Après avoir supporté les coups, elle finit par lâcher prise et par débloquer complètement.
Un peu comme une vieille tasse qui d'abord commence à se craqueler,
puis qui, un jour, sans raison apparente, se fend et éclate...
— Dans le monde que je me suis imaginé... à un moment, je lui caresse la tête, et... et là, elle pète un plomb.
Parce qu'elle s'imagine que je suis son oncle et que je vais la frapper, je sais pas.
Mais elle tape dans mon bras, et elle va se cacher dans les rideaux, et elle se met à hurler comme une hystérique, “Totoche, Totoche !”.
— ... D'où est-ce que tu sais qui est Totoche, toi ?
— Pardon ?
Je sais pas.
J'imagine que quelqu'un me l'a dit.
C'était comme ça qu'elle appelait son frère, hein ?
Enfin bref, la voir pleurer, c'est vraiment une épreuve.
Et en plus, je veux la consoler, mais elle a peur de moi, alors je peux même pas m'approcher.
Plus je m'approche, plus elle hurle, et plus elle pleure.
— ... Franchement, Keiichi, tu m'épates.
... J'ai du mal à croire que ce soit seulement ton imagination qui ait fait tout ça.
Tu sais, Satoko était exactement comme ça l'année dernière.
Moi et Mion, nous l'avons vue une paire de fois comme ça, donc nous pouvons nous la représenter assez facilement, mais toi ?
Tu viens à peine d'arriver dans notre école !
J'aurais jamais espéré te voir réfléchir et imaginer la situation aussi loin.
C'est formidable, en tout cas, parce que ça veut dire que nous sommes vraiment sur la même longueur d'ondes.
— Ce qui veut dire que tu penses la même chose que moi ?
— ... Oui.
Je ne pourrais pas le décrire avec autant de détails que toi,
mais je pense aussi que si nous ne faisons rien, d'ici quelques jours, Satoko n'en pourra plus.
Comme tu dis, je pense que nous la verrons se cacher dans les rideaux et appeler son frère.
Et là, il sera trop tard pour nous en vouloir.
Ce n'est pas un crime d'être impuissant.
Par contre, ne rien faire, ça, c'est une faute impardonnable.
... Je... *sniff*
Excuse-moi, je sais pas ce que j'ai, c'est…
Je suis en train de pleurer, c'est con...
Rena aussi avait l'air vraiment retournée par cette histoire. Elle savait instinctivement que si nous ne réagissions pas rapidement, il serait trop tard.
Et cet instinct, ce n'était pas quelque chose qui était donné à tout le monde.
Mais malheureusement, le commun des mortels -- au hasard, les gens du service de protection de l'enfance, par exemple --
ne voit dans nos inquiétudes qu'une peur exagérée et infondée...
— Oui, mais bon…
Qu'est-ce que tu veux leur répondre, lorsqu'ils te disent que ça ne fait qu'un jour ?
C'est comme pour le rhume ou pour un coup de froid,
les gens à la pharmacie te donnent des médicaments et attendent de voir comment ça évolue.
— Mais tu sais, Rena,
je crois qu'il vaut mieux réagir vite quand on sent le danger, même si ce n'est pas forcément justifié.
Nous n'avons pas de temps à perdre,
il faut la sortir de là !
— Oui,
Keiichi, je sais bien. Moi, j'y ai un peu réfléchi dans mon coin, mais je ne vois rien. J'espère qu'à plusieurs, nous arriverons à trouver quelque chose.
Il y a très longtemps, lorsque je restais toujours à penser à mes souvenirs, quelqu'un m'avait secouée par les épaules
et m'avait dit d'en parler au lieu de rester toute seule.
— ... Ouais.
Je sais pas qui t'a dit ça, mais c'est un bon conseil, tu sais.
J'avais une impression bizarre,
quelque chose qui m'avait saisi à l'école et qui ne me lâchait plus depuis.
Il me semblait avoir reçu la même leçon qu'elle, moi aussi.
... Je dois me faire des idées.
De toute manière, je la connais pas depuis longtemps, moi, Rena. Ça ne peut être que le hasard.
... En attendant -- pour revenir à ce que je m'étais imaginé -- une chose était sûre, j'avais vraiment tout fait tout seul.
J'avais engueulé les filles, alors qu'elles se cassaient elles aussi la tête sur le problème, et j'étais parti tout seul faire mon truc dans mon coin, sans attendre les autres.
Mais j'avais fini par recevoir une grande leçon.
Comme Rena.
Lorsqu'on fait face seul à ses problèmes, on n'a jamais la bonne solution.
Il faut en parler avec toutes les personnes autour de soi. Parents, proches, peu importe.
C'est en mettant toutes les idées en commun que l'on trouve la véritable meilleure solution !
— Tu te souviens de ce que tu as dit quand tu as bloqué la porte pour pas que Shii s'en aille ?
Tu lui as dit d'avoir confiance en toi. Que tu finirais par trouver une solution.
... Je veux que tu saches que moi, j'ai confiance en toi, Keiichi.
Tu finiras par trouver, j'en suis sûre.
— Ahahahahaha ! Eh ben on se refuse rien, laisse-moi me démerder tout seul, tant que t'y es !
J'achète toutes les bonnes idées que vous pourriez avoir, vous gênez pas pour proposer.
— Hau ! Non, mais c'est pas ce que je veux dire.
Quel que soit ce que tu décides de faire,
je te ferai confiance.
Je sais que tu veux faire au mieux pour Satoko,
et que tu ne chercheras pas à employer la manière forte.
— ... Mouais.
Bah, t'en fais pas, va. On la sauvera.
Je te le jure.
On la sauvera.
Je ne pouvais pas me permettre de tout décider tout seul.
Je devais croire en les autres. Eux aussi se faisaient du souci pour Satoko.
— Demain, il faudra rassembler tout le monde et se creuser la tête encore une fois.
Il faudra penser à demander leur avis à la maîtresse et au directeur.
Nous ne sommes que des enfants, il y a sûrement des choses auxquelles nous ne pensons pas, mais que les adultes peuvent savoir.
— Oui, oui,
bien sûr.
On ne peut pas se permettre de dire simplement “on ne voit rien d'autre”, ce serait très arrogant.
— Ouais.
Ne rien voir d'autre, c'est bon pour les paresseux qui ne veulent pas se creuser les méninges.
Il y a toujours un moyen.
Toujours.
C'est pour ça qu'il ne faut jamais abandonner.
— Oui,
tu as bien raison.
... Mion avait eu raison tout à l'heure, Rena était vraiment solide quand c'était important.
Je m'étais laissé emporter par mes émotions au téléphone avec Mion, mais Rena n'était pas de ce petit calibre.
Elle dégage une sorte d'aura, comme une flamme bleue. À première vue, en la comparant à mon aura, toute rouge, on pourrait se dire qu'elle est trop nulle, mais en fait, c'est le contraire.
Une flamme bleue est beaucoup plus chaude et stable qu'une flamme rouge.
J'ai l'impression que quand je lui parle, ça me calme, je perds un peu mon côté rentre-dedans.
Et je trouve ça très rassurant. C'est pour ça que je la considère si forte.
Mais apparemment, Rena en pensait de même à mon endroit.
— Quand je te parle, Keiichi, j'ai l'impression que tout devient possible, même quand la situation dégénère et que ça devient du grand n'importe quoi.
Je trouve ça rassurant.
Plus je te parle, plus je me sens courageuse pour faire face à l'adversité.
Et il nous en faudra, du courage, pour sortir Satoko de là.
— C'est marrant, parce que moi, quand je te parle,
je retrouve mon calme.
Donc en fait, c'est gagnant-gagnant quand on tient ensemble.
Heureusement qu'on est dans la même équipe, c'est idéal.
— Et pour Mii, c'est pareil, elle est très forte parce qu'il y a le clan derrière elle, mais en même temps, elle est très sensible.
Et grâce à nous, elle arrive à tenir bon.
— Heh.
Chaque membre du club est redoutable pris séparément, mais tous ensemble, on est les rois du pétrole !
— Ahahaha, c'est exactement ça !
Je ne sais pas si c'était à cause d'elle, mais je me sentais pousser des ailes.
Peut-être que c'était à moi de redonner le moral aux autres.
Je vais devoir faire attention !
Vous allez voir, les enfants, je vais vous donner le feu sacré, moi !
— Je crois qu'en ce moment, c'est Rika qui souffre le plus, elle est la plus déprimée par les événements. Elle n'a même plus la force de se battre.
Mais si nous lui montrons que nous tenons bon, je suis sûre qu'elle reprendra espoir.
— Ouais, et si elle retrouve du poil de la bête, ça nous motivera encore plus !
Bon, ben, demain sera un grand jour.
Il faudra qu'on demande au dirlo, n'oublie pas.
Il faut qu'on sache quoi faire maintenant.
Il faut demander à plein de gens et ramasser plein d'idées !
Je pense que c'est la meilleure chose à faire pour l'instant !
— D'accord !
Et, sur cette note plutôt encourageante, je terminai ma conversation avec Rena.
La décision des services de l'État était regrettable, mais on ne pouvait plus rien y faire.
Et puis, leur décision était quelque part la preuve que pour l'instant, Satoko allait encore bien.
Et puis, nous n'étions que des enfants.
Nous n'avions pas encore assez de plomb dans la tête pour tout savoir sur tout.
Ce n'était pas une solution de tuer la source de nos problèmes, comme Shion voulait le faire.
... Enfin, moi aussi, je voulais le faire.
Je ferais peut-être mieux de me taire...
C'était facile d'obtenir des flammes nourries et toutes rouges.
Mais moi, ce que je devais obtenir, c'était un feu comme Rena, avec des flammes bleues.
Mais comment faire ?
C'était facile de s'enflammer, mais comment s'enflammer calmement, méthodiquement ?
J'allais devoir m'entraîner pour réussir...
— Keiichiiii ? L'eau du bain est prête,
va te laver !
J'entendis ma mère depuis une autre pièce.
— Nan, c'est bon, Maman, vas-y d'abord !
De toute façon, je devais me creuser la tête à propos de Satoko avant d'aller à l'école demain matin.
... Et puis, j'imagine bien que les autres font aussi exactement la même chose chez eux en ce moment.
— Oui, eh bien, ne traîne pas trop non plus, Keiichi.
J'ai ramené des sels de bain professionnels aujourd'hui, comme ceux qu'ils mettent dans les sources chaudes, tu verras, c'est délicieux comme sensation.
— ... Papa, dans les sources chaudes, ils ne mettent pas de sels de bain, c'est le but du jeu...
— Hahahahahaha !
Quoi qu'il en soit, un peu de lait à la sortie du bain, c'est quand même vachement bon !
Mon père avait l'air de très bonne humeur aujourd'hui. Il avait sûrement terminé un chantier ou une grosse commande.
À l'inverse, quand il n'a pas l'inspiration, on dirait une maman ours avec ses petits...
... Mais au fait ?
Mes parents auront peut-être une idée, eux ?
Ce sont les adultes que j'ai le plus facilement sous la main.
Ça peut valoir le coup de leur parler, quand même, non ?
Mais, je suis bête, moi, ou quoi ?
Au contraire, je n'ai aucune raison de ne pas leur demander leur avis !
Je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils sont là pour ça, mais limite, ils sont là pour ça, quoi !
— ... Eh P'pa ? J'ai un problème, je peux te poser une question ?
— Hmm ?
Quoi, à propos de ton rôle à la fête ?
Te bile pas, je suis de tout cœur avec toi !
Au fait, c'est quand, la réunion de préparation ?
Il faut que je vienne avec toi.
Je sais plus si je l'ai noté sur le calendrier, je crois que oui, mais je vais vérifier quand même, on sait jamais...
— Nan, nan, c'est pour autre chose.
En fait... J'ai une amie qui a des problèmes. De gros problèmes.
Pendant que j'expliquais la situation à mon père, ma mère vint, par l'histoire alléchée, curieuse de savoir de quoi il retournait.
Mon père était un peintre à la production plus que douteuse, mais ma mère était une femme plus que normale.
Elle aurait sûrement un avis éclairé.
— ... Et donc tout à l'heure, au téléphone, on a su que les services de la protection de l'enfance avaient décidé d'attendre et de voir comment la situation évoluait.
Et donc on est en train de se demander ce qu'on pourrait faire dès demain pour faire bouger les choses.
— Si vous les avez déjà prévenus, vous devriez les laisser faire, maintenant, non ?
— Oui mais attends, l'année dernière aussi elle a été maltraitée, cette gamine, non ?
Je sais pas comment il la traite maintenant, mais je ne comprends pas trop pourquoi il a tenu à la séparer de son amie, si les deux petites vivaient ensemble.
— Hmmm, oui, surtout qu'il l'a laissée toute seule pendant toute une année, tout ça pour revenir sans crier gare, ce n'est pas une personne sérieuse.
— Et puis, disons que c'est pas parce que les services de la protection de l'enfance ont pris une décision qu'il faut tout leur laisser faire.
Nous, on aimerait bien faire plus, pour qu'elle ne soit pas obligée de vivre avec son oncle,
mais on ne sait pas quoi faire.
— Keiichi, ne va pas te mettre en tête de le tuer et de cacher le corps, hein ?
— Mais t'es pas normale dans ta tête, M'man ?
Et puis d'abord, si je voulais le tuer, j'irais pas vous demander conseil !
— Oui, après tout, c'est vrai aussi.
Enfin, tel que je te connais, tu serais capable de venir me demander si je ne connais pas un meurtre parfait.
... Non mais genre, quoi.
J'ai quand même un minimum de fierté, je ferais jamais une chose pareille.
... Je crois. J'espère.
— Non, Keiichi, là, je suis d'accord avec toi,
si tu veux te battre pour obtenir quelque chose, il faut le faire dans les règles.
Sinon, les gens ne voudront pas t'aider, d'une part, et d'autre part, ils ne te remercieront pas, même si tu devais réussir.
Il faut chercher les noises aux gens en y mettant les formes.
— Oui, enfin, pour chercher les noises, je sais pas trop s'il y a des règles, hein.
Enfin bref, vous en pensez quoi, vous ?
Si vous avez une idée, je suis toute ouïe.
Mes parents ont vécu déjà bien plus longtemps que moi.
Ils en savent sûrement un rayon.
Si ça se trouve, ils vont me donner une solution toute conne à laquelle je n'aurais jamais pensé.
Sauf que pas de bol,
pour l'instant, ils ruminaient dans leurs barbes, les bras croisés...
— D'habitude, dans ce genre de cas, les gens appellent les services de protection de l'enfance.
Mais quand les décisions des instances ne sont pas satisfaisantes...
— ... Alors c'est tout ?
La Loi permet pas au citoyen de base de faire plus ?
Tant que Satoko aura pas été battue suffisamment violemment, la police ne peut rien faire ?
— Disons que dans ce genre de cas, il faut se plaindre, pas le choix.
— Se plaindre ?
Porter plainte ? Au tribunal ?
— Non, Keiichi.
Les violences sur mineurs, ça se décide toujours au service de protection de l'enfance.
Et si leur décision ne te convient pas...
— Je les attaque en justice ?
— Keiichi.
Au tribunal, l'État doit venir rendre une décision pour régler un litige dans lequel les parties en présence ne réussissent pas à trouver un accord.
Mais il y a d'autres étapes avant d'en arriver là !
— Tu veux que les services de l'État prennent en charge cette gamine, non ?
Mais eux ont pris une autre décision, et si elle ne te convient pas, eh bien...
— Eh bien... ?
— Il faut aller s'en plaindre au service de protection de l'enfance !
Si nous ne sommes pas d'accord avec leur décision, il faut aller leur dire tout le mal que nous en pensons.
— Il faut que quelqu'un leur explique à quel point les relations entre Satoko et son oncle sont tendues. Nous sommes au courant, alors c'est à nous de le faire !
— Oui, ça paraît logique.
Surtout que je ne pense pas qu'ils aient la moindre idée de la situation dans laquelle Satoko se trouve.
Si nos explications peuvent les faire changer d'avis, alors tant mieux !
— Je vois, je vois. Donc on attaque de front, en leur rentrant dans le lard.
— ... Je sais pas trop.
Les fonctionnaires sont pas connus pour reconnaître leurs erreurs.
Je ne pense pas qu'ils reviendront sur leur décision.
— Ouais, mais tant qu'on n'aura pas essayé, on ne pourra rien dire.
Et abandonner avant d'avoir essayé, c'est une attitude de perdant !
On ne peut pas attendre, il faut tout essayer.
C'est comme ce que le Directeur disait hier.
Si l'on commence par dire “de toute façon” ci et çà, on a perdu.
Shion, je vois bien que tu es tout feu tout flamme pour sauver Satoko, mais c'est du vent, tout ça.
Les flammes vraiment dangereuses et vraiment chaudes, elles sont stables et bleues.
Alors il faut tout essayer !
Vous en pensez quoi, Maîtresse ?
Vous n'êtes pas d'accord ?
— ... Si,
ce n'est pas faux, ce que tu dis.
C'est bien d'y avoir réfléchi calmement.
Tu sais, j'ai eu un peu peur que tu viennes nous montrer un plan pour nous débarrasser de lui en secret.
... Soit elle et ma mère sont normales, soit elles ne sont toutes les deux pas normales.
Soit je suis réellement du genre à dire ce genre de choses.
— Vous savez, les enfants, moi aussi, je pensais qu'il vaudrait mieux attendre un peu avant de prendre une décision.
Mais en vous entendant en parler entre vous, j'ai un peu repensé à l'année dernière. Et je pense que Satoko court un grand danger.
Et si moi, j'ai pu changer d'avis sur la question,
alors les services sociaux aussi doivent en être capables.
Ils reviendront peut-être sur leur décision.
— Qu'est-ce tu en dis ?
Shii ?
Tu préfères te parler à toi-même en position fœtale, ou tu viens nous aider ?
— Non mais l'autre, c'est pas vrai d'abord,
je me suis même pas endormie en pleurant sur mon canapé hier soir ! Mauvaise langue, va !
— La dame fait trop de protestations, ce me semble.
Peut-être qu'en fait, tu veux venir ?
— Oh, toi, espèce de... de malotru !
Bien, très bien,
allons-y donc, je viens avec vous, Rena, elle est très bien, votre idée !
Et s'ils ne changent pas d'avis, je leur défonce le nez !
— Il vaut mieux pas que tu le fasses, mais c'est l'intention qui compte.
Comme quoi, une bonne nuit de sommeil et ça repart.
— Moi, je suis juste prête à tout pour sauver Satoko, ni plus ni moins.
— Ahahahah.
Ouais, bon, on va pas tergiverser toute la journée dessus.
De toute façon, on sait où ils se cachent.
Je savais pas, moi, mais apparemment, ils ont un bureau au rez-de-chaussée de la bibliothèque, à Okinomiya.
Mion eut un large sourire, puis elle étala une carte de la région, nous montrant dans la légende de la carte le signe à retrouver.
Sacrée elle, elle avait déjà pensé à tout !
— Le guichet est ouvert jusqu'à cinq heures et quart de l'après-midi.
N'oubliez pas, ce sont des fonctionnaires,
alors il faut rester poli !
— Quoi ?
Grande sœur, c'est pour moi que tu dis ça ?
Mais tu sais pas qui je suis, ou quoi ?
Je suis prête à tout pour convaincre quelqu'un, à mouiller le maillot s'il le faut, voire même à l'enlever...
— Ce ne sera pas nécessaire, mais c'est l'intention qui compte !
Bref, si ça ferme à 17h, ça veut dire que nous avons le temps d'y aller.
La pendule de l'école indiquait un peu plus de 15h. En y allant à vélo, nous aurions largement le temps d'arriver avant la fermeture.
— Ouais mais attendez, ce sont des fonctionnaires !
Lorsqu'il sera l'heure de fermer, ils risquent pas de nous jeter dehors ?
— Non, ils fermeront les grilles de l'entrée, juste.
Tant que nous seront entrés avant l'heure de la fermeture, ils écouteront ce que nous avons à leur dire.
Une chose encore, vous m'écoutez bien ?
Surtout, il ne faut pas y aller à moitié.
Ce ne sont pas des tendres, mais ils n'ont pas les mêmes droits qu'une agence privée, ils ne peuvent pas vous dire de vous taire et vous jeter dehors.
Alors surtout, il ne faut pas penser que “ça ne servirait à rien de rester ici à discuter”.
Il faut rester jusqu'à ce que vous ayez dit tout ce que vous avez à dire sur le sujet !
— ... Dis donc, Mii, tu es vachement au courant, je trouve.
— ...
Eh, gamine, tu sais pas qui je suis ? Je suis la représentante d'Oryô Sonozaki, elle-même membre de l'amicale du conseil municipal et du conseil supérieur de la cour régionale des comptes.
C'est pas la première fois que j'ai affaire à ce genre de lascars !
— Au fait, Mion,
les Sonozaki auraient pas moyen de faire quelque chose aussi, de leur côté, si tu vois ce que je veux dire ?
— ... Hmmm...
Je sais pas trop, il faudrait en parler à Mémé...
Arf…
— Non, la vieille folle voudra jamais.
Sa tête est restée bloquée quelques années en arrière,
elle croit que cette histoire de barrage n'est pas encore finie.
Elle déteste toujours autant les Hôjô, il semblerait.
— Aaah, c'est encore cette histoire avec les parents de Satoko ?
... Je sais pas, je l'ai jamais vue, votre grand'mère, mais faut qu'elle pète un coup.
On ne peut pas rester indéfiniment avec la tête dans le passé, il faut vivre avec son temps, aussi.
— Tu l'as dit, bouffi.
Je suis tout à fait d'accord avec toi, mon cœur.
— Ce qui veut dire que le clan des Sonozaki ne bougera pas le petit doigt ?
— Plus ou moins, oui.
Je suis désolée, mais c'est comme ça, les anciens ont souvent la tête dure.
Ils sont tout gâteux quand c'est pour Rika, mais ils font comme si Satoko n'existait pas.
— ... C'est quand même honteux, cette histoire, vous trouvez pas ?
Je veux dire, Teppei maltraite sa nièce, mais limite, au moins, il le fait ouvertement, tu vois ? Mais les anciens du village, en restant assis sans bouger, ils sont aussi responsables des mauvais traitements, mais comment dire, passivement, un peu. Et moi, j'aime pas ça.
Alors si tu les vois, dis-leur que s'ils veulent mourir de manière naturelle, ils ont intérêt à pas m'énerver !
— Ahahahaha, OK, je leur ferai passer le mot.
— Bon alors, on y va ?
Ce serait con d'arriver en retard.
— OK,
alors prenez vos vélos, les enfants,
on y va !
— ... Rika, tu fais quoi ?
Allons-y.
Seule Rika restait dans son coin, sans même chercher à se joindre à la conversation.
Depuis hier, Rika avait le visage fermé.
Ça faisait vraiment mal au cœur de la voir dans cet état. On voyait bien qu'elle n'avait plus la force de se battre.
— ... De toute façon, ça ne servira à rien.
— Eh, on a dit qu'il ne fallait pas dire “de toute façon”.
Tant qu'on n'aura pas essayé, on ne saura pas.
— ... Vous avez tenté votre chance, encore et encore, dans plusieurs incarnations déjà,
et ça n'a jamais rien changé. Alors pourquoi ça changerait quelque chose maintenant ?
Rika disait parfois des choses vraiment bizarres. Je ne la comprenais pas toujours.
Mais même sans la comprendre, je devinais bien qu'elle n'était pas optimiste.
— Tu as déjà été là-bas ? Tu as déjà essayé ?
— …
— ... Alors tente ta chance, au moins.
Satoko n'est pas importante, pour toi ? Si, quand même ?
Alors il faut se battre !
Tu sais, je crois qu'en ce moment, elle espère que ses amis feront quelque chose pour elle, et toi en particulier.
— ... Bah, de toute manière, ce monde n'en a plus pour longtemps, lui non plus.
— Eh ben alors ?
On y va, là, magnez-vous !
— On dirait que Dame Rika n'a pas envie de bouger son gros cul.
Il vaut mieux l'avoir en photo que parmi ses amis, apparemment.
Alors quoi, tu es tout le temps fourrée avec elle, mais quand il faut faire un effort, il n'y a plus personne ? Tu n'as pas honte ?
— ... Eh ben putain, ma grande, y a rien qui t'arrache la gueule, toi.
Quand je pense à tout ce que tu lui as fait comme saloperies, et c'est encore en plus toi qui viens me faire la morale à propos de Satoko ? Le karma est décidément un grand comique, cette fois-ci...
Ahahah.
— ... ???
T'as complètement perdu la tête ou quoi ?
Je ne ferais jamais rien à Satoko, j'ai aucune raison de lui en vouloir ! Tu fumes ou quoi ?
— ... Bah, laisse tomber, je me comprends.
Allez, pourquoi pas, je vais vous suivre.
De toute façon, à part me bourrer la gueule, je n'ai rien à faire à la maison, donc...
— Mais qu'est-ce que t'as ?
C'est une caméra cachée ? Tu le fais exprès de te foutre de moi ?
— Arrête, Shii.
Et toi aussi, Rika, arrête un peu.
Il faut qu'on se serre les coudes pour sauver Satoko.
Si l'on joint nos forces, tous ensemble, alors nous accomplirons un miracle.
Mais nous avons besoin de tout le monde pour que ça marche.
Absolument tout le monde.
Alors toi aussi, Rika, tu dois nous aider.
Apparemment, Rena avait trouvé les mots justes, car je vis Rika la dévisager comme une bête curieuse.
Dans son regard, qui jusqu'à maintenant avait été morne et sans vie, une étincelle vindicative brillait...
... C'était intéressant, ce que Rena venait de dire.
Elle a dit “nous accomplirons un miracle”.
Il me semble bien que par le passé, j'ai moi-même, à de nombreuses reprises, utilisé cette formule.
Mais à l'époque, j'attendais des miracles qu'ils se produisissent tout seuls, comme des grands, car je ne savais pas comment faire pour les déclencher moi-même.
Et maintenant, grâce à Rena, je savais.
— Si l'on joint nos forces, tous ensemble, alors nous accomplirons un miracle.
— Oui.
Les miracles, c'est comme ça qu'ils se produisent, tu ne savais pas ?
— ... Et si malgré tout, le miracle tant attendu n'arrive pas ?
— Alors c'est que nous n'avons pas tous uni nos forces.
Si nous faisons tous l'effort, alors obligatoirement, un miracle se produira !
— C'est vrai.
Je pense que tu n'as pas tort, Ryûgû.
L'être humain est un animal qui vit en société, car lorsque les humains s'entraident, ils deviennent beaucoup plus forts.
Et s'ils sont suffisamment nombreux, ils peuvent dévier des cours d'eaux, et même déplacer des montagnes.
— D'ailleurs, Hinamizawa est le meilleur exemple de ça !
L'État avait décidé de nous noyer dans un grand lac, et que s'est-il passé ?
Deux mille personnes ont uni leurs forces et les ont envoyés paître, eux et leur barrage. Ils ont brisé les chaînes du Destin.
— ... Ils ont brisé
les chaînes du Destin...
— S'il y a bien des gens qui devraient y connaître un rayon niveau miracles, c'est bien les habitants de Hinamizawa, non ?
Si nous joignons nos forces, nous sommes invincibles !
— Eh ben alors, Dame Rika ? Vous ne pouvez quand même pas reculer, maintenant, vous êtes bien obligée de venir !
Si jamais nous ne réussissons pas notre coup, ce sera de votre faute. Réincarnation de la déesse ou pas.
Y a vraiment rien qui lui arrache la gueule, à celle-là.
Mais pourquoi pas. Si elle me cherche, elle va me trouver...
On peut accomplir des miracles.
Simplement en unissant les forces de tous ses amis.
Les chaînes du Destin peuvent être brisées.
Par un simple miracle.
Et maintenant, je savais comment procéder pour en déclencher un.
— C'est pas Rena qui disait ça, hier ?
Ça ne sert à rien de se ronger les sangs tout seul.
Il faut demander conseil à tout le monde, pour avoir un maximum d'aide et d'idées pour résoudre tes problèmes.
Il ne faut pas baisser les bras.
Le Destin, c'est pas la mort non plus ! C'est fragile comme les passoires en papier qu'on utilise pour attraper les poissons à la fête foraine ! Et tu me feras le plaisir de t'en souvenir !
Tu n'as aucune idée de ce que tu me racontes, gamin, et tu n'as aucune idée d'à qui tu es en train de parler, non plus.
S'il y en a bien une ici qui sait exactement à quel point les maillons des chaînes du Destin sont solides, c'est moi, la sorcière que le Destin retient prisonnière depuis des temps immémoriaux...
Mais à la rigueur, je veux bien accepter de m'entendre dire ça de ta bouche, justement parce que c'est toi.
Tu m'as montré comment modifier le Destin ce jour-là, en deux temps, trois mouvements.
Et tu as réussi à nous faire éviter la catastrophe en empêchant Rena de faire sauter l'école dans le monde précédent.
Fragile comme les passoires en papier qu'on utilise pour attraper les poissons à la fête foraine, hein ?
Tu manques pas d'air, garçon. On voit bien que tu n'as pas passé un siècle dans mon labyrinthe.
... Pfff, ahahahaha...
Tu manques vraiment pas d'air, putain, merde !
— ... Faites-moi rire, je veux voir ça.
... Je vous suis.
— OK, super, alors allons-y !
— Euh... Rika ?
Tu es sûre de ce que tu fais ?
Je vis le regard inquiet de Hanyû.
J'imagine qu'elle va encore une fois me dire de ne pas me faire trop d'espoirs.
— Je n'ai plus rien à perdre, Hanyû.
Il ne me reste plus rien.
Et puis de toute manière, ce monde n'en a plus pour très longtemps.
... Tu me diras, j'ai dit ça la dernière fois aussi, quand Rena a pris l'école en otage,
et il ne s'est pas passé ce qui était prévu.
Tout ça à cause de Keiichi.
Et cette fois-ci, Keiichi a comparé les chaînes du Destin à des passoires en papier, non mais tu le crois, ça ?
Je trouve ça plutôt fascinant, justement parce que je n'attends plus rien de ce monde-ci.
— ... De toute façon, tu finirais par être déçue.
Et je ne veux plus te voir dans cet état-là, ça me déprime...
— Ne t'en fais pas, ça n'arrivera plus.
J'ai déjà pleuré toutes les larmes de mon corps.
Et je sais que Keiichi n'arrivera pas à sauver Satoko, malgré tous ses efforts.
C'est bien pour ça que je les suis.
J'ai envie de voir leur déconfiture face aux fonctionnaires. Surtout que c'est la première fois depuis ma naissance qu'ils proposent d'aller là-bas.
— ... ... Keiichi n'a pas la force de déclencher les miracles, même les plus infimes.
Je sentais bien que Hanyû était vexée.
C'est bien parce qu'ils sont rarissimes que les miracles sont justement appelés “miracles”.
S'il y avait un moyen de les déclencher à volonté, ils porteraient un autre nom.
On parlerait de réaction logique.
— Mais puisque je te dis que je ne me fais pas d'illusions ?
C'est juste que je pense que ce sera marrant à observer, c'est tout.
Je veux voir ce qu'il a en tête, le gamin. Pourquoi s'est-il autant vanté, sinon ?
— ... Rika.
Fais attention à ne pas donner à ton âme plus de stress et de souffrance que tu n'en as déjà.
— Oh, eh, tu commences à me gonfler, je sais ce que je fais, hein.
Et maintenant, disparais.
... Je ne me faisais aucun espoir.
Je voulais juste voir le plus de choses pendant la semaine qu'il me restait avant de me faire assassiner.
Et pourtant, au plus profond de moi, une sensation étrange.
Une sorte de... Comment dire ? D'exaltation ?
Comme si je savais que j'allais voir quelque chose d'excitant.
J'avais ressenti exactement la même chose dans le monde précédent, lorsque Keiichi avait retrouvé ses souvenirs.
Je n'ai plus une thune à parier.
Et pourtant, ce sentiment d'excitation ne trompait pas.
Il me disait de placer toutes mes billes sur le prochain coup.
— ... Pourquoi pas, Keiichi. Si nous échouons même après tout avoir essayé, au moins, il n'y aura pas de regrets à laisser tomber.
— Mais j'ai pas l'intention de laisser tomber, Rika.
Nous sauverons Satoko, pas d'incertitude à avoir dessus.
N'oublie pas de mettre sa couette au vent, pour l'aérer.
Satoko sera bientôt de retour chez toi, et elle en aura besoin.
Si elle se pointe et que tu n'as rien pour lui faire son lit, elle va se sentir rejetée ! La pauvre !
— Ahahaha, hahahahahahaha !
Aaaah, tu me plais, Keiichi.
... Fort bien, allons-y.
Je parie que tu serais d'attaque pour faire appel des décisions du juge des Enfers !
— Pff, le juge des Enfers, c'est un petit joueur par rapport à moi !
Alors le service de protection de l'enfance, je te raconte même pas ! Ils vont revenir sur leur décision, et fissa, tu peux me croire !
Je me levai de ma chaise.
... Il est vraiment doué pour embobiner les gens, ce gamin.
C'est bien pour ça que je ne m'en lasse pas.
Même après plus de cent ans passés à vivre avec lui.
— Bon, eh bien, Maîtresse, on doit y aller.
Vous voulez venir avec nous ?
— Non, je vais prévenir ma hiérarchie.
De toute façon, ma hiérarchie fait toujours passer aux instances pour la protection de l'enfance, donc nous ferons remonter nos plaintes à la même personne.
Sauf que moi, je les atteindrai de l'intérieur -- c'est une méthode qui est plutôt efficace dans l'administration.
Il ne faut pas croire, moi aussi, je suis une fonctionnaire !
— Oui, c'est vrai,
ils auront peut-être moins de réticences si la critique vient d'un collègue.
— Bon, eh bien, bonne chance, Maîtresse !
Nous, on a une attaque frontale à mener !
— Allez,
cette fois-ci, on y va !
— Ouais !
En mon for intérieur, deux sentiments contradictoires s'affrontaient.
Hanyû me disait que de toute façon, ça ne servirait à rien.
J'avais été du même avis qu'elle,
mais désormais, j'avais une pointe d'intérêt pour la suite des événements.
Aussi imprudent que cela pût paraître, je pensais pouvoir dire que personne ne pouvait prédire ce qu'il allait se passer, désormais.
J'étais curieuse de voir comment Keiichi comptait retourner la situation, lui qui semblait si confiant dans sa capacité à faire bouger les choses.
Je les suivis dans le couloir jusqu'à la porte d'entrée, où ils mirent leurs chaussures avec entrain et excitation.
... Ah, au fait, juste pour la petite histoire : évidemment, Satoko n'était pas venue à l'école aujourd'hui.
Teppei avait appelé l'école pour prévenir que Satoko avait attrapé froid.
Il avait même dit qu'elle se reposerait jusqu'à ce que la fièvre ait entièrement disparu.
D'après la maîtresse, Teppei avait probablement compris qu'elle avait appelé les services de l'enfance,
mais il craignait ce que Satoko aurait à dire sur lui s'il la laissait aller à l'école.
Je ne voulais pas trop réfléchir à cette possibilité, mais il s'était peut-être énervé après le départ des fonctionnaires, et avait peut-être frappé Satoko jusqu'à lui faire des bleus -- ce qui l'obligeait à la cacher le temps qu'elle guérît.
Je sais que les discussions de mes amis ont précipité la visite de Cie, mais sa visite à elle a peut-être précipité le déroulement de la suite des événements.
En tout cas, cette fois-ci, tout allait beaucoup, mais vraiment beaucoup plus vite que d'habitude...