— Tu respectes l'heure des rendez-vous, toi au moins...
C'est pas déplaisant.
— Ahahahahahaha !
Si tu prends ma sœur comme la norme, tu risques d'avoir des ennuis, tu sais.
— Hum ?
Tu ne tiens pas droite.
Toi aussi, tu as bu hier soir.
Tu crois que je le remarque pas ?
Alors toi aussi la maîtresse t'a renvoyée chez toi ?
— Mauvaise réponse, essaie encore.
Nan, en fait, j'ai fait bleu aujourd'hui.
Je sais me débrouiller, moi au moins.
— Ouh là...
C'est pas forcément une bonne chose d'être débrouillard pour sécher les cours, tu sais.
— On commence par ce que tu as à faire ?
Je n'ai pas trop le temps.
Tu voulais aller à la bibliothèque, hein ?
— Ouaip.
Ma mère doit rendre une paire de livres, pour aujourd'hui dernier délai.
C'est loin ?
— Non, on y sera très vite.
C'était même pas un mensonge, je n'avais vraiment pas beaucoup de temps.
Je commençais à devenir nerveuse.
Je voulais lui parler au téléphone, et maintenant, j'étais dans le patelin à côté.
Et le pire, c'est qu'une fois que j'aurai fini de lui parler, il va rentrer à son rythme à Hinamizawa.
Je devais donc rentrer avant lui, mais juste après notre conversation.
Sinon, je ne serai jamais à l'heure pour la réunion au temple.
Oh, ce ne serait pas la fin du monde si j'arrivais en retard, mais je ne savais pas de quoi ils allaient discuter, il me fallait donc être là-bas dès le début des discussions, pour ne pas perdre le fil...
Devant nous se dressait la bibliothèque régionale de Shishibone.
C'était un endroit vaste mais rempli de vieux bouquins miteux, un truc puant et chiant à mourir.
Mais bon, elle a la climatisation, et c'est un endroit très silencieux, alors c'était parfait pour être seuls.
L'année dernière, juste après la disparition de Satoshi, je m'étais enfermée là-dedans pour faire des recherches.
D'ailleurs, c'est ici
que j'ai rencontré madame Takano pour la première fois, il me semble.
J'espère qu'on ne la verra pas ici aujourd'hui, je ne voudrais pas qu'elle me v--
... je suis bête, moi. Elle est déjà morte, la pauvre...
Le rez-de chaussée de l'immeuble était un centre d'administration, où l'on pouvait se faire aider pour les formulaires, les impôts, ce genre de choses.
La bibliothèque était à l'étage, aussi nous montâmes les escaliers.
Une fois les portes automatiques passées, nous sentîmes la délicieuse fraîcheur de la climatisation.
Les cris des grillons se turent instantanément, laissant la place au silence.
C'était un endroit parfait pour conserver les livres.
On y sentait aussi l'odeur particulière des vieux volumes attaqués par le temps...
— Toutes les bibliothèques se ressemblent, je suppose...
Ce fut le seul commentaire de Keiichi. Il se dirigea immédiatement vers le guichet pour rendre ses livres.
On voyait bien que c'était en semaine, il n'y avait personne.
Tout était vraiment très calme.
Je vais d'abord lui faire la conversation,
et ensuite, j'attaque avec le lourd.
Une fois ses livres rendus, je le dirigeai, l'air de rien, vers un coin tout au fond.
Il avait l'air de connaître quelques trucs sur Mion, mais rien sur moi, alors tout ce qui nous concernait l'intéressait beaucoup.
Je n'eus aucun mal à captiver son attention.
C'était marrant, quand même : j'allais lui faire un topo horrible sur l'histoire du village exactement là où madame Takano m'a raconté la même chose, l'année dernière.
Je suis sûre que là où ils sont, les dieux doivent nous regarder et se fendre la poire.
— Maintenant que tu le dis...
Le magasin de jouets de l'autre jour, il est à ton oncle, non ?
Et l'Angel Mort aussi si j'ai bonne mémoire.
Je lui expliquai à quel point les Sonozaki avaient de l'influence sur la région.
Keiichi était né dans la capitale, il y avait de fortes chances qu'il ne sût même pas que les clans fondateurs dirigaient tout, par ici.
Et tant qu'il ne le comprendrait pas, il ne se rendrait pas compte du danger qui le guettait désormais...
— Notre point fort, ce sont les instituts de crédit et les agences immobilières.
Il faut aussi dire que la plupart des gens qui travaillent à la Chambre du Commerce sont de la famille.
Et puis il y a aussi deux députés de chez nous dans la région.
— Attends une seconde...
Mais en fait, c'est super impressionnant ce que tu me racontes, là, oh ?
Ils possèdent plein de magasins dans la région, des agences, des banques ?
Et ils ont une influence énorme sur la politique et sur la Chambre de Commerce ?
Keiichi compta sur ses doigts le nombre de choses impressionnantes qu'il découvrait à propos de notre clan.
... Au moins, il avait la capacité de réagir et d'assimiler très vite les informations, même quand on le prenait de court.
Je lus dans son regard qu'il comprenait de plus en plus comment tout fonctionnait dans le coin, et je sentis son regard sur moi changer de nature.
Bon, je pense que je peux passer aux explications sur Mion, et lui bourrer le mou sur son rôle d'héritière.
... Ensuite, je ferai comme l'avait fait Takano l'année dernière.
Je ferai partir la conversation sur les meurtres en séries et sur la malédiction de la déesse...
— Mais alors...
Votre famille est la plus influente dans le coin ?
— Oh oui.
Ils sont incroyables.
Éhhéhhéhhé !
Un homme bedonnant, la clope au bec, vint se joindre à la conversation.
... Mais, c'est Ôishi ?
Mais qu'est-ce qu'il vient foutre ici, ce con ?
— Bonjour !
Bonjour !
Alors, un rencard, aujourd'hui encore ?
C'est beau, la jeunesse...
— Si vous le savez, pourquoi êtes-vous venus nous déranger ?
M. Ôishi.
Il arrivait vraiment au pire moment possible.
Ça ne pouvait pas être un hasard.
Je le connais plutôt bien.
Il est rusé comme un renard, il réfléchit vite, et il en a vu d'autres.
Il ne laisse jamais rien au hasard.
Il nous a aperçus en ville et nous a suivis, j'imagine.
Mais alors pourquoi ?
Il doit nous vouloir quelque chose. Soit à moi, soit à Keiichi. Soit à nous deux, même.
D'après son regard et sa façon de se positionner, je dirais que ce n'est pas à moi qu'il veut parler, mais à Keiichi.
Non, en fait, il est en train d'essayer de nous séparer, Keiichi et moi.
Il sait que l'année dernière, je n'ai pas hésité à faire une déposition mensongère pour protéger Satoshi.
Évidemment, il se rend compte que si je suis dans le coin, il ne pourra pas embobiner Keiichi.
Mais pourquoi en avait-il spécifiquement après lui ?
... Ça ne peut être qu'à cause d'hier soir.
Il devait sûrement y avoir plein de policiers en civil à la fête hier soir, donc ils ont certainement vus qui était resté tard et qui avait parlé avec Takano et Tomitake.
Il savait donc pour nous.
Mais il savait aussi que je serai un gros problème pour lui, dans son enquête.
... D'où son envie de s'attaquer aujourd'hui uniquement à Keiichi.
Merde, c'était vraiment pas le mec à rencontrer, surtout maintenant !
— C'était quoi déjà votre nom, Maebara, c'est bien cela ?
Je vous trouve bien courageux.
Il faut être sévèrement burné pour courir les deux filles Sonozaki à la fois.
— Hein ? Mais non, enfin, je ne... c'est pas ce que vous croyez.
Keiichi se tourna vers moi, la panique évidente dans le regard, espérant sans doute une perche pour se sortir de cette situation.
Il était tout mignon à rougir, il me rappelait Satoshi...
Mais la direction que prenait la conversation était très mauvaise.
Si Ôishi gardait la main-mise, il parlerait peut-être même de Satoshi, et ça, c'était pas bon pour moi.
Surtout que ça apporterait réellement beaucoup d'informations sur moi à Keiichi, il pourrait apprendre à se méfier de moi...
L'inspecteur fit innocemment glisser son regard vers moi, en me dévisageant avec un regard presque lubrique.
... Je soutins son regard, et y vis une lueur bien spéciale.
Cet enfoiré faisait exprès d'amener la conversation sur un terrain dangereux.
Et le pire, c'est qu'il me regardait pour voir si je comprenais le message -- il n'hésiterait pas à jouer au con et à révéler des choses.
Il ne disait rien, mais son regard en disait largement assez...
... Espèce d'enculé de ta race, un jour, j'te ferai la peau...
— Hmm, désolée, mon cœur,
mais il va falloir que j'aille au boulot, c'est l'heure.
— Quoi ?
Mais... maintenant, tout de suite ?
Ça ne valait pas la peine de rester ici, je ne ferais que prendre des risques inutilement. Autant utiliser mon excuse pour rejoindre la sortie au plus vite.
L'inspecteur Ôishi me fit un grand sourire -- il voyait clair dans mon jeu et voulait me le signaler.
Saloperie...
Aujourd'hui, tu as gagné, sale con, mais la prochaine fois, ça ne se passera pas comme ça !
— Mais, euh, t'avais pas quelque chose à me dire ?
Shion ?
— Oui, je t'en…
je te téléphonerai ce soir, après le travail.
Tes parents ne vont pas t'en vouloir ?
— Non,
je pense que ça devrait aller.
— Bon, ben alors on se parlera ce soir au téléphone, d'accord ?
Allez, salut !