Heureusement que j'avais la mobylette de la vieille pour me déplacer, n'empêche.
Je devais maintenant me rendre au temple Furude, c'était l'heure de la réunion avec les membres des autres associations.
Je pouvais facilement imaginer quelle serait l'ambiance à la réunion, si elle avait un rapport avec la cérémonie de la purification du coton.
Sauf qu'aujourd'hui, nous avions un gros problème. L'ambiance serait sûrement aussi tendue que lors des réunions de clan.
En plus, il y aurait le gratin de Hinamizawa ce soir.
Je ne pouvais pas me permettre la moindre erreur...
J'avais encore un peu de temps, aussi je retournai à la demeure principale du Clan pour me reposer. Une fois l'heure vraiment venue, je partis pour le temple.
Gravissant le long escalier qui menait au temple, j'arrivai sur la place du sanctuaire.
Il y avait plusieurs vieux hommes attroupés devant la salle commune, ils fumaient.
Il y avait eu un problème une fois, et depuis, il était interdit de fumer à l'intérieur du bâtiment.
— Tiens donc, Mion ?
Ce bon vieux grand-père Kimiyoshi, le chef de clan des Kimiyoshi justement, remarqua ma présence et me fit signe de la main.
Il n'avait pas pensé que Mion viendrait seule.
Il avait été apparemment prévu de discuter à la réunion en présence de la vieille folle uniquement, avec au pire Mion qui l'accompagnerait.
— Mémé est dans une humeur épouvantable depuis ce qu'il s'est passé hier soir.
Elle garde le lit et personne ne peut l'approcher.
Les vieillards ici présents avaient l'air de bien connaître les sautes d'humeur de la vieille folle.
Ils eurent tous un petit rire et un sourire compatissant en me regardant.
— Alors tu seras sa représentante officielle en son absence ?
Oryô t'a dit de quoi nous parlerions ?
— ... Brièvement, oui.
“Oryô t'a dit de quoi nous parlerions ?”
La question était trop vague. Je n'arrivais pas à deviner l'objet de cette réunion.
Normalement, c'est le chef des Kimiyoshi, le maire du village donc, qui préside l'assemblée.
Si lui se soucie de savoir si le représentant des Sonozaki sait de quoi la réunion va parler, c'est que normalement, le chef des Sonozaki aurait dû faire quelque chose d'important...
Je crois que le sujet de discussion est tout trouvé.
— Pé-- euh, *ahem*, pardon, M. Kimiyoshi, pour ce qui est de... la discussion.
Je dois décider de qui doit parler quand où... ?
En tant que représentante de la vieille folle, j'étais en théorie au-dessus de lui dans la hiérarchie.
Donc j'aurais dû normalement présider aux débats d'aujourd'hui,
mais franchement dit, je ne saurais jamais faire un truc pareil.
— Aaah, naaaan, t'en fais pas, c'est pas un problème, je me charge de ça.
Tu n'as qu'à rester assise.
Par contre, si Oryô t'a donné quelque chose à dire à propos de ce que l'on discute, n'hésite pas à prendre la parole.
— Monsieur le Maire, on peut commencer, tout doucement, tout le monde est là, maintenant.
Les fumeurs écrasèrent leurs mégots sur leur talon de chaussure, puis rentrèrent avec précipitation dans la salle de réunion.
Les bureaux bas étaient alignés en fer à cheval. On m'invita à m'installer sur le coussin juste à côté de celui du président de session.
En face de moi, il y avait un autre coussin, mais il était vide.
D'après son ordre d'importance, je suppose que c'est celui réservé à Rika Furude.
Mais pourtant, quelqu'un avait dit tout à l'heure que « tout le monde était là ».
Donc soit Rika a appelé pour dire qu'elle ne viendrait pas... soit ce coussin de cérémonie est juste placé ici pour faire beau.
Si le sujet de la réunion est celui que je pense, alors de toute façon, en tant que chef de clan des Furude, elle préfèrerait ne pas venir.
... Et même si elle était venue, elle n'aurait rien eu le droit de dire.
J'avais déjà entendu dire qu'elle passait son temps à colorier dans ses cahiers en attentant la fin des réunions de clan.
Donc même si elle était venue aujourd'hui, elle serait concentrée sur ses crayons de couleurs...
Et puis, elle était le symbole du soleil et du renouveau pour le village, alors j'imagine que les vieillards ici présents ne voulaient pas la faire participer aux activités et aux discussions nettement moins glorieuses du village.
Ce n'était donc pas si étonnant que ça de la voir absente ce soir.
Une fois tout le monde assis, quelques femmes apportèrent du thé.
... Je pus sentir des regards lourds de reproches -- j'étais une femme et je n'aidais pas au service ? -- aussi je me levai et, “de moi-même”, je mis en place les dernières tasses qui manquaient à l'appel.
Puis, une fois le silence revenu et installé, le membre le plus proche de la porte, le greffier donc, se leva et prit la parole.
— Bonjour à tous. Laissez-moi d'abord vous remercier d'être tous là aujourd'hui, je sais qu'on vous a tous pris de court, alors, vraiment, merci.
Bon, on va commencer par monsieur le Maire, alors.
Monsieur le Maire, je vous en prie.
— Aah, nan, laissez, laissez, restez assis, voyons.
Toi aussi, Ken, tu peux t'asseoir.
Bon, alors moi aussi, laissez-moi d'abord vous remercier d'être venus.
Vous avez tous bien travaillé pendant la fête.
Grâce à vous, cette année encore, il n'y a eu aucun incident à déplorer et nous avons fait carton plein.
Il y avait du monde partout dans le sanctuaire,
je ne sais même pas combien nous étions.
Je crois que le quartier général impérial a compté plus de 5000 visiteurs.
Toute l'assemblée éclata de rire.
Ce devait être une de leurs blagues de potaches entre eux, car je fus la seule à rater le coche.
— Espérons que tout ira encore mieux par la suite ! J'espère que nous pourrons nous montrer aussi soudés l'année prochaine.
Je compte sur vous !
Il y eut des applaudissements.
Huit péquenauds qui appalaudissent, c'est franchement ridicule.
— Bon, eh bien sans plus attendre, passons au sujet de la réunion de ce soir.
J'espère que vous ne verrez aucun inconvénient à ce que monsieur le Maire se charge de conduire les débats ?
Applaudissez si vous êtes d'accord.
Les applaudissements reprirent, un peu plus nourris.
— Merci à tous.
Je pense que nous sommes tous d'accord, donc je désirerais laisser désormais la parole à monsieur le Maire.
Monsieur le Maire, c'est à vous.
— Merci pour la transition, Ken.
Bon, eh bien alors, ne perdons pas plus de temps.
J-- Euh, on devrait peut-être fermer les rideaux, non ?
Chacun se retourna pour fermer le rideau le plus proche de soi.
Il faisait encore si clair dehors, mais dans la salle, c'était presque le noir complet...
Il expliqua d'abord avec force de détails les discussions qui avaient eu lieu avec la Police la veille.
Tard dans la nuit, hier soir, une voiture de policiers avait retrouvé le corps de Tomitake en rentrant de la fête, sur la route d'Okinomiya.
Vu que la section de l'inspecteur Ôishi s'était préparée à une éventuelle victime pour la cinquième année, ils étaient tous en place, à leurs postes, et avaient pu commencer l'enquête immédiatement.
Ils ont commencé par appeler tous les autres commissariats de la région et des régions environnantes pour pouvoir retrouver la trace de madame Takano.
Ce faisant, ils ont appris qu'un corps de femme avait été trouvé brûlé dans un vieux baril d'essence dans les montagnes de Gifu.
Ils ont alors été aussitôt vérifier l'identité du corps, et apparemment, c'était bien elle.
Ils en ont déduit que la série de meurtres de Hinamizawa avait bel et bien continué et ont aussitôt commencé à glaner tous les indices possibles. L'enquête était en cours.
... Une fois ces explications terminées, le silence absolu régna dans la salle.
Je les observais moi aussi en silence, me demandant qui allait maintenant prendre la parole...
Personne n'osait parler.
... Je remarquai alors du coin de l'œil que le vieux grand-père Kimiyoshi me regardait.
Je vois.
C'était donc maintenant au chef de clan des Sonozaki de donner son avis.
— Mion.
Est-ce qu'Oryô a parlé de ça ?
Tous les regards se tournèrent vers moi.
J'imagine qu'ils ne me regardaient pas en tant que Mion, mais en tant que porteuse de la voix du chef de clan.
— ... En tant que représentante du clan des Sonozaki en l'absence de son chef,
moi, Mion Sonozaki, désire effectivement prendre la parole.
Je vous suis reconnaissante de m'accepter parmi vous aujourd'hui.
Je remplis ma tête de toutes les expressions que je connaissais de Mion.
L'année dernière, elle m'avait regardé avec le regard vide et glacial. Elle avait eu une voix forte et terrifiante. Il me fallait ça.
... De toute façon, ce petit côté-là était aussi présent en moi.
D'ailleurs, c'était moi.
Donc moi aussi, je pouvais le devenir.
... ... ...
— ... Malheureusement, la malédiction de la déesse Yashiro dut frapper pour la cinquième année consécutive.
C'est extrêmement regrettable.
Personne ne soufflait mot. Toutes les oreilles étaient à mon écoute.
Pour eux, je n'étais plus une pisseuse.
Enfin, si, j'étais une pisseuse, mais ce que je disais sortait de la bouche de la vieille folle.
Alors ils écoutaient, en se faisant dans le froc...
— ... D'après vous,
pourquoi ont-ils été frappés ? Est-ce que quelqu'un a une idée ?
Ma question provoqua des visages très sombres et de nombreux chuchotements fiévreux.
— Je vais vous le dire, moi.
C'est parce qu'ils sont entrés dans le temple des reliques sacrées et l'ont foulé et souillé avec leurs chaussures.
« COMMENT !? »
Plusieurs d'entre eux ne purent s'empêcher de réagir violemment.
— C'est pas possible...
Ces jeunes, mais c'est à peine croyable !
— Ce serait même pas assez de les vider commes des cochons, ces salopiauds !
— Ô déesse Yashiro, veuillez ne pas déverser votre colère sur nous... Je vous en prie, je vous en supplie !
— Mais quels fous...
Ô déesse, déesse Yashiro, j'implore votre miséricorde !
— De toute façon, j'les ai jamais aimés, ces étrangers !
— Tous des merdeux !
Tous sans exception !
— C'est ce qu'y arrive quand on joue aux cons ! Hérétiques !
Entre les exclamations de colère et les cris d'orfraie, il y avait à boire et à manger.
Je ne m'étais pas du tout attendu à cela ; ça faisait franchement froid dans le dos.
Mais ce qui me fit le plus peur dans tout cela, ce fut de voir le visage de ce brave vieux Kimiyoshi, celui que j'avais toujours adoré depuis ma plus tendre enfance,
déformé par la colère et la haine, et insultant des pires choses la mémoire des deux morts.
On aurait dit une mer démontée.
Les réactions allaient bon train,
se rencontraient,
explosaient,
puis repartaient de plus belle.
Je restai assise, le visage blême, observant les réactions de chacun.
Hier, Mion m'avait prévenue, et ce matin, Kasai m'avait plus ou moins désavouée.
Or, maintenant, j'avais la Réalité en face de moi, et elle n'était pas plus plaisante que l'on ne me l'avait promise.
Tous les gens ici présents -- même mon grand-père adoré ! -- maudissaient et insultaient la mémoire de madame Takano et de Tomitake, trouvant leur mort plus que justifiée, voire carrément insuffisante.
En fait, le plus flippant dans tout cela, c'était leur appréhension du monde.
Pour eux, entrer dans ce temple, c'était l'affront suprême à la déesse.
Je ne les comprenais pas.
Et puis, ce n'était pas le pire, finalement.
Car lorsqu'ils disaient “Crevez, hérétiques !”, ils désignaient par là tous ceux qui sont entrés dans le temple...
Donc en théorie, moi aussi.
C'était comme s'ils m'abreuvaient d'insultes, moi, directement...
Si jamais ils devaient apprendre que j'étais Shion et que j'étais rentrée aussi, ils seraient capables de me tuer ici et maintenant, et de cacher le corps par la suite.
En même temps, ce serait peut-être le moins douloureux pour moi, et puis, ça irait sûrement très vite, vu comme ils sont remontés...
Alors, je sus.
Tous les gens ici réunis sont comme la vieille folle. Ils ont les mêmes valeurs, ils vouent à la déesse Yashiro le même culte, ce sont eux, les fanatiques.
Je parie qu'ils n'hésiteraient pas à mettre la malédiction à exécution si on leur en donnait l'ordre.
Et même s'ils n'ont peut-être plus la force de le faire, ils seraient en tout cas à même de faire semblant de ne rien savoir.
Même si l'un d'entre eux venait à me tordre le cou, je parie qu'ils témoigneraient tous que je n'étais même pas venue à la réunion.
Ce qui nous donne, illico presto, un enlèvement par les démons.
C'était une méthode de meurtre si facile et efficace pour faire disparaître les éléments gênants...
Oui, il n'y a pas d'erreur possible.
... La ou les personnes qui font le lien entre les ordres de la vieille folle et l'exécution des meurtres liés à la malédiction se trouve parmi ceux-là...
... Je devais leur tendre un piège.
En ce moment, je suis Mion Sonozaki.
Je suis du côté de ceux qui déclenchent la malédiction.
Je n'ai pas besoin d'avoir peur.
Il n'y a personne, ni ici, ni ailleurs, qui saurait me différencier de ma sœur.
Je n'ai rien à craindre...
— ... Je vous demanderai un peu de silence, s'il-vous-plaît.
— Oui, elle a raison !
Taisez-vous, tous !
J'avais demandé le silence plutôt calmement, mais lorsque le vieux Kimiyoshi y avait mis du sien, il avait franchement hurlé à la ronde, sur un ton très dur.
Enfin bon, au moins, ils se turent.
— ... Ils sont quatre à s'être introduits dans le temple.
Il en reste donc encore deux.
Il y eut encore une fois des murmures, mais le maire fit faire silence immédiatement.
— Tomitake et Takano avaient l'âge de savoir les risques qu'ils encouraient.
C'est pourquoi ils ont été punis sans attendre, mais les deux autres sont encore des enfants.
Ils n'ont pas encore été frappés, mais...
ils ne s'en sortiront pas sans avoir à payer le prix fort.
Cette fois-ci, il n'y eut pas un mot.
... Tous les visages étaient livides. Ils se forçaient à bien m'écouter, pour être sûrs de ne pas en perdre une miette.
J'imagine qu'ils avaient peur pour leurs propres petits-enfants.
Ils avaient peur
que la honte ne s'abattît sur leur famille.
Ils devaient mourir d'envie de savoir qui étaient ces deux enfants.
— ... Les deux écervelés qui ont fait ça sont Shion Sonozaki
et Keiichi Maebara.
Je sentis l'atmosphère devenir très tendue.
Je ne me serais même pas étonnée si on avait entendu l'air se déchirer comme une feuille de papier...
— ... Pour ce qui est de Shion Sonozaki…
... C'est réglé.
Je n'entendis aucune réaction à cette annonce, même pas un soupir de soulagement.
Discrètement, je jetai un regard en biais au vieux Kimiyoshi.
Il m'avait élevée comme sa vraie petite-fille. Et sa petite-fille chérie avait été “enlevée par les démons”.
Je voulais savoir quel effet ça lui faisait, s'il était attristé, ou affligé.
Puis je vis l'expression de son visage.
Je sentis mon dos se déchirer, incapable de soutenir l'atmosphère qui règnait ici.
... ... ... Il avait une expression parfaitement neutre,
désintéressée, artificielle.
Il m'avait pourtant gâtée pourrie, à l'époque.
Moi aussi, d'ailleurs, je l'adorais. J'étais persuadée que j'étais sa préférée.
J'avais donc eu l'espoir de le voir souffrir en apprenant la nouvelle.
Il faut croire que j'étais un peu trop imbue de ma personne.
Je vis son sourire se déformer et s'effacer lentement de mes souvenirs.
... Je crois qu'il me faudrait des dizaines, voire des centaines de pages pour vous décrire l'horreur qui vous saisit lorsque la personne sur laquelle vous comptez le plus pour vous sauver
se trouve être la plus dure envers vous.
Non, en fait, je crois que je n'arriverais jamais à vous expliquer ça...
Le maire remarqua mon regard et me demanda alors :
— ... Et l'autre ? Qu'en est-il de Keiichi Maebara ?
— ...
... Pas encore.
Il me fallut un moment pour pouvoir reprendre mon masque.
— Chacun des quatre insolents qui ont souillé le temple sera puni comme il se doit par la déesse.
Keiichi Maebara ne dérogera pas à la règle.
Je vis des regards satisfaits.
Des regards cruels.
Des regards désintéressés.
Des regards noirs de haine.
Des regards enragés, prêts à mordre.
Je sentis ces vieillards, ces démons, affûter leurs regards, se saisir de mes mots, et les ressasser jusqu'à s'en repaître.
Certains laissaient entrevoir une langue fourchue.
Certains avaient des flammes leur sortant depuis l'orbite des yeux.
Tous scandaient le nom de l'impudent qui n'avait pas encore été châtié.
Puis, enfin, nous terminâmes la réunion par quelques recommandations.
Tout d'abord, ne jamais parler à la Police, elle n'avait pas besoin d'en savoir trop sur le village.
Si la Police posait des questions, surtout bien en faire part à tout le monde.
De plus, dans le cas où il se passerait autre chose, appeler les membres de cette assemblée pour statuer dessus.
Et si quelque chose d'urgent devait nécessiter une décision à l'improviste, téléphoner sur-le-champ soit au chef des Kimiyoshi, soit au chef des Sonozaki...
Il faisait déjà sombre dehors.
Hinamizawa était situé dans une région montagneuse, donc dès que le soleil commençait à se coucher, la nuit tombait très vite.
Et même s'il faisait chaud au plus fort de la journée, la température baissait très vite une fois le soleil couché.
Chacun se dit au revoir et repartit chez soi, qui à vélo, qui en voiture.
Ce bon vieux grand-père Kimiyoshi fit signe de la main à tout le monde, puis se mit lui aussi sur le chemin de la maison.
... Je le hélai de la voix.
— Ah, M. Kimiyoshi ?
Vous avez... prévu quelque chose maintenant ?
Lorsqu'il m'entendit l'appeler aussi formellement,
il s'arrêta tout net et se retourna lentement.
— ... Non, rien de spécial.
— Vous pourriez venir chez nous ?
— ... Oryô a envie de me voir ?
— Oui.
... Elle aurait quelque chose à discuter directement avec vous.
— ... Bon, ben alors, pourquoi pas ?
Je n'eus pas à dire plus pour le ramener avec moi.
Cela prouvait bien qu'il y avait des tas de choses dont lui et la vieille folle discutaient en privé...
Je l'invitai à s'asseoir dans la salle de réception, puis allai préparer du thé.
Après le lui avoir servi, je lui dis que j'allais “prévenir Mémé”, et restai quelques instants dans l'une des pièces situées un peu plus loin.
— ... Mémé a dit qu'elle se changeait et qu'elle venait.
Ça risque de prendre un peu de temps.
— Ohf, t'en fais pas, j'ai l'habitude.
J'attendrai, je suis pas pressé.
Il croisa les jambes et se mit à siroter son thé.
L'air de rien, je m'assis à ses côtés.
— ... ... Je pense que c'est à propos de Shion qu'elle veut vous parler.
— ...
Je l'observai un moment en silence, sans en dire plus.
Il avait le regard dur, et cela ne changea pas.
À croire qu'il n'avait pas entendu ce que j'avais dit.
Je décidai de continuer à parler, jusqu'à voir une réaction.
— ... Disons que vu ce qu'elle a fait l'année dernière…
C'était pas malin de s'enticher d'un Hôjô...
— L'année dernière... elle a été pardonnée quand elle s'est arrachée les ongles.
— ... Oui.
Elle a dû s'arracher trois ongles, c'est vrai.
Il croisa les bras et resta un moment silencieux.
— ... Au fait, et Shion ? Elle est où ?
— Au sous-sol.
— ... Comment elle va ?
Je pus sentir dans sa voix qu'il se faisait du souci.
En entendant cela... je fus très rassurée. Ce brave vieux Kimiyoshi, il était vraiment de mon côté, alors...
Le visage qu'il a tiré lors de la réunion, c'était juste pour sauver les apparences...
— Elle n'a fait que pleurer depuis.
— ... Mion.
Dis-moi franchement, qu'est-ce que tu crois qu'Oryô va lui infliger comme punition ? Elle a dit quoi ?
— Elle ne m'a rien dit de précis.
J'imagine que vous le savez mieux que moi, mais quand Mémé est vraiment en colère, elle ne parle plus.
— ... C'est vrai que le temple, c'est pas rien, quand même.
Et puis en plus, c'est sa propre petite-fille.
Oui, ça doit pas être facile...
Il avait l'air de penser que la vieille folle avait bien du tracas à cause de ça, et surtout, il avait l'air de compatir.
— Vous... Vous croyez qu'il lui arrivera quoi, à Shion ?
— ... Bah, sûrement... ... quelque chose de pire que de s'arracher trois ongles.
C'est Oryô qui décide, et tu sais comme elle est, elle ne fera pas de cadeau, même si c'est sa petite-fille.
Il y a d'ailleurs de fortes chances pour que justement, elle lui fasse subir un châtiment encore pire, parce que c'est sa petite-fille...
— ... Oui, après tout, elle est entrée dans le temple.
C'est pas comme si on pouvait lui pardonner sans rien...
— ... Oui, quand même, c'est pas une simple petite bêtise.
C'est pas comme si elle s'était trompée de porte, elle est entrée dans le temple interdit, hein...
— Je sais pas, j'ai presque de la peine pour elle.
Cela fait longtemps qu'elle est tenue à l'écart de Hinamizawa.
Elle savait qu'entrer dedans était interdit, comme tous les enfants ici, mais je pense qu'elle ne se rend pas compte à quel point l'affaire est grave.
— ... Oui, t'as pas tort. Pauvre Shion...
— C'est dingue, quand même.
Personne n'est foutu de nous distinguer l'une de l'autre, vous savez, sauf grâce au tatouage, bien sûr.
Ça pourrait être moi ou elle, ce serait pareil.
J'ai parfois l'impression que ça ne servait pas à grand'chose de faire la différence entre nous, finalement. Shion ou Mion, peu importe...
La naissance de jumeaux était un signe de mauvais augure.
Il fallait en écarteler un des deux directement à sa naissance.
On m'avait d'ailleurs raconté que réellement, la vieille folle avait serré le cou de Shion à sa naissance,
pour l'étrangler.
En fin de compte, elle n'a pas pu le faire, mais... elle a fini par faire comme si Shion n'existait pas.
Elle nous a donné des noms, Mion et Shion, puis elle gâta Mion, et elle se montra insensible avec Shion.
Nous n'avions d'ailleurs jamais compris pourquoi elle faisait un tel cinéma.
Nous, quel que soit le prénom, nous nous en moquions.
C'est pourquoi un jour, nous sommes tombées d'accord.
Nous avions décidé de partager les joies de Mion et les peines de Shion entre nous deux.
Alors nous avions commencé à prendre la place l'une de l'autre.
Nous étions toutes les deux à la fois Mion et Shion.
Les adultes autour de nous se mirent à nous acheter des habits différents et à nous faire changer de coupe de cheveux, juste pour pouvoir nous différencier.
Mais évidemment, tout cela était futile.
Nous n'avions qu'à échanger ces signes distinctifs, et le tour était joué ; personne ne remarquait jamais la supercherie.
Alors un jour, les adultes se sont dits que nous ne devions plus être ensemble, que c'était à cause de ça que nous changions nos rôles tous les jours.
Et peu après, Shion eut une surprise : elle était invitée à passer toute une journée dans un parc d'attraction, mais juste elle seule.
... C'est ce jour-là que nous avons été définitivement arrachées l'une à l'autre.
— ... Mion ?
— Vous savez, je... Je n'arrive même pas à imaginer ce qu'elle lui fera.
Et je sais aussi que quelle que soit la punition, je n'aurais pas mon mot à dire.
Mémé est du genre à ne pas se fier à la famille...
— ... Oui, elle est méfiante,
c'est l'un de ses plus gros défauts...
— ... Je pense que si Shion n'était pas ma sœur jumelle, elle aurait été exécutée depuis longtemps.
— ... ... ... ...
— ... En fait, je ne vois pas quel châtiment elle trouvera qui serait moins pire que la mort.
Parce que même si Shion n'en mourra pas, j'imagine qu'elle ne pourra plus jamais se montrer au soleil.
... Ça ne changerait pas beaucoup de l'enlèvement des démons...
— Mion....
Shion regrette son geste, j'imagine ?
— ... Oui, on peut le dire.
Alors il plaça une main sur mon épaule, et de l'autre, il se frappa le torse.
Il souriait chaleureusement.
— Alors ne t'en fais pas pour elle.
Si vraiment elle regrette ce qu'elle a fait, il ne lui arrivera rien.
Laisse-moi faire, tu verras.
— Vraiment ? Vous êtes sûr que vous y arriverez ?
— Oh, je pense bien qu'Oryô va me gueuler dessus comme un putois,
mais il faut savoir s'imposer quand c'est important.
Si réellement Shion regrette son geste, je lui en toucherai un mot pour que la sentence soit plus clémente.
... C'est con à dire, mais les larmes me montèrent aux yeux.
Je savais qu'il était de mon côté.
Je savais qu'il m'aimait bien !
Il était le seul, mais il était avec moi.
Ça m'a vraiment rendue folle de joie.
— Vous êtes vraiment, vraiment sûr ?
L'année dernière, Satoshi s'est quand même fait enlevé par les démons, malgré tout...
Un sourire bienveillant aux lèvres, ce brave Kimiyoshi me rassura.
— Non, le cul-terreux des Hôjô, j'en avais rien à battre, mais là, c'est Shion, quand même, ne t'en fais pas...
— Le cul-terreux des Hôjô ? Satoshi ?
La victime de l'année dernière ?
— Oui, lui, je disais, c'est pas une grande perte.
Ses parents ont vendu leur mère patrie, ils étaient en passe de nous voler le village entier en nous frappant dans le dos.
Ces gens-là, lorsqu'ils crèvent la gueule ouverte, il faut profiter de l'occasion. Et si leur descendant est mort enlevé par les démons, franchement, je vais pas m'en plaindre, c'était un Hôjô, on s'en fout.
— Ces gens-là, tu sais, faut pas se prendre la tête avec eux, ils méritent tout ce qu'il leur arrive.
La malédiction tombe sur eux et c'est dans l'ordre des choses.
Mais Shion est différente.
Il ne lui arrivera rien, va, ne t'inquiète pas.
— ... Mais, il me semblait que...
L'année dernière, Shion s'est arraché les ongles, donc elle a payé pour obtenir son pardon, non ? C'était pas le but de la manœuvre ?
— De quoi ?
Mais de quoi tu parles ?
— Ben, les trois ongles ?
Elle s'est arraché trois ongles,
un pour Kasai,
un pour son oncle Yoshirô,
et un pour Satoshi.
… Trois personnes.
Trois ongles, pour trois personnes.
— Quoi ?
Mais... C'était pour ces trois-là, tu es sûre ? Non, non, non !
— Comment ça ? Mais alors, c'était pour quoi ?
— Non,
trois ongles pour trois personnes, nous sommes bien d'accord.
C'est l'explication qui m'a été donnée aussi.
Mais...
— Mais ?
— ... Ben, c'était pour Kasai,
pour Yoshirô,
... et pour elle-même, évidemment. Elle aussi devait se faire pardonner.
Hein ?
Quoi ?
Mais... Hein ??
Mais... Comment ça, je...
Mais pourtant... Ça m'a fait super mal, ces conneries ? Et j'ai rien dit !
J'ai commencé par l'auriculaire, je m'en souviens parfaitement !
Et ensuite j'ai fait l'annulaire...
et ensuite, le majeur...
C'est vrai qu'ils me maintenaient en place pour ne pas me laisser m'échapper,
mais j'ai serré les dents et je les ai laissés faire !
Et puis de toute façon, j'avais pas eu le choix.
Je ne savais pas quel doigt allait racheter le pardon pour Satoshi.
Je pensais que c'était le majeur, par ce que c'était le dernier et le plus important.
J'avais peur de ne pas pouvoir payer pour lui si je ne tenais pas le coup jusqu'au bout.
C'est pour ça que j'ai serré les dents, c'est pour ça que j'ai tout enduré !
Et puis, enfin ! Mion est venue me voir, par la suite, non ?
Elle a pourtant dit que j'avais tout payé ! Que tout était pardonné !
... ... Eh ?
... Attendez voir... mais...
Mion a dit que Satoshi était pardonné, non ?
Elle l'a dit, il me semble !
C'est ce que j'ai entendu !
Enfin, c'est ce que j'ai compris... Que j'ai cru comprendre, en tout cas.
... Elle ne l'a pas dit, vraiment ?
Bon sang, mais...
Hein ?
Mais ?
La pièce était isolée, il ne pouvait pas y avoir de courant d'air.
Et pourtant, j'avais l'impression de sentir un vent frais sur ma nuque.
Un peu comme s'il la caressait, encore et encore.
Alors, à cet instant précis,
mon véritable moi, qui se tenait derrière, prit sa décision.
À l'intérieur de la prunelle de mes yeux, une lueur démoniaque prit vie.
— ... Pourquoi est-ce que Satoshi a-t-il été enlevé par les démons ? C'était nécessaire, peut-être ?
— Pardon ?
— Les parents de Satoshi ont trahi le village, ils ont voulu nous vendre, c'est vrai.
Il est tout à fait normal que la déesse Yashiro les ait punis.
Mais Satoshi n'avait rien fait, son seul tort était d'être leur fils.
Quel crime avait-il commis ?
— ... Euh... Mion ? Ça va ?
— Je demande quel crime il a commis, c'est pas la fin du monde ?
Tu as dit tout à l'heure que le cul-terreux des Hôjô, c'était pas une grande perte.
Alors je veux savoir en quoi il avait mérité ça.
Le vieillard devant moi me dévisagea, interdit, ne sachant clairement pas quoi répondre.
— Oh, je sais, te fatigue pas.
C'était la décision d'Oryô Sonozaki.
C'est elle qui avait décidé que tous ceux qui portaient le nom de Hôjô méritaient la mort.
— Euh... Attends un peu, Mion.
Nous n'avons jamais pris ce genre de décisions, tu sais ?
— Ah non ? Vous ne l'avez jamais décrété, peut-être ?
— Bien sûr que non, rien n'a été décidé !
Oh, oui, on a vaguement discuté en disant qu'un jour, la déesse règlerait ses comptes avec eux, mais sans plus !
Personne n'a jamais donné d'ordre spécifique...
— Alors quand tu as dit que t'en avais rien à battre pour Satoshi, tout à l'heure, ça voulait dire quoi ?
Pourquoi l'avoir formulé comme ça ?
— Eh bien... Écoute, ça m'a l'air de t'avoir vexée, alors si tu veux, je m'excuse,
j'aurais peut-être dû choisir mes mots un peu mieux, mais...
— Non, te fatigue pas.
C'était prévu de longue date, hein ?
Les Hôjô, un de ces jours, quoi qu'il arrive, il faut qu'ils soient maudits par la déesse. Le problème, c'est cette manière de penser, tu vois.
Cette façon de dire que de toute façon, que Satoshi ait ou non quelque chose à se reprocher, c'était un Hôjô, alors il devait crever comme le sale merdeux qu'il est.
C'est cette façon de voir les choses, le problème de ce patelin.
Et moi,
justement,
ce que
je peux pas
piffrer
dans
ce
putain de patelin,
c'est
les clampins
dans ton genre,
qui savent
plus
réfléchir
autrement,
ceux
qui
ont
tout mis
sur le dos
de Satoshi
sans se
poser de questions,
qui l'ont
fait souffrir
encore et encore
à cause
de son nom,
qui
ont
fait
semblant
de ne pas le voir
pendant
qu'il en chiait
avec les raclures
qui lui
servaient
de parents adoptifs.
Le
pauvre
!
Qu'est-
ce qu'il
vous
a fait, hein ?
Il vous
a
jamais
rien
fait !
Mais
c'était
un
Hô
jô,
alors sa gueule
vous plaisait pas !
Qu'
est-
ce
qu'il
vous
avait
fait ?
Pourquoi
est-
ce
qu'il
méritait
de subir
la malédiction ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Ose me donner une seule putain de raison !
Je poussai un hurlement de rage.
Le vieillard recula le haut du corps vers l'arrière, comme s'il avait été repoussé violemment, puis tomba sur le côté, et resta là, sans bouger, face contre terre.
C'en était terminé.
Je rangeai tranquillement le tazer dans ma poche.
— Attends, désolé Shion, je crois que j'ai mal entendu.
Tu disais ?
— Il paraît qu'ils sont morts hier soir.
On a retrouvé le corps carbonisé de madame Takano.
Et Tomitake s'est suicidé, il semblerait.
Je l'ai su ce matin.
Mon père en parlait au téléphone avec un de mes oncles.
Je le savais... Keiichi n'était au courant de rien. Il me soutint mordicus que tant que les médias n'en parleraient pas, il ne pouvait décemment pas croire à ces affabulations.
— Les médias ne sont pas tenus au courant, voyons.
C'était comme ça aussi les autres années.
Je savais que les affaires liées aux meurtres sordides qui avaient lieu chaque année étaient mises au secret.
C'était normal de ne rien en lire dans la presse.
— Le maire et les députés Sonozaki sont allés mettre la pression sur la Police.
— Mais alors... leur mort va rester secrète ? Personne n'en saura rien ?
— Oui, probablement.
Oh, la Police mènera une enquête, ne t'en fais pas.
Mais bon, les enquêtes secrètes n'ont pas les mêmes droits et les mêmes prérogatives, la Police sera très limitée dans ses possibilités de recherche.
Dans les faits, cela va leur mettre pas mal de bâtons dans les roues.
— J'arrive pas à y croire !
Des gens sont morts... et pourtant la Police va faire comme si de rien n'était ?
— Pour être un peu plus spécifique,
en fait, même si quelqu'un meurt pendant la nuit de la purification du coton, la Police ne fait pas suivre l'information au public.
— Mais c'est quoi ces conneries, c'est pas sérieux, oh ?
— Kei...
Je t'ai dit ce que j'en pensais l'autre jour, non ? Je suis sûre que quelqu'un du village se sert de cette légende pour ses propres desseins.
C'est ce que je voulais dire.
Chaque année, cette personne en profite pour tuer quelqu'un, car elle sait qu'à cause de la malédiction, personne ne dira rien.
Si quelqu'un meurt cette nuit-là... les gens présument automatiquement que c'est la déesse Yashiro qui a frappé.
C'est donc cette malédiction qui, en fin de compte,
constitue ces meurtres en série.
Un jour dans l'année, elle peut constituer une excuse pour tuer deux personnes en toute impunité.
Et grâce à cette excuse, des humains en chair et en os peuvent décider de supprimer une personne et d'en faire disparaître une autre.
Et lorsque ces humains ont trouvé leurs deux victimes, ils n'ont plus qu'à attendre le bon jour pour bénéficier de cette excuse et commettre leurs méfaits.
Ce système ne peut marcher qu'à Hinamizawa -- à cause des vieilles légendes de cette malédiction.
Ce que le vieux Kimiyoshi m'a dit est, je pense, la vérité.
Il règne dans le village une certaine atmosphère malsaine, qui veut que les anciens ennemis du village meurent, et c'est cette atmosphère qui a donné naissance à ces meurtres sans visage.
C'est ça, la grande force de ce que les Sonozaki ont créé avec Oryô : ce système si particulier pour donner des ordres, aussi vague et diffus que du brouillard.
Le plus important à retenir sur ce système d'ordre, c'est que les deux extrémités de la chaîne de commande -- le donneur d'ordre et la personne qui l'exécute -- ne sont pas reliées l'une à l'autre.
Oryô donne les ordres, mais en restant vague sur le modus operandi.
Elle n'a qu'à dire qu'elle espère quelque chose, et à attendre.
Tous les gens qui sont sous ses ordres et qui sont présents lorsqu'elle a donné l'ordre attendent tous leur heure pour lui faire plaisir et gagner ses faveurs.
Ils n'ont pas besoin de tout mettre en œuvre tout de suite pour lui plaire.
Ils peuvent prendre leur temps.
Mais lorsque l'occasion se présente de marquer des points dans l'estime du chef...
chacune des personnes présentes peut potentiellement devenir un bourreau, ou engager d'autres hommes de main.
C'est pourquoi, dans les faits, ni Oryô ni les autres membres du conseil ne savaient qui précisément avait mis les mains dans le cambouis.
Mais le résultat était là -- tout le monde pouvait constater que le souhait d'Oryô s'était réalisé, et que donc forcément quelqu'un de la famille avait pris sur soi pour le faire, mais personne ne savait qui exactement...
C'était un système rudement bien ficelé, qui profitait de plusieurs avantages ; la culture du secret, le fait que tout le village puisse être impliqué, et surtout l'unité indéfectible qui liait les habitants depuis les incidents du barrage.
N'importe qui pouvait avoir fait le coup.
Donc tout le monde couvrait tout le monde, et devenait complice.
Lorsque quelqu'un avait perpétré les meurtres, d'autres membres de la famille aidaient alors comme ils pouvaient, toujours pour plaire à Oryô.
Ils donnaient de faux alibis, par exemple, ou mettaient des bâtons dans les roues des policiers pour l'enquête.
Même s'ils ne savaient pas qui ils étaient censés couvrir, ils le faisaient quand même, partant du principe que c'était quelqu'un de leur famille.
C'était ça,
la vérité sur le fonctionnement des meurtres de Hinamizawa.
Bon, remettons un peu d'ordre là-dedans.
Alors, le système de meurtres qui permet de se débarrasser chaque année de deux personnes gênantes pour les intérêts de ce village repose donc sur trois grands principes.
Tout d'abord, très localement, une grande cohésion sociale.
Pour ça, Hinamizawa était prédisposé. Le village avait toujours été exclu du reste de la société, et il le lui rendait bien.
De plus, la cohésion avait été renforcée à cause de ce projet de barrage.
On peut dire que c'était vraiment la bonne condition pour permettre l'apparition de la malédiction.
En fait, ce n'était pas un cadre que l'on pouvait recréer -- les histoires de malédictions ne naissaient pas dans les régions qui ne remplissaient pas ce critère, tout simplement.
Ensuite, deuxième condition, l'existence d'un système de valeurs communes à tout le monde.
C'est un point particulièrement important, qui peut remettre tout le processus en cause.
De plus, c'est précisément parce que ce système fut mis en place par Oryô Sonozaki qu'il peut fonctionner à son avantage et la conforte dans son rôle de chef du village.
Le partage des valeurs implique une définition précise des amis et des ennemis, ainsi que la faculté de faire partager cette information en temps réel ou presque sur tout le territoire.
En effet, même si chacun des habitants du village est prêt à tout pour protéger son voisin, sans une connaissance précise des “dangers” ou des ennemis, cette cohésion ne sert à rien.
Pendant la guerre du barrage, Oryô Sonozaki a défini les amis et les ennemis du village en des termes très simples, pour justement permettre d'obtenir une cohésion à toute épreuve le plus rapidement possible.
Elle aurait pu dire que tous les gens contre le barrage étaient des amis, et que l'État et le gouvernement étaient les ennemis.
Mais ç'aurait été beaucoup trop vague.
Les deux mots désignaient des entités sans visage. Il était impossible de prendre les armes contre des gens qui ne seraient pas exclusivement identifiables.
C'est pourquoi Oryô avait choisi une définition claire comme de l'eau de roche : le chantier, c'était le mal, et donc le chef de chantier aussi. C'étaient là des cibles visibles et concrètes.
Là au moins, les choses étaient limpides.
Les villageois n'eurent qu'à considérer toutes les personnes en rapport avec le barrage comme des ennemis, et à prendre le chef de chantier comme étant le roi adverse, soit l'homme à abattre.
En faisant cela, elle avait plus ou moins créé une liste des personnes indésirables, et l'avait engrainée dans la tête de tous les habitants.
C'était un peu comme une culture de microbes, vraiment.
Elle infecta tout le village avec ces quelques idées, et permit l'émergence des appels à la haine des autres et à l'intélorance, sans que les principaux intéressés ne s'en rendissent compte.
Et lorsque tout le village, c'est-à-dire tous les habitants, eurent enfin une conscience collective de leurs ennemis,
alors seulement, leur unité forma une entité commune et indivisible, agissant selon une seule même volonté, et capable de passer à l'acte.
La Loi condamne d'un côté celui qui a du sang sur les mains, mais aussi, à l'autre bout de la chaîne de commande, celui qui a donné les ordres.
Or, dans ce système, aucun ordre n'est donné.
Oryô n'a qu'à “se plaindre de quelqu'un” qu'elle aura au préalable désigné comme un ennemi du village, et à attendre.
Mais cela ne suffit pas à déclencher la malédiction.
C'est un peu comme une arme à feu, vous devez non seulement enlever la sécurité, mais ensuite, il faut encore avoir le cran de presser sur la détente. Lorsqu'Oryô se plaignait de quelqu'un, elle enlevait la sécurité, mais elle ne pressait pas la gâchette.
Pour cela, il fallait la troisième condition, la condition temporelle : un jour désigné pour passer à l'action.
Et ce rôle est tenu précisément par la fête de la purification du coton.
Cette soirée et cette nuit sont dédiées à la consécration du culte de la déesse protectrice de Hinamizawa.
Cette nuit-là, sa malédiction frappe, et deux ennemis du village disparaissent.
Tout le monde le savait, tout le monde s'en doutait, tout le monde trouvait ça dans l'ordre des choses.
Ce qui voulait dire qu'un meurtre qui aurait été commis n'importe quel autre jour ne serait qu'un stupide meurtre,
mais s'il était perpétré le soir de la purification du coton, alors là, ce n'était plus un simple meurtre, non -- il était promu au rang de “malédiction”.
Pour faire simple, Oryô Sonozaki a réussi à faire accepter l'idée que le soir de la purification du coton, on avait le droit de tuer deux ennemis du village sans être forcément puni.
C'est un peu comme si chaque habitant du village était une cellule d'un seul et même organisme géant, et que chaque cellule tenait sa voisine au courant sur la position et la situation des ennemis.
Et lorsque le jour de la malédiction arrive, chaque cellule sait que deux ennemis doivent mourir, alors chacun regarde s'il n'y a pas l'un ou l'autre ennemi à sa portée, et si l'occasion se présente, hop ! Ni vu ni connu.
C'est ça, le vrai visage de la malédiction de la déesse Yashiro.
C'est pourquoi la personne qui a effectivement enlevé ou supprimé Satoshi n'est pas celle dont je dois me venger.
Je dois me venger de toutes les personnes qui ont mis en place ce système de meurtres et qui ont déclaré la famille de Satoshi comme étant ennemie du village !
En fait, si on prend ça au sens large, cela veut dire que le village-même est l'ennemi sur lequel je dois me venger.
Le cerveau derrière ce système, l'instigatrice de tout le bousin, c'était Oryô Sonozaki, et je l'avais déjà crevée.
Quant au chef des Kimiyoshi, qui a permis la propagation du système au village entier, il est déjà entre mes mains.
Pour ce qui est du reste, il me faut d'abord découvrir qui est impliqué, et à quel degré.
C'est comme les mauvaises herbes, il faut chercher jusque très profond pour bien enlever les racines. Si vous ne faites qu'arracher les feuilles, elles repousseront comme si rien ne s'était passé.
Lors de la réunion, j'ai désigné Keiichi Maebara comme la dernière cible à atteindre.
Tout le monde doit être au courant, à l'heure qu'il est.
Il est donc devenu la prochaine victime désignée de la malédiction.
Les deux corps de madame Takano et de son petit ami ont été trouvés, mutilés d'une manière atroce.
La déesse a donc laissé exploser sa colère sur deux victimes.
Maintenant, il fallait offrir deux victimes en sacrifice -- il ne restait qu'à faire disparaître deux personnes.
Le jour de la purification était déjà passé,
mais l'enlèvement des démons était soumis à des règles temporelles moins strictes -- Satoshi avait été enlevé quelques jours après la fête, non ?
Ce qui voulait dire que dans les prochains jours, il y aurait de l'activité autour de Keiichi Maebara.
À moi de faire attention à ce qu'il soit bien au bout de la ligne et à donner du mou,
très lentement, sans toutefois qu'il se fasse gober tout cru...
Keiichi était en train de péter un plomb depuis tout à l'heure, à l'autre bout du fil.
Et que je ne voulais pas vraiment entrer,
et que c'est la faute à Takano et pas à moi,
et que c'était n'importe quoi d'être en danger de mort pour une connerie pareille.
Une vraie gamine en train de se pisser dessus, ce mec, vraiment.
Enfin, tant mieux s'il est affolé et s'il se débat comme un malade. Cela fait des ondes dans l'eau et attire les prédateurs. En tout cas, c'est ce que disent tous les pêcheurs.
— Et maintenant, tu comptes faire quoi, hein ?
J'ai rien à voir là-dedans !
Alors, quoi ?
Tu comptes faire quoi pour résoudre la situation ?
Tu vas assumer ?
Hein ?
Putain, mais tu vas répondre, merde !
Mais ta gueule, gros con...
Je reposai le combiné, mettant un terme à notre conversation.
De toute façon, maintenant qu'il a peur, il ne m'écoutera plus. En tout cas, plus ce soir.
Et puis, il est sur ses gardes, maintenant, j'ai réussi ce que je voulais faire.
Je poussai un long soupir et me calmai. Puis, après avoir respiré un bon coup, je me mis à composer le numéro de téléphone des Kimiyoshi.
— Oui allô ?
Vous êtes bien chez les Kimiyoshi.
— Mion Sonozaki à l'appareil.
Alors, comment ça se présente ?
Vous avez des nouvelles de M. le Maire ?
— Ah, Mion, bonsoir.
Ben écoute, j'ai fait tout le carnet d'adresses dans l'ordre, mais personne ne l'a vu.
Je ne sais vraiment pas où il est.
C'est ennuyeux !
Où a-t-il encore été se chercher des ennuis ?
— Moi non plus, je ne sais pas trop, j'ai demandé à pas mal de monde, mais...
rien du tout.
— ... ... ...
— J'en ai parlé à Mémé, elle a dit que le mieux était encore de rassembler les jeunes et de faire une battue.
— Comment, à cette heure-ci ?
Mais enfin voyons, il n'est pas encore perdu, il est simplement en retard...
— Oui, mais bon, hier, c'était la purification du coton.
Il vaut mieux être trop prudent que pas assez, vous ne pensez pas ?
Et puis, si la battue ne donne rien, alors nous appellerons la Police dès la première heure, demain matin.
Il vaut mieux qu'elle ne fourre pas son nez dans nos affaires si ce n'est pas réellement nécessaire.
— ... C'est Oryô qui a dit ça ?
— Oui.
Si vous voulez, je peux la ramener au téléphone, elle vous le dira elle-même. Je l'appelle ?
— Non, non !
Non, pas de souci,
on va appeler les jeunes, alors.
Et puis si ça ne donne rien... On appellera la Police. Demain matin, n'est-ce pas ?
— Oui. Je compte sur vous pour appeler les jeunes.
Je me prépare de mon côté et je les rejoins, pour représenter Mémé, si vous voulez.
— Oh, ce serait très gentil.
Je vais les appeler tout de suite...
— Bien.
Je compte sur vous. À plus tard, donc.
Les jeunes vont donc être rassemblés au temple Furude pour aider à chercher le maire, qui soi-disant aurait disparu.
Le seul truc rébarbatif, c'est qu'en tant que représentante du chef des Sonozaki, je devais aussi y participer, pour faire bonne impression.
Je passai tout d'abord à la salle de torture souterraine, pour annoncer à mon dernier prisonnier en date que j'allais participer aux recherches pour le retrouver. Je trouvais ce trait d'humour du meilleur goût...
C'était marrant d'ailleurs, d'après l'étiquette que Mion avait collée à la clef, la salle de torture s'appelait en fait “le temple souterrain des reliques sacrées”.
Celui qui avait lancé un appel pour punir de la mort ceux qui avaient violé le temple interdit se retrouvait maintenant lui aussi dans un temple interdit -- souterrain, celui-ci -- où il était en train de mourir à petit feu.
Je trouvais ça très ironique et absolument exquis, mais si ça se trouve, j'étais la seule au monde à penser cela.
— Alors grand-père, comment vous sentez-vous ?
Une chaîne couina.
Le vieux Kimiyoshi ne pouvait pas parler, mais lorsqu'il remarqua ma présence, ses mouvements donnèrent la parole à ses chaînes.
— ... En ce moment, le village est sens dessus-dessous, vous savez ? Parce que vous n'êtes nulle part.
Ils m'ont demandé quoi faire, alors on a décidé de prendre les jeunes et de faire une battue.
Je vais aller les accompagner.
J'espérais sincèrement que cela ferait son effet.
Mais apparemment, il souffrait tellement qu'il était bien incapable de me montrer une quelconque réaction -- si ce n'est de faire couiner ses chaînes.
— Ah, je vous la rallonge un peu quand même, peut-être ?
Disons un maillon de plus par question à laquelle vous répondrez.
Je pense qu'avec trois maillons de plus, vous devriez avoir nettement moins de mal à respirer. Qu'est-ce que vous en dites ?
— ... Hhhgg hfuu ng...
Le maire avait les deux mains attachées dans le dos par un carcan de fer, maintenu en place par des tiges de métal.
Il avait un collier en cuir autour du cou, d'où partait une chaîne qui coulissait sur une poulie fixée au plafond.
Elle redescendait vers une manivelle qui allongeait ou raccourcissait la chaîne.
Je l'avais mise suffisamment courte pour forcer le maire à se tenir toujours sur la pointe des pieds, faute de quoi il ne pourrait plus respirer.
Il était dans cette position précaire depuis presque une heure.
Il était en fâcheuse posture ; si je le laissais ici tout seul toute la nuit, il serait sûrement mort asphyxié demain matin, pendu tout seul par la fatigue et la force des choses.
— Alors, je sais que je vous ai posé la question tout à l'heure,
mais on va reprendre depuis le début.
... Dites-moi tout ce que vous savez à propos de Satoshi.
— ... Hng...
— Oh, pardon.
C'est trop court, vous ne pouvez pas parler, même en essayant ?
Allez, c'est cadeau, mais juste pendant les questions.
Je fis un tour de manivelle pour donner un peu de mou dans la chaîne.
Soudain capable de se tenir debout normalement, il en profita pour se détendre les muscles, autant qu'il le pouvait dans sa position actuelle.
— ... Je ne sais rien, Shion.
Je te le jure, je ne sais vraiment rien.
— Même pas s'il est mort ou vivant ?
— ... Non, désolé, je... Même pas ça.
— Bah, les rouages de Hinamizawa sont basés sur le secret,
j'imagine qu'après tout, il n'est pas impossible qu'il y ait des choses que vous ne sachiez pas.
Alors je change l'angle de la question.
En tant que chef des Kimiyoshi, j'aimerais savoir votre avis sur ce qu'il a pu lui arriver.
— ... ...
— Alors ? Il est vivant
ou il est mort ?
On voyait clairement qu'il hésitait à parler.
Il savait que s'il persistait à dire qu'il ne savait rien, je tirerais à nouveau sur la chaîne et que je m'en irais.
Et ce n'était pas exactement pour arranger ses affaires...
Sauf que je lui demandais un avis.
Il n'avait pas donc pas besoin de savoir quelque chose de concret pour répondre.
Sauf que je le voyais bien pondérer la question.
Il pensait pouvoir me donner une réponse qui lui ferait gagner un ou deux maillons.
— ... J'ai entendu une fois une rumeur comme quoi il serait probablement vivant.
— Le coup du T.G.V. pour Tôkyô ?
— ... Il me semble qu'on m'a dit que...
la Police l'avait vu à Tôkyô,
oui, c'était quelque chose comme ça.
L'inspecteur m'avait déjà dit que Satoshi avait été vu montant dans la rame de T.G.V. pour Tôkyô en partance de Nagoya.
Mais la Police n'avait jamais pu vérifier la véracité de l'info, et n'avait d'ailleurs rien découvert sur Satoshi depuis.
Ce qui voulait dire que le brave vieux grand-père était en train d'essayer d'improviser une histoire et de noyer le poisson...
— ... Bon, écoutez, monsieur le chef de clan des Kimiyoshi,
vous pensez sérieusement que le clan pourrait se faire chier à le faire disparaître sans laisser de trace
pour le laisser en vie par la suite et risquer qu'il ne révèle toute l'affaire ?
Vous me prenez pour une conne, ma parole ?
— ... ... ...
— Donnez-moi vos sources pour cette info.
J'ai pas mal discuté avec l'inspecteur Ôishi à une époque, mais nous n'avons jamais rien entendu de pareil.
Écoute-moi bien le vieux
ça va mal se passer pour toi, comprende ?
Je fis mine de tendre la main vers la manivelle ; aussitôt, le comportement du vieil homme me trahit sa peur d'être à nouveau forcé de garder l'équilibre sur ses doigts de pied.
— ... Non, attends, désolé, pardon !
Je ne cherchais pas à t'énerver, hein !
— Je ne suis pas là pour entendre des bobards rassurants.
Je suis en train de vous demander de m'aider à résoudre le mystère de sa disparition.
— D'accord...
D'accord.
Je vais réfléchir sérieusement à la question, laisse-moi un peu de temps.
Je laissai retomber ma main mollement contre ma jambe.
Le vieux Kimiyoshi se mit alors à gémir, presque, comme un mauvais acteur qui voudrait feindre une intense réflexion.
— Bon, allons droit au but.
Il est vivant, vous pensez ?
Ou pas ?
— ... ... Disons que...
...
...
c'est un peu... difficile à croire qu'il soit encore vivant.
— ...
Oui, je sais bien, oui.
Ça n'apporterait rien de le laisser en vie si on peut le supprimer pour le même prix.
Même moi, je l'aurais tué, si j'avais eu à prendre la décision.
Je ne disais pas ça en pensant à mal, mais ma réponse fit visiblement beaucoup d'effet sur le maire. Il se mit à trembler de partout.
— La police pense qu'il a tué sa tante et qu'il s'est servi de l'argent qu'il avait gagné pour acheter le cadeau de sa sœur comme pécule pour prendre la fuite.
T'en penses quoi ?
— ... Je croyais que c'était un toxicomane qui avait tué sa tante ?
— Ben, vous en pensez quoi, vous, de cette histoire, tiens ?
Personnellement... Vous allez rire, mais je suis sûre que c'est Satoshi qui a tué sa tante.
L'autre déséquilibré, à mon avis, c'est quelqu'un qui a été payé pour endosser la responsabilité du meurtre.
— ... Tu sais, j'y ai pensé aussi, à l'époque.
Il est vraiment tombé comme un cheveu sur la soupe.
Ça me paraissait un peu bizarre.
— Vous pensez que ce serait un faux ?
— ... Oui, je pense que c'est un leurre pour tromper la Police.
— Mais pourquoi ?
— ... Eh bien, la Police soupçonnait Satoshi, n'est-ce pas ?
Alors, pour quelqu'un qui cherche à faire disparaître Satoshi par “l'enlèvement des démons”,
ça ne doit pas être marrant d'avoir les policiers toujours en train de le suivre et de le surveiller...
C'était pas bête, ce qu'il me disait là.
Oui... C'était même vraiment pas con du tout.
Si la Police continuait d'enquêter sur lui, les potentiels ravisseurs auraient bien du mal à faire le coup.
Cette histoire de tueur surprise qu'ils auraient payé et créé de toutes pièces était assez crédible.
— Ça me paraît pas facile à mettre en place, comme truc.
— Je ne vois pas qui pourrait réussir un coup pareil, je dois dire…
À part Oryô,
— Je savais que la vieille folle avait le bras long grâce à sa grosse emprise sur la pègre locale, mais à ce point-là...
Je suis impressionnée, je dois dire.
— ... Allons bon, Shion... Tu as dû en entendre d'autres,
depuis l'époque de la guerre du barrage,
quand même ? Non ?
Si, je l'avais entendue dire à certains
de casser les machines du chantier
et de mettre des barrières pour inspecter les voitures qui passaient.
D'ailleurs, quand la Police attrapait l'un des nôtres, elle ordonnait à d'autres d'aller faire de faux témoignages, ou de payer les cautions.
Je l'avais vue à l'œuvre, oui.
Elle avait même fait venir les députés chez elle et leur avait remonté les bretelles.
Quand j'étais gamine, je pensais qu'elle était incroyable.
Mais maintenant que je suis adulte, je me rends compte que putain ouais, quand même, elle est incroyable !
C'était vraiment elle qui tirait les ficelles.
— Je suis sûr que tu sais aussi
que le gamin qui a été enlevé à l'époque,
je crois que c'était le petit-fils du ministre du développement urbain, tu sais ce qu'il en était, n'est-ce pas ?
— C'était un simple kidnapping ?
J'ai entendu dire que le gamin avait disparu sans laisser de traces et qu'il avait été retrouvé dans les hauteurs de Yago'uchi ou de Takatsudo, par là-bas.
— ... Eh bien ça...
c'était un ordre d'Oryô.
Et elle a fait relâcher le gamin quand on a eu la certitude que le projet serait abandonné.
Tous les gens qui sont dans le conseil de l'association sont au courant.
— Ah ouais ?
Je savais pas, moi, peut-être parce que je fais partie de la famille.
Dites-donc, les vieux, vous en aviez sous le manteau, dites-moi ?
Vous rigoliez pas, eh !
J'étais contente de voir qu'il avait compris la situation dans laquelle il était et qu'il répondait sincèrement à mes questions.
... Mais plus il parlait,
et plus il paraissait vraisemblable que Satoshi fût déjà mort depuis longtemps, et ça, ça ne me plaisait pas trop.
— ... D'après vous, qui s'est chargé d'enlever Satoshi ?
— ... Honnêtement, je sais pas.
Et puis, la règle tacite était de ne pas poser ce genre de questions, alors...
Ah ben tu m'étonnes, évidemment, hein.
Ç'aurait foutu tout le système en l'air.
Ma question était stupide...
— En tout cas, je sais pas qui l'a fait, mais il a fait un sacré boulot.
C'est pas facile de tuer quelqu'un et de faire en sorte que le corps ne soit jamais retrouvé, n'est-ce pas ?
— ... En ignorant un instant qui exactement a fait le coup,
on peut quand même supposer qu'il a eu l'aide d'Oryô pour disposer du corps, non ?
Je suppose que tu sais à propos du puits qu'il y a dans la pièce au fond ? On s'en sert pour y jeter les corps...
— Oui... Oui, c'est vrai, vous avez raison.
Quitte à se faire chier à l'enterrer quelque part de paumé dans la montagne, autant balancer le corps ici, c'est nettement plus sûr.
Une fois la personne disparue, la rumeur se chargera d'expliquer qu'elle a été enlevée par les démons, et tout le monde sera d'accord avec cette explication, et personne ne cherchera à en savoir plus.
C'était la règle du jeu.
Vu le système des morts que l'on retrouve et qui doivent obligatoirement être suivis de morts que l'on ne retrouve pas, il valait mieux avoir un tuyau pour être parfaitement sûr de son coup, histoire de ne pas provoquer des morts trop fréquentes.
C'était somme toute compréhensible.
L'explication tenait la route.
Mais alors...
Satoshi est...
là-bas ?
Dans le puits ?
Tout au fond ?
J'empoignai une lampe de poche et me dirigeai vers la prison qui cachait le puits.
Lorsque j'allumai la lumière de la grande salle, Mion remarqua mon arrivée et eut un regard angoissé.
Mais elle ne m'intéressait pas. Je fonçai à la cellule secrète.
... C'était vraiment bien trouvé, cette illusion d'optique. Si on ne m'avait pas dit où il était, je ne l'aurais jamais trouvé toute seule, ce puits.
Je dirigeai le faisceau de lumière vers le fond du puits.
Il m'était impossible de jauger la distance jusque là-bas. La lumière se perdait dans les ténèbres visqueuses ambiantes.
Je pris une profonde inspiration,
puis criai de toutes mes forces.
— Satoshiiiii !
Réponds-moi, Satoshiii !
L'écho de ma voix se réverbéra encore et encore, de plus en plus bas dans le conduit vertical.
... Ça devait vraiment aller vachement bas pour faire un écho pareil.
Je fus tentée de descendre en prenant appui dans les creux de la paroi.
Mais si j'accrochais la lampe à mon cou, je ne pourrais pas m'en servir pour vérifier où je mettais les mains ou les pieds.
Et même si j'avais une lampe plus forte, qui laisserait suffisamment de lumière ambiante, je ne savais pas si les prises supportaient le poids d'un être humain ou non.
Il faudrait franchement être taré pour descendre dans ce puits, c'est du suicide.
... Satoshi
est vraiment là-dessous, alors ?
Soudain...
je sentis quelque chose sur ma tête.
Quelque chose de chaud,
qui me caressait les cheveux,
comme il le faisait de son vivant.
Shion.
Eh ben,
c'est pas trop tôt, dis-moi ?
Tu m'as enfin retrouvée...
Satoshi...
Satoshi !
SATOSHI !
Tu sais, je...
Je t'ai cherché partout ! Partout !
Mais je n'ai pas réussi à te retrouver encore vivant...
Pardon, Satoshi. Je suis... Je te demande pardon...
Allons, allons, ce n'est pas de ta faute, Shion.
Tu n'as rien pu faire entre mon enlèvement et le moment où ils m'ont tué, je le sais bien.
Mais après ma mort, tu as fait tout ce que tu as pu, j'étais là, je t'ai vue, tu sais ?
Satoshi…
Ne bouge pas, je vais venir te rejoindre.
J'arrive ! Je saute.
N'oublie pas de me rattraper, hein ?
... Mhhm...
Je le sentis tout gêné.
Il ne comptait pas me rattraper. Il ne voulait pas de moi. C'était horrible.
Écoute, je suis très content que tu m'aies retrouvé, tu sais, c'est largement suffisant pour moi.
Tu es vivante.
C'est important d'être vivant. Il ne faut pas gaspiller la vie.
Sans toi, ma vie ne sert pas à grand'chose, Satoshi !
Je veux être à tes côtés !
Je veux rester avec toi...
Je veux passer tout mon temps avec toi.
La prochaine fois…
je ne ferai pas toutes ces simagrées...
S'il te plaît, Satoshi...
J'ai envie d'être avec toi...
Non Shion, tu dois vivre.
Je dois vivre ?
Je dois vivre et être heureuse ?
Mais si je vis seule, comment je fais pour être heureuse ?
Ne t'inquiète pas, tu trouveras le bonheur...
Il te suffit de vivre suffisamment longtemps, tu le trouveras bien déjà, va.
— ... D'accord.
D'accord, je vivrai...
... Je vivrai...
J'avais toujours trouvé ce puits super glauque, mais maintenant, il m'était presque chaleureux.
Je n'ai pas eu le droit d'y descendre et de m'y plonger.
Mais
cet endroit...
C'est un peu... le lieu où lui et moi sommes le plus proche l'un de l'autre.
— ... Mion.
Satoshi, je...
Je l'ai trouvé.
Il était au fond du puits, n'est-ce pas ?
— ... ... ... C'est ce que je crois aussi.
... Il ne peut être...
nulle part ailleurs...
Les larmes lui montèrent aux yeux, et elle se mit à pleurer et à geindre.
— Mion... Ils ne t'ont pas laissée être présente lors de son exécution ?
— ... Non.
— Si tu avais été là...
Tu aurais plaidé en sa faveur auprès de la vieille folle ?
— Oui... Bien sûr que oui.
Qu'elle lui laisse au moins la vie sauve !
— Menteuse.
— ... Hein ?
— MENTEUSE !
Peu à peu, il me revint en tête l'air cruel de l'héritière du clan, celui que j'avais vu l'année dernière, ce jour-là, lorsqu'elle m'avait réclamé trois ongles.
Même si elle avait été en face de Satoshi lors de son exécution, elle n'aurait pas perdu son masque.
Lorsque Satoshi est arrivé ici, tremblant de peur, sûr de mourir,
j'imagine qu'il a dû ressentir une joie immense
de voir arriver un visage qu'il connaissait bien.
Il aurait écouté la vieille folle lui faire un discours effrayant, qui lui promettait la mort et pire encore, et il l'aurait regardée, sans trop comprendre, un peu gêné, il aurait rit nerveusement, avec des “Mhhm” à tout bout de champ,
en tournant la tête vers Mion,
persuadé
qu'elle allait le sortir de là.
Il se dirait qu'elle jouait la comédie, que c'était juste une façade, que c'était pour les apparences qu'elle semblait indifférente.
Il se remonterait le moral en se disant que là, dans quelques secondes, elle allait parler, elle allait le sauver...
mais…
il aurait eu beau attendre...
il aurait eu beau souffrir par la torture...
elle ne l'aurait pas sauvé.
Elle a toujours l'air cruelle.
Euh, Mion ?
Tu pourrais pas... me sauver, tout doucement ?
Ahahaha...
haha…
Je vois, OK.
Ouais, c'est normal.
T'es devant tout le monde, ils sont tous sans pitié, tu peux pas ramener tes affaires privées là-dedans, hein ?
Ahahaha, ah, mince, c'est pas de chance pour moi, ça...
Mhhm...
— Espèce de SALOPE !
Sauve-le, putain,
mais sauve-le, merde !
Pourquoi ?
POURQUOI tu ne l'as pas sauvé ?
Comment as-tu pu le regarder dans les yeux quand il t'implorait au secours, comment as-tu pu ne pas réagir ?
C'était toujours comme ça, hein ? Depuis l'époque où sa tante lui en mettait plein la gueule, tu l'as laissé se débrouiller, tu ne l'as jamais aidé, jamais !
Tu fais seulement semblant d'avoir de la pitié !
Tu ne l'as pas aidé, tu ne l'as pas sauvé ! Tu l'as laissé mourir, sous tes yeux !
C'est parce que tu ne lui es pas venue en aide qu'il était à bout de force !
Moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour le sauver !
J'ai essayé d'être là pour le soutenir !
Vous ne lui avez même pas cherché d'alibi pour le couvrir du meurtre de sa tante, mais moi, j'ai essayé, au péril de ma vie !
Et je m'en suis sortie avec seulement trois ongles en moins,
je ne les regrette pas !
Sauf que même ça, ça n'a pas suffit ! Pour le sauver...
Pour le sauver, il aurait fallu beaucoup plus... Beaucoup plus.
Pourquoi ?
Parce que je n'étais que Shion.
Shion doit rester loin de Hinamizawa, on ne lui dit jamais rien, on fait comme si elle n'existait pas, alors elle ne peut rien savoir !
Mais toi, c'était différent.
Toi, tu étais Mion.
Toi, tu étais à l'intérieur, au centre de tout ! Tu pouvais obtenir toutes les informations nécessaires, tu pouvais tout savoir !
Si j'avais été toi, j'aurais pu sauver Satoshi !
Je l'aurais sauvé !
Mais je n'ai pas pu, car TU es devenue Mion !
Rends-moi ma place de Mion !
Elle n'était pas qu'à toi, au départ !
Moi aussi, j'étais Mion, avant !
D'ailleurs, c'était moi, Mion, avant !
Je t'ai juste prêté ma place, mais c'était toujours la mienne !
Alors rends-la-moi !
Rends-moi mon nom !
Ça me débecte, rien qu'à te voir avec mon visage, mon apparence !
Si j'avais été Mion, comme j'aurais dû l'être, alors... Alors...
IL SERAIT VIVANT !
Je frappai les barreaux de la cellule, à grands coups de pied,
de toutes mes forces,
encore et encore.
À chaque coup que je portai aux barreaux, Mion recula, terrorisée,
comme si j'allais pouvoir l'écraser avec, et elle se terra en glapissant contre la paroi du fond, poussant des cris de peur à chaque nouveau coup...