Je pensais et repensais à ce qu'avait dit Mion.
Si les deux corps retrouvés représentaient la malédiction de la déesse...
Alors il faudrait deux sacrifices humains pour la calmer.
À première vue, nous sommes quatre à être pénétrés dans le temple interdit,
donc vu que deux et deux font quatre, la théorie semble coller.
Ce qui voulait dire que... Keiichi et moi courions un grave danger ?
Si je suis restée dormir ici ce soir, c'est parce que j'étais bourrée, mais ça ne m'arrive jamais, d'habitude.
Est-ce que par hasard, ce ne serait pas l'alcool qui serait responsable de mon état lamentable en soirée ?
C'est pas impossible.
... D'ailleurs, plus j'y pensais, plus cela me parraissait aberrant. Moi, dormir dans la demeure principale du clan, à peine à quelques mètres de la vieille folle ? Jamais de la vie !
Je sais que j'ai bu plus que de raison pour pouvoir oublier les bruits bizarres dans le temple.
Mais quand même, c'était un peu gros.
Mais alors…
quand je me suis réveillée tout à l'heure, en plein milieu de la nuit... c'était VRAIMENT un gros coup de chance !
Je serais peut-être dans la prison de pierre où croupit ma sœur en ce moment, si ça se trouve...
À cause de ce gros coup de chance, j'avais du mal à réaliser le danger auquel je venais d'échapper.
J'avais envie d'éclater de rire en plaçant ça sur mon imagination, et en même temps j'avais envie de me recroqueviller dans un coin et de me cacher en tremblant.
Mais j'y pense... Et le dernier larron ?
Il fait quoi en ce moment, Keiichi Maebara ?
Il n'était pas dans les cellules dans l'autre pièce.
Ce qui ne voulait pas forcément dire qu'il était sain et sauf.
Les meurtriers “s'étaient déjà occupés” de Takano et Tomitake.
Alors lui aussi est peut-être déjà “un problème réglé”.
... Quoique, l'année dernière, ils ont attendu plusieurs jours avant de se farcir Satoshi, donc rien n'est sûr.
Quand le jour se lèvera...
je prendrai la place de Mion à l'école.
Je dois d'abord savoir ce que devient Keiichi.
... Et si jamais il a déjà disparu, cela voudra dire que quiconque met ces plans à exécution viendra me chercher moi par la suite, pour rester logique.
Il va falloir la jouer serré et les appâter.
Et si jamais il n'a pas encore disparu ?
... Il va falloir que je le surveille de très près.
L'ennemi, ou les ennemis, ne vont pas se gêner pour l'attaquer. Il est stupide et sans défense.
Si jamais je deviens Mion, Shion disparaîtra.
Nos ennemis penseront que leurs collègues se sont occupés de mon cas et concentreront leurs efforts sur lui.
Et si jamais ils ne l'attaquent pas ?
... Bah, ça mange pas de pain.
Au moins, je pourrai vérifier que personne n'essaiera de me faire quoi que ce soit.
La vieille folle était toujours en train de dormir, attachée sur sa chaise de torture.
J'avais l'intention de la cuisiner une fois réveillée, mais...
à vrai dire, je ne me faisais pas trop d'espoirs.
Les gens l'appelaient l'impératrice Sonozaki par ici.
Je parie qu'elle pourrait se faire couper les doigts et rester là comme si de rien n'était.
Son héritière était tout le contraire, elle parlait très facilement, mais elle ne savait rien de vraiment important.
D'ailleurs, elle-même était persuadée qu'elle n'était qu'une façade,
et que tout ce qui était réellement important était confié à quelqu'un d'autre.
... Bon, d'un côté, il est fort possible que Mion soit devenue très forte pour mentir sans en avoir l'air. On peut tout à fait imaginer qu'elle puisse réussir à me mentir à moi.
Mais il me paraît bien plus probable que la vieille folle n'ait tout simplement pas daigné amener Mion du côté obscur.
Si j'étais à la place de la vieille folle, je pense que je ferais la même chose.
Mion ne tiendrait pas le coup dans ce milieu.
Elle n'est pas comme moi, elle est trop niaise.
Dans la vie, c'est comme en binaire, il n'y a que des 0 et des 1, des choses qui “sont” quelque chose ou qui “ne sont pas” ce même quelque chose, mais Mion, elle est du genre à chercher un 0,5 ou un 0,7, pour ne pas faire de peine aux gens.
Elle ne saurait pas se tenir à une décision méchante ou cruelle. Elle ne saurait probalement même pas se montrer cruelle.
Et si la vieille folle est comme moi, ou même encore pire que moi de ce côté-là, alors...
Alors oui, c'était pas impossible. Elle n'a probablement jamais tenu Mion au courant des choses réellement importantes.
Il y aurait donc une personne X dans le village ou ailleurs qui s'occuperait de tout ça. Entre autres, du bon déroulement de la vraie purification du coton.
Lorsque la vieille folle se plaint, ce personnage X ferait un geste... directement ou indirectement, d'ailleurs.
On peut même imaginer qu'il en discute avec la vieille pour prendre les décisions.
Mais quand même... c'est un peu gros. Un personnage X, vraiment ? Je sais pas trop...
Si vraiment il existe, il doit être plus impliqué au village que l'héritière du clan Sonozaki, ce qui n'est pas rien.
Et il doit être différent de ma naïve de sœur.
Il doit savoir tenir un secret.
Il doit savoir être méchant et inflexible.
Probablement plus âgé, déjà.
Et puis, il faut qu'il soit souvent en contact avec la vieille folle.
... Ne serait-ce que peu avant la malédiction.
D'après la façon horrible dont Tomitake est mort, il semble clair qu'il y a un poison ou un produit bizarre là-dessous. Il y aurait donc un rapport avec la chimie ou la médecine.
... La médecine ! Le chef de la clinique du coin, alors ?
Le Chef ?
Sa clinique est trop bien comparée au reste du village, c'est vrai que ça peut paraître suspect, mais... Hmmm.
Il est très mature, il a un caractère avenant, et les vieux du village l'aiment bien. Il est très respecté, par ici.
Et puis, c'est bien connu, les meurtriers qui sont médecins sont les plus tarés.
... Si c'est lui qui exécute la malédiction, la plupart des morts bizarres des années précédentes sont explicables.
Et pourtant, je n'arrivais pas à m'imaginer le Chef comme agent secret. Ça ne pouvait pas être lui, X.
Et j'avais une bonne raison qui me poussait à croire cela : parce que la vieille folle ne lui faisait pas confiance.
Elle était très âgée maintenant, et comme souvent à son âge canonique, elle détestait les jeunes. Le Chef était trop jeune à son goût, ça ne lui plaisait pas -- ce n'était pas un secret, puisque même moi je le savais.
Elle avait d'ailleurs dit du mal de lui devant les autres membres de la famille, particulièrement critique à l'égard de son comportement sur la place publique.
Le Chef avait beau être un médecin respecté, il était d'ailleurs, ce n'était pas quelqu'un du coin.
Il n'était pas né ici.
Il fallait être gentil avec lui car il était le chef de la clinique et qu'elle était très importante.
Mais je vois mal la vieille folle lui parler de ses vrais problèmes ou des secrets du village.
La vieille folle est au moins aussi méfiante envers les gens que moi, si ce n'est plus.
Elle n'a sûrement que des gens en qui elle a entière confiance pour s'occuper du côté obscur.
Ce serait donc l'un des autres chefs de clan.
La gamine Furude, on peut l'oublier. Par contre, le maire, ce brave vieux Kimiyoshi, lui est un candidat sérieux au poste.
Il est le seul à l'ouvrir pour s'opposer à l'impératrice Sonozaki.
Il a presque le même âge qu'elle, et lorsqu'ils ne sont pas en réunion officielle pour le clan, ils se parlent comme de vieux amis.
Et puis, le maire doit venir très fréquemment ici pendant les préparatifs de la purification du coton, il y a des tas de choses à préparer.
Ils auraient largement l'occasion de se parler en privé...
Ce serait lui qui met en place la malédiction de la déesse, alors.
Celui qui a tué Takano et d'autres de manière aussi cruelle.
Ce serait lui qui aurait planifié et exécuté les meurtres de ces cinq dernières années.
Et ses mains se tendraient maintenant vers moi, donc.
Tout comme elles se sont tendues l'année dernière vers Satoshi.
Satoshi... Satoshi ?
Je fus soudain prise d'excitation, mais ne compris pas tout de suite pourquoi.
Jusqu'à présent, j'avais eu peur de finir parmi les victimes.
J'avais peur des mains du meurtrier.
Mais si l'on réfléchissait dans l'autre sens ?
Les mains qui tentent à présent de me tuer sont celles du meurtrier de Satoshi.
Je l'avais cherché encore et encore, en vain.
Je devais venger Satoshi en tuant cette personne.
Mais désormais, pour le meilleur comme pour le pire, cette personne me cherchait.
J'avais rêvé des jours et des nuits entières au moment où je lui tomberais dessus, sans la trouver.
Et maintenant, elle venait d'elle-même à moi !
Oui, bien sûr...
Je n'étais pas uniquement la victime qui devait fuir,
j'étais aussi une chasseuse et j'avais une proie.
Et lorsqu'enfin, cela me revint en tête...
... la malédiction de cette année ne fut plus la source d'une peur irrationnelle. Elle devint un jeu du chat et de la souris, dans lequel j'avais une chance sur deux de gagner...
Je ne suis pas uniquement celle qui est menacée.
Je suis moi-même aux trousses de quelqu'un pour me venger.
Oui, bien sûr. C'est maintenant ou jamais l'occasion de venger Satoshi.
C'est maintenant qu'il faut réveiller les choses que j'ai enfouies au fond de moi depuis si longtemps.
Je sentis une excitation fiévreuse et du courage en moi.
La seule émotion qui savait faire taire la peur dans le cœur des êtres humains, c'était la colère.
Et lorsque la colère fit disparaître mes dernières appréhensions...
J'eus l'impression d'avoir mué de l'intérieur...
— Bon, eh, vieille folle, tu pourrais te réveiller tout doucement, tu crois pas ?
Je mis un coup de pied dans la chaise sur laquelle elle était assise.
Mais apparemment, la méthode douce n'avait pas l'air de fonctionner sur elle.
— ... Eh la vioque, me dis pas que tu fais semblant de dormir en attendant que ça passe ?
Je lui saisis les cheveux et tirai sa tête en arrière.
Elle n'eut absolument aucune réaction. Par le moindre tressaillement de la peau.
... J'eus une révélation soudaine, comme un choc électrique.
Je cherchai un instrument de torture, n'importe quoi aurait fait l'affaire.
... Ils étaient tous très gros et pas faciles à mettre en place.
Je remarquai alors sur l'un des coussins des loges un Zippo, oublié là par son propriétaire.
Sûrement égaré là lors d'un précédent “spectacle”.
Je l'ouvris et battis le briquet.
... Une flamme bien trop grande pour simplement s'allumer une cigarette prit vie.
Je refermai le Zippo et revint vers la vieille folle.
— Tu vois ce que j'ai dans les mains ou pas ?
Regarde,
je sais pas qui a oublié ça ici, mais c'est un Zippo.
Je rallumai une flamme devant ses yeux pour la lui montrer.
— Je vais prendre ce Zippo et je vais te brûler le nez.
J'imagine que tu n'en as pas trop envie ?
Moi non plus, figure-toi.
Alors maintenant, arrête ton cinéma, je sais que tu ne dors pas.
... Aucune réaction.
Sans hésiter, je plaçai la flamme sous ses narines.
... La flamme du Zippo se mit à lécher la pointe de son nez.
Il y eut une odeur bizarre -- sûrement quelques poils du nez qui cramaient.
J'eus une certitude…
mais je voulais encore faire quelques tests.
Je plaçai cette fois-ci la flamme très près de ses yeux.
... Ses paupières ne réagirent pas.
La seule chose qui se passa, c'est que je lui cramai quelques poils des sourcils.
J'éteignis la flamme du Zippo et lui tâtai le cou et les poignets.
... Son corps est froid.
Je ne sentis pas son pouls.
— C'est pas vrai…
Le coup de tazer... a suffi pour la tuer ?
Un être vivant ne pourrait pas faire semblant de ne rien sentir dans ce genre de situation.
... Même en imaginant qu'elle sache comment ne pas montrer sa douleur...
La lumière de la flamme, c'est le genre de choses qui déclenchent des réactions immédiates, par réflexe.
Or pourtant, rien de tout cela.
J'allai vers le mur de la salle décrocher le tuyau d'arrosage et ouvris l'eau, puis pointai le jet sur la vieille folle.
Je pinçai l'extrémité pour ajouter de la pression.
Mais même le mince jet d'eau violent sur son visage n'eut pas l'air d'obtenir de réaction.
... Putain de merde…
Elle est pas sérieuse ?
... Elle est vraiment morte ?
Elle qui était sûrement celle qui savait tout... elle a tout emporté dans la tombe !
Je m'étais bien doutée qu'elle ne parlerait pas, mais quand même...
... Je ne m'étais pas imaginée qu'elle mourrait comme ça.
Je savais que je ne pouvais plus reculer, et j'étais prête à la malmener, mais pas à la tuer, quand même.
Incapable de me calmer, je me mis à tourner en rond dans la pièce.
Je ne me sentais pas coupable, mais je commençais à devenir nerveuse, comme un enfant qui comprend qu'il a fait une grosse bêtise.
Allez, allez,
calme-toi. Calme-toi, enfin !
... Tu n'as rien à craindre, voyons.
Allez,
décompresse.
Reste calme.
Reste zen.
Mon cerveau fut assailli par je-ne-sais quelle substance tranquillisante.
Je commençai à me sentir visiblement plus calme.
... En fin de compte, c'était la vieille folle de qui j'aurais voulu me venger le plus.
Je m'en voulais franchement de l'avoir tuée avant de l'avoir remise à sa place.
Mais bon, de toute façon, je l'aurais tuée à un moment ou à un autre.
Je savais qu'elle ne parlerait pas, alors je n'allais pas prendre le risque de la laisser en vie...
... C'est dommage, j'ai psychoté pour rien, en fait.
— ... Hmmm...
Ma première vengeance pour Satoshi est arrivée trop vite,
c'était fini avant d'avoir commencé.
Je me sentais mal à l'aise, comme si l'on m'avait fait tomber à l'eau et qu'on me laissait toute mouillée, transie de froid.
La seule émotion qui, encore une fois, put me changer les idées, fut la colère.
Je ne pouvais pas lui pardonner.
Elle avait fait tellement de tort à sa famille, elle les avait stigmatisés, elle l'avait fait souffrir à cause de cela pendant des années, physiquement et mentalement.
Elle n'avait pas le droit de partir dans le royaume des morts sans souffrir, à cause d'un bête coup de tazer.
Je pris un fouet qui pendait au mur.
Il était un peu modifié pour faire mal -- très mal.
Je levai le bras bien haut, puis l'abaissai brusquement.
J'entendis un bruit sec que je n'avais plus entendu depuis que j'avais arrêté de faire de la corde à sauter. C'était le bruit typique qui résonnait quand on la prenait pour frapper au mur, pour imiter les dresseurs.
Mais cette fois-ci, ce n'était pas une corde en plastique, et ce n'était pas le mur. Le fouet laissa une trace violacée sur le visage de la vieille folle, et des gouttes de sang noir se mirent à perler.
Je relevai le bras et le rabaissai de toutes mes forces.
Cette fois-ci, je touchai l'arrière de la tête, et plusieurs de ses cheveux volèrent.
Regardant l'extrémité du fouet, je vis une sorte de crin de cheval qui en pendait.
Au bout du crin, il y avait de la peau.
Le fouet lui avait carrément arraché le scalp.
Sans prendre la peine de l'enlever, je continuai à fouetter la vieille folle, impassible.
L'extrémité du fouet était en fait séparée en plusieurs lanières, elles-mêmes recouvertes d'épines de fer.
À chaque coup de fouet, à cause de la force et de la vitesse du coup, la victime perdait carrément des lambeaux de chair.
La chevelure de la vieille folle était complètement hirsute maintenant, et son visage était lacéré de traces noires et suintantes de sang.
On aurait dit réellement une vieille femme complètement folle.
Je n'arrêtai de lui donner des coups de fouet non pas lorsque mes bras ne purent plus tenir la cadence,
mais lorsque les cheveux accrochés au fouet se mirent à me retomber dessus. Je ne supportai pas leur contact écœurant.
Le regard plein de haine et de dégoût, je jetai le fouet sur la vieille folle.
Je regardai mon corps : j'avais des cheveux à elle un peu partout sur les bras et sur le corps.
C'était aussi gerbant que de sentir des milliers d'asticots me ramper sur la peau.
À bout de souffle, je les enlevai frénétiquement.
— ... Haa... Haa...
Alors, la vioque ?
Haa, on fait moins la maline, là ?
Épuisée, je plaçai les mains sur les genoux pour me maintenir debout.
Soudain,
instinctivement, je me retournai.
... ... …
Il y avait quelqu'un.
Quelqu'un me surveillait
depuis que j'étais sortie du temple des reliques sacrées.
J'étais certaine que cette personne était là, sur les sièges des spectateurs, à regarder mon numéro de torture improvisée.
La peur me remonta dans tout le corps, me provoquant des frissons un peu partout.
Mais au prix d'un gros effort, je pus garder le contrôle de moi-même.
— ... Depuis quand vous êtes là ?
Vous auriez pu dire quelque chose.
Mais la présence se contentait d'être.
Un peu comme Satoshi, en fait. Lui aussi n'avait fait qu'être présent à mes côtés.
Sauf que cette présence-là, elle m'horripilait...
— ... ... Ah, bien sûr. Rena m'a parlé de vous.
C'est bien vous, j'imagine ?
La déesse Yashiro.
J'eus un sourire goguenard et cruel, et me mis à rire.
Par contre, mon dos était toujours pris dans les glaces et dans la peur.
— Arrête ton char, eh.
Alors comme ça tu es la déesse Yashiro, et tu mets toi-même ta malédiction à exécution ?
… Mais bien sûr !
Mais tu me prends pour une conne ou quoi ?
HEIN ?
Vous n'allez pas me faire croire que cette présence à peine perceptible, qui serait presque le fruit de mon imagination, soit réellement la déesse Yashiro, quand même ?
Les malédictions, ça n'existe pas !
Tous ces événements sont orchestrés par des humains !
— Bah, si t'as envie de mater les mises à morts, je t'en prie, te gêne pas.
C'est pas comme si j'avais l'intention de te faire payer le billet d'entrée.
Mais si tu viens m'emmerder et m'empêcher de faire ce que j'ai à faire, je t'éclate la gueule, fantôme ou pas, c'est compris ?
J'eus beau me faire menaçante, la présence n'eut pas l'air plus impressionnée que cela.
C'était comme si j'avais observé un insecte méchamment, droit dans les yeux.
Je restais comme une idiote, à lancer des regards noirs à une araignée qui trônerait au milieu de sa toile.
— ... Pfff.
Je détournai le regard et retournai vers la vieille folle.
Je ne pouvais pas laisser le corps ici.
Lorsque vous savez qu'un mort ne vous apportera rien, alors il faut tuer rapidement et proprement, et se débarrasser du corps au plus vite.
La règle était partout la même, et ici aussi.
Pouh...
Je poussai un long soupir fatigué, pour me calmer et faire de l'ordre dans mon esprit.
... Ah,
oui, je me souviens maintenant.
Il y a très longtemps, quand j'étais encore une pisseuse au lit...
Kasai me racontait souvent des histoires dégoûtantes pour me faire peur.
D'ailleurs, parmi ces histoires, il y en avait aussi une sur cette salle secrète de torture.
Si je me souviens bien…
d'après ce qu'il me racontait, en tout cas...
... Il y avait quelque part dans cette salle un grand puits où l'on jetait les cadavres.
Il me racontait qu'il y avait des tas de cadavres très amochés dedans, et que l'on entendait les voix de leurs âmes errantes la nuit...
Il m'avait aussi dit que lorsque l'on descendait dans ce puits, il y avait quelque part dans la paroi l'entrée d'un tunnel qui menait très loin dans la montagne.
J'avais aussi entendu ce genre de détails dans mes conversations avec Mion.
Je suppose que c'était une légende urbaine fabriquée avec des bribes de conversations entendues çà et là.
... C'était sûrement un secret qu'il fallait bien garder, mais la jeune héritière du Clan avait sûrement très peur maintenant, et j'étais prête à parier qu'elle aurait la langue bien pendue...
— Mion.
Je sais pas si tu te souviens, on nous racontait une histoire avant.
Ça disait que quelque part dans la salle de torture secrète, il y avait un puits énorme dans lequel on jetait les cadavres des gens mutilés et tués ici.
— ... ... ...
— Tu n'as rien entendu tout à l'heure ?
Ces bruits, c'était moi qui faisais mumuse avec le fouet, en m'entraînant sur la vieille folle.
— ...
Elle ne répondit pas, mais je la sentis se mordre les lèvres.
— Ne t'inquiète pas,
tu n'auras pas de coups de fouets.
Mais si tu m'énerves, je referai quelques séries sur la vioque, pour me passer les nerfs, tu comprends ?
Je prendrai d'ailleurs peut-être autre chose pour lui taper dessus.
— C'est au fond.
C'est dans la cellule qui n'est pas bien éclairée, un peu plus loin.
Il faut rentrer dedans.
Mion leva le bras, comme à bout de force, et m'indiqua la direction.
Je me dirigeai vers la cellule qu'elle m'avait désignée.
La lumière faiblarde des ampoules nues ne put me renseigner que sur un détail : ce box était beaucoup plus petit et étroit que celui dans lequel j'avais enfermé Mion.
Il n'était pas très profond, et l'on ne voyait aucun élément révélateur, pas de bout d'échelle, par exemple. Au premier regard, c'était un trou assez mal creusé dans la roche, pour y garder quelqu'un.
Évidemment, pas la moindre trace de puits à l'horizon.
La colère monta en moi -- elle ne m'a quand même pas raconté de bobards, putain ? Vu la situation, elle doit bien se douter que je saurai tout de suite si elle ment !
Mettant ma colère en sourdine, j'ouvris les grilles et pénétrai dans la geôle.
Et là, d'un seul coup, je le remarquai.
En plein milieu de la grotte, il y avait un énorme trou béant.
C'était un effet d'optique saisissant.
Il y avait une petite protubérance devant, et le reste de l'illusion du sol était provoqué par le peu de lumière et par les ombres des murs.
Il était impossible de se douter que la roche que l'on devinait à peine depuis l'entrée était en fait un puits large et profond. Il fallait absolument se donner la peine d'entrer dedans pour s'en rendre compte.
D'ailleurs, c'est pour ça que l'illusion était fantastique ; au premier coup d'œil, n'importe qui “verrait” qu'il n'y avait rien dans la pièce et passerait son chemin.
De toute façon, on peut voir à travers les barreaux, très facilement.
Le box est tout petit, on a tout vu en un seul regard.
Pas la peine d'ouvrir les grilles pour regarder à nouveau la même chose.
Mais tant que vous n'entriez pas dedans, vous ne pouviez pas voir le puits. C'était une cachette extraordinairement parfaite.
Et le plus beau, c'est que ce n'était qu'une cellule de prisonnier parmi plus d'une dizaine d'autres, rien que dans cette salle.
À qui pourrait-il venir à l'idée de chercher un puits ici ?
Le fond du puits était d'un noir d'encre. Il me fut impossible d'y distinguer quoi que ce fût.
Mais d'après l'écho que firent mes pas lorsque je m'en approchai, je pouvais dire sans hésiter qu'il était très profond.
Je sortis de la cellule et revins avec ma lampe-torche, tentant de distinguer le fond.
En fait, ce n'était pas un puits, mais un tunnel creusé à la verticale.
Il avait clairement été construit par des humains, ce n'était pas un puits naturel.
... On pouvait distinguer des accroches creusées dans la roche, régulièrement, comme une échelle, qui vous invitait à descendre au milieu des ténèbres...
C'était assez ironique de se dire que le seul échappatoire à cette salle de torture souterraine était un tunnel qui vous emmenait encore plus profond sous la terre.
J'imagine que les rares à l'avoir vu se sont demandés s'ils arriveraient à l'air libre ou s'ils ne se dirigaient pas plutôt directement vers les enfers...
Et puis, c'est le puits dans lequel toutes les autres victimes avant vous ont été balancées.
Personne ne serait assez fou pour oser descendre ici.
Il faut être complètement barjot pour aller chercher un tunnel de sortie là-dedans, alors que les âmes des morts vous susurrent à l'oreille de venir les rejoindre...
— ... Dis voir Mion, tu es déjà descendue dans ce puits ?
— Non, j'ai jamais eu envie d'essayer, d'ailleurs...
— Ahahahaha, oui, sur ce point-là, nous sommes sur la même longueur d'onde.
J'ai franchement pas envie de descendre là-dedans, vu le nombre de cadavres qu'il doit y avoir...
Je repartis vers la salle de torture chercher la vieille folle et revins dans la grande salle.
En me voyant repasser, Mion se mit à crier.
— SHION !
Mais t'es pas bien, tu vas pas pousser Mémé dedans quand même !
— Mais non, voyons, je la pousse pas, je la jette.
Elle est morte, de toute façon.
— ... !
— Ah, ne te méprends pas, elle n'est pas morte à cause des coups de fouets de tout à l'heure.
Je pense qu'elle a clamsé quand j'ai utilisé le tazer.
Arrêt cardiaque, sûrement.
Je pourrais la laisser pourrir sur place, mais je ne veux pas avoir de mouches ou d'asticots.
— ... Mais c'est horrible, enfin...
— Alors quoi, tu veux continuer à t'en occuper ?
Tu veux la laver, lui enlever les vers ou les mouches ? Avec tes petites mimines ?
Hein ?
Mion se couvrit les oreilles en secouant la tête, comme pour s'empêcher d'entendre mes paroles.
Je me doutais bien que dans sa position, elle qui n'était pas sûre de survivre bien longtemps ici, mes paroles devaient lui paraître terrifiantes.
— ... Shion... Pourquoi ? Pourquoi ?
— ... Alors ça.
À ton avis, pourquoi ?
Après un moment de silence, Mion dit simplement :
— ... À cause de Satoshi ?
— ... ... ...
— Alors... C'est pour te venger ?
— Je ne sais pas si ce sera suffisant pour vraiment le venger, tu sais.
Elle est morte d'un seul coup, sans comprendre ce qu'il lui arrivait.
— ... ... ...
— ... Dis-moi, Mion.
Tu sais, à bien y réfléchir, je pense que j'avais largement de quoi vouloir la tuer.
Tu sais pourquoi ?
Pas simplement parce que c'est elle qui l'a tué.
Mais parce qu'elle m'a MENTI !
Je mis une baffe à la vieille folle pour ponctuer ma phrase.
— Tu te souviens, c'est ce que tu m'avais dit aussi !
Tu m'avais dit que tout serait pardonné si je m'arrachais les ongles !
C'est pourquoi je l'ai fait ! Je me suis arraché trois ongles, trois !
Tu m'as dit que j'avais payé, que tout était bon !
Mais elle n'a pas tenu sa promesse, non…
Satoshi s'est fait supprimer !
Pourquoi ?
POURQUOI ?
Je continuai à la frapper.
À force, les paumes de mes mains devinrent rouges de sang, c'était à vomir.
Et lorsque j'essayai de m'essuyer les mains sur ses vêtements, dans ma précipitation, je lui arrachai une touffe de cheveux, qui vint s'enrouler dans mes doigts.
Je courus dans la salle de torture pour me laver les mains sous le tuyau d'arrosage, frénétiquement.
Une fois les mains propres, je rejoignis à nouveau ma sœur devant sa cellule.
— À l'époque... Juste après sa disparition...
Tu es venue, tu te souviens ?
Tu m'as dit que je pouvais le voir, que j'avais payé ma dette et que j'avais obtenu le droit de lui parler en public.
Et tu m'as aussi dit
que le Clan n'y était pour rien dans sa disparition !
— ... Oui, c'est vrai, le Clan n'--
— SALE MENTEUSE !
Sale menteuse !
...ale menteuse !
...le menteuse !
...menteuse !
...enteuse !
...teuse !
...teuse…
...euse...
L'écho de mon cri résonna longuement dans la grande pièce.
Je respirai à grandes goulées, survoltée.
J'avais l'impression de ne plus avoir d'air dans les poumons.
— ... Tu sais, je crois que tu dis la vérité et qu'effectivement, on ne te dit rien de ce qu'il se passe dans le Clan.
Je parie même que la vieille folle n'a jamais eu confiance en toi.
Je ne sais pas si mes ongles ont suffit à payer pour ma relation avec Satoshi.
Le plus probable, c'est qu'elle n'ait jamais voulu te dire la vérité en face, parce tu es trop naïve et sensible.
La vieille folle n'a pas tenu sa promesse.
Elle a dit qu'elle m'avait tout pardonné, mais elle a menti !
Elle n'a rien pardonné.
Elle n'a pas pardonné à Satoshi !
— Menteuse, menteuse, sale menteuse de merde !
Salope !
Sale pute !
Rends-moi Satoshi !
Rends-le-moi !
Rends-le-moi, sale pouffiasse de merde !
Je lui donnai plusieurs coups de pieds dans les genoux.
À chaque fois, la chaise couinait, un peu à la place de la vieille, qui était morte, de toute façon.
À nouveau à bout de souffle,
je dus m'arrêter, et tombai à genoux.
Mion se cachait les oreilles, tremblante comme une feuille, les larmes dans les yeux.
— ... Quoi, je t'ai fait peur ?
Oh, pauvre petite, pardon.
Si comme tu l'as dit tout à l'heure, tu n'as rien à te reprocher,
alors je ne te punirai pas.
... Mais si jamais tu as osé me mentir, ma grande...
Alors là, tu vas morfler, je te le jure.
... Oh oui, tu vas prendre, mais bon, tu l'auras cherché, pas de chance, hein ?
Heh. Héhéhéhé…
Ahahahaha,
HA
HA
HA
HA
HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHA !