Maintenant que je me tenais près de la fenêtre, les doux ronflements de Satoko ressemblaient aux cris des insectes nocturnes.

Rika

— ... Satoko ?

Satoko

— Zzzzzzzz.....

Elle poussa un bâillement formidable -- elle était donc bien endormie.

Hanyû

— Ses ronflements sont tellement mignons.

Accroupie au niveau de sa tête, elle lui touchait le nez avec ses doigts.

Je regardai le ciel, dans la nuit.

La lune était toujours là. C'était toujours la même lune que d'habitude, mais aujourd'hui, sa lumière me semblait plus chaude qu'à l'accoutumée.

Hanyû

— Rika, tu m'as l'air de bien bonne humeur ce soir.

Rika

— ... ... Ah oui ?

Oui, c'est bien possible.

Maintenant que Hanyû me le disait, je me rendais compte que c'était vrai.

J'étais vraiment de bonne humeur.

Sinon, je ne serais pas en train de regarder la lune avec un sourire satisfait sur les lèvres, par une nuit aussi étouffante.

Heureuse de cette découverte, il me vint l'idée de porter un toast à la beauté du paysage.

Je plongeai la main dans le placard, derrière les couettes hivernales, et en sortit l'objet de toutes mes convoitises, pendant que Hanyû me lançait un regard sévère.

Hanyû

— ... Rika, je t'ai déjà dit, pas d'alcool.

Rika

— Allez, quoi, juste pour cette fois.

Il fait si beau dehors.

Hanyû n'aime pas l'alcool.

Si j'en bois, elle le ressent aussi, alors à chaque fois que je m'approche de la moindre source d'alcool, elle me fait tout un foin.

C'est pourquoi je fais d'habitude en sorte de ne boire que lorsqu'elle n'est pas là, pour une raison ou pour une autre.

... Évidemment, dès que j'ai porté le verre à mes lèvres, elle s'en rend compte et elle revient, furieuse, mais il est déjà trop tard...

Hanyû

— Non, non, non, Rika est trop jeune !

Rika

— Sauf que Rika, c'est moi,

et que j'ai quand même le droit de décider ce que j'ai envie de boire !

Hanyû

— Non, il ne faut pas ! Moi, je déteste l'alcool, arrête !

Arrête, arrête, ARRÊTE !

Rika

— Écoute, aujourd'hui, je ne veux pas me disputer avec toi, alors s'il te plaît.

Je vais le couper avec du jus d'orange très sucré, pour masquer le goût.

Ça t'ira ?

Hanyû

— Non, je n'aime pas avoir la tête qui tourne, ça me rend malade !

Hanyû

Alors repose cette bouteille immédiatement !

Hanyû tapait des pieds sur le parquet, faisant un bruit de tous les diables.

Juste à côté de Satoko, en plus !

Rika

— Mais arrête donc, Hanyû, tu vas réveiller Satoko...

Hanyû

— Haha, je vois clair dans ton jeu, petite maligne !

Hanyû

Je sais très bien que tu es le seul être humain qui peut me voir et m'entendre ! Je peux faire autant de bruit que je veux, il n'y aura que toi que cela dérange ! Exprès, je vais même te tirer la langue !

Hanyû

Bééééé !

Rika

— Hanyû, Hanyû, Hanyû, à ton âge, tu n'as toujours pas appris ta place ? Tu me déçois.

J'ouvris le réfrigérateur et en sortis un pack de jus d'orange en carton, ainsi qu'un pot en verre sur lequel il était écrit “Kimchi mortel -- spécial punitions”, que je montrai à Hanyû.

Hanyû

— Oh non, non, NON !

Rika

— Bien, petit problème pratique :

Rika

j'ai ici du kimchi extrêêêêêmement épicé dans la main gauche, qui me fera mal au ventre pendant plusieurs jours,

Rika

et un verre de vin coupé au jus d'orange dans la main droite, qui serait très agréable et très désaltérant. Tu préfères quoi ?

Hanyû

— Méééé hééé eeuuuuh !

Hanyû tapa des pieds de rage sur le sol, encore plus fort, mais incapable de vraiment formuler des reproches cohérents.

Si elle avait été une petite fille normale, elle aurait pris une fessée,

mais comme j'étais la seule à l'entendre, personne ne vint lui apprendre les bonnes manières.

De toute façon, son corps n'a aucune substance -- les fessées lui passeraient à travers sans la toucher.

Comme vous vous en doutez, Hanyû adore les choses sucrées, mais elle déteste les choses épicées.

Satoko

— ... Riiikaaa,

très chèèère, cessez donc de sauter sur le parquet...

Surprise par la voix de Satoko, je cachai précipitamment le verre dans mon dos.

Cela peut paraître évident, mais bien entendu, Satoko ne sait rien de mes penchants pour la dive bouteille.

Satoko

— Vraiment...

Ne vous rendez-vous point compte de l'heure tardive ?

Zzzz.......

Je l'observai quelques instants ; Satoko était repartie profondément dans les bras de Morphée.

Rika

— Alors, tu vois ? Je t'avais dit de ne pas faire tout ce cirque. On appelle ça du tapage nocturne.

Espèce de hooligan, va !

Hanyû

— ... Oooh non... Non, non, non...

En temps normal, personne à part moi ne peut entendre ni voir Hanyû.

Mais bon... Ça, c'est en temps normal.

Hanyû existe, il n'y a aucun doute là-dessus.

C'est pourquoi rarement, très rarement, certaines personnes peuvent percevoir sa présence, ou entendre sa voix.

Bien sûr, ce sont des occurences très rares, heureusement, et puis même, la plupart du temps, les gens finissent par se dire que c'est la fatigue.

D'après l'expérience que j'ai sur la question, je dirais que...

les gens en phase terminale, comme Satoko, ont plus de chances de déceler Hanyû.

Pour reprendre une expression d'Irie, les patients en phase terminale sont ceux qui ne réagissent plus aux traitements et qui ne redescendent plus du niveau 4.

Et croyez-moi, au-delà du niveau 4, il n'y a pas grand'chose. “Phase terminale”, l'expression est bien la bonne.

Quand vous voyez quelqu'un qui n'existe pas ou que vous entendez la voix d'une personne que personne d'autre n'entend, vous commencez à croire que c'est vous qui débloquez...

Hanyû cessa de taper du pied, ayant abandonné l'idée de me faire renoncer à boire.

N'allez pas croire que je fais ça pour l'embêter.

Si possible, j'aimerais continuer à m'entendre avec elle.

C'est pourquoi je ne mis qu'un minimum de vin, juste de quoi avoir l'odeur, dans mon jus d'orange.

Un grand connaisseur taperait une crise de nerfs s'il voyait le cocktail dans mes mains.

Un peu de vin, beaucoup de jus d'orange, on the rocks.

Juste de quoi donner le change, non ?

Rika

— Regarde, Hanyû.

Avec ça, normalement, tu ne devrais pas tomber malade. D'accord ?

Je léchai le bord du verre et guettai sa réaction.

Hanyû

— ... Oui, effectivement, ça passe, comme ça.

Rika

— Parfait ! Alors ce soir, je garderai ce mélange.

N'aie pas peur, je vais aller ranger le kimchi.

Hanyû avait dévisagé le pot labellé avec une peur évidente sur le visage.

Lorsque la porte du réfrigérateur le fit disparaître de son champ de vision, elle eut l'air visiblement soulagée.

Mon verre à la main, je me replaçai près de la fenêtre.

Il n'y avait toujours pas la moindre brise, mais je sentais moins la chaleur.

Rika

— Dis-moi, Hanyû.

... ... Est-ce que toi aussi, tu ressens comme cette fois-ci est différente des autres ?

Hanyû

— ... Tu veux parler de Keiichi et de Rena ?

Rika

— Et aussi Shion, j'ai l'impression.

Ils ont tous les trois de vagues souvenirs des mondes passés.

Et grâce à eux, ils ont pu éviter les plus mauvais choix.

Hanyû

— Je ne trouve pas cela si improbable, pris séparément, je dois dire.

Mais il est vrai que l'on voit rarement une situation dans laquelle les trois se souviennent de choses en même temps.

Rika

— ... Tu sais... Je dis souvent que mon Destin est comme une partie de jeu de l'oie.

Et j'ai l'impression d'avoir commencé par lancer trois fois un 6, de suite.

Hanyû

— Disons que, tu as raison, en un sens, puisque nous commençons très bien dans la course, par rapport au résultat espéré.

Mais... ...

Je ne pense pas que ce soit un miracle, pour être franche avec toi.

Je comprenais bien ce qu'elle essayait de me dire à demi-mots.

“Ne te fais pas trop d'illusions”.

Les dés sont faits avec une face 6.

Le fait de lancer un 6 aux dés n'est pas un miracle en soi.

Un vrai miracle, ce serait de sortir un 10 avec un dé qui ne va que de 1 à 6. Ça, oui, ce serait un miracle. Comme le Keiichi de la dernière fois.

C'est uniquement lorsque quelque chose d'impossible se passe que l'on peut parler de miracle.

Le choix de donner la poupée à Mion, pour Keiichi ;

le choix de parler à son père ou non, pour Rena ;

et le fait de se souvenir ou non de la promesse faite à Satoshi, pour Shion,

étaient des possibilités enfouies dans chacune de leur âme.

Ce sont des possibilités qui pouvaient sortir dans n'importe quel monde, il suffisait de bien lancer les dés pour les obtenir, “elles étaient prévues dans les règles du jeu”, si l'on peut dire.

Mais il suffisait de bien lancer les trois dés pour obtenir ce résultat. C'était un joli coup de chance, oui, mais pas un miracle.

Hanyû

— Je pense que les dieux ont voulu récompenser ton attitude positive et ta volonté de te battre.

Rika

— Ahaha,

genre, tu n'es pas une déesse toi-même, peut-être ?

Hanyû

— Pff, tu ne me considères comme ça que lorsque tu veux te moquer de moi...

Rika

— Mais non, je plaisante, ne commence pas à tirer la tête.

Allez, quoi, je suis de bonne humeur, ce soir, pour une fois.

Je portai mon improbable cocktail à mes lèvres, portant un toast à mon improbable suite d'événements chanceux.

Le bouquet était lui aussi très improbable, une robe orange, un goût sucré avec des arômes de produits chimiques et un vague arrière-goût d'un grand cépage.

Plus j'en buvais, plus Hanyû était contente ; c'était assez drôle, en fait.

Hanyû

— ... À ton avis, est-ce que nous réussirons à nous en sortir, cette fois ?

Rika

— Si notre but était de simplement fuir, je dirais que nous avons de grandes chances. Nous n'aurons plus jamais un départ aussi avantageux.

Même lorsque je faisais le maximum, la plupart du temps, des éléments indépendants de ma volonté se viandaient magistralement.

C'est surtout dans ce genre de situations que le dégoût et le désespoir vous submergent.

Je pouvais faire des pieds et des mains, à chaque fois, tout était foutu en l'air à cause d'autre chose.

Je pense que j'ai passé beaucoup de temps à ne rien faire, pour éviter de revivre ces amères déceptions.

Mais cette fois-ci, pour la première fois, des tas de choses hors de mon contrôle s'étaient bien goupillées.

Ce monde était idéal à bien des égards.

Je n'avais à première vue aucune raison de bouder en maugréant.

Le temps était splendide, le vent de mon côté.

Si je n'arrivais pas à faire avancer mon embarcation dans de pareilles conditions, je ne pouvais plus m'en prendre qu'à moi-même.

Hanyû

— ... ... ...

Et c'était précisément pour ça que je savais ce que le regard anxieux de Hanyû signifiait.

Si d'aventure je ne réussissais pas à éviter la Mort même dans ce monde-ci, alors que j'avais de telles conditions de mon côté,

cela pourrait signifier qu'effectivement, je ne pourrai jamais rien faire contre le Destin.

J'étais enfin dans un monde où tous mes amis avaient triomphé de leurs problèmes personnels.

D'habitude, quand ce n'était pas l'un, c'était l'autre qui coinçait. Mais là, tout était parfait.

Si je n'arrive pas à triompher du Destin cette fois-ci...

... alors j'aurais la preuve irréfutable que toute résistance serait une perte de temps dans un monde avec des conditions moins avantageuses.

Et c'était là la pire des issues possibles. Celle que je craignais par-dessus tout.

Celle qui me ferait totalement perdre espoir.

Et qui amènerait à la mort de mon âme.

Mais même dans ces conditions, je pense que je serai la seule à mourir.

Hanyû me survivra, et elle restera ici encore longtemps.

Et je suis intimement convaincue qu'elle a peur de se retrouver à nouveau seule, dans un monde où elle n'aurait absolument personne à qui parler.

C'est pour ça qu'elle fait en sorte de m'éviter trop de déceptions, pour ne pas provoquer l'usure de mon esprit.

Je pris un glaçon en bouche, que je croquai avec mes molaires. La sensation était délicieuse.

Rika

— ... Hanyû.

Je m'excuse de t'imposer ça, mais j'aimerais faire le point encore une fois. Je sais que ça fait déjà des milliers de fois, mais il le faut.

Hanyû

— Ne t'en fais pas, ça ne me dérange pas.

... Tu veux savoir pourquoi Rika se fait toujours tuer en juin 1983, c'est bien ça ?

Rika

— Oui.

... Une volonté ferme peut influer sur le Destin.

Ce qui signifie que quelqu'un est décidé coûte que coûte à me tuer à cette période-là.

Hanyû

— ... Oui, je le pense, moi aussi.

Rika

— Mais qui peut bien profiter de la mort de Rika Furude ?

Hanyû

— ... Cette personne est décidée à te tuer. Son mobile doit être assez évident.

Rika

— Ça fait bizarre que ce soit moi qui le dise,

mais au village, tout le monde adore Rika Furude.

Aucun des villageois ne peut avoir de mobile, je ne vois strictement rien.

Hanyû

— En tout cas, chacun des habitants du village devrait logiquement t'adorer.

Rika

— Oui, et c'est grâce à toi.

Hanyû

— Mééé euh, c'est bon...

Rika

— Ah non, mais c'est pour te remercier, hein ?

Rika

Bon, écoute, passons.

Rika

... J'ai soupçonné les Sonozaki pendant très longtemps, mais ils n'étaient pas les coupables.

Rika

Mais du coup, je ne vois absolument personne d'autre parmi les suspects !

Hanyû

— ... On peut même dire que normalement,

le village devrait être l'endroit le plus sûr du monde pour toi. Donc que tu aurais intérêt à rester ici.

Rika

— Oui, tu as raison.

Normalement, je suis ici beaucoup plus en sécurité qu'ailleurs.

Non seulement il ne devrait y avoir personne pour me tuer, mais en plus, il devrait y avoir des tas de gens pour me protéger !

Et pourtant, quelle ironie du sort.

Les gens qui pourraient me protéger, je les déteste. Je ne les approche jamais.

Hanyû

— ... Rika,

je sais que j'insiste, mais tu devrais vraiment demander de l'aide au Docteur Irie.

Rika

— ... ... ...

Les habitants du village prennent grand soin de moi, parce qu'ils m'aiment bien.

Mais chaque fois que je leur demande de me protéger de la Mort, il n'y a plus personne.

Je leur en ai parlé, par le passé. Personne ne m'a crue. Ils m'ont tous fait défaut au dernier moment.

La principale raison pour laquelle personne ne m'a crue, c'est parce que je ne pourrais pas dire exactement qui veut me tuer, ni pourquoi.

Mais si je savais qui voulait me tuer, je n'en serais pas là aujourd'hui...

Que voulez-vous que j'y fasse, dans ces conditions ?

Imaginez une petite fille qui viendrait vous voir en racontant que l'on veut la tuer -- mais elle ne sait pas par qui, ni pourquoi, et elle n'a aucune preuve. Qui voudrait l'aider, franchement ?

En plus, les villageois me considèrent comme un symbole du village, car je suis l'héritière du clan Furude, certains disent que je suis un être divin, mais cela ne va pas plus loin.

Ils pensent que je suis importante, mais aucun d'entre eux ne s'emploie à me défendre au péril de sa vie.

Mais si l'on part dans cette direction, alors on se rend compte qu'Irie et sa clique sont dans une position bien différente.

Ils ont un intérêt tout particulier à me garder en bonne santé, et donc a fortiori en vie.

Si je devais aller les voir en disant craindre pour ma vie, ils n'auraient d'autre choix que de faire quelque chose, ne serait-ce que pour me rassurer.

Je pense que dans la pratique, ils ont les moyens de me protéger de presque n'importe quoi.

Mais je ne pense pas que leur aide m'ait jamais été d'un grand secours.

Attention, je ne dis pas que ce sont des incapables...

Mais il faut bien avoir à l'esprit que Takano, qui est la plus à-même de se voir désignée pour nous protéger, se fait elle-même tuer à chaque fois.

Donc même si je lui demande de me protéger du danger, et même si elle accepte, eh bien, de toute façon, elle se fait tuer quelques jours avant moi.

Et c'est pour ça que même si elle paraît le choix le plus logique, je ne vais jamais lui demander d'aide.

Le plus ironique dans cette histoire, c'est que eux ne peuvent pas en avoir conscience.

Rika

— C'est peut-être ça, le plan.

D'abord ils éliminent Tomitake et Takano,

et ensuite ils ont les mains libres

pour me tuer moi.

Hanyû

— ... Possible. La mort de Takano survient toujours très peu de temps avant la nôtre.

Rika

— Si c'est le même tueur…

ou disons la même logique qui se cache derrière les meurtres...

alors si j'arrive à leur sauver la vie, ma vie ne sera peut-être plus inquiétée.

Hanyû

— ... Rika, je constate que tu ne t'en souviens pas, mais tu as déjà essayé cette méthode.

Lorsque Takano et son homme meurent, je perds mon bouclier et mon armure.

Cette théorie revient à dire que c'est parce qu'ils meurent que mon meurtre devient possible.

C'est pourquoi j'avais dû essayer de les prévenir, pour tenter de faire changer les choses.

Bien sûr, ils ne m'ont pas écoutée.

Ils n'ont jamais voulu me croire.

C'est pourquoi au bout d'un moment, j'en ai eu marre, et j'ai accepté leur mort comme étant inévitable.

Il y a très longtemps, lorsque je retournais encore plusieurs années dans le passé à chaque incarnation, j'en parlais à mes parents, et puis j'ai fini par me détacher d'eux, par ne plus rien éprouver à leur mort.

Parce que je savais que quoi que je fisse, ils mourraient. Et donc leur sort a fini par ne plus m'intéresser du tout.

J'ai même d'ailleurs fini par oublier qu'il m'était arrivé de vouloir les sauver...

Hanyû

— ... De toute façon, il m'a toujours semblé que tu haïssais Irie et ses employés.

Rika

— ... Bah, oui, un peu, quand même.

Ils ne voient en moi qu'un sujet d'observation, un véritable cobaye humain.

J'ai toujours coopéré, pensant que cela pourrait sauver la vie de Satoko.

Mais chaque fois que j'y réfléchis, je me dis qu'ils doivent être bien contents d'avoir un cobaye humain sous la main, et ça, c'est dur à accepter.

C'est pour ça que je ne les ai jamais appréciés. J'ai toujours bien évité d'en faire trop. Je veux bien les aider, mais il ne faut pas exagérer non plus.

Sauf qu'à bien y réfléchir, il serait plus intelligent de ma part de coopérer pleinement et d'entretenir des liens très étroits avec eux.

Après tout, ils sont les seuls qui ont une raison de vouloir me protéger à tout prix.

Ils sont en plus les seuls à avoir de quoi me protéger, parmi tous les gens à qui je pourrais en parler. Il serait logique d'aller leur demander de l'aide.

Mais je n'avais jamais voulu le faire, parce que leur attitude ne me plaisait pas. Ce n'était pas très malin de ma part.

Il me semble avoir déjà essayé de demander à Irie de me protéger.

Mais ça ne faisait pas grand'chose, puisque Takano et Tomitake se faisaient toujours tuer.

Leur mort est toujours un choc pour lui, il n'est donc jamais efficace dans son rôle.

C'est pourquoi j'avais fini par déclarer que les résultats obtenus ne valaient pas les efforts que je devais déployer.

Mais dans ce monde-ci, j'ai quand même beaucoup de choses qui ont tourné à mon avantage.

Je n'aurais plus jamais un aussi bon départ.

Je suis obligée de faire tout ce qu'il est en mon possible dans ce monde-ci.

Après tout, c'est simplement moi qui ne peux pas les blairer, c'est tout.

Irie n'a pas un mauvais fond, après tout.

Il est même l'un des rares êtres humains pour lesquels j'éprouve du respect.

Il s'implique corps et âme dans la recherche pour sauver Satoko, et il n'est pas un savant fou.

Takano est un peu spéciale, mais elle ne plaisante pas avec son travail. C'est peut-être la personne qui pourrait m'être la plus utile parmi toutes celles que je connais.

Mais en même temps, c'est celle qui me voit le plus comme un animal de laboratoire.

Si possible, j'aimerais éviter de lui demander de l'aide.

Tomitake est normalement beaucoup plus efficace que Takano pour me protéger, en tout cas en théorie.

Mais d'une part, je ne le rencontre que quelques jours dans l'année, et d'autre part...

comme je le dis depuis tout à l'heure, il meurt toujours avant moi, donc il ne sert à rien de lui demander de l'aide.

Mais je n'ai pas trop le choix, je dois leur demander de l'aide.

Si j'arrive à faire en sorte qu'ils survivent...

ils ont de fortes chances de réussir à me faire survivre aussi.

Il est tout à fait possible que ma survie dépende des efforts que eux pourraient faire, de leur côté.

Rika

— Je pense réessayer d'approcher Takano et Tomitake pour les prévenir du danger.

... Ah, ne t'en fais pas, hein ?

Je sais qu'ils vont mourir, de toute façon, je ne me fais pas d'illusions.

Rika

Je ne risque pas d'être déçue.

Hanyû

— ... Rika, tu dis vraiment des choses horribles, tu sais.

Je me mis à rire, malgré notre bien funeste conversation.

Rika

— Je sais que s'ils peuvent éviter la Mort, ils auront une grande influence sur mes chances de survie.

Mais de toute manière, je compte leur parler en partant du principe que ça ne portera pas ses fruits.

Rika

Je veux les obliger à faire en sorte de m'octroyer une protection dans le cas où il leur arriverait malheur.

Et comme il leur arrivera malheur, eh bien, je bénéficierai d'une protection spéciale. Enfin, j'espère.

En basant ma sécurité sur Takano, je maximise mes chances.

Mais en temps normal, lorsqu'elle et Tomitake meurent, je perds cette protection.

C'est pourquoi ils ne peuvent jamais me protéger du danger après la purification du coton.

Et c'est pour ça qu'ils se font tuer.

Et ça,

ça veut dire quelque chose de bien spécial.

Ça veut dire qu'en fait, le Destin est influencé par quelqu'un qui veut me tuer moi en particulier.

Sauf que tant que Takano et les autres sont vivants, il y a un important dispositif à Hinamizawa qui pourrait assurer ma protection.

Et c'est pour ça que tant qu'ils sont vivants, je ne me fais pas tuer.

Ce qui veut dire

que pour pouvoir réussir à me tuer,

la personne qui veut ma peau doit d'abord tuer Tomitake et Takano.

Et du coup, le système qui me protège disparaît, et je deviens une proie facile...

Rika

— Plus j'y réfléchis en procédant par petites étapes logiques, plus je me dis que ma mort et la leur sont étroitement liées.

...

...

...

Rika

Mais alors, en fait, en abandonnant l'idée de les sauver, j'abandonne tout espoir de survie ? En un sens ?

Hanyû

— Eh bien, dans ce cas, tu sais ce qu'il te reste à faire.

Rika

— Oui.

Plutôt que d'essayer de sauver ma peau, il me faut d'abord faire en sorte de sauver la leur.

C'est quand même pas croyable, cette histoire.

J'ai toujours été persuadée que si je n'étais pas foutue de me sortir de mes problèmes, je ne risquais pas d'être d'un grand secours pour les problèmes des autres. C'est un peu pour ça que j'ai abandonné l'idée de les prévenir de leur mort.

Mais à force de réflexion, il m'apparaît désormais clairement que c'est justement en les sauvant eux que j'aurai peut-être une chance de résoudre mes problèmes... Quelle ironie du sort !

... On en revient à la case départ.

Si la personne est tellement décidée à me voir mourir, c'est qu'elle doit avoir un mobile en béton armé.

Mais j'ai beau retourner la question dans tous les sens, ma mort n'apporte rien à personne.

D'ailleurs, dans la région, normalement, tout le monde devrait avoir envie de me protéger.

Ils doivent être prêts à tout pour me maintenir dans ma situation actuelle.

Ils ont même été jusqu'à se débarrasser de ma mère.

... Oui, enfin, ma mère, on s'en fout, ce n'est pas important.

De toute façon, je ne m'entendais pas avec elle. Et puis, elle aurait dû comprendre que nous étions dans une position un peu spéciale, mais au lieu de ça, elle a fait tout un foin quand mon père est mort, se méprenant gravement sur le pourquoi du comment.

Elle est morte désormais, et c'est de sa faute, elle l'a cherché.

Pour eux, je suis un cobaye de la plus haute importance, et en même temps, je suis une bombe à retardement.

Personne ne gagnerait à me faire exploser.

La seule chose qui risquerait de se passer, c'est que tout le monde dans la région pourrait mourir.

Et je ne vois pas en quoi la mort des habitants du village pourrait apporter quelque chose à quiconque.

D'après Takano, ma mort aurait l'effet équivalent à une catastrophe naturelle, un peu comme une éruption volcanique.

Moi, je me contrefous de ce qu'il pourrait arriver exactement après ma mort, mais j'imagine que pour eux, c'est important.

Ils veillent au grain à ce qu'il ne m'arrive rien, parce que je dois à tout prix rester en vie.

D'ailleurs, j'irais même jusqu'à dire qu'ils ne sont ici que pour faire en sorte que je ne meure pas.

Si ma mort leur apportait quelque chose, ils seraient très suspects.

Mais justement, ils sont les seuls à être au courant.

Ils sont les seuls à savoir que si je mourais, j'entraînerais avec moi la mort de centaines voire de milliers d'innocents.

Ils ont donc tout à gagner en me maintenant en vie. Ils seraient les plus grands perdants s'il devait m'arriver malheur.

Rika

— Pendant longtemps, j'ai cru que ça devait être une haine plus personnelle, quelqu'un qui chercherait à se venger du sanctuaire, ou du clan des Furude.

Rika

Quelqu'un qui veut me tuer, mais qui ne sait pas que je suis une bombe en puissance.

C'est la raison pour laquelle, pendant très longtemps, j'ai soupçonné les membres du clan des Sonozaki.

Mais

en observant les quelques mondes qu'il me reste à disposition...

eh bien... je me suis rendu compte que ça ne m'avait pas l'air d'être la bonne piste.

Certains mondes pouvaient me laisser penser cela, mais ces mondes étaient tous liés à l'incident de la poupée de Keiichi.

Ce qui signifiait que le clan des Sonozaki n'en avait pas spécialement après moi.

Hanyû

— La dernière piste...

serait celle d'un groupe de fanatiques ou de fous furieux, j'imagine.

Oui, si ce n'est pas pour l'argent, ni pour se venger, alors il ne reste plus que la piste religieuse. En tout cas, à première vue.

Cela fait déjà 4 ans de suite que des meurtres surviennent, et la série de meurtres se fait appeler “la malédiction de la déesse Yashiro”.

Et pour la cinquième année, cerise sur le gâteau, c'est la fille considérée comme la réincarnation de la déesse Yashiro qui passe à la casserole.

Ce n'est vraiment pas drôle comme motif pour vouloir m'assassiner, mais en même temps, c'est un peu la théorie la plus crédible qu'il me reste.

Dans un sens, si je réfléchis dans cette direction, alors Takano devient mon suspect numéro un.

Tout le monde sait qu'elle étudie les vieilles légendes de la région, et qu'elle aime y voir des choses étranges.

Mais si elle s'y intéresse, c'est parce qu'elle me connaît moi, qui suis la réponse expliquant la naissance et le contenu de toutes ces légendes.

C'est parce qu'elle sait à quel point je suis nécessaire à la survie de cette région qu'elle tente de l'étudier en profondeur.

C'est pourquoi elle n'a absolument aucune raison de vouloir me tuer.

C'est même le contraire, elle veut probablement me garder sous la main le plus longtemps possible.

Je n'arrive pas à croire qu'elle pourrait vouloir tuer sa poule aux œufs d'or.

Elle est même plutôt du genre capable de tuer quiconque approcherait trop ses sales pattes de moi.

Rika

— ... ... Bah, après tout, ce n'est peut-être pas si important que ça, alors cessons de nous casser la tête dessus.

Rika

Tout ce qui compte, c'est qu'à chaque fois, quelqu'un m'assassine.

Rika

Tant que j'arrive à faire échouer ça, le reste importe peu.

Euh, non, je retire ce que je viens de dire.

Je veux échapper à la mort en juin 1983,

et aussi que mes amis soient en bonne santé,

et que nous puissions vivre heureux, dans la joie et la bonne humeur.

Je ne veux pas avoir à me cacher dans les montagnes en fuyant tout contact avec la civilisation.

... ... D'ailleurs, il me semble bien que je l'ai fait, jadis. Je ne m'en souviens pas vraiment, mais je crois que le résultat fut exactement le même que d'habitude, et donc j'ai lâché l'affaire.

C'est dur de vivre simplement en campant dans la montagne, vous savez.

Mais je crois bien que la fois-là, j'ai survécu jusqu'au tout début du mois de juillet.

C'est mon record de survie, je crois bien.

Maudissant intérieurement l'invention de cette expression juste pour mon cas personnel, je vidai le fond de mon verre d'un seul trait, faisant disparaître toute trace du vin orangé.

Je vais aller voir Irie encore une fois et lui parler.

Je ne peux pas le sacquer, mais lui et sa clique sont les plus à-même de me garder en vie...

Rika

— ... Bon, il est assez tard.

Si je ne me couche pas maintenant, je vais avoir beaucoup de mal à me lever, demain matin...

Hanyû

— ... Oui, je suis aussi de cet avis.

Bonne nuit, Rika.

Je me couchai et fermai les yeux, mais le sommeil ne vint pas ; mes pensées étaient obnubilées par mes problèmes, et me trottaient dans la tête.

Et puis, d'un seul coup, au hasard de mes pensées, quelque chose me revint en mémoire. Quelque chose que Rena avait dit.

« Eh bien, au début, je me suis posé la question. Mais toute seule, je n'arrivais à rien, j'avais des idées stupides. »

D'abord, je n'y réfléchis pas toute seule, moi.

J'en discute toujours avec Hanyû.

« Enfin bref,

toute cette histoire m'a vraiment fait comprendre que le plus important, c'était le dialogue.

Que les amis n'étaient pas simplement là pour s'amuser et passer le temps.

Qu'on pouvait leur confier des choses importantes. Ouais, je sais, c'est pas vraiment nouveau ! »

Une fois que j'aurais prévenu les adultes de la clinique, je pourrais toujours demander à mes amis, ça ne mange pas de pain...

Je sais que je l'ai fait souvent, par le passé.

... ... Mais bien sûr, ça n'a jamais rien donné ; ils n'ont jamais cru à mon histoire.