Ils mirent du temps à venir me chercher.
J'ai dû attendre jusqu'au lendemain matin avant de voir arriver quelque chose.
Sans même me donner la peine de vérifier à l'écran qui avait appuyé sur l'interrupteur, je sortis pour aller ouvrir la porte principale.
Il faut dire que franchement, je me moquais pas mal de savoir qui c'était.
Si c'était la Police, elle n'avait qu'à entrer.
Si c'était Keiichi... Heh, je sais pas s'il aura le niveau contre moi.
Le battant découvrit deux personnes, Keiichi et Rena.
— C'est bien rare, la visite à cette heure-ci.
Et l'école ?
— Eh bien... on fait bleu.
— Ah oui ?
Kei à la rigueur, c'est tout à fait son genre, mais toi, Rena ?
Bande de petits voyous !
Tout en douceur.
— ... Bon, on ne va pas rester ici ?
Entrez.
Je n'avais pas pensé que Rena viendrait en plus.
C'était un petit bonus appréciable, elle mettait du piment et de l'inconnu, puisqu'elle déjouait mes pronostics actuels -- je ne l'avais pas incluse dans mes plans.
Il va me falloir attirer Keiichi dans le temple souterrain.
Rena, si tu es si maline, découvre qui je suis et empêche-moi de mettre mes plans à exécution.
Toi aussi, p'tit gars.
Tu as su découvrir que j'étais Shion, alors essaie de découvrir encore la suite.
Je compte bien me comporter comme un monstre et jouer le rôle du démon.
Je ferai tout pour m'en sortir, jusqu'au bout, je ne reculerai devant aucune bassesse.
Alors vous aussi, donnez tout ce que vous avez dans le ventre.
Je ne mérite que la mort, alors n'hésitez pas à me tuer.
— ... Mion.
Tout d'abord,
......
j'ai... Je voudrais m'excuser.
— ... Ah oui ? Toi ?
De quoi ?
— Tu sais... le soir de la fête.
Je suis... Je suis entré dans un bâtiment.
Dans le temple des reliques sacrées.
— ... ... ...
Keiichi commença sur les chapeaux de roue en... s'excusant ?
Alors comme ça, il admet lui-même sa faute ?
... Mouais, on va dire que c'est courageux de sa part.
Moi, personnellement, je n'en ai jamais rien eu à foutre, de ce temple.
Il n'y avait que les autres tarés qui juraient qu'il était sacré.
— ... Mion,
avant-hier, tu as appelé Rika et Satoko ici, n'est-ce pas ?
— ... ... ... Je ne m'en souviens pas.
Et qu'est-ce qui te fait croire ça au juste ?
— C'était le soir, juste avant de manger.
Rika est venue ici.
Avec sa grande bouteille.
Elle est venue pour que tu lui donnes de la sauce de soja.
Rena ne fit pas dans la dentelle, elle n'avait pas l'air d'hésiter.
Elle n'eut pas l'air de chercher à observer mes réactions non plus.
Elle ne fit que dire la vérité à voix haute.
Ce fut agréable de la sentir trancher dans le vif.
— ... Je peux savoir pourquoi tu en arrives à cette conclusion ?
— Allons, ce n'est pas si difficile que ça à deviner.
Mii, tu l'as vu aussi, non ?
La chambre de Rika.
— Quoi ?
... Hmmmm...
— Il y avait de la salade sur la table, mais pas de sauce de soja.
Et sous l'évier, la grande bouteille avait disparu.
— Ahahahahahaha !
C'est quoi ce délire ?
Je vois pas où est le rapport avec moi ?
En tout cas, elle était intelligente.
Je fis de mon mieux pour trouver une incohérence dans sa théorie, mais elle n'en eut pas l'air le plus impressionnée du monde.
Elle ne mit pas longtemps à me mettre au dos du mur.
Ce fut presque jouissif.
Alors, le démon ?
Elle t'a eu, là, comment tu vas faire pour t'en sortir, cette fois ?
— Ce serait très long à expliquer, mais disons que le contenu du frigo en disait long sur les événements.
Parfait,
le match est joué, là.
Rena...
Je savais bien que je devais me méfier de toi.
Tu es une sacrée bestiole, ma cocotte.
Shion est tellement conne, je parie qu'elle n'a jamais pensé que tu pouvais cacher ton jeu.
— ... ... ... Alors ça... Ahahahahaha !
Eh ben, c'est un sacré détective que nous avons là, ma parole !
Alors les assiettes t'ont permis de déduire notre conversation au téléphone ?
Hahahahahahaha !
Aaaalors là, j'abandonne.
T'as gagné ! Bravo ! Ahahahahahaha !
N'y tenant plus, j'explosai de rire.
C'était trop beau, trop amusant pour être vrai.
Une sensation de liberté, de légèreté, d'élan et d'ivresse m'envahit peu à peu, alors que tout le poison accumulé dans mes veines et dans mon ventre se libérait un peu plus, à chaque contraction du diaphragme.
— Mion...
La police te soupçonne depuis longtemps.
D'ailleurs, l'inspecteur et ses hommes ont encerclé le bâtiment et surveillent ce qu'il se passe.
Toute résistance est inutile ?
Allons, p'tit gars, enfonce le clou !
Raah, mais c'est pas assez ça, mon cœur.
Tu aurais dû te lever, me choper par le col, me soulever, me plaquer au mur et me gueuler dessus comme un putois !
Je ne suis pas une tendre, moi, si tu ne fais rien, c'est moi qui t'étranglerai...
Mais malheureusement, après cela, ils furent particulièrement décevants.
Ils voulurent absolument chercher à comprendre le motif de mes gestes.
Rah là là, les enfants, vous êtes trop mous.
Je suis un démon, bordel !
Un assassin en puissance !
Vous n'allez pas me dire que si j'ai un bon mobile, j'ai le droit de tuer, quand même ?
Un démon est un démon.
Un assassin, un assassin.
Certains tuent par plaisir, certains pour survivre, certains encore pour se venger... mais cela ne change rien au fait qu'ils tuent.
Alors arrêtez de poser des questions et de chercher la petite bête, plaquez-moi au sol et livrez-moi à la Police.
Tsss, trop tard, maintenant.
Vous me donnez envie de vous rouler dans la farine... Voyons cela...
— Permettez-moi de me présenter,
je suis la future dirigeante du clan des Sonozaki.
Je m'appelle Mion.
Je vous remercie de vous être déplacés jusque chez nous aujourd'hui, et je vous souhaite la bienvenue.
Je serai à votre disposition en lieu et place de l'actuelle chef du clan, Oryô Sonozaki.
Vous semblez avoir de nombreuses questions à me poser.
J'y répondrai dans les limites de mes connaissances, mais j'espère être à la hauteur de vos espérances.
Je me mis à leur raconter les histoires étranges que Mme Takano m'avait apprises l'année dernière, ces incidents sordides qui avaient forgé la légende du village des abysses des démons, jusqu'à son changement de nom officiel en Hinamizawa, plusieurs siècles plus tard.
J'inventai aussi une partie des menus détails des événements, en mélangeant cinq parts de faits réels, trois parts de bobards, une pincée de mensonges et un soupçon d'affabulation.
Je construisis ainsi de toutes pièces une histoire à dormir debout pour les persuader que je n'avais pas eu le choix, que je n'étais qu'une pôôôvre victime du sytème.
En tout cas, Keiichi était tombé dans le panneau, et comme il fallait.
... Tsss, mes aïeux...
Bah, c'est pas de leur faute.
Ce sont vraiment des histoires intéressantes et passionnantes à écouter.
Mais il y a une chose que je tiens à vous dire, à tous les deux.
Les meurtres, c'est maintenant qu'ils ont eu lieu, et le meurtrier, c'est moi.
À quoi ça vous avance d'en apprendre plus sur les vieilles histoires du village ?
C'est pour pouvoir accepter plus facilement le fait que votre meilleure amie a commis tous ces crimes ?
Vous êtes en train de vous faire des films, c'est juste pour avoir bonne conscience.
Je suis un démon,
un meurtrier,
une criminelle.
Je m'en tamponne le coquillard de toutes ces vieilles histoires.
Comme ils avaient l'air de tellement apprécier mes talents de conteuse, je leur parlai même de l'histoire des boîtes de conserves de chair humaine et de leur génèse, pendant la guerre.
C'était l'histoire favorite de Mme Takano, avant.
Bon, eh, les enfants ?
Il serait peut-être temps de mettre le cerveau en route, vous ne croyez pas ?
Je suis en train de raconter n'importe quoi, là, ça n'a plus aucun rapport avec la choucroute !
Regardez-moi vos tronches de cake, toutes sérieuses...
Quelle bande de cons.
— Il faut se débrouiller pour rendre Hinamizawa pareil à son illustre ancêtre. En faire un village sacré, craint et respecté de tous.
Telle est la mission des descendants des villageois. Tel est le destin de l'héritier du démon.
— L'héritier…
du démon ?
— Le chef du clan des Sonozaki est désigné par l'idéogramme du démon qui se trouve dans son nom.
Regarde mon nom par exemple, il y est.
Je vis Keiichi faire mine d'écrire mon prénom dans la paume de sa main.
— Eh, mais c'est vrai, en plus !
On retrouve bien le kanji de démon…
— Mais il n'y a pas que mon prénom.
Mon corps aussi porte l'insigne du démon.
Je me levai et me retournai, puis pris le bord en bas de mon pull, me préparant à l'enlever.
Évidemment, mon dos était nu, je ne m'étais pas fait de tatouage toute seule pendant la nuit...
— Non, Mii, pas la peine...
Tu n'es pas obligée de nous le montrer.
— ... Merci.
Hahahaha ! Je savais qu'elle dirait ça.
Ils m'ont l'air persuadés que j'étais leur meilleure amie.
Tssss, bande d'incapables.
Le démon va gagner, à ce rythme-là.
Bon, je leur accorde un point pour le début, ils se sont bien débrouillés au départ.
Après en avoir enfin terminé avec mon histoire poignante et déchirante, je me rassis.
Et maintenant, celui qui pleure a perdu.
Je regardai Keiichi.
Il ne pleurait pas, mais je le sentais au bord des larmes, il était très perturbé émotionnellement.
Je regardai Rena.
... Tiens donc ? Elle me dévisageai toujours avec un regard noir et agressif. Elle avait envie d'en découdre.
— Mais, n'oublie pas Rika et Satoko
...................................
Tu les as tuées, n'est ce pas, Mii ?
Aaah, Rena, Rena, Rena, sacrée toi, va !
Au moins, tu as compris que mes beaux discours ne justifiaient pas le fait d'avoir tué les deux gamines.
... D'habitude, tu joues les idiotes, et c'est d'ailleurs l'impression que ma sœur a de toi, mais tu n'es pas du tout comme ça, oh que non !
Tu es une sacrée comédienne, ma grande.
Tu es beaucoup, mais alors beaucoup plus douée que Shion.
— Je ne dis pas que tu avais le droit de tuer les autres.
Mais sans parler de ça…
tu as tué Rika et Satoko de ta propre volonté.
— ... ... ... Je ne chercherai pas à plaider.
Le démon habite en moi.
Il est dans mon nom, dans mon corps
et dans mon cœur.
Mais ce n'est pas le démon qui les a tuées,
c'est moi, Mion Sonozaki, et moi seule.
Et c'est par mes actes et ma volonté que Rika et que Satoko sont mortes.
Rien ne pourra changer cela.
Hahaha, oui, Rena, tu as raison sur toute la ligne.
Alors, Rena ?
Est-ce que tu vas réussir à percer mon secret ?
Vous êtes persuadés que Shion est coupable, alors qu'elle est ma victime.
Si vous continuez à vous faire embobiner par mes histoires, elle va s'en retourner dans sa tombe ! Enfin, sa future tombe. J'me comprends...
Sauf que Rena n'en découvrit pas plus.
Elle ne devina jamais que j'étais Mion.
— Allez, Mii...
Rends-toi.
Elle parlait à son amie “Mion”, pas à moi.
— Nous allons venir avec toi.
Nous ne pouvons pas te laisser tomber maintenant.
— ... Il y a deux choses contre lesquelles je ne peux rien faire, les enfants qui pleurent et toi.
Ahahahaha !
... Dommage, Rena.
C'est fini, maintenant, j'ai gagné.
— Je sais parfaitement que j'ai une paire de choses dont je dois rendre compte devant la justice.
Même si les juges réduisent ma peine parce que je me suis rendue, je ne reviendrai probablement jamais vivre ici.
— ... ... ...
— C'est pour ça que j'ai une dernière chose à vous demander.
— Quoi donc ?
— Disons maximum trente minutes…
J'aimerais rester seule avec Keiichi. S'il te plaît.
— ... Hein ?
Keiichi ne s'attendait pas à entendre son nom. Il me regarda sans comprendre.
Roh, mais celui-là aussi, qu'il est long à la détente.
Hé, ducon ? Ma sœur a pleuré toutes les larmes de son corps à cause de toi !
— Keiichi ?
Qu'en dis-tu ?
Si tu ne veux pas, je ne veux pas te forcer à accepter.
— ... Oui, tu as raison.
Si tu ne veux pas, tant pis.
Je suis un démon, après tout.
Toi, tu es un humain, un vrai de vrai, qui vient d'ailleurs.
Tant que la déesse Yashiro ne sera pas réellement vivante parmi nous... il n'y a aucune raison pour que nous restions ensemble.
Keiichi sembla hésiter, mais juste un peu.
Allez, p'tit gars, insulte-moi !
Traite-moi de sale assassin de merde ! Dis-moi les pires choses qui te passent par la tête !
— Ouais, bien sûr,
pas de problème.
— ... ... Je... Merci.
... Trou du cul, va...
— Laisse-moi te remercier aussi,
Keiichi.
Rena se leva.
Apparemment, elle comptait tenir sa promesse.
— Ah, non, Rena,
reste-là.
Je veux juste faire quelques pas avec lui dans le jardin.
Si tu t'ennuies, va dans ma chambre, j'ai une tonne de mangas que tu n'as jamais lus.
... D'ailleurs, ne te gêne pas pour les prendre, je n'en aurais pas besoin en prison...
— Non, Mii.
Ce sont les tiens.
Je ne peux pas les accepter.
— ... Et c'est maintenant que tu deviens sage ? J'te jure, toi...
Je lui saisis la tête et la lui caressai, comme Satoshi avait l'habitude de me le faire.
— Bon, alors allons-y,
Kei.
Jeu, set et match.
Pas de bol, Rena.
Enfin, au moins, c'était plus rigolo que d'avoir Keiichi tout seul devant moi et de n'en faire qu'une seule bouchée.
S'il avait été seul, je suis sûre qu'il serait en train de faire des plans avec moi pour me permettre de fuir...
Dans le regard de Rena, je vis de la compassion et de l'obéissance.
Elle était telle un juge qui s'en tenait à son verdict et à sa parole.
J'avais dit trente minutes, alors elle attendrait trente minutes, et pas une de plus.
Dès ma première seconde de retard, elle préviendrait l'inspecteur et ses hommes...
Et pourtant, j'étais déçue.
Elle portait ce regard sur son amie Mion, pas sur moi.
Elle n'avait pas réussi à découvrir qui j'étais réellement.
Pourtant, j'étais persuadée que tu saurais me démasquer...
Je me suis fait de faux espoirs, je suppose.
C'est bien dommage.
Après quelques instants, Keiichi mit ses chaussures et me suivit dehors.
— Je... je peux te... te prendre le bras ?
... Apparemment, ce n'était pas trop lui demander.
— ... Ouais, vas-y, te gêne pas.
Je pris son bras, un peu joueuse.
Il avait la même chaleur que le bras de Satoshi... C'était plutôt déroutant.
— Tu n'es pas trop nerveux ?
Tu n'as pas peur que je te fasse une clef de bras ?
— Vous êtes vraiment pareilles, toi et ta sœur.
Non, je n'ai pas peur.
Pas du tout.
Oh ? Il se souvient de notre conversation la dernière fois que je lui ai donné le bras...
— ... Je crois que Shion aussi était amoureuse de toi.
— Ah oui ?
J'espère qu'elle pensera à me dire merci. Si je ne lui avais pas dit, il ne l'aurait jamais su...
Shion avait toujours été avec Satoshi, alors leur amitié avait toujours perduré, elle n'avait pas eu l'occasion de tomber amoureuse de lui, comme moi.
C'est pour ça qu'elle est tombée amoureuse de Keiichi.
J'imagine que si les conditions avaient été les mêmes pour moi, je serais aussi tombée amoureuse de lui.
Si elle avait pu se découvrir des sentiments plus profonds pour lui,
j'en avais forcément le potentiel aussi.
Keichi souriait paisiblement.
Vu sous cet angle, il avait presque un regard mature et intelligent. Je crus un instant y voir le Satoshi que j'avais connu.
Le Keiichi que j'avais connu était moins sérieux, il était ridicule.
Je ne savais pas qu'il était capable de sourire comme Satoshi. Je ne l'aurais jamais cru.
— Vous étiez proches ?
— Hmmm... je sais pas trop.
Tu crois que tes mains sont proches ?
— Quoi ?
Ma main droite et ma main gauche ?
Bah, c'est pas vraiment vérifiable, j'ai deux mains, elles sont toujours ensemble, quoi. Il n'y a pas à se poser la question, en fait.
— Ben c'est exactement ça pour moi et ma sœur.
Ça ne se mesure pas.
Nous étions ensemble à la naissance.
Nous sommes nées en ce monde à deux, nous pensions fonctionner à deux, comme une paire indissociable.
Et pourtant, j'étais Mion, et elle, c'était Shion.
Mion était traitée avec un régime particulier.
Alors quelque part, j'ai commencé à tenir à être Mion.
Évidemment, Shion n'était pas très contente de cette situation.
Alors nous avons tenté de rendre la situation un peu plus équitable. Nous avons commencé à interchanger nos places, à chaque occasion.
Je pense que nous étions différentes des jumeaux monozygotes habituels.
Nous avions les mêmes goûts, nous pensions de la même manière, ça, c'était normal.
Mais nous, nous pouvions mettre nos expériences et notre savoir en commun.
Nous n'avions qu'à entendre l'autre décrire la situation pour la ressentir comme si nous l'avions vécue.
Nous pouvions profiter d'une base de souvenirs communs, et vivre indifféremment en tant que Mion ou Shion, car notre mémoire était parfaite.
C'était pour cela que j'étais Mion et à la fois Shion en même temps.
... Hmmm, non, c'est peut-être plutôt comme ça que Shion appréhendait la situation, en fait.
Moi, j'étais tout de même un peu différente.
Je ne faisais que prêter Mion à Shion de temps en temps.
C'était moi, Mion, j'étais la future héritière du clan des Sonozaki.
Il était normal que les gens fissent autant de chichis en ma présence, le monde me devait le respect. C'était ma prérogative naturelle.
Tout comme les gens autour de nous essayaient à tout prix de nous différencier l'une de l'autre,
moi aussi, j'essayais de me différencier de ma sœur.
— Pour prendre un exemple, disons que si tu es droitier, tu utilises mieux ta main droite que ta main gauche, mais c'est la seule différence, non ?
Imagine, tu dois soulever quelque chose à une main, ben tu utiliseras ta main droite si tu es droitier, simplement par habitude.
Je crois que c'est la seule différence entre elle et moi.
— ...
— Mais bon, c'est pas pour ça que je n'ai pas besoin de mon autre main.
C'est dur à expliquer, mais c'est un peu comme ça entre nous.
— Je suppose que vous êtes trop proches pour vous rendre compte qu'en fait,
vous vous entendez très bien.
Je suis fils unique, alors, le jour des préparatifs,
quand je vous ai vues vous chamailler, j'ai été très jaloux, je dois dire.
— ... C'est parce que tu ne sais pas ce que c'est.
On s'amusait à tourner les gens en bourrique autrefois.
Mais maintenant nous sommes différentes l'une de l'autre, c'est très énervant d'avoir quelqu'un qui te ressemble tellement physiquement, les gens n'acceptent pas de reconnaître ton caractère exceptionnel.
C'est parce j'avais comploté pour profiter de ma sœur que le destin m'avait puni et que je m'étais retrouvée à devoir vivre toute ma vie en tant que Shion.
... Je me demande qui je suis, en fait.
Je n'avais aucune identité, à la base.
J'étais Mion.
J'étais Shion.
Je n'aurais eu qu'à accepter cet état de fait.
Mais désormais, tout était différent.
Je ne savais plus si j'étais Mion ou Shion.
C'était peut-être pour ça que j'avais tant compté sur Rena. J'aurais voulu me l'entendre dire, j'aurais voulu connaître sa réponse.
— ... Shion... Shion est encore vivante.
— ... Vraiment ?
Keiichi me regarda droit dans les yeux, intensément.
Je soutins son regard et acquiesçai.
— ... Vraiment.
Je voulais la mettre à mort de la manière la plus horrible,
mais j'ai eu beau réfléchir, je n'ai rien trouvé.
Ça par contre, c'était un mensonge.
J'avais trouvé la méthode la plus cruelle depuis un bail.
D'ailleurs, je l'avais déjà mise en application.
J'ai jeté la vieille dans le puits, devant ses yeux.
Puis le maire. Puis son amie Rika.
Je lui avais même montré comment j'avais tué Satoko.
Et maintenant, j'étais en train de lui amener le seul garçon qu'elle eût jamais aimé. Et j'avais bien intention de lui montrer comment j'allais le cuisiner.
J'étais un démon, j'étais le démon.
Les actes cruels et barbares, c'était mon truc, c'était ma grande passion, j'adorais ça.
Soudain, je sentis une main me caresser tendrement la tête.
Ce n'était pas celle de Satoshi, c'était Keiichi, il n'y avait aucun doute là-dessus.
C'est dingue, quand même, il n'y a pourtant pas photo entre les deux.
Qu'est-ce que Shion peut bien lui trouver ?
Il a les mains rugeuses comme un vieux, ce n'est pas agréable quand il vous caresse.
S'il croit qu'il m'a comprise, il se fourre le doigt dans l'œil.
Je ne suis pas contente. Je ne suis pas contente !
— ... Suis-moi.
Je veux te montrer l'étendue de mon crime.
Mais je te préviens, je ne sais pas si tu pourras supporter de voir la vérité en face.
À moi maintenant de commettre mon dernier méfait.
Ce dernier meurtre, je vais te le montrer.
Je le montrerai aussi à Shion.
Je me demande si tu croiras que ta meilleure amie est en train de te tuer lorsque tu seras à ma merci, Keiichi.
Tu es vraiment à plaindre, Shion.
Kei va mourir en s'imaginant que c'est toi qui l'assassines...
— ... ... ... Si tu veux t'en aller, c'est maintenant ou jamais.
Je ne sais pas pour qui tu prends Mion Sonozaki, mais…
je peux te dire que ce qu'elle a fait dans ce bâtiment te sera difficile à accepter.
..................
— Non, cela n'y changera rien.
Je te le dirai autant de fois que nécessaire :
Mion Sonozaki est ma meilleure amie.
Imbécile, va.
Tu veux te donner des airs, mais ça ne marche pas. Pas du tout.
Je ne sais plus depuis longtemps ce que sont les émotions humaines,
mais je crois comprendre pourquoi ma sœur est tombée amoureuse de toi.
J'ouvris les lourdes portes de métal du temple souterrain des reliques sacrées, et invitai Keiichi à y entrer.
Allez, p'tit gars, réveille-toi, mince !
C'est un piège, ça crève les yeux, quand même ?
Tu peux tourner ça comme tu veux, c'est pas bon de me suivre là-dedans !
Retourne-toi et cours appeler la Police, espèce de naïf !
Mais bien sûr, Keiichi a choisi cet instant pour être courageux et téméraire.
Je le vis déglutir lentement, puis il marcha lentement et résolument derrière moi.
... Pfffff...
Mais quel couillon de la lune, celui-là, aussi...
Nous descendîmes l'escalier qui menait au sous-sol, puis je le fis entrer dans la salle de torture.
Oh, la première fois, personne n'en mène bien large.
Moi aussi, à l'époque, je n'avais pas fait la fière.
Keiichi aussi avait l'air très surpris.
Il donnait surtout l'impression de tout faire pour ne rien en laisser paraître.
Qui ne pousserait pas un cri de surprise en entrant dans une salle aussi terrifiante ?
Mais Keiichi savait que s'il donnait libre cours à ses émotions maintenant, il empêcherait son amie d'avouer ses crimes.
Alors il se mordait les lèvres pour s'empêcher de parler.
— D'après les écrits de mes ancêtres,
les blessures qui provoquent des giclées de sang ne font pas forcément très mal, mais ont un impact énorme sur les gens.
La cérémonie, c'était un peu un show.
Mes ancêtres amélioraient le spectacle en se servant de leurs propres expériences passées.
C'était les loges, si tu veux.
Ben oui, si les sacrifices étaient des spectacles,
il fallait bien avoir des spectateurs.
— ... ... ...
Keiichi... souriait ? en écoutant ce que j'avais à dire.
Je pus lui expliquer les trucs les plus gores et les plus crades...
Il sut se retenir de m'insulter, ravalant sa hargne et sa haine.
... C'est vraiment Keiichi, lui ?
— Voilà, c'est ici. Je les ai tous tués ici.
Il n'y avait aucun spectateur, malheureusement, mais j'ai vraiment fait ça très bien.
Ah, si, il y avait un spectateur, en quelque sorte.
— Ah oui,
et qui ça ?
— Moi-même.
Le démon en moi a observé Mion pendant la torture et la mise à mort.
Je partis d'un grand rire, haut et clair.
Ah là là là là, Keiichi, mais il va te falloir combien d'indices pour comprendre que je ne suis pas celle que tu crois ?
Allez, là, dépêche-toi, purée ! Si tu ne trouves pas vite la solution, tu vas mourir et t'auras pas de “continue” !
Oui, finalement, nous étions un peu comme dans un jeu.
“Dans ce jeu d'arcade, tu dois dégommer les gentils en faisant croire que tu te venges.”
Là, j'en étais à la mission finale, je devais attraper Keiichi et le tuer devant la princesse.
Mais Keiichi, n'oublie pas, tu as une chance de t'en tirer.
Si tu arrives à comprendre que je ne suis pas “ton amie Mion”, tu as gagné.
Sinon, tu as perdu.
... Quand est-ce que j'ai fixé cette règle, moi ?
Aujourd'hui, j'imagine.
Un peu avant ? Il y a quelques minutes ?
Hmm, tu me diras, c'est un gros blaireau, je vais rendre le jeu un peu plus facile, sinon il n'y arrivera jamais.
Je comprends pas, vous êtes pourtant ses meilleurs amis ?
Vous n'avez aucune confiance en elle, ou quoi ?
Ça ne vous pose pas plus de problème que ça d'imaginer que votre meilleure amie est une meurtrière ?
Essayez donc de ne pas ternir son image dans votre esprit.
Il faut croire à tout prix qu'elle n'est pas une folle furieuse, bon sang !
Si vous arrivez à croire en elle, jusqu'au bout, comme Satoko...
Alors, vous devriez ne pas avoir de difficulté à comprendre que je ne suis pas votre amie Mion, que je suis simplement quelqu'un qui lui ressemble beaucoup...
Et si vous n'y arrivez pas...
Alors vous serez comme moi.
Vous ne serez que des crevures qui ne méritent pas de vivre. Tout comme moi qui n'avait eu aucune foi en Satoshi, vous n'aurez aucune foi en ma sœur...
— Les boxes des prisonniers sont là-bas.
— Et Shion y est, alors ?
... Non, non, non, c'est pas sérieux, quoi...
Dès qu'on arrive devant la prison de Shion, ce sera “Game Over”, mon grand,
le démon aura gagné.
— ... Shion ?
... Shion, c'est toi ?
— Keiichi ?
C'est toi, Kei ?
Keiichi se mit à courir vers les grilles.
— Shion, tout va bien ?
Pas blessée ?
— Nooon...
NoooooooooooooooOOOOOOONN !
Shion hurla, le visage fripé, enlarmé.
Elle m'avait vue apparaître lentement derrière lui.
Tout était prêt.
Il était là, devant elle, le seul homme au monde pour qui elle avait des sentiments, et j'allais le crever comme un porc, juste ici.
— Non, Shion, calme-toi, calme-toi.
C'est fini, ce n'est rien.
Tout est fini.
Keiichi lui parla sur un ton qu'il voulait rassurant.
C'était d'un comique inimaginable.
Keiichi était le seul à ne pas comprendre ce qu'il se tramait.
— Bonjour Shion.
Alors, comment vas-tu aujourd'hui ?
— Arrête ! J'en ai marre, ça suffit !
Je ne veux plus les entendre...
Je ne veux plus les voir mourir !
Si tu me détestes tellement que ça, tue-moi maintenant !
C'est moi que tu hais, non ?
Alors tue-moi ! Tue-moi ici et tout de suite !
Miiioooonnnnn !!!!
— Mais, calme-toi voyons, Shion, EH !
Eh, c'est bon,
je suis là,
calme-toi...
— Allons, rassure-toi,
je ne vais pas te tuer.
Oh, non, je ne te tuerai pas encore...
Héhéhéhéhéhéhéhéhé, ahahahahahahaha !
GAME OVER !
Bon, eh, je lui ai donné suffisamment de chances, hein.
D'ailleurs, à un moment, lui et Rena ont failli m'avoir.
Mais ils n'avaient pas le niveau pour réussir à faire mieux.
Ils n'ont pas réussi à comprendre que je n'étais pas leur amie.
Ils n'ont pas cru que leur amie ne pouvait pas être un monstre sans pitié !
— Arrêêêêête !
Ne le tue pas, pas LUI !
Il n'a rien à voir là-dedans !
C'est moi que tu dois tuer, MOI !!
J'en ai assez, je veux plus les enteeeeeeeendre !
— AHHAHAHAHAHAHAHA, HAHAHAHAHAHAHAHAHA !
Puisque tu as tellement envie de mourir, si tu veux, après l'avoir tué et dépecé, je reviendrai et je te passerai au hachoir, qu'est-ce que tu en dis ?
Mais attention, je ferai ça bien comme il faut, petit à petit.
D'abord je t'écartèlerai, et puis je prendrai le billot et je ferai des tranches fines en commençant par les extrémités. Je ferai attention aux cartilages.
Et ensuite je te passerai au hachoir, je l'ai nettoyé et aiguisé exprès pour toi.
Ah, mais tu préfères peut-être me regarder pendant que je prépare ton p'tit gars ? C'est ça ?
— Eh, mais arrête tes conneries !
Tu vois pas que tu lui fais peur ?
— Non, NOOOOOOOOOOOOOON !
Vas-t'en, Keiichi !
Allez, monsieur le démon.
Mon âme est à vous, mon corps aussi, vous pouvez y aller.
J'avais voulu me venger de ceux qui avaient tué Satoshi.
Satoshi ne m'avait rien demandé en ce sens,
c'était mon idée fixe à moi toute seule.
Je ne pourrais plus jamais le regarder en face, après tout ce que j'ai fait.
Alors autant en finir une bonne fois pour toutes, d'une manière dont je puisse être fière.
Ce monde est devenu complètement dingue.
Satoshi me hait maintenant, et d'ailleurs, je me hais moi-même, c'est pour dire.
Alors autant en finir avec cette vengeance.
Je me fous pas mal que les gens aient pitié de moi.
Je ne suis pas là pour jouer les princesses au destin tragique.
Je veux devenir un assassin inhumain, de pied en cap, un monstre pour lequel le pardon est impossible.
Alors s'il vous plaît...
Faites-moi mourir de la manière que je mérite.
Un éclair bleu se réverbéra sur les parois rocheuses.
Comme un pantin dont les fils auraient été coupés, Keiichi s'écroula.
Shion tendit les mains à travers la grille, le plus loin possible, pour le rattraper, mais elle n'avait aucune chance d'y parvenir, il était encore beaucoup trop loin d'elle.
Puis elle se remit à hurler, à m'ordonner de ne pas le tuer.
C'est bien, ma grande, crie, continue !
N'imagine pas une seule seconde pouvoir me pardonner.
Je suis la plus infâme des pourritures sur cette planète.
Alors traite-moi avec tout le manque de respect qui m'est dû.
Shion se fit humble et demanda pardon, priant pour le sauver,
mais je ne fis que l'insulter
et l'humilier.
Plus elle avait l'air misérable, et plus j'en remettais une couche. Avec ça, j'étais sûre de descendre bien bas en enfer...
Mais ce n'était pas encore assez.
Ce n'était pas encore digne de moi.
Si je voulais avoir une chance de purger ma peine, il me fallait descendre beaucoup plus bas, si tant était que les enfers fussent assez profonds pour moi.
Traînant Keiichi derrière moi, je l'amenai à la croix de la cloueuse, qui avait été trop grande pour y attacher Satoko.
Keiichi commençait à reprendre connaissance, apparemment, car il avait de petits gestes.
... C'est vraiment de la merde, ce tazer.
— J'espère que tu entends comme il faut, Shion ?
Je vais commencer !
Il est encore jeune, je suis sûr qu'il pousse de jolis cris, tu m'en diras des nouvelles !