Selon toute vraisemblance, le centre de protection de l'enfance avait remonté les bretelles à Teppei à propos de l'absence de sa nièce à l'école.
Le simple fait de la voir avec nous ici était une victoire en soi.
... Mais pour être honnête, en voyant son visage, il nous fut impossible de nous mettre à danser de joie.
— Satoko... On s'est vraiment fait du souci, tu sais !
— Il ne s'est vraiment rien passé pendant ces trois jours ?
— ... La fièvre ne baissait pas.
Je suis vraiment désolée pour tout ceci...
Elle s'excusait et s'expliquait, justifiant son absence, alors que nous ne lui avions rien demandé.
Elle servit cette histoire à tout le monde dans la classe.
— ... Je pense que son oncle lui a ordonné de nous raconter ça, et qu'il la menace de représailles.
J'ai franchement mal pour elle en la regardant. C'est dégoûtant, sérieux...
Plus que de la tristesse, je sentais surtout de la colère poindre dans la voix de Rena.
Et pour être honnête, c'était le cas pour moi aussi.
La colère me remontait dans la gorge, à m'en faire mal.
S'il lui a donné l'autorisation de retourner à l'école, c'est qu'il a estimé qu'il pouvait la laisser sortir, puisqu'elle ne pourrait pas s'enfuir.
... Un peu comme du bétail que l'on aurait marqué au fer rouge.
Mais alors... ça voudrait dire qu'il était peut-être déjà trop tard ?
Perdu dans mes pensées, je revis la silhouette brisée de Satoko, celle que je connaissais de ce monde alternatif duquel j'avais rêvé...
— Satoko, tu...
Tu tiens bien le coup, à ce que je vois.
— ... Mais voyons, mon cher, c'est la moindre des choses.
Je n'ai pas besoin de Totoche pour me débrouiller dans la vie.
Je tendis la main, très lentement,
en direction de la tête de Satoko.
— En récompense, tu mérites que... que je te caresse la tête. Ça ira ?
Ça te dérange pas ?
— ... ... ...
Satoko ne répondit rien, mais ne fit pas mine de s'enfuir non plus.
Très doucement,
je me mis à lui caresser la tête.
Elle ne répondit rien et ne fit aucun geste, mais soudain, je vis les larmes couler sur ses joues.
L'espace d'un instant, je me demandai si peut-être, elle détestait cette sensation.
Mais à bien y réfléchir, non,
c'était même plutôt probablement le contraire.
Si je retirais ma main maintenant, Satoko se sentirait sûrement vexée ou blessée.
Satoko se fait un devoir de supporter la situation sans broncher, toute seule, sans son frère.
Mais ça ne voulait pas dire qu'elle ne désirait aucune aide.
C'est pourquoi elle ne pouvait d'un côté pas se permettre d'exprimer sa joie en recevant ce maigre réconfort.
Et c'est pourquoi elle n'avait d'autre choix que d'exprimer sa gratitude à travers des larmes silencieuses...
— ... Satoko,
tu peux pleurer, nous ne le dirons à personne.
À peine Rena avait-elle fini sa phrase que Satoko pleurait à chaudes larmes.
Limite, c'était un peu rassurant de voir ça. Elle n'avait pas perdu les pédales, il n'était pas encore trop tard.
... Enfin, disons qu'elle ne portait encore aucune blessure irrémédiable.
Mais en même temps, cela me conforta dans mon sentiment qu'il me fallait la sortir de là au plus vite, quitte à me mettre le reste du monde à dos...
— Satoko... Nous te sauverons, tu verras.
Je te le promets.
— ... ...
— Satoko,
tu sais ce qu'on a fait ces trois derniers jours ? On n'a pas chômé, tu peux me croire.
Pas vrai, p'tit gars ?
— Non, effectivement. Devine quoi, Satoko ? On a été se plaindre au centre de protection pour l'enfance.
On leur a parlé de ton oncle et on leur a demandé de te prendre sous leur protection le plus vite possible !
— ... Je ne vous ai pourtant rien demandé. Tout va très bien, vous savez...
— Ah, mais c'est pas que nous.
Pas vrai, Tomita ?
— Y a pas que moi.
Okamura aussi, et le reste de la classe aussi !
— Ouais, on se bat tous !
Nous sommes allés tous ensemble au centre pour leur parler de toi.
Et on y retournera aujourd'hui !
Pas vrai, Maebara ?
— Je veux, mon neveu !
Et on continuera jusqu'à ce qu'ils la sortent de là !
La classe entière poussa un cri de ralliement.
Satoko fit de grands yeux en voyant l'alliance formée par la classe, mais sa surprise fut presque immédiatement remplacée par un regard vide et inexpressif.
— ... Je vois. C'est pour cela que les services de l'État nous ont rendu visite.
... Je ne vous félicite pas, mes chers.
— Satoko. Est-ce que par hasard, la visite des fonctionnaires aurait eu des conséquences fâcheuses pour toi ? Ton oncle t'a frappée ?
— ... ...
Satoko ne répondit rien.
À l'heure actuelle, à cause de notre manque d'information, il nous était impossible de savoir comment interpréter son silence.
Soudain, peut-être attirée par l'agitation de la classe, Mme Cie fit irruption dans la salle.
— Hôjô !
Ça va mieux ? Tu es... guérie ?
Évidemment, personne n'avait cru à cette histoire de coup de froid.
Ni la maîtresse, ni aucun d'entre nous.
— Oui,
oui.
Je suis désolée de vous avoir causé autant de souci.
Je vais très bien, désormais.
— Et tu penses...
pouvoir revenir tous les jours à l'école, maintenant ?
— Oui.
Je vous assure, vous n'avez plus besoin de vous ronger les sangs à mon sujet.
Vous n'avez plus besoin d'aller voir les services de l'enfance, c'est parfaitement inutile.
— ... Hôjô.
Si vraiment la situation devait se dégrader, viens chez moi.
Je suis prête à tout pour t'aider en cas de besoin.
Tu peux venir quand tu veux.
— Oh ben eh, Maîtresse ? Vous n'êtes pas la seule, hein !
Satoko, nous sommes tous prêts à t'aider en cas de besoin !
— Ma sœur a raison, pour une fois.
Tu peux venir vivre dans mon appartement aussi, si tu veux.
J'ai une pièce dont je ne me sers pas. Je peux la transformer en chambre, rien que pour toi, ce n'est pas un problème !
— ... Si, c'est un problème, un gros problème, même.
J'ai sa caisse et sa litière dans mon salon. Satoko doit revenir chez moi !
Nipah~☆
— Alors, tu vois ?
Satoko, tu n'es pas toute seule.
Tout le monde est prêt ici à te soutenir pour te sauver.
Le problème étant
de savoir si nos efforts et nos volontés étaient reconnus par l'intéressée, ou non.
Si les informations que M. Ôishi m'avaient données hier étaient exactes,
le centre de protection de l'enfance savait désormais que notre action n'était que celle des élèves de la classe et que le village n'était pas prêt à nous soutenir en retour.
Il risquait de se montrer plus froid et distant avec nous.
Parce que bon, ne nous voilons pas la face, nous ne ferons que répéter la même chose qu'hier, sauf que nous aurons plus de monde derrière nous.
Donc en théorie, les fonctionnaires n'auront qu'à nous répondre strictement la même chose qu'hier pour faire arrêter les discussions.
Ils pourront utiliser les mêmes arguments.
Teppei Hôjô est le tuteur de Satoko, c'est à lui qu'échoit l'autorité parentale. Il est donc dans son bon droit en reprenant Satoko de force sous son toit.
De plus, même en visitant le foyer, il est impossible de considérer que Satoko est maltraitée.
Et pourquoi est-ce impossible ?
Parce que Satoko elle-même nie les sévices en bloc.
— ... Écoutez, je sais que cela part d'une bonne intention,
mais je vous assure que je vais très bien...
— Menteuse.
Rena était tout sourire, mais ses paroles étaient dures et acerbes.
— Non, tu ne vas pas bien, Satoko.
Et ne crois pas que tu arrives à nous tromper en jouant la comédie.
Nous savons tous ici ce que tu endures. Et nous ne sommes pas les seuls, beaucoup d'autres gens sont au courant.
Nous faisons tout notre possible pour protester et pour te sortir de là.
Tu es en train de couler dans les marécages, et nous sommes sur la rive, à te tendre la main, en nous égosillant.
... Mais ce n'est pas suffisant pour te sauver !
— Elle a raison, Satoko.
Les services de l'État nous écoutent attentivement,
mais ils nous rabâchent les oreilles en nous disant que tu n'es pas maltraitée, parce que toi tu leur racontes que tu n'es pas maltraitée.
Même si nous, nous faisons de notre mieux pour t'aider avec tes problèmes, tant que tu nous enverras chier,
on ne pourra rien faire pour toi, malgré toute la bonne volonté du monde !
— Tu sais... il y a très, très longtemps, j'étais dans la situation inverse.
Je pensais que personne ne m'aiderait, à aucune condition.
Je pensais que ce que je faisais, c'était la meilleure solution.
Et tu t'imagines la même chose, c'est pour ça que tu refuses notre aide.
Mais à l'époque... je sais pas qui, je me souviens plus qui, mais quelqu'un m'a dit quelque chose de très important !
Ce que tu voulais obtenir,
c'est un choix que tu ne pouvais pas faire toute seule.
Ce choix, tu ne peux le débloquer que si tous tes amis te tendent la main.
Alors toi aussi !
Toi aussi, tends ta main vers nous !
Et lorsque nous nous tiendrons tous la main, nous arriverons dans le monde où tu voulais réellement te retrouver !
— ... ... Rena,
qui t'a dit ça ?
— ... À vrai dire, je ne m'en souviens pas trop.
C'est bizarre, parce que c'est un très, très vieux souvenir. Ça doit dater de la maternelle.
Je n'en sais pas plus que ça.
... Mais je sais encore l'effet bœuf que ça m'a fait.
Et je pense que c'est grâce à ça que j'en suis ici aujourd'hui.
— ... ...
— Tu sais, Rena,
c'est pas bête, ce que cette personne t'a dit.
Satoko s'imagine en ce moment qu'être fort, ça veut dire supporter en silence, sans demander l'aide de personne.
Elle s'imagine que c'est la meilleure chose à faire.
Sauf que justement, Satoko, c'est pas le cas !
Regarde-toi un peu dans une glace ! Tu vois la tronche que tu tires ? T'es sûre que c'est ça, le quotidien dans lequel tu veux vivre ?
Je crois pas, non !
T'en as absolument aucune envie !
Et nous pouvons t'emmener dans un monde meilleur, tu n'as qu'à nous attrapper la main et on le fait !
Notre main est tendue devant toi, juste devant ton nez !
Mais notre main ne te touche pas encore.
On n'est pas encore assez près pour ça !
La preuve, si elle te touchait, nous t'aurions déjà tiré les cheveux pour te ramener chez nous, de gré ou de force !
Mais on ne peux pas faire plus !
Alors c'est à toi de tendre la main et de saisir la nôtre !
Tu ne peux pas venir nous dire que tu as appelé au secours mais que tu as abandonné parce que personne n'a répondu à tes appels !
Nous sommes là, devant toi, à te tendre la main !
Alors prends-la !
Saisis-la, tends simplement le bras et on s'occupe du reste !
— ... ... ...
Pourtant, malgré tout, Satoko refusa de nous demander de l'aide.
Elle la regarda, fascinée, un espoir évident sur le visage.
Elle passa clairement un long moment à se demander si elle devait, si elle pouvait tendre la main,
mais au final, elle ne fit rien du tout.
Il me prit une violente envie de lui gueuler dessus, mais si je faisais ça, je savais que je n'arriverais à rien, sauf à part, peut-être, à lui faire peur.
Et dans ce cas-là, elle ne me ferait plus jamais confiance.
Je ne pouvais rien faire de plus.
La main tendue, je me résolus à attendre une réaction de sa part...
— ... Écoutez, très cher, merci beaucoup.
Vraiment, je vous suis infiniment reconnaissante...
Mais
je vous assure que... tout va bien.
Je vous as-- Je vo-- ...
— … S… Satoko...
— ... Je crois que tout simplement, il lui faut encore un peu de temps...
Oui, il lui fallait du temps pour prendre sa résolution.
Mais elle allait bientôt en manquer, de temps, parce que ses problèmes, eux, n'attendaient pas.
Mais évidemment, Satoko ne s'en rendait pas compte. Elle ne pouvait pas s'en rendre compte.
Nous entendîmes alors un pas vaillant dans l'entrée de l'école.
Ah, ça, pas de doute, c'était le directeur, il n'y avait que lui pour marcher comme ça...
Mais soudain, Satoko se mit à courir, telle un animal affolé. Pendant un moment, je restai là, sans comprendre.
La porte de la salle de classe s'ouvrit d'un seul coup, et le Directeur entra.
Il regarda Satoko, puis une expression de soulagement se fit voir sur ses traits.
Satoko, quant à elle, eut une réaction très dramatique,
et proprement surréaliste.
Elle poussa un cri indescriptible, très strident, comme une personne agonisante, dans une grande douleur, puis elle courut se cacher dans les lourds rideaux des fenêtres, les agrippant fermement, comme une bouée de sauvetage.
Personne ici présent ne comprit vraiment ce qu'il lui avait pris.
En tout cas, personne n'aurait cru que c'était lié à l'irruption soudaine du directeur.
Le directeur, par contre, lui, semblait avoir fait immédiatement le rapprochement.
Il avait compris qu'elle avait peur de lui.
— H…
Hôjô ? Hôjô... Ça va ? Tu es sûre ?
Il lui avait parlé très doucement, mais Satoko ne semblait pas avoir compris.
Tout le monde comprenait clairement qu'elle était terrorisée par sa présence, mais personne ne comprenait pourquoi. À part Satoko, probablement.
— Eh ben alors, Satoko ?
T'as pas besoin d'avoir peur.
On est tous de ton côté, ici !
— Mon oncle ! Mon oncle ! Non, pas mon oncle !
Tout le monde se leva comme d'un seul homme, comprenant que son oncle était revenu pour la rechercher.
Nous nous mîmes automatiquement debout devant elle, pour faire écran, et commençâmes à le chercher des yeux.
Je n'avais encore jamais vu la tronche de cake de son oncle, mais ici, nous étions à l'école.
Il me suffisait de trouver la tête qui clochait dans le paysage, et je pouvais être sûr que je tenais mon homme !
Et si jamais il essaie de la reprendre de force,
eh ben tant pis, j'aurai pas le choix, il faudra l'empêcher par la force et tirer cette affaire au clair,
une bonne fois pour toutes.
Et à voir leurs têtes, Rena, Mion et Shion avaient l'air de penser exactement la même chose.
Or, malgré Satoko qui semblait toujours apeurée, il n'y avait personne ici qui ressemblât de près ou de loin à un oncle.
D'après elle, il devait forcément être dans la pièce, sinon elle n'aurait pas aussi peur.
Et pourtant, j'eus beau chercher, je ne le trouvai pas.
Et puis, à force de réfléchir, j'ai fini par comprendre.
En fait, Satoko avait peur du directeur.
Je pouvais comprendre le quiproquo, puisqu'il était arrivé d'un pas rapide et avait débarqué sans crier gare, mais même après avoir pu constater de visu que ce n'était pas son oncle, Satoko continuait de trembler --
ce n'était résolument pas normal.
Et c'est en voyant à quel point Satoko ne se comportait plus normalement que je réalisai l'étendue du problème.
Rika tenait Satoko dans ses bras et lui susurrait quelque chose à l'oreille.
— Ne t'inquiète pas, Satoko, ton oncle n'est pas là,
il n'est pas là...
— Mais si, SI ! Je le vois, il est là !
Juste là !
Il est revenu pour me chercher !
— ... Calme-toi, Satoko, ressaisis-toi.
Tu t'es fait ta piqûre ce matin ? Tu y as pensé ?
— Mon oncle, non, mon oncle !
Noooooon, NON !
Totoche, Totoche ! TOTOCHE !
— Sa piqûre ?
Mais de quoi tu parles, Rika ?
— ... Bon, Keiichi, il va falloir appeler Irie, et en vitesse !
Dis-lui que c'est pour Satoko et que c'est grave, il saura.
MAGNE-TOI !
Cie, prends-- prenez Satoko et transportez-la dans l'infirmerie, s'il vous plaît. Vite !
— Mais qu'est-ce qu'il y a, Satoko ?
Satoko ?!
— Bon, il faut appeler le Chef, vite !
Il faut qu'un médecin l'examine !
Rah, zut, y a pas quelqu'un qui connaît le numéro de téléphone du Chef ?
— Si, moi !
Bougez pas, je vais utiliser le téléphone de la salle des profs !
Après avoir pu constater que Mion avait bel et bien appelé le Chef, je me dirigeai d'un bon pas à l'infirmerie.
L'entrée était plus ou moins bloquée par la foule des élèves.
La maîtresse venait apparemment tout juste de mettre tout le monde dehors.
Je me glissai sous ses bras et pénétrai dans la salle.
Sur le lit, Satoko était allongée, murmurant encore et toujours la même chose, apparemment saisie d'une peur panique.
Rena et Rika étaient debout à ses côtés et tentaient de la rassurer.
... Pensant que ma présence pourrait encore une fois la prendre par surprise, je posai mes questions à voix basse.
— Eh !? Et alors, Satoko ? Comment va-t-elle ?
Qu'est-ce qu'il lui prend ?
— ...
Je sais pas trop. Apparemment, elle a peur de quelque chose. On dirait que quand elle regarde le directeur de l'école, elle voit son oncle.
Aaah, oui, ceci expliquait cela. Sauf que non, en fait, pas du tout.
Je veux bien croire qu'on peut confondre des gens quand on ne les voit pas -- les bruits de pas pouvaient très bien être ceux de son oncle. Mais le directeur s'était montré, il lui avait même parlé.
Et pourtant, même malgré tout ça, Satoko persistait dans son erreur de perception. Ce n'était clairement pas normal...
— ... Si vous voyez un point noir au loin sur le mur, vous y voyez quoi, vous deux ? Keiichi ? Rena ?
— Comment ça ?
— Les gens qui n'aiment pas les mouches y voient une mouche.
Les gens qui n'aiment pas les cafards y voient un cafard.
Vous comprenez ? L'être humain a tendance à assumer le pire lorsqu'il est confronté à quelque chose qu'il a du mal à appréhender.
— Et donc Satoko... a naturellement pensé que c'était son oncle en entendant les bruits de pas du directeur ?
— Ouais, d'accord, je veux bien, mais on a bien vu que c'était lui ? Il lui a même parlé ! Et pourtant, elle a tout le temps peur de lui...
— Eh bien justement, la maladie de Satoko, c'est qu'elle n'arrive pas à corriger ses erreurs de perception.
La maladie de...
Au moment où je pensais lui en demander plus, Satoko eut à nouveau un mouvement de panique.
Rika lui serra la main et se remit à lui parler gentiment.
Rena me tapota sur l'épaule.
Il valait mieux les laisser toutes les deux seules, Rika saurait mieux que nous quoi faire.
Et franchement, à voir Satoko dans cet état, craignant le moindre bruit de pas, on ne pouvait que s'imaginer que le mieux était de la laisser seule, le temps de se calmer.
— OK, bon, ben alors, nous, on retourne en classe, hein...
— ... Oui, ça vaut mieux. Merci.
Rena et moi quittâmes l'infirmerie.
Dans le couloir, la maîtresse était toujours en train de repousser les élèves et de leur parler.
Lorsqu'ils nous virent sortir de la salle, les élèves se mirent à nous presser de questions sur son état.
— Bon, écoutez les enfants, il vaut mieux laisser Rika se débrouiller, pour l'instant.
Là, Satoko a encore très peur, elle sursaute pour un rien.
Donc il faut qu'on se tienne tranquille, pour ne pas l'effrayer.
Je propose qu'on retourne en classe, on lui fera peur si l'on reste ici à faire du boucan.
— ... Oui, c'est le mieux à faire, retournons en classe.
Le Chef va venir et il saura sûrement quoi faire.
Mii, tu as pu le contacter ?
— Oui,
il a dit qu'il viendrait le plus vite possible.
Il a dit de laisser Rika s'en occuper et de faire en sorte que Satoko se repose.
Il faut surtout pas la laisser sortir de l'infirmerie, qu'il a dit.
— Bon, eh bien les enfants, vous avez entendu ?
Alors retournez en classe, nous allons faire l'appel, il serait temps de commencer les leçons !
Alors que nous venions d'en finir avec l'appel et un petit message de la maîtresse, nous entendîmes les crissements des pneus et des freins d'une voiture s'approchant à grande vitesse.
Laissant la maîtresse parler dans le vide, nous nous levâmes pour regarder ce qu'il se passait.
Trois hommes en blouse blanche descendirent de la voiture.
Le Chef était à leur tête. Il se mit à courir pour traverser le reste de la cour, clairement pressé par le temps.
Alors évidemment, tout le monde fut surpris de voir non pas le Chef tout seul, mais trois adultes.
Ça ne pouvait que signifier que Satoko allait beaucoup plus mal que ce que nous nous imaginions...
La maîtresse aussi semblait avoir eu la même crainte.
Elle laissa la classe à Mion, nous disant simplement qu'elle irait voir ce qu'il se passait à l'infirmerie.
Puis, après environ une dizaine de minutes, Satoko revint en classe.
Elle avait la mine sombre et le regard morne, mais c'était son état “normal” de ce matin, ce qui était déjà un sacré progrès. Elle ne paniquait plus du tout.
— Satoko !
Tu es sûre que tu peux déjà te lever ?
Tu ne veux pas te reposer un peu, encore ?
— Non, je m'excuse pour tous les soucis que je vous cause, très chère,
mais je vais très bien, désormais.
— ... Satoko ?
Je ne sais pas si ça l'énervait encore plus que d'être traitée avec des égards, mais en tout cas, Satoko avait l'air de ne pas trop apprécier nos petites attentions.
Plus tard seulement, la maîtresse revint. Sortant exactement à cet instant par l'autre porte, je courus vers le Chef, qui, lui, était en train de repartir.
Il discutait avec Rika lorsque je lui adressai la parole.
— Chef !
Est-ce que vous êtes sûr que Satoko va bien ?
— Maebara ?
... Euh, oui, en tout cas pour l'instant.
Il va juste falloir être vigilant par la suite.
— ... Ce n'était rien, juste une petite crise aiguë.
C'est passé, maintenant.
— Une crise aiguë ? Mais c'est grave, alors, non ?
D'ailleurs, Rika, t'avais pas dit que Satoko était malade ? De quoi au juste ?
— Bon, eh bien, j'ai du travail, alors si vous voulez bien m'excuser.
Appelez-moi immédiatement si jamais il y a un problème.
Je trouvai le Chef bien pressé de s'en aller, d'un seul coup.
Comme s'il n'avait pas envie de répondre aux questions...
— ... Keiichi.
Si je te confie un secret, tu peux me promettre de n'en parler à personne ?
— De quoi ?
Oh...
Euh, ouais, bien sûr.
— ... Satoko a attrapé une maladie un peu spéciale il y a quelques années.
Alors depuis, elle est sous traitement médical.
Je dois dire que c'était une révélation pour le moins surprenante.
Si elle suivait un traitement depuis plusieurs années, cela voulait dire qu'elle a toujours été malade, depuis que je la connais.
Or, je ne lui avais jamais remarqué le moindre signe de maladie.
— ... Ce n'est pas une maladie que l'on peut encore guérir.
Mais si l'on prend régulièrement ses médicaments, eh bien, on peut vivre à peu près normalement.
— Ah bon ? Hmmm, je vois.
Mais alors, c'est pas vraiment un problème grave.
Moi, si tu me l'avais pas dit, j'aurais jamais su que Satoko était malade.
Si elle arrive à vivre comme je la connais avec ses médicaments, alors c'est pas la mer à boire.
Je me rendis compte que ce que je disais était un peu bizarre, vu l'état déplorable de Satoko ce matin.
Qu'est-ce qu'elle pouvait bien avoir comme maladie ?
Vu les symptômes de tout à l'heure, ce n'était pas une maladie physiologique. C'était probablement un problème psychologique...
... Donc peut-être quelque chose de lié à des mauvais traitements de quand elle était toute petite ?
J'ai entendu dire que les traumatismes, c'était pas facile à guérir. Surtout que parfois il fallait des médicaments vachement puissants.
... Hmmm, elle devait avoir un truc du genre, donc.
— ... À vrai dire, Satoko a besoin de deux piqûres par jour.
Mais ce matin, son oncle lui a fait encore une fois toute une scène, et dans la précipitation, elle a oublié.
— Attends, tu veux dire que si elle oublie une seule piqûre, elle est dans cet état-là ?
Et elle restera comme ça à trembler tant qu'elle aura pas ses médicaments ?
Rika acquiesça timidement.
Je dois avouer que ça m'a fait un choc.
La Satoko que je connaissais était effrontée, têtue comme une mule, elle respirait la santé, bondissait partout comme un lapin.
Je n'arrivais pas à réaliser qu'en une seule piqûre de ratée, elle pouvait devenir une loque humaine, sursautant de peur au moindre bruit, au moindre mouvement...
— Si jamais elle oublie de prendre sa piqûre, elle commence à avoir peur de tout et de n'importe quoi.
Et alors dès qu'il se passe quelque chose de brusque, ou si elle entend un bruit bizarre, eh bien... elle s'imagine qu'elle est en danger.
— ... Et donc tout à l'heure, quand elle a entendu les pas du directeur, elle a automatiquement imaginé que c'était son oncle, parce qu'elle a peur de son oncle. Elle a imaginé qu'il s'était introduit dans l'école pour venir la chercher. C'est ça ?
— Oui, c'est à peu près ça.
Mais pour Satoko, si elle s'imagine que les pas appartiennent à son oncle, eh bien... “Ça devient la réalité”.
Même si après, le directeur lui parle, même si on le lui montre en lui expliquant et en lui prouvant que ce n'est pas son oncle, son cerveau refusera de le voir et de l'accepter. Chaque fois que le directeur dira quelque chose, dans sa tête, Satoko entendra son oncle lui parler. Quand elle le regardera, elle verra son oncle.
— Tu as dit tout à l'heure qu'elle avait du mal à corriger ses erreurs de perception.
Donc si elle s'imagine quelque chose de mauvais pour elle, elle n'arrive plus à s'en débarrasser.
Hmmm, je me demande comment ça s'appelle, cette maladie. Mais en fait, j'ai pas envie de le savoir.
... En tout cas, c'est moche.
Et alors, elle se bat contre cette maladie depuis tout ce temps ?
— Keiichi…
S'il te plaît, n'en parle surtout pas à Satoko. Je t'en supplie, sois sympa.
Je faillis lui demander pourquoi,
mais en compris la raison avant d'avoir pu formuler la question.
Dans certains cas, c'est un acte cruel que de révéler à quelqu'un qu'il a une sorte de maladie mentale.
C'était sûrement pour ça...
— ... OK, Satoko est rentrée en classe, maintenant. Elle ira mieux ?
— Eh bien, Irie lui a fait son injection, donc normalement, tout va bien.
Alors elle est tellement malade que le Chef devait accourir à son chevet en cas de soucis ?
Eh, mais !
— ... Dis voir, Rika, et si on disait que Satoko avait fait un malaise, pour pouvoir la garder à l'hôpital ? C'est une bonne idée, tu trouves pas ?
Même si Satoko n'est pas d'accord, sa santé était un intérêt supérieur.
Et comme ça, on pourrait l'éloigner de son oncle.
C'était parfait !
— ... Et qu'est-ce que tu imagines ? Irie le lui a proposé.
C'est Satoko qui a refusé.
— Ouais, mais limite, on peut s'en foutre, de son avis, dans ce cas précis.
Quand un médecin t'ordonne d'aller à l'hôpital, que tu le veuilles ou non, t'es bien obl--
— … Keiichi,
si Satoko ne rentre pas immédiatement à la maison après les cours, son oncle “rangera” les affaires de Totoche. Il va probablement tout jeter par la fenêtre ou tout mettre à la poubelle.
— Quoi ?
Qu'est-ce que tu dis ??
— ... Pour Satoko, la maison est un endroit sacré, qu'elle doit protéger et tenir jusqu'à ce que son frère revienne.
Je ne sais pas s'il était au courant, mais...
... son oncle la tenait bien, avec cette menace. Satoko ne pouvait rien faire !
— ... Mais quelle enflure, ce mec !
— Keiichi, je compte sur toi, n'en parle pas aux autres.
Shii n'est pas du genre à savoir contenir ses émotions. Si jamais elle apprenait ça, elle ne ferait que nous créer des complications.
Rika avait parlé innocemment du cas de Shion, mais à vrai dire, j'étais un peu dans le même bateau.
Sauf qu'il ne fallait surtout pas péter les plombs. Pas maintenant !
J'avais besoin de l'aide de tout le monde pour sauver Satoko.
Je ne pouvais pas prendre les armes, cela foutrait tout en l'air.
De toute évidence, nous ne pouvions pas perdre de temps.
— Eh merde...
Si seulement Satoko nous demandait son aide, nous pourrions arranger la situation, mais là...
C'était pas parce qu'elle ne nous demandait rien qu'il ne fallait rien faire. Cette logique ne prenait pas avec nous.
Surtout que maintenant, nous savions le chantage qui la retenait auprès de son oncle !
— Mais dis voir, tu crois pas que cette histoire de chambre qu'elle nous a avouée, c'est un peu un appel au secours ?
C'est vrai qu'elle n'a pas dit “sauvez-moi de mon oncle”, mais elle nous a dit comment il la tenait, donc c'est un peu ça, non ?
Rika acquiesça.
— ... Keiichi,
je ne veux pas t'affoler, mais il ne nous reste plus beaucoup de temps pour la sauver.
Je n'avais pas besoin d'avoir un dessin.
Oui, sa crise était due au non-suivi de son traitement,
mais si elle continuait à vivre avec autant de stress, ce genre de situation se répèterait forcément. On ne pouvait pas la laisser enfermée avec son oncle plus longtemps, les conséquences seraient terribles.
La scène qu'elle nous avait fait tout à l'heure en se cachant dans les rideaux n'était qu'un avant-goût de ce qui nous attendait.
— Aujourd'hui, ça fera trois jours.
On sera dix fois plus que le premier jour, mais je sais pas si ce sera suffisant. Qu'à cela ne tienne, on y retournera encore demain !
— Keiichi.
Ce ne sera pas facile de sauver Satoko.
... Nous avons déjà essayé des dizaines de fois, mais ça n'a jamais marché. Pas une seule fois.
— ... Ah bon ?
— ... Oui, j'imagine que tu ne t'en souviens pas.
Mais cette fois-ci, tu es bien différent.
C'est la première fois que je te vois réussir à convaincre autant de personnes. Nous sommes peut-être près du but.
Je te fais confiance, Keiichi. Tu sauras vaincre le Destin, je sais que tu en es capable !
Je ne comprenais rien à son charabia.
Mais bon, c'était pas spécialement important. Rika parlait bizarre parfois, un peu comme une langue rien qu'à elle. J'avais pas le temps de relever chaque truc louche qu'elle déblatérait...
— Ouais.
Ouais, Rika, t'as bien raison !
Je vais te montrer ce que je vais lui faire, moi au Destin ! Il va pas comprendre ce qu'il lui est arrivé !