dans ce cas là, Okonogi saurait qu'il devrait me supprimer moi, mais aussi tous mes amis.
... D'ailleurs, que le coupable soit Irie ou Takano, il devra sûrement le faire...
— Eh ben alors, on va se préparer, il faut être sur le qui-vive.
Alors, mettons un peu d'ordre dans tout ça.
Il y a des gens qui pensent que si tu meurs, il va se passer un truc catastrophique, et c'est pour ça qu'ils veulent te tuer.
... C'est bon, j'ai bien compris ?
— Ce n'est pas qu'ils veulent me tuer, ils vont me tuer.
— Je n'en serais pas si sûre.
Si vraiment tu étais leur atout, ils devraient hésiter avant de t'utiliser, non ?
— Oui, elle a raison.
Cacher un atout dans ses manches, c'est comme préserver le sabre ancestral d'une famille.
Il ne faut pas le sortir de son fourreau.
Satoko avait des traces de larmes sur le visage, mais elle avait cessé de pleurer.
— ... Non, Satoko.
Si jamais tu as plusieurs atouts, et surtout si tu en as trois ou plus, alors il faut les utiliser.
— Pas faux.
C'est comme une prise en otage, avec un seul otage, on ne va pas loin.
Il faut en avoir plusieurs si on veut espérer obtenir quelque chose.
— Quoi qu'il en soit, on sait pas ce qu'ils nous mijotent. On ne peut pas partir du principe qu'ils ne te tueront pas.
Tout le monde fut d'accord.
— Mii, t'en penses quoi, des chiens de montagne ?
Ils sont de notre côté ou pas ?
— Limite, j'en ai rien à foutre, je vais te dire.
C'est pas parce qu'un loup viendra me jurer que c'est un gentil que je lui ferai garder la bergerie.
— Oui, il faut user de présomption de culpabilité, dans ce cas précis.
Si vous voulez de l'aide extérieure, alors demandez à des gens qui n'ont vraiment rien à voir avec “Tôkyô”.
— Oui, c'est mon avis aussi.
Ce qui veut dire que t'as eu une très bonne idée d'en parler aussi à la Police, Rika.
Il est de notre côté, Ôishi, hein ?
— ... Oui, je pense.
Je ne lui ai pas tout dit, mais il sait que ma vie est en danger. Il s'imagine que celui qui en a après moi est aussi le coupable des meurtres en série au village.
— Il faudra lui dire la vérité, à lui aussi, tu sais.
Les adultes ont énormément de poids dans ces cas-là.
— ... Je ne sais pas, la manœuvre me paraît bien risquée.
Il pourrait au contraire penser à un canulard et retirer ses hommes, vous ne pensez pas ?
— Non, il vaut mieux lui en parler.
Tu sais, il est tout près de la retraite, c'est la dernière année où il peut mener cette enquête. Et puis, le chef de chantier était l'un de ses meilleurs amis, non ?
Je crois qu'il suivra toutes les pistes, même les plus fantaisistes.
— Oui,
il nous a aidés pour te sauver, tu sais, alors qu'il avait été envoyé pour nous disperser.
Je suis sûre qu'il saura comment faire pour nous aider.
— Bon,
il faut le prévenir.
Et donc, il est au poste, j'imagine ?
— ... Non, il est parti pour Gifu.
Il veut vérifier le corps de Takano.
— Ah, OK.
Je savais qu'elle a été trouvée toute calcinée dans un baril, en pleine montagne,
mais je savais pas que c'était dans la préfecture de Gifu.
... Mais c'est bizarre, pourquoi aller lui-même sur place ?
— Parce qu'il y a de fortes chances pour que ce ne soit pas vraiment elle.
Les policiers de Gifu ne sont pas très coopératifs, leur rapport d'autopsie change toutes les heures.
— Mais, tu nous as dit que le boulot des chiens de montagne, c'était de garder le secret et de faire de la désinformation, non ?
Ouais, ben moi je dis, ça m'a l'air bien louche, cette histoire.
Même si pour ma part, je parie que la brûler ne serait pas assez pour la tuer, ahahahahaha !
— Mais il est quand même possible que ce soit Irie le méchant et qu'elle soit innocente.
En tout cas, c'est que racontent les supérieurs d'Okonogi.
— Nan, déconne pas, le Chef ne peut pas être le grand méchant de l'histoire.
Il a pas la carrure, clairement.
— Je suis bien d'accord.
Tant que l'on peut l'empêcher de prononcer les syllabes “sou”, “bret” et “te” trop proches l'une de l'autre, il est un homme tout à fait décent.
— Je l'ai observé quand j'étais manager fantôme pour les Fighters de Hinamizawa, franchement, il en a pas assez dans le pantalon pour être méchant.
Il est bien trop naïf,
je suis sûre que ça doit être très facile de le manipuler.
— Ouah, y en a pas un seul parmi vous pour défendre Mme Takano...
— Ouais mais attends !
Je veux dire... si tu me montres les deux et que tu me demandes lequel est le méchant... ... ... Voilà, quoi !
— Si elle vous entendait, elle serait très en colère, mon cher...
— Ahahahahahah !!!
Malgré la gravité de la situation, ils riaient comme lors de nos jeux du club.
Si vraiment l'assassin vient après moi, je n'ai aucune garantie d'être la seule à mourir.
Il est fort probable qu'ils se fassent tuer aussi.
Et pourtant, ils rigolent comme des insouciants. Ils sont vraiment pas comme les autres.
Ils vont réussir à me faire rire avec eux, à ce rythme-là...
— Soyons un peu objectifs : c'est pas normal que seul le corps de Miyo soit retrouvé dans une autre préfecture.
Si on veut lui faire porter le chapeau de la mort de Tomitake, il faut se débrouiller pour ne plus jamais retrouver son corps.
Mais là, elle a été brûlée vive en pleine montagne. C'est comme si on avait mis un énorme panneau devant son corps en disant “eh les enfants, si vous la cherchez, elle est là”.
— Oui,
je suis d'accord avec toi.
C'est un corps calciné, très difficile à identifier, et en plus dans une autre préfecture -- donc une autre juridiction. Ça doit être facile de faire passer un corps pour un autre dans des conditions pareilles.
Et puis, c'est bien pour ça que ces fameux chiens de montagne sont là, non ?
— Alors dans ce cas, je crois que le schéma commence à prendre forme, non ?
Je veux dire, les chiens de montagne sont aux ordres de Takano, après tout.
Alors forcément, ils ont monté le coup ensemble.
Et c'est pour ça que maintenant leur chef à eux essaie d'accuser le Chef. C'est logique, quelque part.
— La mort de M. Tomitake a été orchestrée de façon à faire croire que le Docteur Irie était le coupable.
Et bien sûr, seuls les gens de Tôkyô peuvent le savoir.
Sur ce, on découvre le faux corps de Mme Takano, qui en fait, a tout organisé.
Aux yeux de Tôkyô, le docteur devient donc suspect pour les deux crimes.
... Moui, c'est un piège avec une certaine saveur et une touche plaisante.
Mais je le trouve encore insuffisant.
— Je parie que les chiens de montagne participent activement à ce que les soupçons se portent sur le Chef...
— Le plus simple, ce serait pas d'en parler au Chef, directement ?
On serait fixé.
— Oui, si, c'est vrai.
Et puis, s'il est devant moi quand il nous parle... je saurai s'il ment ou s'il dit la vérité.
— Aha, oui, c'est vrai, tu es vachement douée pour débusquer les mensonges...
— ... Irie m'a dit que les chiens de montagne le surveillaient étroitement.
Nous pourrions le joindre par téléphone, mais je parie qu'il ne pourrait pas venir nous voir, ni nous recevoir.
— Ça veut dire quoi, ça, bordel ?
Mais ça pue l'entourloupe à plein nez, ton truc !
Mais alors, il est même en danger, en fait ?!
— ... Oui, je crois aussi.
Si j'étais à la place des chiens de montagne, je ferais en sorte de ne pas le laisser parler trop,
quitte à le supprimer, si nécessaire.
— Les cadavres ne parlent pas,
hein ?
— ... Ôishi m'a dit qu'il viendrait directement à son retour de Gifu.
Je ne sais pas quand il viendra, mais il viendra encore aujourd'hui, c'est sûr.
Tout le monde leva la tête pour regarder l'heure au mur.
Il était un peu plus de 18h30. Il commençait à se faire tard.
— Rah, je me disais bien, je commence à avoir la dalle... Forcément, s'il est aussi tard que ça...
En temps normal, nous en resterions là pour le moment.
Mais nous décidâmes de rester ici jusqu'à l'arrivée de l'inspecteur, histoire de voir un peu quoi faire.
— Rika, je peux t'emprunter le téléphone ?
Il faut que je prévienne mon père, il se fera du souci sinon.
— Ouais, moi aussi, faut que je prévienne ma mère.
— Hmmm, je dois dire à Mémé de commander à manger pour ce soir, je serai pas là pour faire à manger, du coup.
— Héhhéhhé !
Je parie qu'elle te fera regretter plus tard de l'avoir prévenue à la dernière minute...
— Il faut aussi penser aux policiers en civil.
Je vais faire commander du sushi pour eux, ce sera sur la facture du clan.
Presque tout le monde releva la tête en entendant le mot “sushi”.
Nous devions tous avoir vraiment très faim,
en fait...
— Très chère, souhaitez-vous en prendre pour nous aussi ?
Je ne pense pas que nos finances puissent nous permettre ce luxe...
— ... Satoko, ce serait une bonne occasion de leur faire goûter à tes légumes sautés, non ?
— Plaît-il ?
Mais enfin, non, je ne pourrai jamais, enfin, je n'ai jamais cuisiné pour autant de personnes !
— Alors comme ça, elle va nous faire ses célèbres légumes sautés, hein ?
Bah, tant qu'il n'y a pas de morceaux de doigts dedans, moi, je dis pas non !
— Ahahahaha ! Hmmm, ça fait bien longtemps que je n'ai plus goûté à tes petits plats, Satoko !
Soudain, le téléphone nous interrompit.
— ... Oui, allô ? Vous êtes bien chez les Furude.
— Tant mieux, vous êtes encore sauve !
C'est l'inspecteur Ôishi.
J'en ai terminé avec Gifu, je suis sur la route du retour.
Je vous appelle depuis une station-service au bord de l'autoroute.
— Je vois. Et donc, ça a donné quoi, avec le cadavre de Takano ?
— Éhhéhhéhhéhhé !
J'avais raison, c'était exactement comme nous le pensions !
Les gens de là-bas ont fait des erreurs de débutants.
Le pire, ils ne voulaient pas reconnaître leurs torts !
Je vous leur ai mis des baffes, moi, à ces jeunes morveux !
Takano a disparu, avec sa voiture !
Il est extrêmement probable qu'elle ait des informations à nous fournir sur la mort de M. Jirô Tomitake. J'ai réussi à convaincre ma hiérarchie de lancer un avis de recherche, elle est un témoin capital !
J'ai enfin saisi du concret sur la malédiction de la déesse Yashiro !
Je vais tirer dessus, et nous verrons bien jusqu'où ça va nous mener !
Ôishi avait l'air tout content.
Comme il venait de le dire, nous venions enfin de trouver du solide.
Restait maintenant à savoir si cela allait nous mener à la victoire ou à notre perte...
— ... Je me réjouis d'avance, vous aurez de jolies choses à me raconter, donc.
— Je vais venir chez vous avec Nounours, j'aurais des tas de choses à vous demander. J'espère que vous pourrez m'en dire plus.
Si vous avez des pistes ou même si vous avez entendu des histoires peu crédibles, je suis preneur.
— ... Oui, bien sûr.
Pour tout vous avouer, j'ai finalement pris la décision de ne plus rien vous cacher.
— Ah oui, tiens donc ?
Eh bien, je suis curieux d'entendre ça.
Éhhéhhéhhé !
Bon, je pense que nous arriverons chez vous dans une heure environ.
... Dites-moi, il y a du bruit chez vous,
vous avez de la visite ? Vos amis, peut-être ?
— Oui,
ils se faisaient tous du souci, alors ils sont venus me rendre visite.
— Aaah, je vois.
C'est bien gentil de leur part.
Je pense aussi qu'il vaut mieux que vous soyez tous ensemble.
Il y a beaucoup de malfaiteurs qui se démontent lorsque leur cible n'est pas seule.
... Oui, eh bien, je vais donc me mettre en route.
À tout à l'heure !
— C'était M. Ôishi ?
— Oui.
Il est sur la route, il viendra avec un collègue.
— Ouah, mais alors, on va être très nombreux ici dedans !
Ça va nous faire combien de monde, tout ça ?
— Nous sommes six, plus deux invités, donc huit personnes...
Puisse le plancher ne pas céder sous ce poids !
— ... Bonsoir.
Je serai votre neuvième personne.
— Hanyû,
tu as écouté un peu ?
Cette fois-ci, il se passe vraiment des choses incroyables.
— ... Tu penses avoir une chance, cette fois-ci ?
— Oh oui !
Oui, tout ira comme sur des roulettes.
J'en suis certaine !
— ... Ne dis pas ça, Rika. Sinon, tu risques de perdre espoir.
— ... Même après tout ça, tu crois que je vais mourir aujourd'hui ?
— ... Oui, mais je t'avoue que j'aimerais bien te voir survivre.
— Je connais tes positions sur le sujet.
Tu ne veux pas souffrir, alors tu ne crois plus à rien.
Si tu pars sur cette base, alors tu ne perds rien à ne pas espérer, et chaque réussite devient une fête.
Mais je n'ai plus l'intention de te faire tout un cinéma sur nos divergences d'opinion.
Contente-toi de regarder et d'en prendre plein les mirettes !
— ... D'accord.
Après tout, je ne fais qu'observer la situation, je suis une spectatrice.
Mais je suis vraiment de tout cœur avec toi.
— Tu nous encourageras, alors ?
C'est gentil, merci.
Mais tu es sûre que tu peux te le permettre ?
Si nous perdons malgré tes encouragements, tu vas être déçue, non ?
— Méé euh, rah, c'est bon !
Il faut vraiment que tu viennes me chercher la petite bête, hein ? Méchante, va...
L'atmosphère était très détendue entre nous.
Mais quelque chose clochait, et nous n'allions pas tarder à savoir quoi...