Je n'avais pas imaginé un seul instant qu'ils me choisiraient pour représenter le groupe.
Je ne suis pas douée pour parler. Je pensais qu'ils enverraient Mion ou Rena.
... En même temps, ils avaient raison, j'étais la meilleure amie de Satoko. Je ne pouvais décemment pas refuser d'y aller...
On m'invita à m'asseoir sur un large canapé situé juste en travers du bureau du directeur de l'antenne des services sociaux.
Pour nous recevoir, il y avait là une secrétaire, le chef de service de la veille,
et le grand patron.
Je ne savais pas si nous avions des chances d'aboutir aujourd'hui, mais...
je sentais que nous étions proche de faire tomber les derniers obstacles. C'était une sensation grisante.
— ... Qu'en penses-tu, Rika ?
— En quelques jours, la situation est devenue complètement folle.
Même moi, je serais bien en peine de faire un pronostic. Tout peut arriver.
Hanyû réapparut devant moi.
Elle avait été absente, invisible depuis notre dispute de l'autre jour.
D'après elle, j'imagine que nous ne pourrons pas sauver Satoko.
Elle est plutôt du genre à prôner le stoïcisme. Je parie qu'elle va me dire de rester détachée de tout ça.
Il est vrai que jusqu'à présent, à chaque fois que je ne l'ai pas écoutée, j'ai fini par me faire beaucoup d'espoirs et par être déçue du résultat.
Et c'est vrai que ce n'était pas bon pour mon âme.
C'est un peu comme un objet que l'on soulève de plus en plus haut pour à chaque fois mieux le laisser retomber.
Il valait mieux avoir son âme en paix qu'en peine.
Il valait mieux ne pas trop espérer.
Comme ça, je pouvais être sûre de ne pas souffrir, dans un cas comme un autre.
Surtout si je considérais que mon Destin était une sorte d'impasse géante.
Mais je commençais à me demander si mon Destin était vraiment une voie sans issue, en fait.
Jusqu'à présent, dans d'innombrables mondes, j'avais fait beaucoup d'efforts.
Mais mes efforts n'étaient que ceux d'une seule petite fille. Autant dire que je n'avais jamais réussi grand'chose.
Si l'on joint nos forces, tous ensemble, alors nous accomplirons un miracle.
Cette phrase me donnait pas mal de grain à moudre, à vrai dire.
Mais ce n'était pas un mot de passe magique. Nous n'avions aucune garantie de pouvoir sauver Satoko grâce à cela.
Pour l'instant, notre mouvement de protestation avait donné des résultats encore jamais atteints.
Mais ça ne voulait rien dire.
Ce n'était pas un “miracle”.
Un miracle, c'était beaucoup plus grandiose et dramatique.
Donc non, ce n'était pas un miracle.
... Pour l'instant, en tout cas.
Il y avait encore des gens qui ne tendaient pas la main, qui ne joignaient pas leurs forces, qui ne faisaient pas l'effort.
Je sais que les autres donnent tout ce qu'ils ont.
Ils sont persuadés de pouvoir accomplir un miracle.
Alors, qui ne croit pas en eux ?
Qui refuse encore de joindre sa main à celles des autres ?
— Selon toute vraisemblance, c'est la faute à Satoko si nous n'en sommes que là.
Depuis tout à l'heure, le gros point qui fâche, c'est de savoir si Satoko reconnaît qu'elle est maltraitée ou pas.
— ... Oui, c'est vrai,
mais... ce n'est pas si facile...
— Nous avons tendu la main, mais Satoko n'a pas l'intention de la saisir, c'est pour ça qu'elle coule.
Avant de venir se plaindre ici, il faudrait aller lui tirer les oreilles et lui mettre un peu de plomb dans la cervelle.
— ... Tu veux essayer de la convaincre ?
— Oui.
... ... Oh, je me doute que ça va pas être facile.
Mais ce ne sera pas grand'chose comparé à la patience qu'il me faudrait pour attendre à nouveau une telle accumulation de 6 dans mon Destin.
Et puis surtout, j'étais persuadée que c'était moi qui étais la mieux placée pour briser les chaînes que Satoko avait fixées à son âme.
Pour elle, j'étais sa famille.
Je ne pense pas exagérer en disant cela, je ne suis pas non plus en train de prendre mes rêves pour une réalité.
D'ailleurs, ce serait bien dégueulasse de ma part de ne pas reconnaître à quel point elle comptait pour moi et combien je comptais pour elle.
Parce que, ne nous voilons pas la face, elle aussi faisait partie de ma famille, elle était ma famille.
... D'ailleurs, je tenais énormément plus à elle qu'elle à moi, je pense.
Pour elle, j'étais un compagnon d'infortune avec qui elle avait partagé toute une année de sa vie, mais moi, j'avais passé plus d'une centaine d'années à ses côtés.
— Et puis, si l'on continue à réfléchir dans cette direction... on se rend compte que c'est normal que le miracle se fasse encore attendre.
— ... Ah oui ? Et pourquoi ?
— Parce que tout le monde doit unir ses forces.
Et il manque quelqu'un à l'appel.
Il manque les efforts d'une personne
pour enfin pouvoir accomplir un miracle.
— ... Satoko ?
— Ahahaha...
Mais non, voyons.
Moi.
C'est moi qui manque à l'appel.
J'étais toujours à côté, en retrait, toujours une observatrice impartiale.
Fatiguée de toutes ces morts et de ces réincarnations, je m'étais déclarée au-dessus de toutes ces conneries. J'avais décidé que dorénavant, j'étais un être supérieur, une sorcière omnisciente.
J'avais oublié que j'avais aussi des forces pour me rebiffer contre le Destin.
J'avais un rôle à jouer dans ces pièces, j'étais une actrice, mais quelque part au cours des répétitions, j'avais pris un paquet de popcorn et une boisson, pour m'installer confortablement dans l'un des sièges des spectateurs.
Dans ces conditions, forcément, les pièces ne pouvaient pas bien se finir, puisqu'il manquait toujours l'une des actrices principales à l'appel… Moi, je n'avais rien à faire parmi les spectateurs, normalement.
J'étais sur la liste des comédiens, j'avais un rôle à jouer sur les planches de la scène.
C'était sûrement pour ça que toutes les représentations avaient fait des bides monumentaux.
Dans le monde où Rena prenait l'école en otage, par exemple, eh bien...
... si j'observais la scène avec détachement, comme une bonne spectatrice, Keiichi ne trouvait pas le détonateur et tout finissait dans une grande explosion.
Mais la dernière fois, j'étais monté sur scène à l'heure, et la pièce avait pu continuer.
Parce que moi aussi, j'étais moi-même l'un des rouages et des engrenages qui faisaient tourner le monde.
Et apparemment, j'avais oublié cette évidence depuis bien longtemps.
— C'est à moi de libérer l'âme de Satoko.
... Je suis la seule à pouvoir lui faire conjurer les souvenirs de Satoshi.
Enfin, je ne suis peut-être pas la seule, mais je suis probablement la mieux placée pour réussir.
Et puis même, ça ne change rien au fait que si moi je ne les aide pas, alors il manquera toujours quelqu'un à l'appel. Sans moi, pas de miracle. Pas de miracle, pas de solution.
— ... ... ... Rika.
Tu as déjà pris cette décision plusieurs fois par le passé, et à chaque fois, tu as versé des larmes amères lors de ta défaite.
Est-ce que tu es sûre que tu veux essayer ?
— Je sais, je sais.
C'est une chance comme jamais, une occasion en or qui se présente.
Même si je décide de me donner à fond “la prochaine fois”, le monde peut très bien prendre un mauvais virage, indépendamment de ma volonté.
Parfois bien plus rapidement et bien plus cruellement que dans ce monde-ci.
— ... ...
— C'est pourquoi j'ai pris ma décision.
Si jamais tout rate encore une fois maintenant...
je pense qu'il sera temps pour moi d'abandonner.
— ... Comment ?
Hanyû me dévisagea, la terreur évidente sur son visage.
Entre nous, le mot “abandonner” était lourd de sens et n'était pas utilisé à la légère.
Il ne signifiait pas simplement de laisser les choses suivre leur cours.
Il signifiait accepter tout.
Accepter la voie sans issue dans laquelle j'étais.
Accepter la mort, une fois pour toutes.
— ... Non... Non, non, non, NON !
— ... Je sais pas comment dire. Je pense avoir compris que c'est parce que je ne me bats pas que ma mort m'est aussi insupportable.
J'ai eu tellement de chance jusqu'à présent dans ce monde-ci...
Je veux dire, à part le retour de Teppei, tout allait bien. C'est un monde quasiment parfait, comme je n'en verrai peut-être jamais plus.
Et jusqu'à présent, j'ai bien mené ma barque.
Je pense que c'est maintenant ou jamais l'occasion de tenter ma chance. Si jamais ça ne marche pas maintenant, alors que je suis dans les meilleurs conditions et que je lance toutes mes billes dans la bataille, alors c'est clair, je n'arriverai jamais à vaincre le Destin.
Et je pense que si je meurs en faisant tout mon possible pour éviter la mort, eh bien, elle sera plus facile à accepter. Si vraiment il n'y a rien à faire, il n'y a rien à faire, et puis c'est tout.
— Non, Rika, tu peux pas dire ça, t'as pas le droit...
Non, non... non, quoi, non !
Je suis le seul être sur cette terre capable de communiquer avec elle.
Si jamais “je” mourais, elle se retrouverait encore une fois à vivre toute seule pendant des siècles, voire des millénaires.
Et c'est ce dont elle avait le plus peur.
C'est d'ailleurs peut-être pour ça qu'elle essayait de faire de moi une spectatrice des événements.
Elle voulait faire en sorte de me rendre insensible aux aléas du sort, pour préserver la force de mon âme. Pour me faire vivre plus longtemps.
— Tu sais, Hanyû, je suis une actrice dans cette histoire. Je l'ai toujours été.
Je te suis très reconnaissante de m'avoir appris à passer de l'autre côté de la scène et à apprendre à regarder le déroulement des événements, mais si je ne monte pas sur scène, la pièce ne peut pas continuer correctement.
Et c'est peut-être justement pour ça que mon Destin s'est enfoncé dans une impasse.
— ... Rika.
Je t'assure que quelque part, il existe un autre monde dans lequel tu auras tout autant, si ce n'est pas plus de chance que maintenant. Un monde dans lequel l'oncle ne revient pas.
Il n'y a pas besoin d'un miracle pour ça, il suffit d'un seul lancer de dé chanceux en plus.
— Un monde aussi chanceux ? Sans l'oncle ?
Oui...
Oui, ce serait un monde merveilleux, en effet.
Il resterait toujours à voir si je survivrais dans un monde pareil, puisqu'apparemment ma survie n'était liée à aucun événement en particulier,
mais le monde dont Hanyû me parlait était certainement un monde formidable.
— Il faut attendre d'atterrir dans ce monde-là, avec moi, j'attendrai avec toi, tu ne seras pas seule !
Je t'en supplie...
Rika... tu ne peux pas abandonner maintenant. Il ne faut pas dire ça !
— ... Si je meurs, il ne restera plus personne pour t'entendre geindre.
C'est à peine si tu arriveras à faire ressentir ta présence ou entendre les bruits de tes pas.
— Méé euh, méééé euh !
— Bon, eh bien... Il faut que je retourne sur scène, maintenant.
Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir.
Et puis de toute façon, toi aussi, tu dois en avoir marre de cet été qui n'en finit pas ?
— ... Je déteste encore plus les longues périodes de temps où je n'arrive parler à personne.
Et donc elle préfère me voir devenir dingue à répéter sans cesse les mêmes choses pendant une centaine d'années, plutôt que de subir une nouvelle période d'isolation totale...
... En même temps, après tout, c'est son problème, pas le mien.
— ... Moi aussi, je veux survivre à ce destin et découvrir un nouveau monde au-delà du mois de juin 1983,
mais je veux le découvrir avec toi, Rika. Sinon, ça n'aurait aucun sens !
En fait, elle était dans la même situation que moi. Je ne voulais pas simplement survivre, je voulais survivre entourée de tous mes amis. Hanyû faisait pareil avec moi.
Je voulais un monde heureux, un monde où tous mes amis seraient normaux dans leurs têtes.
Un monde où j'aurais survécu à la fête de la purification du coton de 1983.
Hanyû avait exactement le même problème.
Elle ne voulait pas survivre seule. Sans moi, son monde n'avait plus aucun sens.
Ce n'est pas un hasard si je recommence ma vie depuis le début dans tous ces mondes.
C'est parce qu'elle et moi en faisons le vœu. Ce n'est pas un pouvoir qui serait le sien propre, mais bel et bien notre pouvoir.
Lorsque je fais le vœu de refaire ma vie et d'essayer d'obtenir un sort meilleur, Hanyû, dans le même temps, fait le vœu de passer à nouveau du temps avec moi.
Nos intérêts convergeants sont la source de ce renouvellement constant.
Mais si je devais refuser de recommencer à vivre, alors notre long voyage prendrait fin.
Or, même si j'ai déjà été à deux doigts de devenir complètement folle, je n'ai jamais refusé de recommencer ma vie.
J'ai cru pendant près de cent ans, si ce n'est plus, que l'espoir me ferait vivre, et que je finirais bien par m'en sortir, comme une conne.
Mais désormais, notre pouvoir était faible. Je ne pouvais plus que reprendre ma vie à peine quelques semaines avant son terme.
Et donc pour vaincre le Destin, j'avais désormais de moins en moins de temps.
Encore quelques fois, et je reprendrai ma vie le jour-même de ma mort.
Et là, je serai réellement dans une impasse, au propre comme au figuré.
Je pense que je n'aurai plus jamais la chance dont j'ai fait preuve dans cette présente itération.
Dans une durée infinie de temps, oui, j'aurais la possibilité de retomber dessus.
Mais je n'avais plus une durée infinie de temps à ma disposition.
Je savais que Hanyû me faisait cette proposition pour ne pas précipiter mes décisions.
Mais elle, elle partait du principe que je n'avais aucune limite de temps.
— Tu imagines un monde où tu mourrais et tu revivrais cette dernière unique journée encore et encore ? C'est un cauchemar auquel je n'ai même pas envie de penser.
Je voudrais en finir de mon propre chef avec ce monde, avant d'en arriver là.
C'est pourquoi j'ai pris ma décision, ce monde-ci sera le dernier.
Si je meurs ici, alors j'arrête les frais.
— Non... Méééé euh, non, non, non !
Non ! Non...
Voyons voir si je peux traduire ça en un langage compréhensible par tout le monde...
« Ce monde se finira mal, comme tous les autres.
Alors ne tente pas le coup, tu ne gagneras pas.
Tu peux encore vivre plus longtemps que tu ne le crois.
Attends encore cent ans. Tu peux attendre le prochain miracle.
Je vivrai avec toi, nous attendrons ensemble le bon moment. »
— Alors ? J'ai juste ou pas ?
— ... Mééé euh.
— S'il te plaît, Hanyû, prie pour notre salut.
Prie pour que les fonctionnaires nous écoutent, prie pour que Satoko soit sauvée.
Prie pour que je puisse vaincre le Destin qui m'attend d'habitude en ce mois de juin 1983.
Et si nous atteignons ensemble l'été 1983, alors je tiendrai toutes les promesses que nous nous sommes faites au fil du temps.
On mangera des pastèques, on passera l'après-midi allongées à la fenêtre.
On fera des pronostics sur l'automne,
sur l'hiver, sur les chutes de neige.
On s'amusera de la météo imprévisible.
On regardera de nouvelles émissions à la télévision, on regardera tous ces dessins animés annoncés dans les plannings mais que nous n'avons jamais pu voir.
Et j'espère qu'après, tu m'accompagneras à travers toutes les étapes de ma vie.
— ... Parmi toutes les promesses que tu m'as faites, tu m'as promis de rester avec moi et de ne jamais baisser les bras.
Tu ne peux pas abandonner maintenant, tu n'as pas le droit, tu as promis !
— ... ... ... Je te demande pardon, Hanyû, mais je crois bien que je ne pourrai pas tenir cette promesse-là.
— ... Non... Non, non, non...
— Tu verras, nous réussirons à survivre cette fois-ci.
Et tu seras avec nous.
Et nous pourrons regarder l'immensité bleue du ciel d'été.
Et je te parie que le ciel de l'été 1983 sera le plus beau que tu aies jamais vu.
Et ce miracle, je l'accomplirai dans ce monde-ci, et pas ailleurs.
Il est normalement impossible de faire ce que je fais. Il est rigoureusement impossible pour un humain normal de revivre sa vie encore et encore, jusqu'à obtenir un miracle. Cela dépasse de loin les prérogatives que les dieux nous accordent sur cette terre.
Chaque être humain s'accroche à l'espoir d'un miracle, dans une situation donnée, lorsqu'il sent que c'est maintenant ou jamais. Il prie, prie, et prie encore, et c'est à force de ferveur qu'il arrive à déclencher un miracle.
Il sait qu'il ne peut pas recommencer. Alors il y met toutes ses tripes, toute son âme, tout son cœur.
Et c'est pour ça que le miracle tant espéré se produit.
Et s'il ne se produit pas, eh bien, il sait qu'il n'a plus qu'à abandonner.
— Je n'ai pas besoin du prochain monde, Hanyû.
Je veux déclencher un miracle maintenant.
Les autres m'ont appris comment faire.
Un miracle ne se produit que si tout le monde y met du sien.
Et c'est justement pour ça qu'il se produira,
parce que j'y mettrai du mien, et que je l'accomplirai.
Et tu verras, nous arriverons dans le meilleur des mondes.
— ... Non, Rika... Non... Non... Tu peux pas me faire ça...
Les larmes aux yeux, les sanglots dans la voix, Hanyû disparut peu à peu.
Mais malgré cela, j'étais persuadée qu'elle était encore à mes côtés. Je savais qu'elle m'écoutait. Alors je lui adressai encore une fois la parole.
— Hanyû.
Tu verras, je te le promets, nous atteindrons le meilleur des mondes, nous décrocherons le bonheur dans ce monde-ci.
Alors aie confiance.
Je suis sûre que si tu es de notre côté, toi aussi, alors le miracle aura beaucoup plus de chance de se produire.
Nous étions sur la meilleure scène du monde.
Les acteurs sur les planches et les spectateurs sur les sièges ne faisaient désormais plus qu'un.
Ce qui voulait dire que si les spectateurs désiraient un changement dans le scénario de la pièce, eh bien, ils pouvaient l'imposer aux acteurs.
... Parfait.
Il est temps pour moi de reprendre ma place sur scène.
Je ne bouderai plus dans mon coin.
Je donnerai le maximum, comme Keiichi l'a fait dans chaque monde, jusqu'à présent.
Je n'avais pas le droit de me chercher des excuses -- les vents et les courants ne m'exemptaient pas de faire des efforts.
Je ne pouvais pas m'en remettre à la prochaine fois.
Il me fallait survivre à ce monde, du mieux que je le pouvais.
Ce n'était pas une décision mûe par le désespoir. Ce n'était pas l'acceptation de ma mort.
C'était simplement le bon sens de reconnaître qu'un humain ne vivait qu'une seule fois.
Et c'est pour cela que l'être humain brille de mille feux.
Moi, je me pensais au-dessus de ça. J'avais perdu mon éclat.
J'avais perdu ma capacité à accomplir des miracles.
La dernière fois, lorsque Rena avait prise l'école en otage...
... j'étais montée sur scène, in extremis, j'avais stoppé Rena, et Keiichi avait pu désamorcer le détonateur.
C'était un exemple dans lequel mes actes avaient eu une influence positive sur le script de la pièce de théâtre.
Et qui sait ?
Peut-être que dans tous les autres mondes, si j'avais été moins occupée à bouder dans mon coin, j'aurais pu réussir quelque chose, en m'en donnant les moyens.
Mais non, j'avais tout de suite abandonné, sans trop chercher à comprendre. J'avais jeté l'éponge et perdu tout intérêt dans les mondes précédents.
Et c'est pour ça que le miracle que j'attendais tant ne s'était jamais produit.
C'est à cause de mon attitude de partisane du moindre effort que j'étais dans une merde pareille.
... Hanyû.
Je t'en supplie, essaie de me comprendre.
Ne pleure pas.
J'aimerais te savoir à mes côtés. Je veux que tu te battes avec moi, une dernière fois, maintenant.
Il m'était impossible de savoir si Hanyû avait daigné m'écouter.
Je pris la parole plus fréquemment, et décrivis comme je pus la situation terrible dans laquelle Satoko se trouvait.
Bien sûr, Keiichi et Irie aussi firent de leur mieux.
Je ne savais pas si les fonctionnaires du centre de protection de l'enfance avaient réellement réalisé l'horreur de la situation.
Il ne me restait plus qu'à prier, encore et encore...
— Alors, comment ça s'est passé, p'tit gars ?
— Hmm, mouais bof.
J'ai eu l'impression qu'ils nous servaient la même soupe qu'hier.
Leur chef aussi, d'ailleurs.
— Et donc ils ne se bougeront pas ?
Ils vont continuer à observer la situation avec prudence ?
— Oui, en gros, c'est ça.
Ils ont dit que généralement, ils faisaient une visite par semaine et qu'ils réajustaient tous les mois...
— Ils veulent enfermer Satoko avec son oncle pendant au moins un mois ??
Mais ils sont complètement pas normaux dans leur tête ! Ils ne comprennent pas à quel point elle pourrait morfler ?
— Oh, pour ça, Maebara a vraiment tout expliqué bien comme il fallait.
Moi aussi, je leur ai parlé de son état de santé de l'année dernière,
mais...
— Tant qu'elle ne lancera pas un appel au secours, la situation n'est pas urgente ?
— Encore une fois, ce ne sont pas mes oignons,
mais est-ce qu'il ne serait pas possible de convaincre Satoko, plutôt ?
— ... Il paraît que si elle s'en va, son oncle menace de jeter les affaires de son frère.
C'est quand même quelque chose...
— Et donc ils s'en tiennent à leurs premières conclusions ?
Ils devraient pourtant comprendre qu'elle ne peut pas leur demander de l'aide !
En plus, c'est un peu exactement leur rôle de se rendre compte de ce genre de situations.
J'aurais bien voulu leur gueuler dessus comme un putois, mais bon.
C'est leur boulot, et ils le font.
C'est juste qu'ils n'ont pas la même vision des choses sur l'urgence de la situation.
— Donc en gros, quand nous on leur dit “sauvez Satoko”,
ils sont d'accord, mais “seulement si elle le demande”, c'est bien ça ?
... Il ne serait pas possible de concilier un peu tout ça ?
Peut-être réussir à leur faire parvenir un SOS plus ou moins clair émanant directement de Satoko ?
— Oh, nous en avons parlé, oui.
Ils nous ont écouté sans broncher, mais...
— Vu comment la réunion s'est passée, je dirais qu'ils en ont juste pris note, sans vraiment prendre l'alternative au sérieux.
Merde…
Quand j'avais vu que leur plus haut gradé venait à la table, j'avais vraiment pensé que nous pourrions obtenir enfin quelque chose, mais...
En fin de compte, nous n'avions pas progressé, il avait parlé bien, mais ne comptait pas faire suivre.
Pourtant, je savais que nous avions fait des progrès.
En surface, il semblait que notre visite n'avait eu aucun effet, mais nos attaques répétées n'avaient pas été vaines.
Ce n'était pas parce que trois attaques successives ne nous avaient pas menés à la victoire qu'il fallait rendre les armes. Il fallait continuer à attaquer, jusqu'à obtenir la libération de Satoko...
— J'ai déjà parlé aux autres en leur demandant de venir demain, s'ils le peuvent.
Mais il faut pas se faire d'illusions, on sera moins nombreux.
— Ça me fait mal au cul,
mais apparemment, c'est le maximum qu'on peut faire.
C'est dommage, c'était bien parti...
Sauf qu'on peut pas abandonner maintenant !
Même si on sera moins nombreux demain, il ne faut surtout pas relâcher la pression !
— Même si personne d'autre ne vient,
moi, je serai là.
Je continuerai de venir ici jusqu'à ce qu'ils prennent la bonne décision, même si je suis seule.
— Je peux en dire autant.
J'ai aucune intention de me taire.
Merci d'avoir demandé, Mion.
On fera avec les gens qui viennent, ce sera toujours ça, c'est pas grave.
Les banderoles et les écharpes, elles font leur petit effet quand on les voit depuis les fenêtres, tu peux me croire.
— Ahahahahaha ! Eh bien tant mieux, j'ai bien fait de les coudre pendant la nuit, alors.
— ... Irie, je tenais à te dire merci pour les écharpes et tout.
— Allons, allons.
Tu sais, j'aimerais faire beaucoup plus, mais je ne peux pas.
— ... ... Moi aussi, il faut que je fasse beaucoup plus.
Je pensais que toute seule, je n'arriverais à rien, c'est pourquoi je ne me suis pas trop impliquée. Mais aujourd'hui, en vous voyant parlementer, Keiichi et toi, je me suis rendu compte qu'il y avait encore des choses que je pouvais tenter.
Rika s'était réellement tenue à l'écart de nos décisions jusqu'à présent.
J'avais été très surpris et très heureux de la voir prendre la parole tout à l'heure.
Par contre, j'étais curieux de savoir ce qu'elle pouvait faire de plus...
— ... Si j'arrive à entrer en contact avec Satoko, je vais essayer de la convaincre d'appeler au secours.
Je pense que je suis la seule à pouvoir réussir à faire ça.
Si Satoko se décidait à demander de l'aide, alors tout rentrerait très vite dans l'ordre.
Tout le monde le pensait, tout le monde en était persuadé.
Mais personne ne savait comment en parler à Satoko sans faire revivre le spectre de son grand frère.
Satoko.
Je sais que tu penses à ton frère, mais là, c'est pas la question.
Je t'en supplie, dis quelque chose, crie à l'aide de façon à ce que les services de l'enfance t'entendent !
Tu n'as qu'un mot à dire et les gens voleront à ton secours...
En même temps, je ne pouvais pas me permettre de lui demander d'ignorer les menaces
qui pesaient sur les affaires de son frère.
Je ne l'avais pas connu, je ne savais même pas à quoi il ressemblait. J'étais mal placé pour venir ramener ma fraise.
La seule qui pouvait éventuellement réussir ce tour de force, c'était Rika. Rika avait vécu pendant un an avec elle, tous les jours, partageant toutes ses joies et surtout ses peines, comme une vraie famille.
— C'est pas faux.
J'ai essayé de lui parler aujourd'hui, mais elle n'a pas eu l'air convaincue.
Ce que je lui dis ne l'atteint pas. La seule qui éventuellement compte pour elle, c'est Rika.
— ... C'est pas très plaisant de me dire que ma parole ne vaut rien, mais c'est un peu vrai.
C'est Rika, sa meilleure amie.
Si vous n'y arrivez pas, Dame Rika, alors personne n'y arrivera.
— On peut considérer que si nous arrivons à convaincre Satoko, l'affaire sera réglée.
C'est peut-être celle-là, la meilleure méthode, finalement.
Ça pourrait être plus rapide et plus efficace que nos protestations ici.
— Non, je ne pense pas.
Rena a raison.
Il faut que les deux parties fassent des efforts si nous voulons arriver à un quelconque résultat.
Ce qui veut dire que Satoko aussi,
et surtout, moi aussi.
Si nous n'y mettons pas tous du nôtre, nous n'accomplirons pas de miracle.
Moi, j'avais abandonné.
Pas étonnant que ça ne marche pas !
C'est pourquoi moi aussi, je vais faire des efforts.
Et alors, Satoko y mettra aussi du sien.
... Hmmm,
je sais pas trop comment le dire.
Je suis désolée, j'arrive pas à l'expliquer correctement.
Rika était du genre taciturne, mais parfois, elle avait de sacrées envolées.
Ce n'était pas parce qu'elle ne disait rien qu'elle n'en pensait pas moins.
Mais c'était peut-être justement parce qu'elle ne parlait pas souvent qu'elle ne savait pas exprimer tout ce qu'elle ressentait et qu'elle retenait caché en elle.
Nous voulions continuer de venir porter plainte.
Et pendant le même temps, Rika essaierait de convaincre Satoko.
C'était probablement la meilleure méthode pour obtenir des résultats. Et puis franchement, je ne voyais pas ce que nous pouvions faire d'autre.
Il nous fallait placer nos espoirs sur ces méthodes banales.
Et nous ne pouvions pas remballer nos billes tant que nous n'aurions pas gagné.
Parce que sinon, nous perdrions tout, absolument tout.
Il nous faut absolument la sortir de là.
Et pour ça, nous n'avons pas le choix, il va falloir nous serrer encore plus les coudes.
Mais il va aussi falloir faire vite, parce que vu l'état de Satoko aujourd'hui, nous n'avions plus beaucoup de temps devant nous...
Qu'est-ce qu'on peut faire, bon sang ?
Demain, nous serons moins nombreux.
Nous ne pourrons pas les impressionner plus qu'aujourd'hui.
Lentement mais sûrement, la nervosité me gagnait, remontant lentement dans mon gosier. Pour donner le change, je ne pouvais que déglutir, encore et encore...
— Il commence à faire sombre.
Mion, tu devrais donner le signal pour laisser les gens rentrer chez eux.
Quant à moi, ce soir, je dois être à la réunion du comité. Je pense que je vais aller directement à la salle de réunion, au sanctuaire.
— Ouah, c'est vrai en plus, moi aussi je dois y aller !
Merde, j'avais complètement oublié...
Mais alors du coup, moi aussi ?
Quoique, je peux me permettre de ne pas y aller, je ne suis pas nécessaire au bon déroulement de leurs palabres.
Mais en même temps, c'est une question de principe. Même si je ne comprends pas trop de quoi ils causent, je ne peux pas me permettre d'être absent, ce serait malpoli.
Je dois absolument y aller.
— Il vaut mieux en arrêter là pour aujourd'hui, alors.
Vous devrez vous dépêcher si vous ne voulez pas arriver en retard.
Mion se répandit en remerciements envers les gens qui avaient fait le déplacement ce jour-là, puis enjoignit ceux qui le pouvaient à revenir le lendemain.
Alors, il fut l'heure de se séparer, et le rassemblement du troisième jour prit officiellement fin.
— Allô ?
C'est moi, Keiichi.
Ouais.
Non, non, je mangerai en rentrant, plutôt.
Non, je vais d'abord à la réunion, je rentre pas tout de suite.
... Il est parti déjà, papa, au moins ?
Oui, oui, oui, c'est bon, OK, merci. Allez, à plus.
Après avoir appelé ma mère pour la prévenir de mes plans pour la soirée, je raccrochai et sortis de la cabine.
Pour être tout à fait honnête, c'était encore un peu tôt.
Mais si je rentrais d'abord à la maison pour manger, j'avais toutes les chances d'arriver en retard.
Normalement, Mion, le Chef, Rika et moi devions aller à la réunion.
Sauf que Shion avait décidé de nous accompagner,
et alors du coup, Rena ne voulait pas se retrouver à rentrer toute seule comme une conne. Elle s'était donc spontanément invitée.
— De toute façon, mon père m'a dit qu'il partait boire un coup avec les collègues ce soir. Je n'ai rien de prévu !
J'espère juste que je ne vous gênerai pas trop.
— Mais non, du tout, voyons.
Je parie que les anciens seront très contents de voir que les jeunes s'intéressent à la fête.
— ... L'âge moyen des participants va beaucoup baisser.
— Ahahahaha !
Moi, je veux surtout aller dire bonjour à ce cher vieux Kimiyoshi, ça fait un bail.
Ainsi donc, nous étions six à nous déplacer dans la pénombre du soir, en route vers le sanctuaire Furude.
Il y avait déjà de la lumière dans la salle municipale.
Apparemment, il y avait déjà des gens qui attendaient.
— Bonsoir !
Eh ben alors ? Vous êtes bien en avance, dites voir !
— Oh, bonsoir, Mion. Eh, mais vous êtes nombreux, qu'est-ce qu'y se passe ?
Oh, bonsoir, Docteur.
— Bonsoir, bonsoir.
Vous êtes vraiment en avance, vous savez.
— Ahahahahaha, allons bon, nous n'avons rien d'autre à faire de nos journées, surtout !
Alors que nous disions encore bonsoir à tout le monde, des gens arrivèrent.
Décidément, ils venaient tous bien tôt.
C'était peut-être une bonne habitude à prendre en société...
— Tiens donc, je me disais aussi que les chaussures étaient bien colorées, ce soir ! Alors, la jeunesse, ça va ?
Oooh, Shion, ça faisait longtemps, comment tu vas ?
Qu'est-ce qu'y t'arrive aujourd'hui ?
C'était le maire du village, M. Kimiyoshi.
Il passa et dit bonjour à absolument tout le monde.
Il n'arrivait pas seul, de nombreuses personnes entrèrent à sa suite.
— Bonsoir ! En effet, cela faisait bien trop longtemps que je n'étais pas venue.
J'étais avec ma sœur, alors je me suis dit que je pourrais en profiter pour dire bonjour.
— Aaah, d'accord, je vois.
Eh ben c'est gentil d'être passée.
J'espère que tu viendras aussi pour la fête de la purification du coton !
— Oh, ça, pas de souci !
Je voulais venir, de toute façon.
Je suis trop curieuse de voir ce que la vente aux enchères va donner avec Keiichi !
— Ahahahahahaha !
Bah, c'est vrai que ce sera intéressant de voir comment les jeunes se débrouillent. Et puis, il va falloir penser à demander à d'autres plus jeunes de prendre le relais.
... Ah, au fait, Mion, justement, j'ai un truc à te dire.
Tu peux venir une minute ?
— Oui, oui, j'arrive.
Laisse-moi deviner, un certain Y n'aime pas la disposition des stands ?
— Ahhhahahhahaha ! Aaah, bah, que veux-tu, c'est comme ça, hein...
Mion suivit le maire et quelques autres anciens jusqu'au dehors.
Aaah, oui, forcément, puisque tout le monde est dedans, ça va plus vite d'aller dehors pour parler en privé.
— On est jeudi, aujourd'hui. Il reste trois jours avant la fête.
Tu as déjà tout préparé, j'imagine, Keiichi ?
— Qui, moi ? J'ai préparé que dalle, oui !
Il faut y aller à l'instinct. Tant que je me fais pas dans le froc, ça ira.
— ... De toute manière, c'est plus drôle quand tu es tout gêné et que tu cherches des excuses.
Tout notre groupe éclata de rire.
D'autres gens plus âgés se joignirent à la conversation,
et nous commençâmes à discuter de ce que nous attendions de la fête de cette année, de ce que les jeunes pourraient faire, et ainsi de suite.
Alors que la conversation battait son plein, Mion me tapota l'épaule.
— P'tit gars, je peux te parler en privé ?
Elle avait parlé à voix basse. Elle me fit comprendre d'un regard discret qu'elle désirait s'entretenir avec moi seule à seule, dehors.
Que pouvait-elle vouloir ?
En arrivant dehors, je vis la maîtresse et le directeur de l'école.
— Ah, tiens, Madame Cie, Monsieur le Directeur !
Bonsoir.
La maîtresse me rendit mon salut, mais le directeur ne répondit pas -- il ne m'avait peut-être pas entendu.
Il avait les yeux fermés et semblait perdu dans ses pensées.
En voyant leurs mines, la bonne humeur qui m'avait habitée disparut, comme si je dégrisais.
Je savais que je n'allais pas aimer la suite de la conversation.
— ... Maebara, il faut qu'on parle.
— Laissez-moi deviner : les nouvelles ne sont pas bonnes ?
— ...
— Vous comptez y retourner demain ?
— Oui.
Nous y retournerons encore et encore, jusqu'à ce qu'ils se bougent.
Je ne pense pas que nous aurons autant de monde qu'aujourd'hui, mais nous avons déjà pris rendez-vous pour demain.
N'est-ce pas, Mion ?
— ... Maebara...
Si tu as déjà pris des engagements pour demain, tant pis, mais... tu ne veux pas attendre de voir comment les choses évoluent, ensuite ?
Il me souvint de la mise en garde d'Ôishi.
Je commençai à comprendre ce qu'il se passait.
— C'est quoi, un conseil d'ami ou une mise en garde ?
— ... ...
— ... Si nous faisons encore du raffut, les gens influents du village vont devoir prendre des décisions.
Donc il vaudrait mieux qu'on l'écrase. C'est ça ?
— ... Maebara, je t'assure que je suis persuadée que ce que vous faites est juste.
Je pense aussi que vous avez raison d'aller vous plaindre.
Mais...
Elle ne trouva pas les mots pour poursuivre.
Elle nous avait accompagnés la veille. Elle était de notre côté.
Elle nous avait soutenus publiquement...
Et aujourd'hui, elle faisait exactement le contraire...
C'était un choc. J'eus du mal à réprimer un léger malaise, presqu'un étourdissement.
— ... P'tit gars, je tiens à préciser,
la maîtresse est derrière nous, en tant que personne.
Mais...
...
...
...
Comment dire…
— Je suppose que le conseil supérieur de l'éducation nationale a passé quelques coups de fil au rectorat ?
— La maîtresse est pas du genre à se taire face aux pressions de ses supérieurs, p'tit gars.
Tu sais pas à quel point son sens de la justice est important pour elle.
Tu sais, quand l'État nous a fait des misères pour fermer l'école, elle a fait un gros doigt à sa hiérarchie et elle est restée ici.
Je le savais, Mion me l'avait déjà raconté -- enfin, je crois.
Lors de la guerre du barrage, l'école avait officiellement été fermée.
Mais les gens n'avaient pas accepté et avaient continué à envoyer leurs enfants ici à l'école.
Sauf qu'officiellement, le rectorat n'avait envoyé personne ici pour assurer les classes.
Et malgré cela, Mme Cie était arrivée ici pour accueillir les enfants.
Après la victoire des villageois pour le barrage, les Sonozaki avaient usé de leur influence pour maintenir Mme Cie en poste à Hinamizawa.
Ce qui voulait dire que l'existence de cette école ne tenait qu'à un fil.
Elle était une défaite concédée par l'État, encore une fois.
Sauf que sur ce, la maîtresse est venue hier mener la classe pour porter plainte.
C'était quelque chose de très courageux de sa part,
mais en même temps, c'était une aubaine pour les gratte-papiers qui voulaient faire fermer l'école depuis toutes ces années.
— Disons que, là où je veux en venir,
c'est que la maîtresse ne pourra plus nous aider.
La maîtresse ponctua cette affirmation en baissant les yeux, honteuse.
C'était la première fois que je lisais autant de tristesse dans son regard.
— ... Si le problème n'était que le mien, je démissionnerais et ce serait réglé.
Je ne veux pas me retrouver à ne pas pouvoir soutenir un élève à cause de je-ne-sais-quels jeux politiques.
... Et pourtant, c'est ce qu'il va se passer. Sinon, il n'y aura plus d'école à Hinamizawa.
Je ne sais pas qui avait porté le coup.
Mais quelqu'un au rectorat avait menacé de faire fermer l'école si l'histoire de Satoko prenait des proportions trop grandes.
La maîtresse ne pouvait très certainement pas endosser seule la responsabilité de la fermeture de l'école, c'était trop pour ses épaules...
— ... Vous savez... Hier soir, M. Ôishi m'a raconté un truc.
C'était justement ici, on faisait la conversation juste avant de partir.
Il m'a dit que si j'ouvrais encore ma gueule avec cette histoire, je devrais me frotter à ceux du village qui n'aimaient pas les Hôjô.
Enfin, un truc dans le genre.
— ... Ah ouais ? Il a dit ça ?
... Ouais.
Ouais, il a pas tout à fait tort, en fait, c'est pas faux.
Mion aussi baissa le regard.
Pour moi, Mion et la maîtresse avaient toujours été des modèles de personnes fortes, sûres de leurs convictions.
Le fait de les voir baisser le regard et ne plus oser me regarder en disait long sur leur détresse intérieure. Elles devaient vraiment se sentir dans une impasse, et ça, ça ne me plaisait pas du tout.
— Mion, t'était avec nous ! C'était y a pas une heure !
C'est pourtant toi qui as demandé aux autres de revenir demain !
Qu'est-ce qu'il t'arrive, t'as changé de place avec ton double extra-terrestre ou quoi ?!
C'est en le disant que l'explication m'est venue à l'esprit, tout bêtement.
Elle était sorti discuter avec le maire tout à l'heure.
Donc c'est forcément là qu'il lui a mis la pression...
— Je vois, je vois, je vois...
C'est de ça que le maire t'a parlé tout à l'heure.
— ... Bah, pas seulement, mais ouais.
Ouais...
Son sourire faisait peine à voir.
Elle n'avait pas discuté dix minutes avec le maire.
Je me demande bien ce qu'il a pu lui dire en dix minutes pour lui plomber le moral à ce point...
— Mion, t'es la fille la plus forte que je connais, et je suis vachement fier de te connaître. Quant à vous, Maitresse, ben, vous êtes la maîtresse, quoi, vous êtes un modèle.
Franchement dit, j'arrive pas imaginer quelles menaces on a pu vous faire pour vous museler en une seule soirée.
Oh, je ne leur en voulais pas spécialement.
En fait, j'avais presque de la pitié pour elles.
Elles avaient vraiment tout fait pour rester fidèles à leurs principes.
Elles avaient tout tenté pour sauver Satoko.
— ... Écoute, Maebara,
je ne sais pas trop quoi dire...
— Ah non mais Maitresse, je ne vous demande pas de vous excuser, hein.
Je commençais à en avoir un peu ras le cul
de ce village et de toutes ces conneries.
— J'ai besoin de savoir.
Pourquoi est-ce que ce village en a encore après les Hôjô ?
La guerre du barrage est terminée, le village a gagné, et les Hôjô sont morts !
Il ne reste que Satoko, c'est pas de sa faute à elle, quand même ?
Alors pourquoi ?
Qui en a après elle ?
Dites-moi, qui pose problème ?
J'irai lui parler directement !
— ... P'tit gars, pour être honnête, je pense que personne ne déteste les Hôjô.
— Comment ça ?
Mais qu'est-ce que tu me chantes, là ?
— ... Les Hôjô sont devenus un peu les ennemis jurés du village à l'époque.
Le village entier était remonté contre eux.
Je pense que depuis la mort des parents, tout le monde se doute bien que normalement, Satoko et son frère n'y sont pour rien.
... Mais pour l'instant, personne n'a mis le sujet sur la table. Personne n'a proposé de dire une fois pour toutes que c'était fini et qu'on leur pardonnait.
— Si tu veux, je peux t'en dire un peu plus sur le sujet, mon cœur.
— Shion ?
Elle n'était pas seule.
Rena et Rika se tenaient derrière elle.
J'imagine qu'elles avaient voulu savoir ce que nous fabriquions et qu'elles avaient surpris la conversation.
— En fait, c'est un peu en montant les gens contre eux que le village a commencé à se serrer les coudes, donc les gens ont toujours un peu peur d'eux.
… Mais pas des Hôjô directement.
Ce que je veux dire par là, c'est qu'ils ont peur de voir leur nom associé à celui des Hôjô, et à subir des discriminations eux aussi.
Et donc personne ne veut que les autres les “soupçonnent” de vouloir aider Satoko,
parce que sinon, ils savent que le reste du village va se liguer contre eux.
Et même maintenant, plusieurs années après la fin des affrontements liés à cette histoire de barrage, eh bien, cette peur tenait les gens au ventre.
— Mais enfin, c'est pas possible, t'es pas sérieuse ?
Mais pourtant, à l'école, les autres enfants se comportent normalement avec elle !
— Oui, mais les enfants ne sont pas les anciens du village.
Et les anciens du village, eh bien, ils ont le bras long.
— Je suppose en fait que tout le monde imagine que mon aïeule en veut encore aux Hôjô, et tout le monde a peur d'elle.
Mais elle, c'est un peu différent.
Elle a peur.
Elle a peur que si elle se montre moins ferme envers les survivants de la famille Hôjô, les autres personnes du village la croient faible et cessent de la respecter.
— Bon, j'y comprends plus rien, là, c'est officiel.
Allez un peu plus vite dans vos explications.
Je dois casser la figure à qui pour faire avancer les choses ?
— Non mais ce que je veux dire,
c'est que probablement qu'il n'y a personne qui déteste les Hôjô, en fait.
Tout le monde se dit que c'est bon, on peut passer à autre chose, le passé, c'est le passé.
Mais personne n'a le courage de le dire en public !
Tout le monde s'imagine que les autres sont encore à fond dedans !
— Mais alors... C'est juste un énorme malentendu ?
— Oui, c'est un peu ça.
Demande à chaque personne séparément, et tu verras.
Tu ne trouveras personne pour dire du mal de Satoko en privé.
Ses parents sont morts, leur famille a payé son tribut, l'ardoise est réglée.
C'est d'ailleurs pourquoi la vieille folle a dit de ne plus se mêler de leurs affaires.
Mais elle n'a pas officiellement prononcé leur pardon et leur réhabilitation.
— ... C'est probablement aussi un peu à cause de mon père.
— À cause de ton père ?
Mais pourquoi donc, Rika ?
— ... Mon père ne s'en faisait pas trop pour cette histoire de barrage. Les habitants du village ont commencé à penser qu'il avait peur, qu'il n'avait pas l'étoffe d'un leader.
— Ouais, c'était un pacifiste.
Enfin, je crois surtout qu'il savait rester calme en analysant la situation.
Mais les autres gens, ils s'entraînaient mutuellement, ils se poussaient à la provocation, ils se croyaient comme à la fête. Ils voulaient le voir mener la rébellion.
C'est pour ça que mon aïeule a commencé à durcir le mouvement. Ele savait qu'en faisant ça, elle réussirait à créer des liens forts entre les gens et réunir tout le village sous la même bannière.
— Et donc comme c'était elle la plus hargneuse envers les Hôjô à l'époque, elle ne peut pas redevenir gentille comme ça, d'un seul coup ?
— ... Ouais, en gros, c'est ça.
Les anciens du village savent qu'elle est pas du genre à changer d'avis comme de chemise, et ils trouvent ça admirable.
Et donc maintenant, elle ne peut pas tout arrêter du jour au lendemain.
— Mais c'est dégueulasse !
Mais alors... Ça veut dire que tout le monde se rejette la faute pour ne pas en finir avec cette histoire ?
Tout ça parce qu'ils ont peur de se faire critiquer ? Mais c'est écœurant !
— Au début, il y avait pas mal de gens qui étaient d'accord pour céder les terrains, parce que l'État proposait de belles sommes et que les gens n'étaient pas exactement riches.
Mais si jamais ils acceptaient les chèques de l'État, ils pouvaient être sûrs de se faire traiter de tous les noms par tous les autres habitants de la région.
Je crois que les seuls qui ont eu le courage d'accepter l'argent, ce sont les parents de Satoko.
Et là, pendant un moment, il y a eu presque autant de gens pour rester que de gens pour céder les terrains.
Or, je pense que vous l'avez compris en observant nos discussions avec l'administration ces derniers jours, si on veut obtenir des choses, il faut agir en groupe, en parlant d'une seule voix, bien à l'unisson, comme un mur d'un seul tenant.
C'était très important que le village n'eût qu'une seule position, qu'un seul avis.
C'est pourquoi, juste avant la guerre du barrage,
il y a eu une guerre interne au village.
— ... Les gens ont dit que c'était la faute de mon père si le village était scindé en deux, parce qu'il était trop pacifiste.
Mon père pensait que de toute façon, l'État ne construirait jamais ce barrage, que c'était de la poudre aux yeux.
Il ne s'en faisait pas, c'est pourquoi il restait calme et pensait que les discussions seraient plus efficaces.
Et c'est ce que les gens lui ont reproché, le fait d'encourager la prolifération des cédeurs de terrains.
— C'est un détail, mais je n'avais jamais entendu cette expression.
“Les cédeurs de terrains” ?
Au village, les gens parlent plutôt des partisans du barrage, non ?
Elle avait raison.
Lorsqu'on m'avait parlé de cette histoire, on m'avait parlé des partisans et des opposants au barrage.
— ... ... Disons que “cédeur de terrain”, ça fait un peu le mec qui est non-violent et qui préfère partir plutôt que de créer des problèmes.
Alors que “partisan du barrage”, c'est comme si c'était un activiste,
comme si la personne faisait ça sciemment, pour détruire la région.
— Ouais,
donc c'est plus facile ensuite de rallier des gens contre eux. Ça fait plus traître à la solde de l'État.
— C'est une question de relations publiques, d'image de marque, si l'on veut.
Ah, voilà le Chef, maintenant ?
Décidément. J'imagine que lui aussi voulait savoir pourquoi je ne revenais plus.
— À l'époque, à Hinamizawa, il régnait une atmosphère un peu comme dans un régime autoritaire, totalitariste.
Et donc la volonté pacifiste du prêtre Furude a conduit à une profonde division au sein des habitants.
C'est pourquoi Oryô en a conclu que si elle voulait resserrer les rangs et unir le village, elle devait se montrer agressive, belliqueuse.
— ... Je crois que je commence à comprendre.
Donc en gros,
pour que le village fasse bloc contre le barrage, elle a déclaré que les Hôjô étaient des traîtres et elle les a persécutés sans relâche, pour montrer aux autres ce qui les attendait.
Et donc les autres ont pris peur et d'un seul coup, ils n'ont plus eu envie de vendre leurs terres.
— Tous ceux qui ne se montraient pas hostiles envers les Hôjô étaient soupçonnés d'avoir pactisé avec l'ennemi.
Et donc plus personne ne les a approchés.
Ils ont fait semblant de ne plus les voir et ne répondaient jamais, même quand eux leur adressaient la parole.
— Bien sûr, ces chicaneries étaient surtout destinées aux époux Hôjô, mais à force, cela s'est étendu à toute la famille, ça allait plus vite de ne pas faire dans le détail.
Et donc même l'oncle et sa famille ont souffert à cause de leur nom de famille.
C'est fou, quand même.
C'est à cause de cette ségrégation il y a quelques années que maintenant, il peut se permettre de battre Satoko en toute impunité.
Et donc il a pris sur la figure alors qu'il n'était même pas pour le barrage. Il a souffert à cause des parents de Satoko.
Et quand les parents sont morts, il a dû en plus adopter les deux orphelins.
... Ouais.
Je commence à avoir une vision un peu plus globale du problème.
— Mais la guerre est finie, maintenant. Et puis même, les parents de Satoko sont morts.
Le clan des Sonozaki devrait en profiter pour faire table rase avec le passé, non ?
— Et on revient au début de la conversation.
Le chef des Sonozaki craint de perdre la face et donc le support des autres s'il demande à ce que les Hôjô soient pardonnés. Et Oryô ne veut pas perdre l'influence qu'elle a dans la région.
— Et donc si les gens ne la prennent pas au sérieux, elle perdra tout. C'est un peu comme d'autres groupes que l'on connaît bien, vous ne trouvez pas ?
— Tu sais, je lui ai demandé directement, alors je sais quelle est sa position.
Elle a dit qu'elle avait déjà pris de gros risques en ordonnant de laisser les Hôjô se débrouiller seuls, de ne plus les persécuter activement.
Elle préfère attendre sa mort avec ce statu quo. Et quand moi, son héritière, je serai intronisée à la tête du clan, je serai libre d'ériger de nouvelles règles, et je pourrai ordonner de tirer un trait sur le passé.
D'ailleurs, ma mère est même déjà au courant de ces dispositions.
— Oui, Maman me l'a dit.
La vieille folle a une réputation à tenir.
— OK, je reviens un peu en arrière.
Donc le maire et ses potes ont menacé la maîtresse, tout à l'heure.
J'imagine qu'ils font partie des gens influents dans le coin ?
Ils en pensent quoi, de Satoko ? Ils haïssent encore les Hôjô, ou pas ?
— Non, tu penses, bien sûr que non, c'est ce qu'il y a de plus drôle dans cette histoire.
Ni le maire, ni les autres ne veulent continuer ce cirque avec les Hôjô.
— Et donc, pour notre plus grand malheur, c'est juste qu'ils se coltinent encore les séquelles de la guerre.
Ils ont peur de subir des discriminations s'ils se montrent gentils avec Satoko.
— Mais je ne comprends pas, ni Rika, ni vous, Chef, ne faites autant de chichis avec Satoko !
— Oui, mais moi, je suis “un jeune”, et puis, je ne suis pas d'ici, je peux faire comme si je n'étais pas au courant.
Quant à Rika, c'est un cas spécial à elle toute seule.
... Elle est la réincarnation de la déesse Yashiro, après tout.
— D'après les légendes, la déesse Yashiro est descendue sur Terre pour aider les êtres humains et les démons à vivre en paix et en harmonie.
Et donc, eh bien...
— ... Elle avait toute licence pour accepter Satoko dans son foyer, puisque c'était l'essence-même de sa nature divine. Les anciens sont les plus fervents adeptes de la déesse, c'est vrai...
Plus j'en entendais, et plus je réalisais à quel point la situation de Satoko avait été précaire.
Or, elle respirait la santé et la joie de vivre, toujours partante pour les jeux du club.
Je n'y avais vu que du feu.
En fin de compte... Que se passait-il quand elle marchait seule dans le village ? Je n'en savais rien.
J'imagine qu'elle a voulu se comporter normalement, faire ses courses avec entrain, comme tout le monde.
Et qu'elle a dû être bien vexée, si ce n'est blessée, quand elle a vu comment les gens la traitaient.
Et pourtant, je n'avais jamais rien remarqué. Jamais.
Je pensais que peut-être, pendant les affrontements du barrage, oui, mais après ?
Ça ne m'avait même pas traversé l'esprit.
— C'est quand même triste, comme histoire.
Et puis surtout, c'est très stupide.
— Ah ouais, toi aussi tu le penses ?
C'était justement ce que je me disais.
— Alors donc, Satoko ne dérange personne, mais tout le monde a peur de lui parler ?
Qui est fautif, dans cette histoire ?
Personne ?
Ou bien alors tout le monde ?
— Personne ne lui en veut.
Mais par politesse envers les autres, personne ne dit rien. Eh ben les enfants...
— Ouais, je sais.
Il y a des situations dans lesquelles cette atmosphère crée un cercle vertueux,
qui renforce les liens entre voisins, entre gens de la même région.
Mais dans le cas de Satoko, eh ben c'est exactement le contraire qu'il s'est passé.
Cette atmosphère s'est infiltrée comme de l'eau dans les murs, elle a fini par toucher tout, même les tatamis, et elle les fait pourrir de l'intérieur.
Tu sais ce qu'on peut faire quand les tatamis des sols sont pourris ? Rien.
Quand ils se mettent à pourrir, il faut les jeter dehors et les changer, tous. C'est la seule solution...
— Donc si je comprends bien, le maire et les autres nous mettent la pression non pas parce que Satoko est la mère de tous les vices,
mais parce qu'ils ont peur que s'ils ne disent rien et nous laissent faire,
il y a “des gens” à qui ça risquerait de ne pas plaire ? Alors que justement, ces gens n'existent pas, en fait ?
— ... Pour ce que ça vaut, je considère que “ces gens qui n'existent pas” sont l'essence-même de la malédiction de la déesse Yashiro.
Ce que je veux dire, c'est que les gens agissent par égard à “des gens” qui n'ont aucune existence réelle,
ce ne sont pas des humains.
Son analogie était intéressante.
Chacun obéissait docilement aux ordres, se pensant observé et jugé par tous les autres.
Et c'était même valable pour ceux qui avaient édicté les lois.
Tout le monde avait peur de tout le monde.
Et c'est cette peur qui les empêchait d'aller de l'avant et qui les poussait à respecter scrupuleusement l'omerta instaurée quelques années auparavant.
Restait à trouver un nom pour ce système de gens qui n'existent pas.
Et dans la région, la malédiction de la déesse Yashiro était une candidate toute trouvée.
Les gens pouvaient dire que la déesse avait maudit les hérétiques qui avaient voulu la construction du barrage et la destruction du village.
Ils pouvaient justifier leurs actes en disant que cette malédiction planait toujours sur Satoko.
— ... Mais vous savez, la déesse Yashiro n'a aucune envie ni aucune raison de maudire Satoko.
Elle la trouve d'ailleurs plutôt mignonne.
Alors si possible, essayez de ne pas la mêler à vos histoires sanglantes et sordides.
Tout le monde était d'accord avec ça.
Et puis, en tant que prêtresse du sanctuaire et prétendûment réincarnation de la déesse, sa manière de présenter les choses n'étonna personne.
De toute façon, il n'y avait aucune malédiction dans ce village.
C'étaient des sornettes auxquelles les gens croyaient, pour une raison ou pour une autre.
— ... Donc en fait, finalement,
le méchant dans l'histoire, c'est pas le centre de protection de l'enfance ;
c'est ce village tout entier.
— Oui,
j'en ai bien peur.
Jusqu'à aujourd'hui, je pensais qu'il nous suffisait de nous montrer courageux pour réussir à convaincre les services sociaux, mais je me rends compte qu'en fait, nous ne parlions pas à la bonne personne.
— Des tatamis pourris, hein ?
Ouais, éponger la surface ne servirait pas à grand'chose.
Pour Satoko, c'est pareil, même si les services sociaux la reprennent, elle va se retrouver dans un village qui l'ostracise, c'est pas une solution.
Je crois qu'on a pas le choix, il va falloir sortir toute la pourriture qui traîne dans le coin.
— ... Je sais pas pour toi, Keiichi, mais j'ai l'impression que nous sommes tout proches de la source de toute la gangrène de la région.
— Ouaip.
D'après l'odeur pestilentielle qui flotte dans l'air, je dirais qu'on doit être à moins de 20m de notre véritable cible.
— Attendez voir, vous deux !
Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire ?
— Mion.
Tu fais toi aussi partie du système.
Même si tu veux aider Satoko, tu ne peux pas te permettre de le faire.
C'est bien d'ailleurs à cause de ça que vous ne pouvez pas vous permettre d'ignorer les menaces et les pressions que vous avez subies aujourd'hui.
Mais moi, je suis pas comme vous, je n'ai rien à perdre ici. Je n'ai donc aucune raison de me plier à leurs exigences.
— ... ... Maebara,
tu vas quand même pas...
Ici ? Maintenant tout de suite ?
— Et pourquoi pas ?
J'ai pas envie de choper une saloperie en dormant sur des tatamis pourris, je vais tout jeter en l'air !
Quoi, Rena, tu veux m'aider ?
— Oui.
Tu savais pas ? Je suis très forte pour faire le ménage.
— Heh, ça, je veux bien croire.
Mais tu sais, tu devrais en garder sous le coude.
Je parie que si vraiment tu y allais sans faire de cadeau, tu serais capable de piéger le bâtiment de l'école et de prendre tous les enfants du village en otage.
— Ahahaha. Et toi, alors, Keiichi ? Tu crois peut-être que je ne t'ai pas calé ? Si vraiment tu avais voulu régler le problème, tu aurais pris une batte de base-ball et tu aurais déjà tué tous ceux qui nous posent problème.
— Ahahahahahahahaha !
Ouais, pas faux, pas faux. Heureusement qu'on tient ensemble.
Bon, eh bien alors, allons-y.
— Oui, allons-y.
— Mion, je comprends tout à fait que tu as une certaine position et une certaine image à défendre,
alors si tu veux t'opposer à moi pour la forme, ça me dérange pas.
Mais si vraiment les choses devaient s'envenimer, je te conseille de partir en courant.
On n'est pas à l'école, là, c'est plus un jeu !
Je ne vais pas faire semblant, je te préviens tout de suite !
— ... ...
En tant qu'héritière en titre du clan des Sonozaki, elle ne pouvait pas se permettre de me répondre à la légère, mais son regard perçant et calculateur indiquait clairement qu'elle savait à quoi s'en tenir et qu'elle approuvait mon attitude.
— ... Comme tu voudras, p'tit gars.
Puisque tu sembles prêt à y laisser des plumes,
il me semble être mon devoir de t'épauler.
— Héhéhé ! Ça, ça me plaît !
Tu vas voir, ils vont en prendre pour leur grade !
— Et toi, Shii, tu fais quoi ?
— Aah, mais moi, j'en ai rien à foutre, de ce patelin, donc je me serais battue à vos côtés, de toute façon.
Vous pouvez compter sur moi.
— Maîtresse, et vous Monsieur, je sais que je suis censé vous obéir,
mais là, nous ne sommes pas à l'école et vous n'êtes pas en service.
Est-ce que vous pourriez fermer les yeux quelques minutes ?
— ... Oui,
je pense que ça doit être faisable.
Je compte sur vous, et monsieur le Directeur aussi.
— Quant à moi, je vous aiderai aussi.
S'ils me demandent de partir, je prends la clinique et je m'en vais.
Et puis d'abord, si en tant que son futur maître, je ne peux pas protéger les arrières de ma future soubrette préférée, je ne mérite pas de vivre !
Aaaaaah, je sens qu'on va péter la baraque ! Je le sens !
Normalement, il faudrait se calmer,
mais là, non, je ne pouvais pas, alors autant mettre toute la gomme !
Je me retournai pour repartir vers la salle, et vis alors que mon père et que M. Ôishi étaient là, à nous écouter.
Je ne les avais pas entendus arriver...
— Éhhéhhéhhé !
Eh bien alors, Maebara, tu m'as l'air d'avoir le feu sacré ?
— M. Ôishi.
C'est vous qui me l'avez dit hier soir, non ?
Il y a des combats dans la vie d'un homme dans lesquels il ne peut pas reculer.
“Même si la tuile jetée provoque ta perte, eh ben, tant pis, au moins, tu te seras comporté en homme !”
— Keiichi.
— Papa, n'essaie pas de m'arrêter.
Je sais que tu tiens à ne pas avoir d'histoires avec le voisinage, mais là, c'est vraiment imp--
— Ah non mais tu fais ce que tu veux, hein.
— Pardon ?
Mon père eut un large sourire.
Je crois bien que c'est la première fois qu'il me souriait de cette façon.
— C'est ton combat, et comme tu l'as dit,
parfois, un homme ne peut pas se permettre de reculer.
Ils ne sont pas nombreux, ces combats-là, mais ils sont importants.
Et je vois bien qu'en ce moment, tu livres l'un de ces combats qui seront si importants dans ta vie. Je n'ai pas l'intention de t'empêcher d'y aller.
— ... Ouah, mais il a méchamment la classe, ton père !
— Ben j'espère bien, c'est mon père quand même !
Il a presque moitié autant de classe que moi !
— Quant à moi, je ne suis pas de Hinamizawa,
donc il serait malvenu de ma part de prendre partie, mais je dois avouer que je suis curieux de voir comment vous allez attaquer.
Quand c'est une partie décisive, quitte à couper sa main, autant couper au milieu ! Le vieux aimait bien dire ça pendant nos soirées.
Quitte à se défausser parmi les tuiles dangereuses, autant ne pas faire de compromis.
Si on pense n'avoir aucune chance, il faut se coucher, mais si on veut tenter quelque chose, il faut y aller au culot.
— Oui, au mah jong, les points augmentent de manière exponentielle,
donc même si tu fais trois petites victoires, il suffit de perdre une fois contre une grosse main et toute ta soirée est foutue.
Si tu veux gagner, il faut tenter des trucs qui rapportent beaucoup.
— Tiens donc, M. Maebara, vous aussi, vous jouez au mah jong ?
Mon père et M. Ôishi se découvrirent l'un en l'autre un grand ami potentiel. Ils faisaient un mélange de couleurs assez étrange, mais le mah jong leur permettrait de gommer leurs différences et, sûrement, de passer de grands moments ensemble.
Je crois que là, les choses vont vraiment devenir très intéressantes...
Juste à cet instant, un homme passa la tête dans l'embrasure de la porte d'entrée pour voir où nous étions.
Il nous appela ; la réunion générale commençait.
— Bon,
eh ben alors, en route.
On va enfin monter sur le ring.
— Oui, ça explique pourquoi nous avions l'impression de nous battre contre un arbre en nous adressant aux services sociaux. Notre adversaire n'était pas là-bas.
— Oui,
le vrai ring sur lequel il nous fallait monter, c'était ici.
Je me suis épuisé pendant trois jours pour rien.
Et maintenant, ça va chier !
Quelqu'un tira sur ma manche.
C'était Rika.
— ... Keiichi...
— Rika, je sais que tu es toi aussi à la tête de l'un des clans fondateurs.
Ne t'en fais pas, tu n'as qu'à nous regarder discuter.
Mais si tu penses pouvoir nous aider à convaincre les gens à aider Satoko, alors ne te gêne pas pour prendre la parole, d'accord ?
— ... Tu crois vraiment que tu réussiras à les faire changer d'avis ? Ils sont têtus commes des mules !
— Et alors ? Même s'ils ont la tête aussi dure que de la pierre, je n'aurai qu'à la leur fracasser.
Je te l'ai dit l'autre jour, non ?
Les murs du Destin, c'est fragile comme les passoires en papier qu'on utilise pour attraper les poissons à la fête foraine !
Rien de plus simple pour quelqu'un comme moi !
— Bon sang, Rika, mais qu'est-ce qu'il se passe ?
— Shion a dit un truc marrant, tout à l'heure.
Elle a dit que la malédiction de la déesse Yashiro, c'était en fait toutes les règles tacites qui avaient encore cours au village. Tu le crois, ça ?
Je me demande si Keiichi sera à la hauteur ?
Pour la lever, cette “malédiction”… ?
Keiichi avait un don, celui de tout foutre en l'air.
Mais ce don ne lui venait pas seulement de ses forces à lui.
Il arrivait à amplifier les forces que les autres mettaient dans la bataille, et à les réutiliser pour ses propres desseins.
C'était bien plus efficace que de jeter les dés en espérant faire des 6...
— ... Keiichi ne compte pas sur sa chance pour vaincre le Destin.
Il compte sur ses capacités...
Keiichi entra, suivi par tous les autres.
Je me joignis à eux, tout à la fin.
Moi aussi, je vais leur montrer de quel bois je me chauffe.
Keiichi n'est pas le seul à pouvoir leur remonter les bretelles.
Et si ça rate, alors là, je saurai que j'ai atteint mes limites.
En tout cas, les limites que Rika Furude peut espérer atteindre par elle-même ! Alors allons-y !