J'en avais des souvenirs très nets.

Je savais que Keiichi allait vouloir “faire comme d'habitude”, et que son geste indélicat allait déclencher la tragédie.

Il comprenait bien qu'il devrait la donner à Mion.

Elle était la seule à ne rien avoir reçu, c'était donc le plus logique des choix.

Mais Mion était dans une position spéciale. Il se comportait avec elle comme avec un garçon, tout en sachant pertinemment que c'était une fille, et qu'elle n'était pas moche, en plus de ça...

Alors forcément, il devait faire un choix ; et il avait choisi de la considérer comme un garçon, pour ne rien gâcher entre eux.

Et donc forcément, s'il la considère comme un garçon, il ne peut pas, logiquement, lui refiler la poupée.

Il devait certainement avoir peur de ne plus pouvoir la regarder comme avant s'il lui donnait la poupée.

Peur de ne plus avoir les mêmes liens avec elle. Et il ne voulait pas d'un changement entre eux.

Il ne voulait pas casser l'ambiance.

C'est pourquoi il ne pouvait pas lui refiler la poupée.

Même s'il savait bien qu'elle était la seule à ne pas en avoir eue.

Sauf que bien sûr, tout ça, c'était dans la tête de Keiichi ; Mion ne savait rien de ses pensées et réflexions sur la question.

Et puis aussi, elle désirait en secret être considérée comme une femme, surtout par lui, d'ailleurs. Alors forcément...

Je me rapprochai, bien décidée à lui porter conseil.

Si Mion devait m'entendre lui dire de la lui donner, elle prendrait la mouche et la refuserait mordicus.

Je devais donc absolument lui parler à voix basse, sans me faire remarquer.

Et je devais faire vite, pour ne pas attirer les soupçons...

Je lui piquai le dos avec un doigt pour lui faire signe.

Keiichi

— Hmm ?

Keiichi,

c'est celle qui en dit le plus de mal qui en a le plus envie...

C'était l'indice gros comme une maison que je voulais lui donner.

Mais Keiichi ne me laissa pas le temps de parler.

Keiichi

— Ça va, c'est bon, je suis pas complètement idiot non plus.

Je n'avais rien dit.

Et pourtant, Keiichi avait compris.

Je restai interdite, me demandant quel moyen de communication il avait bien pu déceler.

Keiichi se tourna alors vers Mion, et lui lança sur un ton un peu moqueur :

Keiichi

— Mion, dis voir, si moi je passe pour un détraqué avec cette poupée, à qui je pourrais la refiler ?

T'sais pas ?

Mion

— Co-co-comment veux-tu qu'je l'sache ?

Moi je dis juste que c'est pas un truc pour un garçon, c'est tout, hein ?

Keiichi

— Ah ouais ? Ben alors tu sais quoi, t'as le droit de te démerder avec.

Attrape !

Keiichi lança la poupée vers Mion comme un ballon de basket, la lui plaçant de force dans les mains.

Comme si, après un gage, il lui avait refilé son cartable pour le lui faire porter.

Le visage de Mion devint tout rouge.

Keiichi lui tourna le dos, toussant pour se redonner une contenance.

Encore une fois, je restai sidérée.

Keiichi n'avait reçu de moi qu'un signal, mais il l'avait décrypté en un ordre bien précis de ma part, celui de donner la poupée à Mion.

Il n'avait pourtant jamais été du genre à comprendre ce genre de petites attentions délicates.

Il avait suffi d'un doigt dans son dos pour lui faire penser à Mion.

J'ai beaucoup de mal à croire que le résultat aurait été le même si j'avais fait ça la dernière fois.

C'était un détail différent par rapport au monde précédent, mais ce détail faisait une sacrée différence.

... Ou bien alors... Non, c'est pas possible.

Lui aurait-il donné la poupée, même sans aucun signal de ma part ?

Rika

— ... Est-ce qu'il aurait par hasard des souvenirs de la dernière fois ?

Hanyû

— ... Allons bon, Rika,

tu sais bien que c'est absolument impossible...

Hanyû avant raison ; de plus, d'après mes premières observations, Keiichi ne se souvenait de rien.

Et pourtant... il avait peut-être quand même gardé des traces, des bribes fugaces au fond de son âme.

Peut-être que seuls les souvenirs tristes et déchirants restent sous cette forme, passant d'un monde à l'autre ?

Ça expliquerait pourquoi d'un seul coup, il aurait compris ce qu'il avait à faire : parce qu'il l'avait amèrement regretté dans ses autres vies.

... Mais bon, ce ne sont que conjectures. Conjectures que je suis la seule à pouvoir formuler, étant la seule à avoir conscience de tous les différents mondes...

Mais je n'en constatais pas moins un progrès chez lui.

C'était indiscutable.