Lorsque j'ouvris les yeux, je distinguai le petit calendrier journalier et la tête de Satoko dans mon champ de vision.

La première à se lever avait le droit d'arracher l'ancien papier, c'était la règle entre nous.

C'est pourquoi parfois, lorsque nous avions toutes les deux la tête dans le brouillard en nous levant, notre calendrier avançait parfois de deux jours à la fois.

Ces derniers temps, Satoko semblait considérer qu'arracher le calendrier le matin était le truc le plus branché du moment, et elle mettait un point d'honneur à se lever avant moi tous les matins.

Mais cette scène d'une délicieuse innocence vola en éclats lorsque je vis le chiffre “22” chiffonné par terre.

... Ce sera sûrement aujourd'hui.

Le 22 juin 1983.

Le jour de ma mort.

Hanyû

— ... Bonjour, Rika.

Satoko

— Bien le bonjour en cette fabuleuse matinée, très chère !

Rika

— ... Mhh?

Ah, bonjour, vous deux...

Satoko

— Vous deux ??

Tiens, tiens, tiens, eh bien alors, très chère, seriez-vous encore à moitié endormie ?

Rika

— Miaou...

Non, Satoko. Je t'ai déjà dit qu'il y avait aussi quelqu'un d'autre qui vivait ici avec nous.

Alors je lui dis bonjour à elle aussi.

Satoko

— Voyons, comment osez-vous ?

Je vous ai déjà pressée de ne plus me raconter ces histoires angoissantes le matin !

Rika

— Ahahaha... Avec ça, elle aura tellement peur ce soir qu'elle devra encore une fois me tenir la main pour s'endormir.

 … Ahahaha.

Il m'arrivait de penser que Satoko voyait aussi Hanyû et qu'en fait, nous vivions à trois dans cette maison.

Je suis sûre que si c'était le cas, nous nous amuserions comme des folles.

Même lorsqu'arriva l'heure d'aller à l'école, mon corps n'était toujours pas prêt à se bouger correctement.

Aujourd'hui,

je serai assassinée.

Sachant cela, je n'avais plus franchement envie d'aller à l'école.

Étant morte une sacrée paire de fois, à force, je commençais à avoir le nez pour ressentir quel jour serait le dernier.

Et les jours où je me sentais comme maintenant étaient toujours les jours où je mourais.

Satoko

— Rika ?

Il va nous falloir incessamment partir pour l'école.

Rika

— ... ...

Je...

Aujourd'hui, je crois que je vais me reposer.

Satoko

— ... Rika, vous...

J'ai entendu ce que Keiichi disait. Y a-t-il vraiment quelque chose qui vous tracasse ?

Rika

— En un sens, oui, dans un autre, non.

Satoko

— … ?

Que pouvais-je bien encore tenter aujourd'hui ?

Pourquoi étais-je aussi nerveuse ? Des regrets, encore ?

Peut-être que oui ; j'avais encore envie de faire quelque chose.

Pendant les quelques jours que j'ai vécus en ce monde...

Je suis passée par de nombreuses émotions.

Il y eut l'ardeur de croire que je pouvais vaincre le Destin, puis le désespoir et l'abandon, puis à nouveau la flamme du courage.

Mon humeur avait été aussi changeante qu'un ciel d'automne.

Keiichi et les autres m'avaient montré encore et encore leur aisance et leurs capacités,

mais moi, j'avais toujours manqué de l'indispensable volonté de me rebeller.

La seule fois où j'avais eu un semblant d'envie d'en découdre, c'était justement lorsque j'avais remarqué que j'avais lancé plusieurs 6 de suite sans le faire exprès.

Donc en fait, j'avais beau dire que je voulais me frayer mon propre chemin dans la vie, de mes propres forces,

à chaque fois, je finissais par me laisser porter, par abandonner et par me planter dans le mur.

Keiichi et les autres m'ont dit qu'il suffisait d'unir nos forces pour déclencher des miracles par nous-mêmes,

mais ils ont oublié de préciser l'une des hypothèses de départ, la condition sine qua non.

Il fallait tout d'abord commencer par y croire, dur comme fer.

Si l'on n'avait pas la foi, alors il était impossible de faire tomber les murs des geôles du Destin.

C'était quelque chose qui tombait sous le sens, mais à force de le découvrir, de l'oublier, de le redécouvrir, à force de tergiverser entre ma place en tant qu'actrice de la pièce et celle de spectatrice impartiale,

eh bien, je n'étais arrivée à rien, et je prenais maintenant le retour de bâton.

Hier, j'ai dit à Hanyû que je n'avais pas encore décidé de ce que je ferai lorsque viendra la fin du monde.

À bien y réfléchir, c'était une attitude très attentiste.

Pour les acteurs de la pièce, il n'existe qu'un seul monde.

C'est pourquoi la fin du monde signifie la fin de tout, d'absolument tout.

C'est pourquoi ils se donnent à fond, poussés par la peur primitive de la Mort.

Et c'est pourquoi ils accomplissent des miracles.

Moi, j'avais perdu cette peur instinctive de la Mort, puisque je pouvais -- contrainte et forcée -- recommencer ma vie à zéro, sans grande perte notable à part quelques bribes de souvenirs.

Enivrée par mon malheur, j'ai fini par prendre l'habitude de dire que je pourrais jamais vaincre le Destin.

... Et c'est à cause de ça si j'en suis là aujourd'hui.

Je ressemblais un peu à un enfant qui se mettait à ses devoirs de vacances dès le premier jour, se cassant la tête dessus tous les jours, pour finalement invariablement les remettre au lendemain, et qui en fin de compte, arrivait à la veille de la rentrée scolaire sans avoir rien fait.

Et que fait un enfant lorsqu'il en arrive là ?

Il se dit que de toute façon, il n'arrivera jamais à tout faire, alors comme il sait qu'il se fera engueuler le lendemain, quoi qu'il fasse, eh bien, il ne les commence même pas et décide de finir ses vacances comme il les a commencées.

... Ou bien alors, il se dit que peut-être il prendra moins cher à l'école s'il en a fait une partie, et il se met au travail.

... Ou bien alors...

Un miracle se produit.

Et il arrive à faire tous ses devoirs de vacances en une seule soirée.

... Sauf qu'avec les devoirs, il n'y a pas de miracle, justement.

Les devoirs, on doit obligatoirement les faire soi-même.

Ils ne se font pas tout seuls, donc on voit bien ce que l'élève a fait comme efforts.

Ce n'est pas en laissant les autres faire que l'on va réussir à remplir les pages d'exercices...

Hanyû

— ... Je pense qu'aujourd'hui, tu devrais passer la journée exactement comme tu l'entends, Rika.

Si tu veux boire du vin sucré comme tu aimes tant le faire d'habitude, eh bien soit, je ne t'en empêcherai pas.

Rika

— Tu es du genre à ne rien faire et à continuer comme si de rien n'était, donc...

Hanyû était dans la même situation, sauf qu'elle n'avait pas de devoirs à faire. Elle restait éternellement à recommencer ses vacances.

Si moi je faisais une scène parce que les vacances arrivaient à leur terme, ça ne changeait rien, arrivée la date fatidique, les vacances prenaient fin, que je fusse contente ou pas.

Ce qui rendait mon agitation et mes tourments plutôt ridicules, d'ailleurs.

Surtout que j'allais plus loin ; je jurais sur mes grands dieux que je mourrais si les vacances prenaient fin.

... Si je n'étais pas à ma propre place, je crois que je serais en train de me rouler par terre à force de rire.

Keiichi m'a dit de ne pas hésiter à demander de l'aide à tous mes amis pour expédier mes devoirs.

Mais j'ai refusé en affirmant que je ne voulais pas avoir de dette envers eux, et que de toute manière, si la maîtresse découvrait le pot-aux-roses, je serais mal.

Sauf que si je ne tenais tant à être propre sur moi, j'aurais dû tout implement commencer mes devoirs au début des vacances, sans faire de chichis.

Si je n'avais pas l'intention de me fouler, alors je n'avais qu'à couler des vacances peinardes, sans même penser à mes devoirs.

Et si seul le résultat importait, alors je n'avais qu'à demander à tout le monde de m'aider à tout torcher.

J'avais moi-même parlé à Hanyû, hier encore, de ces trois voies qui s'offraient à moi.

Et je n'avais poursuivi aucune des trois.

J'avais vécu plus de cent ans sans même prendre cette décision basique.

J'avais vécu tout un siècle, pour strictement rien du tout...

Rika

— ... Satoko,

j'ai attrapé froid aujourd'hui, alors je n'irai pas à l'école.

Satoko

— Ah oui, vraiment ?

Voulez-vous vérifier si vous avez de la fièvre ?

Rika

— ... Non, je vais simplement me ménager aujourd'hui.

Dis à la maîtresse que je suis malade, s'il-te-plaît.

Satoko

— Rika.

Êtes-vous sûre de réellement avoir attrapé froid ?

Keiichi racontait hier que d'aucuns souhaitaient attenter à votre vie. Ce n'est pas pour me rassurer, je vous assure.

Rika

— ... ... Merci, Satoko.

Allez, va à l'école. Si tu ne pars pas maintenant, tu vas arriver en retard.

Satoko regarda sa montre, puis me regarda moi, et resta silencieuse un instant. Elle finit par se résoudre à me dire encore une dernière chose.

Satoko

— Vous savez, très chère...

je suis très heureuse ici.

Satoko

Je suis vraiment soulagée d'avoir pu revenir vivre avec vous, et de revoir tous nos autres compagnons.

Satoko

... C'est pourquoi je...

Je voudrais vous voir réfléchir un peu à mon sort. Si jamais vous deviez mourir... il me faudrait survivre dans un monde d'une tristesse impossible.

Rika

— ... Tu veux que je pense à un monde

sans moi ?

Satoko

— C'est exact.

Vous n'avez pas idée, très chère ! Un monde sans vous serait pour moi une torture de tous les instants.

Je n'y avais jamais pensé. Au grand jamais.

Je croyais naïvement que les mondes prenaient fin lorsque je mourais.

Je ne m'étais jamais penchée sur le sort des autres,

de ceux qui me survivraient, et de leur quotidien après ma mort.

Satoko

— C'est pourquoi je... j'aimerais beaucoup que vous prissiez un peu plus soin de vous.

Satoko

Votre malheur n'est pas uniquement vôtre.

Satoko

Gardez bien à l'esprit que si vous êtes frappée par l'infortune ou s'il vous arrive malheur, les autres et moi-même souffririons aussi.

Rika

— ... ... Satoko...

Satoko

— Rika,

Satoko

exceptionnellement, aujourd'hui, je vous laisse sans plus vous semoncer. Mais si vous avez matière qui vous tourmente l'esprit, parlez-en-nous, voulez-vous ?

Satoko

Car pour nous aussi, il est triste de constater que malgré notre amitié, vous ne semblez pas nous juger dignes de confiance...

Satoko eut l'air d'avoir encore d'autres choses à me dire, mais elle ne trouvait pas ses mots.

Elle finit par simplement baisser le regard.

Par chance pour elle, ce qu'elle avait voulu dire ne m'avait pas échappé.

En fait, j'avais mené une existence bien égoïste, toute ma vie.

Lorsque je comparais ce monde à une pièce de théâtre, en fait, j'étais encore bien trop prétentieuse.

Mais il était trop tard maintenant.

Beaucoup trop tard.

Satoko sortit et partit en courant.

Il ne resta alors plus que Hanyû et moi dans la pièce.

Hanyû

— ... J'imagine que je te dérange aussi, alors je vais disparaître. Appelle si tu as besoin de moi.

Rika

— ... Je te trouve bien attentionnée.

Hanyû

— Tu as beau avoir vécu cent ans, Rika, tu es restée une petite fille.

Hanyû

Ta longévité ne t'a pas transformée en sage des montagnes, car elle ne le peut pas.

Hanyû

Tu as besoin de temps pour y réfléchir et pour t'y faire, comme tous les enfants de ton âge.

Hanyû

Je suis probablement trop souvent derrière toi, à te pousser à grandir un peu trop vite.

Rika

— Ce n'est pas de ta faute, Hanyû.

Je suis devenue un monstre de mon propre chef.

Hanyû

— ... Quoi qu'il en soit, appelle-moi si tu as besoin de parler.

Rika

— Quoi, tu ne veux pas me pleurer encore dans les oreilles ?

Pour que je revienne officiellement sur ma décision ?

Hanyû

— ... Je sais très bien que tu es têtue comme une mule, alors bon...

Si j'insiste, cela aura l'effet inverse de celui recherché.

Rika

— Hmpfhfhfhf,

oui, tu vis depuis très longtemps avec moi, toi. Je vois que tu commences à me connaître...

Hanyû

— ... ... Étant donné que tu sembles l'avoir deviné, je préfère mettre les points sur les i.

C'est aujourd'hui.

Alors passe une bonne journée.

Rika

— ... ...

Hanyû

— Que tu ne fasses rien ou bien que tu fasses quelque chose, demain matin, ce monde sera terminé.

Hanyû

Mais si tu le désires, alors peut-être le soleil se lèvera-t-il demain matin.

Hanyû

Demain matin, tu te réveilleras peut-être à nouveau au début du mois de juin, mais au moins, tu seras vivante.

Rika

— ... Quand j'étais plus jeune,

Rika

chaque jour m'était une torture. Il m'est même arrivé de me demander si... si je n'étais pas en train de revivre la même journée encore et encore.

Rika

... Et bientôt, c'est exactement la situation dans laquelle je serai.

Hanyû

— Tout ce que je suis en train de te dire, c'est d'essayer de faire quelque chose d'utile aujourd'hui.

Je ne t'en demanderai pas plus.

Rika

— J'avais le vague pressentiment que ce serait aujourd'hui, tu sais. Mais je dois t'avouer que ça fait un sacré choc de t'entendre me le confirmer.

Alors comme ça, ça n'a pas suffit. Cette fois encore...

Hanyû

— Exactement.

Cette fois-ci encore, nous voici arrivées au terme de ce monde.

Comme à chaque fois.

Hanyû disparut, et le matin redevint calme et silencieux.

Comment vais-je pouvoir vivre, aujourd'hui ?

Pour quelle attitude opter face à l'arrivée imminente de la fin ?

Je n'ai plus le temps de faire mes devoirs, alors quoi ? Je fais amende honorable ou bien je les envoie bouler ?

Il ne me reste qu'une demi-journée.

Il me faut essayer de la vivre de façon à ne pas pouvoir me plaindre après.

Et si jamais il me reste des choses à penser à la fin, alors réfléchissons.

Les gens ne vivent pas en suivant de manière stricte les lois de la logique et de la raison.

Tout le monde vit beaucoup plus décontracté.

J'aurais dû profiter plus de la vie.

Profiter de la vie ne veut pas dire “se la couler douce”.

Cela veut dire vivre ses joies, pleurer, se creuser la tête sur ses problèmes, bref, y accorder plus de sérieux, y mettre ses tripes pour en retirer le maximum.

Et si l'on fait cela, alors lorsque la Mort arrive, on ne se met pas à paniquer.

On vit sa vie, du mieux que l'on peut.

Et lorsque la fin arrive, elle n'est que cela, la fin du voyage. Rien de plus.

Rika

— ... Aujourd'hui...

je vivrai.

C'était une décision très importante, très lourde de sens, mais...

... Pour moi qui étais en mesure de vivre éternellement, ces mots sonnaient creux et vides de sens...

Après le départ de Satoko, je débarrassai la table et me mis à faire la vaisselle.

D'habitude, lorsque Satoko n'est pas là, Hanyû me tient compagnie.

Mais aujourd'hui, elle me faisait défaut.

Je me retrouvais donc toute seule, et cela faisait vraiment bien longtemps que cela ne m'était plus arrivé...

Je n'aurais jamais cru que faire la vaisselle toute seule était une activité aussi triste et déprimante.

Surtout que de toute manière, je mourrai ce soir au plus tard.

Et que le monde prendrait fin.

Alors qu'est-ce que je me faisais chier à faire la vaisselle, moi ?

Peut-être à cause de ce que Satoko m'a dit ce matin...

Pour moi, chaque Satoko que je rencontre est une autre.

Mais lorsqu'elle m'a fait la leçon, tout à l'heure, j'ai pensé à quelque chose pour la première fois.

Que devient-elle donc après ma mort ?

À quoi pense-t-elle ? Comment survit-elle ?

Dans tous les mondes que j'ai quittés, parfois carrément délaissés comme on quitte une partie que l'on sait perdue d'avance, si ma vie s'est terminée en un tomber de rideau, les mondes, eux, avaient bien dû continuer.

Est-ce que la Satoko de ce monde-ci saura se faire à manger quand je ne serai plus là ?

Est-ce qu'elle saura faire les courses sans se tromper ?

Est-ce qu'elle saura s'occuper de la lessive et du reste ?

Je n'y avais jamais prêté attention, mais... après ma mort, dans chacun des mondes, Satoko devait sûrement souffrir.

Mes autres amis aussi, d'ailleurs. Et ce, à chaque fois, sans exception.

C'était un peu tard pour y penser, et cela n'y changeait rien, mais...

j'en eus les larmes aux yeux.

Et c'est peut-être ça,

la cause de mon attachement si profond à ce monde.

Ce monde-ci était le monde idéal dont j'avais toujours rêvé.

Mon souhait le plus cher était de voir ce monde-ci et pas un autre m'emmener au-delà du mois de juin pour y vivre le restant de mes jours.

Et puis, j'avais obtenu ce monde après un long voyage, fait de souffrances et de malheurs.

J'étais arrivée ici comme en un paradis, mais je n'en avais réellement profité qu'une seule soirée.

Celle de la fête de la purification du coton.

Aujourd'hui, je mourrai, je disparaîtrai, et ce monde tombera en ruines.

Je parie que mes amis ne doutent pas une seule seconde qu'après tout ce que nous avons endurés pour sauver Satoko, nous avons mérité une vie heureuse à partir de maintenant.

... Et pourtant...

ce soir-même,

je mourrai.

J'imagine que mes amis vont mal le prendre.

Après le miracle qu'ils avaient accompli en unissant leurs forces, ils subiront un échec cuisant, à peine quelques jours plus tard.

Je me demande si je serai déjà dans un nouveau monde, à essayer de me réhabituer au changement.

Et pendant que je passerai trois jours à me remettre de mon arrivée dans l'autre monde...

ce monde-ci poursuivra aussi sa course pendant trois jours...

... Non, je ne peux pas...

Je ne comprends plus rien, tout s'embrouille...

Incapable de retenir les larmes qui me débordaient des yeux, je saisis l'oreiller de Satoko, que je n'avais pas encore rangé, je le serrai fort contre moi, et me mis à pleurer à chaudes larmes.

Il portait l'odeur de Satoko.

... Lorsque je mourrai, je parie que Satoko fera la même chose avec mon oreiller...

Est-ce que les autres aussi pleureront ?

... Oui, probablement.

Mais aussi...

Mais aussi quoi ?

Ils seront dévastés.

Mais pas à cause de ma mort.

Ils souffriront parce que même après m'avoir dit qu'ils savaient que j'avais des soucis et qu'ils étaient là si j'avais besoin d'aide,

eh bien, je n'avais pas jugé digne de leur parler.

Je me demande s'ils auront des regrets.

S'ils chercheront à savoir ce qu'ils auraient dû faire pour obtenir mes confidences.

Ce qu'ils auraient pu faire pour m'aider.

Ou pour me sauver.

Emplie de peine et de dépit, je restai longuement prostrée, pleurant toutes les larmes de mon corps dans l'oreiller à peine tiède de Satoko...

C'est alors que le téléphone sonna.

J'eus beau ignorer les sonneries, elles n'eurent pas l'air de vouloir en finir.

Prise soudain par l'espoir que mes amis appelaient pour se rassurer sur mon sort, je décrochai.

À l'autre bout du fil, une voix d'homme, assez étrange.

Homme

— Bonjour, bonjour,

esscusez-moi de vous déranger, ici les Jardins Okonogi. J'suis bien chez Mme Furude, ici ?

Rika

— ... Okonogi ?

C'était le chef des chiens de montagne.

D'aussi loin que je me souvinsse, c'était la toute première fois qu'il prenait directement contact avec moi par téléphone.

Okonogi

— J'ai quelques choses urgentes à vous dire, alors je me permets de vous téléphoner.

En fait, j'ai appelé à l'école, c'est là que j'ai su que vous étiez restée à la maison aujourd'hui.

Vous allez bien, au moins ?

C'était le jour de ma mort, mon état de santé importait peu.

Enfin, lui n'était pas au courant, j'imagine, mais moi, cette question eut franchement le don de m'horripiler.

Rika

— ... J'ai pris froid.

Je vais me ménager, aujourd'hui.

Okonogi

— Ah, d'accord.

C'est un hasard, mais ça nous arrange bien, je dois dire.

Rika

— ... Pardon ?

Comment ça, ça l'arrange ? À quoi ça peut lui servir de savoir que je suis à la maison ?

Rika

— ... Et pourquoi est-ce que mon état de santé vous arrange bien, Okonogi ?

Okonogi

— Oh, eh bien, à vrai dire,

nos supérieurs nous ont prévenus que selon toute vraisemblance, quelqu'un en avait après vous.

Rika

— Et ça veut dire quoi au juste ?

Okonogi

— En fait, ils ont menés leur enquête sur les morts de Tomitake et de Takano.

D'après les experts de Tôkyô, le chef de la clinique serait le cerveau de l'affaire.

Rika

— ... Irie ? Irie aurait tout organisé ?

C'était bien le premier monde dans lequel j'entendais une chose pareille.

Et par là, je veux vraiment dire la toute première fois en cent ans et des brouettes que j'entendais une chose pareille.

Ce qui voulait dire que ce n'était pas un hasard.

C'était une réaction logique déclenchée par tout ce que nous avions pu faire, comme une pierre déclenche des vagues rondes lorsqu'elle brise la surface de l'eau.

Cette fois-ci, j'ai fait beaucoup de choses bien différentes que d'habitude.

Je ne sais pas lequel des changements a déclenché celui-ci.

Même si au final, je doutai quand même fort qu'il eût une réelle incidence sur mon sort...

Le faux accent de patois d'Okonogi étant particulièrement pénible à écouter, allons à l'essentiel.

« Irie était opposé aux plans budgétaires futurs qui prévoyaient un arrêt progressif mais définitif de ses recherches sur le syndrome de Hinamizawa, en y allant par coupes franches successives.

Parce qu'en fait, il demandait chaque année quelques petites rallonges qu'il détournait ensuite pour son propre compte.

Son stratagème avait été découvert, ce qui avait amené à la fin des recherches -- et désormais, il tentait de vendre le fruit de ses travaux au plus offrant... »

Rika

— ... Est-ce que...

c'est vrai, ce que vous me dites là ?

Okonogi

— J'imagine bien qu'vous n'veuillez pas y croire, mais ce sont les faits.

Fin bon, en même temps, il était toujours un peu pas net, le Patron, j'me disais aussi...

Non, Irie n'était absolument pas du genre à faire ça. Je pouvais en mettre ma main à couper.

J'ai eu quasiment à chaque fois beaucoup de contacts avec lui, je savais pertinemment que ce n'était pas un voyou.

D'ailleurs, il n'aurait probablement même pas le courage de faire quelque chose de mal.

Il joue les chercheurs calmes et concentrés sur le terrain, mais je savais qu'il avait beaucoup de vieux démons qu'il n'avait jamais réussi à exorciser.

C'était un grand naïf avec un bon fond.

Et lui serait en réalité un maître de l'extorsion de fond, et il aurait dérobé des sommes à Tôkyô ? Non, ça ne tient pas debout.

Et d'ailleurs, puisque j'y suis, ça ne passe pas avec Takano non plus. J'ai beau avoir des soupçons, je dois bien admettre qu'elle aussi a plutôt un bon fond.

Elle est parfois méchante en apparence, mais elle a un côté très enfantin, très espiègle.

Même si d'un autre côté, si la théorie d'Ôishi se vérifie et que le corps à Gifu n'est pas le sien, alors toute cette image qu'elle projette en prendra un coup.

Et Okonogi était directement sous ses ordres à elle.

Donc normalement, je ne pouvais pas lui faire confiance, à lui non plus.

Du coup, puisqu'il dit du mal d'Irie, ça pourrait vouloir dire que justement, Irie est quelqu'un de confiance.

Sauf si mon hypothèse de départ est fausse, auquel cas je me retrouverais encore plus embourbée dans tout ce merdier...

Mais je ne comprends pas, Tomitake s'entendait bien avec Irie, non ?

Si Tôkyô le soupçonnait vraiment de détournement de fonds, alors Tomitake aurait dû être beaucoup plus méfiant, beaucoup plus froid et distant.

En tout cas, Tomitake lui-même, sur un plan personnel, avait l'air de le tenir en haute estime. Et Tomitake était l'agent de contact de Tôkyô, donc...

... Irie s'entend bien avec Tomitake, donc l'institut Irie est bon copain avec Tôkyô.

Tomitake s'entend très bien avec Takano, et tous les deux sont de Tôkyô, donc pas de souci non plus.

Takano et Okonogi sont de la même équipe, à Tôkyô. Elle est son chef.

Mais le Tôkyô dont parle Okonogi...

porte de graves soupçons sur Irie.

Y a quelque chose qui cloche.

Ils sont tous amis les uns avec les autres,

mais au bout du compte, les deux extrémités de la chaîne ne se correspondent pas.

Irie est persuadé d'avoir des liens normaux, disons des liens réglos avec Tôkyô, mais Tôkyô ne pense pas la même chose.

Y a forcément un truc qui cloche !

Le cordon entre tout le monde est le même, mais il y a un moment où il se retourne complètement sur lui-même.

Et le cercle a, du coup, une forme toute bizarre.

Okonogi

— Tôkyô est déjà en train de régler le problème en interne, ils nous demandent juste un peu de temps avant de nous donner toutes les explications.

Okonogi

Mes supérieurs disent qu'Irie aurait le plan de vous utiliser comme sa dernière carte maîtresse. Nous avons reçu l'ordre ce matin de renforcer encore plus votre protection.

Okonogi

... C'est pourquoi franchement dit, quand vous m'dites que vous comptez rester à la maison, ben, c'est tout de suite nettement plus facile pour nous, quoi.

Okonogi

J'ai déjà fait les équipes, une vingtaine de personnes vont se relayer par groupe de trois pour essayer de rester tout le temps près du sanctuaire.

Okonogi

Mais vous en faites pas, hein, on fera ça discrètement, les gens nous verront pas.

Rika

— ... C'est beaucoup.

Ça va durer comme ça pendant combien de temps ?

Okonogi

— Ah ben ça, jusqu'à ce que mes ordres changent, malheureusement pour moi.

J'imagine que ce sera pas avant d'avoir terminé de tirer cette affaire au clair.

Pour moi qui savais que j'étais censée mourir aujourd'hui, les nouvelles étaient plutôt bonnes, en théorie.

C'était justement pour obtenir ce genre de protection très rapprochée que j'avais montré à Takano l'intérieur du temple des reliques sacrées.

... Et pourtant, quelque part...

il y avait quelque chose qui ne tombait pas juste, qui ne tournait pas rond.

Tôkyô est de mon côté, normalement.

Mais si je suis la liste des relations entre moi et tous les autres, je retombe comme avant.

Tout le monde est ami avec tout le monde, mais à la fin, Irie se retrouve suspecté.

Encore une fois, il y a un endroit où la chaîne se retourne complètement.

En fait, c'est à cause du caractère changeant de Tôkyô qu'il y a ce problème.

Les gens de Tôkyô ont bâti des liens d'amitié avec Irie.

Et pourtant, en même temps, ils le soupçonnent de tous les maux dans cette histoire.

C'est parce que d'un côté, ils disent une chose,

et que de l'autre, il y a encore toute cette histoire avec Takano qui pourrait très bien être encore vivante.

Ça rend le groupe de personnes de “Tôkyô” trop complexe.

Ce n'est pas parce que c'est la même entité appelée “Tôkyô” qu'elle n'a qu'une seule opinion sur les choses.

En fait, c'est comme si...

elle avait deux volontés distinctes.

Comment ça se dit, déjà ?

Rah, zut, je connais ce mot, je le vois souvent écrit dans les colonnes politiques du journal...

Ah, oui, deux factions.

En fait, j'ai l'impression qu'il y a une faction à Tôkyô qui aime bien le travail d'Irie, et une autre qui essaie de s'en débarrasser avec cette histoire de corruption...

Si l'on pose cette hypothèse d'une entité bicéphale, alors on peut très bien expliquer le caractère illogique des relations entre les différents protagonistes.

... Je me demande si la théorie d'Ôishi n'est pas en train de tout rendre plus compliqué que ça ne l'est réellement.

Si je n'avais pas entendu sa théorie sur Takano, je ne serais pas là, à remettre en cause les dires d'Okonogi, non ?

Hmm, peut-être que si, en fait.

Parce que même en ignorant ce que m'a dit Ôishi hier, l'histoire qu'Okonogi est en train de me raconter me paraît bizarre.

Irie a toujours tout donné dans ses recherches pour percer les secrets de la mystérieuse maladie de Hinamizawa.

Et c'est bien parce que Tôkyô en a la preuve régulièrement que lui, Tomitake et Takano peuvent être en si bons termes.

Et puis, il faut le dire franchement : Irie n'aurait jamais le cran de détourner des fonds.

C'est un homme du petit peuple, il ne jure que par la bonté naturelle et par la sagesse morale.

... Même s'il a aussi probablement un côté très ambitieux, en tant que chercheur scientifique.

Mais son ambition reste cantonnée aux domaines de la normalité et du bon sens. Il n'a pas les moyens de s'organiser tout un système véreux uniquement destiné à l'engraisser.

Une grande partie des chiens de montagne allait désormais s'employer à me protéger.

C'était quelque chose dont j'avais toujours rêvé.

Et pourtant, maintenant...

je n'arrivais pas à m'en réjouir.

Le doute s'était installé dans mon esprit, et il ne voulait résolument pas partir...

Je vis une cage à poule vide dans mon esprit.

Et un renard posté devant, montant la garde, quelques plumes collées autour de ses babines.

Je n'étais plus trop sûre de pouvoir leur faire confiance, en fait.

... Et Okonogi, alors ? Il a fait quoi jusqu'à maintenant ?

Les chiens de montagne ont assuré ma protection pendant plusieurs années.

Okonogi m'a prouvé sa valeur et sa loyauté dans plusieurs mondes précédemment, déjà.

Je suis un être très spécial, un humain très particulier.

Si jamais il devait m'arriver quelque chose, ce serait une catastrophe.

C'est bien pour ça que l'institut Irie cache au public l'existence du syndrome de Hinamizawa.

Et c'est aussi pourquoi Okonogi et ses hommes sont payés pour me protéger du danger à tout prix.

Pourquoi est-ce que les chiens de montagne me protégeraient pendant plusieurs années pour mieux me trahir après ?

... Ça n'a pas de sens, je n'y comprends rien...

Il n'y avait qu'une seule chose que je pouvais affirmer pour l'instant :

je n'étais pas très rassurée à l'idée d'être protégée par tous ces membres des chiens de montagne...

J'aimerais plutôt obtenir la protection de quelqu'un d'autre, pas de Tôkyô si possible.

Mais je savais aussi que personne ne me croirait si je disais tout...

... Hmmm... Quoique.

Pourquoi pas Ôishi ?

Après tout, il est fourré dans mes pattes depuis quelques jours, et c'est pour me demander de l'aide, pas pour m'accuser.

Il s'imagine que le village entier est dans la confidence des meurtres, et que je fais partie des rares à oser m'y opposer.

... Puisque de toute manière il croit à l'existence d'un complot, si je ne lui parle pas de Tôkyô, il aura sûrement moins de réticences à croire que quelqu'un veut attenter à ma vie, non ?

Pour lui, je suis devenue un indic' d'une importance capitale.

Il me semble bien que les chiens de montagne n'aiment pas trop la présence de la Police.

Lorsque je leur ai demandé de nous débarrasser de l'oncle de Satoko, ils m'avaient répondu qu'ils ne pouvaient pas agir, à cause des policiers qui le surveillaient.

Donc si je réussis à obtenir quelques policiers en plus pour ma protection, ce sera encore mieux.

Parce que comme ça, si par hasard (et par malheur) les chiens de montagne sont à la solde de l'autre faction de Tôkyô, eh bien, la Police devrait les empêcher d'agir.

Et si jamais je me suis fait des idées sur eux et qu'ils sont vraiment de mon côté, eh bien, j'ai une protection en béton.

Il ne serait sûrement pas facile de briser deux lignes de défense successives, surtout quand l'une des deux est plus ou moins cachée...

Rika

— ... Bon, ben très bien, alors.

Je vais essayer de rester sage, aujourd'hui.

Okonogi

— Ben merci beaucoup, ça nous enlève une rude épine du pied !

Et puis, au moins, je n'ai plus à me demander à qui vous iriez encore chercher des poux en allant en ville...

Rika

— ... Miaou.

Vous avez l'air de beaucoup m'en vouloir à cause de ça...

Okonogi

— Hahahahahaha !

Bon, eh bien, c'est parfait, alors.

Soignez bien vot' rhume, hein ?

Rika

— ... Je suppose que je n'ai pas le droit d'aller à la clinique pour voir si j'ai vraiment attrapé froid ?

Okonogi

— Bah, disons qu'il ne faudrait pas jouer avec le feu non plus. Il vaudrait mieux ne plus approcher de la clinique Irie jusqu'à nouvel ordre, c'est plus sûr.

Okonogi

Si jamais il vous injecte un truc, nous serons dans de beaux draps...

Rika

— ... Irie n'est pas du genre à faire ça.

Okonogi

— Moi non plus, je pense pas que le Patron soit comme ça, mais bon...

Soyez prudente avec lui, jusqu'à ce qu'on ait pu régler cette histoire, d'accord ?

J'espère que vous comprenez ma situation.

Rika

— ... Abah là, késsu veux férr, hein ?

Ahahahahahahahaha !

... Je n'avais jamais fait trop attention, mais vous parlez bien le patois de chez nous.

Okonogi

— C'était pas le cas au début, on sentait bien que je venais de la capitale.

Okonogi

Ah, mais je peux arrêter de le parler sur commande, si tels sont les ordres.

Okonogi

Mais bon, mon travail, c'est de me fondre dans la population, donc...

Sur ce, Okonogi raccrocha.

Reposant le combiné, j'ouvris l'annuaire et me mis à rechercher le numéro du commissariat d'Okinomiya.

Jetant un œil à notre pendule, je vis qu'il était juste avant midi.

Rah, pour une fois que je le touche, cet annuaire, les pages sont toutes collées...

C'est la nervosité, ou quoi ?

En fait, je n'avais vraiment pas envie de mourir.

Donc j'étais attachée à cet endroit.

Je n'avais aucune envie de quitter ce monde parfait.

Et comme je ne voulais pas mourir, il me fallait me rebeller.

C'était ça, “vivre”.

C'était ça, “profiter de la vie”.

... ... Aujourd'hui, pour la première fois, je ne passerai pas mon dernier jour à vivre à me saouler...

Ôishi

— Oui, allô ? Ici Ôishi.

Ôishi

Je suis désolé de vous avoir fait attendre.

Ôishi

Je pensais justement partir pour Gifu.

Ôishi

Il semblerait qu'ils soient un peu durs de la feuille, ou bien alors mous du bulbe, mais en attendant, il va falloir aller leur remonter les bretelles nous-mêmes.

Rika

— ... À Gifu ?

Alors, vous allez vérifier le corps de Takano ?

Ôishi

— Oui, exactement.

Ôishi

Ils n'arrêtent pas de m'assurer que c'est bien le bon cadavre, et ils insistent ! Mais je ne suis pas convaincu.

Ôishi

C'est pour ça que je veux me rendre sur place moi-même.

Ôishi

Si jamais ce corps n'est pas celui de Takano, alors l'enquête prendra une tout autre tournure.

Ôishi

Il faudra la faire rechercher en temps que témoin.

Ôishi

Heureusement pour moi, j'ai quelques relations avec les instructeurs de judo de leurs équipes, donc j'ai des amis dans la place.

Ôishi

Ça va leur faire tout drôle !

Ôishi

Éhhéhhéhhé !

Ôishi avait l'air de bien avancer avec ses recherches.

Si jamais le corps de Gifu était le bon, alors, d'une, ce serait bien triste pour Takano, mais au moins, je pourrais faire confiance aux chiens de montagne.

... À l'inverse, si le cadavre de Takano était un faux, alors cela serait une preuve de sa culpabilité ou au moins de son implication dans l'affaire.

Mais quel que soit le résultat de ce petit voyage, il me sera très utile. Ce sera un indice déterminant.

... Enfin, si je suis encore vivante lorsque l'inspecteur reviendra, bien sûr.

Mais donc justement, ça pose un gros problème.

L'inspecteur doit partir sur Gifu pour vérifier l'information,

donc du coup, il ne peut pas me protéger en même temps...

Rika

— ... Ôishi, je...

Pour tout dire, j'ai reçu un appel avec une voix bizarre.

Je n'ai jamais entendu cette voix, mais elle a dit qu'elle habitait ici.

Ôishi

— Un appel anonyme ? Tiens donc.

Et alors ?

Continuez, je vous en prie.

Que vous a-t-elle dit ?

Rika

— ... Elle a dit que quelqu'un voulait me tuer.

Que peut-être, elle passerait à l'action aujourd'hui.

Ôishi

— COMMENT ?!

Ôishi

Hmmm, oui, ce n'est pas si improbable, c'est vrai...

Ôishi

Rah, zut !

Ôishi

... Bon, c'est compris.

Ôishi

Moi, je dois partir immédiatement, mais je vais vous envoyer quelques hommes.

Ôishi

Je vais aussi appeler le poste avancé à Hinamizawa pour dire aux officiers qui font leur ronde de vous rejoindre.

Ôishi

Vous appelez de chez vous ?

Ôishi

Vous êtes malade ? Un souci ?

Rika

— ... ...

Ôishi

— Écoutez, restez chez vous et fermez bien portes et fenêtres.

Je vais vous envoyer des policiers tout de suite.

Kumadani

— Chef, que se passe-t-il ?

Nous allons être en retard à notre rendez-vous !

Ôishi

— En fait, la petite Rika Furude vient de m'appeler.

Elle a reçu un appel anonyme qui la prévenait que quelqu'un allait l'assassiner sous peu, aujourd'hui encore peut-être.

Kumadani

— Rika Furude serait la cible d'un assassin ?

Mais pourquoi ?

C'est la mascotte du village, cette gamine !

Ôishi

— Je crois surtout que l'on veut lui faire peur, parce qu'elle a pris contact avec moi au sujet de cette histoire de meurtres en série.

Ôishi

Je serais le premier surpris si elle se faisait tuer, mais bon, elle n'est plus tout à fait une enfant.

Ôishi

Ça doit pas mal la travailler, cette histoire.

Ôishi

Et puis, si jamais je perds sa confiance, ça va me créer beaucoup de problèmes par la suite.

On va lui envoyer, disons, trois hommes, ça suffira, mais il faut faire vite !

Ôishi

Appelle aussi les officiers du poste avancé du village. Il faut absolument la rassurer, pour qu'elle se sente en sécurité.

Kumadani

— Compris, Chef !

Cette petite était la seule personne qui pourrait éventuellement me donner des indices pour régler ces meurtres en série.

Je ne peux pas me permettre de la perdre...

Ôishi

— Et nous, on va aller tirer les oreilles des imbéciles de Gifu, et on repart immédiatement pour Hinamizawa !

Ça va être chaud pour faire toute cette route en une après-midi, mais il faudra bien essayer...

Kumadani

— Ahahahaha, mais non, Chef, c'est rien du tout, ça !

Alouette des Champs

— Ici Alouette des Champs.

Les officiers de garde au village viennent d'entrer dans le sanctuaire.

Ils se dirigent vers la maison de R.

Okonogi

— Bien reçu.

Continuez à surveiller.

Alouette des Champs

— Contact avec R..

Elle les a fait entrer chez elle

Alouette des Champs

— R a appelé le central d'Okinomiya.

Elle a demandé une protection rapprochée.

Okonogi

— ... Elle a parlé de nous ?

Alouette des Champs

— Non, elle a parlé d'un appel anonyme qui l'aurait prévenue d'un assassin à ses trousses.

C'est probablement juste un gros mensonge.

En outre, plusieurs policiers en civil ont été envoyés chez elle.

Okonogi

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

Elle n'a pas confiance en nous ? Nous ne lui suffisons pas ou quoi ?

Alouette des Champs

— C'est un problème.

L'opération de surveillance pourrait mal tourner.

Okonogi

— ... Vous ne croyez pas que... Naaan, elle ne peut pas nous avoir démasqués.

Okonogi

... Enfin, ce serait gros.

Okonogi

Dites à toutes les équipes de faire attention à ne pas se faire interroger par la Police.

Okonogi

On ne peut pas échouer si près du but.

Alouette des Champs

— À vos ordres.

Ici le QG, à toutes les équipes :

activité policière décelée dans et autour du sanctuaire Furude.

Faites en sorte de pas être interrogés.

Alouette des Champs

L'opération est prévue pour ce soir. Vous pensez qu'il vaudrait mieux la repousser et observer la situation ?

Okonogi

— J'en parlerai au Commandant, mais je ne pense pas qu'elle changera les plans.

Okonogi

Tout est réglé comme du papier à musique, la mort de R doit survenir officiellement tard ce soir ou tôt demain matin pour que le reste des opérations soit déclenché.

Okonogi

J'ai pas envie d'avoir les flics dans les pattes.

Okonogi

Si jamais ils deviennent trop curieux, il faudra les calmer.

Ôishi avait apparemment prévenu les agents en faction à Hinamizawa aussitôt qu'il avait raccroché.

Moins de dix minutes après mon appel, ils étaient chez moi.

Comme de coutume pour des policiers, ils commencèrent par me demander des détails sur l'appel anonyme que j'avais reçu.

... Je montai une histoire de toute pièce.

Bien évidemment, elle ne tiendrait pas si quelqu'un pensait à vérifier les relevés téléphoniques de la ligne, mais Ôishi n'est pas du genre à faire ça.

Étant donné qu'il me considère comme une source d'informations inestimable à propos de ces meurtres en série, il doit se douter qu'il a tout intérêt à me protéger.

Les agents de Hinamizawa étaient des gens du coin, que je connaissais depuis bien longtemps -- ils devaient se faire violence pour ne pas me tutoyer.

Bientôt, les renforts arriveraient depuis le commissariat.

Je devais me rassurer, car jusqu'à leur arrivée, les policiers resteraient avec moi.

Je compris alors qu'Ôishi avait cru qu'en fait, je me terrais chez moi depuis cet appel, proprement terrorisée.

Après une petite demi-heure, quatre policiers en civil arrivèrent.

Ils prirent la relève des autres en uniformes. Ceux-ci retournèrent à leur poste avancé.

Policier

— Nous avons été instruits de la situation.

Policier

Nous allons nous poster un peu partout dans le sanctuaire, si jamais il y a un problème, criez pour nous appeler.

Policier

Ah, je dois aussi vous prévenir : M. Ôishi viendra vous voir ce soir, en rentrant de Gifu.

Ça, c'était une nouvelle très rassurante...

Rika

— ... Eh bien alors, en ce cas, je compte sur vous, Messieurs.

Policier

— Il y aura toujours au moins une personne ici en bas.

Est-ce que vous pourriez lui laisser un accès à des toilettes ?

Il nous faudrait aussi une clef de rechange, si jamais il se passe quelque chose d'anormal.

Rika

— ... Je vais vous chercher ça. Pour les toilettes, c'est entendu.

Je vivais à l'étage, dans une sorte de remise à équipement.

Au rez-de-chaussé, les pompiers avaient entreposé leur matériel.

C'était très rassurant de savoir qu'il y aurait toujours quelqu'un ici.

Les policiers regardèrent la carte du sanctuaire et l'étudièrent en détail, puis ils postèrent l'un des leurs chez moi.

Deux autres seraient en patrouille, tout le temps.

Il fut estimé que placer quelqu'un devant les escaliers menant au sanctuaire attirerait trop les regards. Le dernier agent fut placé chez moi aussi.

... Ôishi était vraiment un atout formidable, dans ce monde-ci.

D'habitude, il semblait me considérer comme faisant partie du camp adverse.

Mais tout était différent cette fois-ci.

... C'était l'une des choses obtenues grâce à nos efforts pour sauver Satoko, en fait.

Ce qui revenait à dire, aussi ironique que cela pût paraître, que le retour de l'oncle de Satoko était en fait un élément crucial pour me permettre de m'en sortir.

Si vraiment, comme le dit Okonogi, c'est Irie qui a organisé tout cela, alors avec vingt chiens de montagne et quatre policiers en civil, je devrais être largement assez bien protégée.

Et si Okonogi a menti, les policiers devraient lui mettre des bâtons dans les roues.

Enfin, disons que c'était un peu comme aller acheter des oignons pour se prémunir des vampires.

Je n'avais jamais eu une protection aussi importante, pas une seule fois en cent ans et des brouettes.

... Est-ce que malgré tout, ça ne suffirait pas ?

Je suis prête à tout.

Si je peux faire quelque chose encore,

je veux l'essayer.

Je ne peux pas abandonner sous prétexte que ce sera peut-être inutile.

Il ne faut pas se dire que de toute façon, il y aura une prochaine fois.

C'est ça, profiter de la vie.

Il faut vivre en y mettant toutes ses tripes.

Rika

— ... Hanyû ? T'es là ?

Hanyû

— ... Oui, je suis là, bien sûr.

Rika

— Alors, t'en penses quoi ?

Comment ça se présente, cette fois-ci ?

Hanyû

— ... Je dois t'avouer que même en cherchant dans mes souvenirs, il n'y a pas eu souvent ce genre de situations.

Rika

— Est-ce que c'est un crime de s'imaginer que peut-être, cette fois-ci, j'ai mes chances ?

Hanyû

— ... Je ne connais ni l'espoir, ni le désespoir, Rika.

Je ne fais que contempler le résultat, tel qu'il vient.

Comme d'habitude, elle ne faisait qu'observer.

Je m'étais bien doutée que c'était ce qu'elle dirait.

Mais pourtant, j'aurais bien aimé l'entendre dire, pour une fois, que j'avais éventuellement une chance de m'en sortir.

Piquée par une pointe de déception,

il me vint soudain à l'esprit la question de savoir pourquoi Hanyû était si obstinée à rester une observatrice impartiale.

Je pensais jadis que c'était tout à fait normal, parce qu'elle n'était pas un être comme les autres.

D'ailleurs, comme j'étais un être très spécial moi aussi, un peu comme elle, je pensais qu'il était aussi de mon devoir de devenir une observatrice impartiale.

Mais dans les faits, cela m'était résolument impossible.

Je ne pouvais pas devenir aussi détachée qu'elle.

Même en faisant de mon mieux, je ne pouvais pas rester insensible à mon propre sort.

Et puis, à force d'espérer pour rien, j'ai fini par en souffrir.

C'est bien pour ça que j'ai commencé à essayer de ne plus espérer...

Mais alors, il y a des chances pour que Hanyû ait vécu la même chose ?

Rika

— ... Hanyû, est-ce que toi aussi tu as fini par choisir l'indifférence pour éviter la souffrance ?

À bien y réfléchir, en cent ans, j'avais fini par être traumatisée par la peur d'être déçue.

Donc normalement, puisque Hanyû a vécu bien plus longtemps que moi, elle doit l'avoir vécu, elle aussi...

J'ai toujours pensé que Hanyû était un être supérieur.

Alors qu'elle ressentait les mêmes choses que moi. Alors qu'elle était exactement comme moi, sauf qu'elle ne pouvait pas interagir avec les autres êtres humains.

J'ai toujours pensé qu'elle était un être spécial.

C'est pourquoi j'avais toujours pensé qu'elle pensait différemment des êtres humains, parce qu'elle n'était pas comme eux.

Hanyû

— ... Comparée à toi, Rika, j'ai vécu presque trop longtemps.

Hanyû

J'ai fait trop souvent l'expérience d'amères déceptions. J'ai vécu bien plus d'événements tristes que de moments joyeux.

Hanyû

C'est pourquoi je veux à tout prix éviter de nouvelles blessures.

Rika

— Aaaah... Voilà donc pourquoi tu refuses d'avoir l'espoir de me voir échapper à mon Destin, même maintenant.

Rika

J'ai encore l'espoir que cette fois ça soit différent…

Rika

... Mais tu penses réellement que je vais encore une fois me faire tuer et replonger dans les affres du désespoir ?

Hanyû

— Eh bien...

Non, enfin... Non, ce n'est pas ce que je pense...

Je voyais bien à sa mine que j'avais mis le doigt là où ça faisait mal.

Elle était donc bel et bien persuadée que j'allais mourir, cette fois encore.

Enfin, c'est le principe-même de sa philosophie. Elle refuse de se faire des espoirs.

Mais comme elle sait que ça ne va pas me plaire, elle ne peut pas me le dire en face.

Rika

— En fait, Hanyû, tu es peu comme Satoko, toi aussi.

Hanyû

— ... ...

Rika

— Tu ne fais qu'endurer les souffrances, jusqu'à ce que quelqu'un ou qu'un miracle vienne te sauver.

Rika

Tu as tout simplement peur de te battre.

Rika

Et tu te berces d'illusions en te disant que le stoïcisme est la meilleure voie à suivre.

Rika

... Enfin, je ne peux pas te jeter la première pierre, j'avais la même attitude jusque très récemment.

Hanyû se mordit les lèvres, puis finit par baisser le regard.

Puisqu'elle ne le niait pas, c'est que j'avais vu juste et qu'elle en était bien consciente.

Rika

— Tu étais tout le temps avec moi, alors tu as bien dû l'entendre, toi aussi, non ?

Rika

Les miracles ne se déclenchent que si nous y mettons tous du nôtre.

Rika

Et pour ça, nous devons croire les uns en les autres, nous faire confiance.

Rika

S'il manque quelqu'un à l'appel, alors nous n'arriverons à rien.

Aussitôt dit, aussitôt regretté. Hanyû devait s'imaginer que je l'accusais de faire capoter tous nos essais.

J'aurais dû choisir mes mots plus soigneusement. Ce n'était pas très malin de ma part...

Pendant un long moment, je restai silencieuse, ne sachant trop quoi dire, tandis que Hanyû restait là, tête baissée, tremblante.

... Elle finit par relever le menton.

Sur son visage, je pus lire une immense tristesse et une pointe de colère.

Hanyû

— Je ne peux ni vous toucher,

Hanyû

ni vous parler.

Hanyû

Et tu oses essayer de me faire croire que je fais partie de votre groupe d'amis ?

Hanyû

Est-ce que tu as la moindre idée de ce que j'ai pu ressentir en te regardant mourir encore et encore, ne pouvant rien dire, rien faire pour changer la donne ?

Elle termina sa phrase sur un ton plus dur, et j'y sentis une pointe d'animosité.

Je pense qu'elle est particulièrement déprimée de ne pas pouvoir communiquer avec les gens -- sauf avec moi bien sûr, mais je suis l'exception qui confirme la règle.

C'est bien pour ça qu'elle déteste lorsque je remets le sujet sur le tapis, pour quelque raison que ce soit.

Rika

— ... ... Écoute, je... Pardon, d'accord ?

Arrêtons là, ça ne peut que finir par une dispute.

Il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, je ne veux pas le perdre à me prendre le chou avec toi.

Hanyû

— Moi non plus, je n'aime pas me disputer avec toi.

Rika

— J'aimerais juste te dire une chose que j'estime très importante.

Rika

... Toi et moi, nous sommes amies.

Rika

Je te considère comme l'une de mes amies les plus proches. Alors quand il m'arrive quelque chose de tellement important que ma vie en dépend, ça ne me plaît pas trop que ma meilleure amie fasse comme si ce n'était pas grave. C'est blessant, c'est vexant, même. Vraiment.

Hanyû

— ... Oui, je devrais peut-être m'excuser d'avoir dit ça.

Mais je compte bien laisser à ma seule discrétion le soin de me faire des espoirs ou non, c'est compris ?

Ses fiertés étaient placées de manière bien étrange, quand même.

Hanyû avait toujours un air un peu timoré, mais ce n'était qu'une apparence, une façade.

En réalité, elle n'obéissait qu'à des règles très particulières, qu'elle était la seule à connaître, et lorsqu'elle ne voulait pas négocier quelque chose, elle était ferme et intraitable.

Elle m'a présenté des excuses, mais elle n'en pense probablement pas moins.

Je parie qu'elle refuse toujours de garder espoir.

Elle pense probablement encore à ma mort et à mon désespoir à venir.

C'est pourquoi elle ne croit pas qu'il y aura un miracle.

... Ça fait tellement longtemps que je la connais, je commence à savoir comment elle réfléchit...

En fait, Hanyû a vécu tellement longtemps qu'elle n'ose même plus avoir la moindre once d'espoir.

Elle a dû souffrir énormément pour en arriver là, en fait. C'est un peu tard pour m'en rendre compte, mais j'ai presque de la peine pour elle...

Hanyû me rappela encore une fois qu'elle serait là si j'avais besoin d'elle, et disparut.

Oh, je savais bien qu'elle était encore juste à mes côtés. Elle s'était juste rendue invisible.

Comme si elle était repassée en tant que spectactrice, vautrée par terre, à regarder ma vie dans un tube cathodique...

Seconde après seconde, minute après minute, l'heure de ma mort approchait.

Est-ce que je réussirais à me rebeller, cette fois-ci ?

Je ne le savais pas. Tout ce que je savais, c'est que cela faisait bien longtemps que je ne passais pas ma dernière journée à vivre à noyer mon chagrin et ma peur dans la douce torpeur de mes vins captieux...