Après la fête de la purification du coton, tous les membres de la famille Sonozaki se rassemblent généralement pour porter un toast.
Je m'incrustai avec certains de mes oncles, et rapidement l'ambiance fut survoltée.
... Il faut dire que j'essayais d'oublier ce qu'il s'était passé dans le temple interdit.
Mion se comporta tout du long de cette réunion en tant qu'héritière, aussi je ne l'approchai pas.
Je n'aimais pas lui parler comme si nous n'étions pas de la même famille, cela m'était insupportable.
Eu égard à la vieille folle, la petite fête ne dura que jusqu'à 23h.
Tout le monde aida à ranger ; les femmes donnèrent ordre aux hommes de plier les tables et les chaises et de les ranger dans les agrès, pendant qu'elles expédiaient la vaisselle à vitesse grand V.
Tout fut terminé en moins de trente minutes, et chacun commença à rentrer chez soi.
Enfin, Mion cessa ses manières et redevint la sœur jumelle qui me parlait gentiment.
J'avais peut-être bu trop d'alcool trop vite, car j'étais affalée sur les tatamis, incapable de bouger.
Kasai vint me voir et me demanda si je pouvais monter dans sa voiture,
mais je lui répondis aussi sec que je dégobillerais tout s'il me ramenait maintenant.
— Grande sœuuur, esse j'peux dormir iciii ?
J'veux dormir iciii...
— Si Mémé te voit ici, tu vas en prendre pour ton grade, tu sais ?
Et puis de toute façon, t'as de l'école demain, non ?
— ... Nan, demain c'est la fête de création de l'école, on n'a pas cours.
Oh, ma tête...
— Elle a été créée combien de fois dans l'année, ton école ?
Enfin, c'est ton problème.
Bon, eh bien, Kasai,
Shion restera ici pour cette nuit.
— Fort bien, Mademoiselle.
Je compte sur vous.
— Allez, Shion, bouge ta graisse. Si Mémé te voit traîner ici, elle va gueuler, vraiment.
Allez, accroche-toi à mon épaule, on va aller là-bas.
Je vais te ramener mon futon.
— Messi, grande sœuuur... Ooooh...
J'étais bien défoncée, alors je ne me souviens pas de tout.
Mais je sais que Mion m'a emmenée dans sa chambre et m'a mise sous sa couette.
Puis elle a un peu rangé, elle a sorti de quoi dormir, elle a tout préparé et s'est couchée. Puis elle a éteint la lumière. Enfin, pas forcément dans cet ordre, mais en gros, quoi.
Soudain, je me réveillai et allumai la lumière.
La couette de Mion était vide.
... Et elle était froide.
Elle est donc partie il y a un moment.
... Aux toilettes ?
Non, il y a des toilettes pas loin, juste la porte plus bas dans le couloir.
Mais aucune lumière ne filtrait sous le chambranle.
Où peut-elle être allée ?
Dans le silence nocturne, le bruit des aiguilles du réveil paraissait tonitruant.
Je regardai leur agencement... Elles indiquaient pas tout à fait 3h du matin.
Je me retrouvais donc toute seule, dans cette grande maison, au milieu de la nuit.
La peur qui m'avait assaillie dans le temple et que l'alcool m'avait aidée à oublier revint me hanter.
... Je ne ressentais aucune présence bizarre...
Pas de bruit suspect non plus.
Ni de bruit de pas.
À la recherche de Mion, je me décidai à m'aventurer sur le sol glacial du couloir...
Je trouvai presqu'immédiatement une salle depuis laquelle filtrait de la lumière.
... La chambre à coucher de la vieille folle.
Elle se couchait avec les poules, mais se réveillait avant le coq.
Et elle était très régulière dans ses habitudes.
Ce n'était pas normal de voir de la lumière dans sa chambre à cette heure si tardive.
Il n'y avait pas que de la lumière qui filtrait des portes en papier de riz.
J'entendais les voix de Mion et de la vieille folle.
Je me rapprochai le plus possible, histoire d'être sûre de bien entendre leur conversation.
Heureusement qu'au milieu de la nuit, tout était calme -- je pus tout distinguer clairement, même en restant assez éloignée.
— Bah, qu'esse tu veux y faire.
Ils étaient jeunes, ils ont joué aux cons.
— Ouais, je suppose que oui.
... Et puis, c'est de leur faute pour avoir attiré les foudres de la déesse.
Je sentis mon sang se glacer dans mes veines. Mion avait la même voix froide et désincarnée qu'elle avait eue lors de ma visite guidée de la salle de torture souterraine. Je redoublai de vigilance et cachai les bruits de ma respiration.
— La Police est encore en train de chercher, mais ch'sais qui c'est.
— ... Ouais, je vois ce que tu veux dire.
C'est sûrement la Takano.
Mon cœur s'étrangla dans ma poitrine.
“Ils ont attiré les foudres de la déesse.”
“La Police fait des recherches.”
“C'est sûrement madame Takano.”
Rien qu'à ces quelques mots, je devinai intuitivement ce qu'il s'était passé.
Aujourd'hui était un jour très spécial. Trop spécial.
Je me forçai à ne pas claquer des dents.
Je me mis à trembler de partout, et mes oreilles à siffler.
Calme-toi, respire un grand coup.
Écoute bien autour de toi...
D'après leur conversation, une chose était sûre, la malédiction avait frappé pour la cinquième fois consécutive.
Et je peux facilement conclure que les victimes sont Madame Takano et son ami, Tomitake...
Mais le plus dérangeant, c'est que la vieille folle semblait savoir pourquoi ils étaient morts, et pourquoi ce serait dans l'ordre des choses...
Naaan.... Non, non, non, non, il faut que je me calme, il faut que je réfléchisse.
Mion a dit qu'ils avaient attiré les foudres de la déesse. Que c'était de leur faute.
Quand est-ce qu'ils auraient pu faire ça ?
Comment auraient-il pu faire--
... ... Oh, merde... Ils savent.
Mes tremblements se firent plus forts et incontrôlables.
Ils savent qu'ils sont entrés dans le temple des reliques sacrées pendant la cérémonie...
Mais du coup... Keiichi et moi
devrions aussi mériter cette malédiction, non ?
La sonnerie du téléphone retentit, me prenant complètement au dépourvu.
Le téléphone est placé dans le vestibule.
Le vestibule, c'est très loin de la chambre de la vieille folle ; complètement de l'autre côté du bâtiment, plus ou moins.
Le bruit se propageait en se réverbérant d'un mur à l'autre, ajoutant à chaque fois un petit écho à chaque angle de couloir. On aurait dit une sonnerie en canon, comme un fantôme. C'était particulièrement flippant...
C'est alors que soudain...
…
Je sentis
une présence derrière moi.
Bien sûr, même en me retournant, je ne vis personne.
Mais je sentais une présence.
Je ne savais pas si c'était Satoshi ou pas.
Je n'arrivais pas à sentir la moindre émotion de cette présence, alors je n'avais aucun moyen de le reconnaître.
Je ne savais pas depuis quand elle était là.
... C'était un peu comme si elle m'avait observée en train d'espionner la conversation.
Je sentais son regard accusateur.
... Ça ne pouvait pas être Satoshi.
Lui ne me mettrait jamais la pression comme ça, il n'est pas du genre à intimider quelqu'un du regard.
Ma vision devint de plus en plus rouge, comme si tout mon sang me montait à la tête.
— J'ai déjà eu quelqu'un qui me suivait toute la journée, pieds nus.
J'entendais ses pas du matin au soir.
Et la nuit, elle se tenait devant mon oreiller
et me regardait de haut, avec mépris.
Mon cerveau eut un flash. Je me souvins de ce que Rena m'avait dit, un certain jour de pluie, sous l'abris-bus abandonné.
— Tu n'as jamais eu ça, toi ? Non ? Alors, toi, tu n'as rien à craindre, Mii.
La déesse Yashiro ne se mettra pas en colère contre toi.
Si la déesse Yashiro n'a aucune raison d'être en colère après moi...
alors il n'y a aucune raison pour que quelqu'un marche toujours derrière moi pour me surveiller.
Mais alors...
qui est responsable des bruits de pas
depuis que je me suis introduite dans le temple ?
C'est quoi ce bordel ?
Calme-toi, calme-toi, calme-toi...
Rena ne parlait pas de toi, elle parlait de Satoshi.
Oui, bien sûr, elle parlait de Satoshi, c'est vrai ! C'est ce qu'il est arrivé à Satoshi...
— Satoshi est en ce moment en train de subir les premiers effets annonciateurs de la malédiction de la déesse Yashiro.
Elle avait eu raison, en fin de compte. Il était devenu la victime suivante...
— Il se sent observé à distance.
Il se sent constamment suivi.
Un frisson d'horreur me remonta tout le long du dos.
— Quelqu'un est toujours juste derrière lui, à regarder par-dessus son épaule.
Et puis un jour, il remarquera un bruit de pas en trop quand il marche, qui lui fera toujours un peu écho.
Je déglutis si fort que cela fit un bruit audible.
... Elle a décrit déjà à l'époque exactement ce qu'il était en train de m'arriver à moi, maintenant…
Est-ce que c'était une prédiction ?
Est-ce qu'elle me parlait vraiment de Satoshi, ce jour-là, ou est-ce que c'était un prétexte pour me lancer en secret un avertissement ?
— Au départ, ce sera juste dehors. Mais par la suite, ce sera aussi chez lui, dans sa chambre, même aux toilettes.
Et quand il éteindra la lumière, après s'être couché sous sa couette,
il sentira une présence juste à côté de lui, debout, qui le regardera dormir toute la nuit,
en silence.
Mais bien sûr, que je suis bête, c'est pourtant évident !
Même en faisant exprès de pas vouloir comprendre,
il paraissait pourtant évident qu'elle avait exactement décrit ce qu'il m'arrivait maintenant !
Oui, moi.
C'était de MOI qu'elle avait parlé !
Mais alors, je vais me faire maudire ? C'est ça, je vais mourir à cause de la malédiction ?
Et là, ce ne fut plus ni un bruit, ni mon imagination, mais la Réalité qui me sortit de mes pensées.
Quelqu'un m'attrapa par le col de mon pull.
— Ng ?!?!?!!!?!??
Mon cri s'étrangla dans ma gorge.
J'aurais préféré crier très fort, mais la pression était si forte sur mon cou que rien ne sortit. J'avais déjà du mal à ouvrir à la bouche...
Mon regard remonta le long des bras et je pus reconnaître... Mion.
Le soir où elle m'avait invitée dans la salle de torture, je l'avais trouvée si froide, si distante, si cruelle, mais franchement, ce n'était rien à côté du regard de tueuse qu'elle me décochait maintenant.
... J'aurais dû pourtant le prévoir.
Si le téléphone sonne, c'est logique que Mion se lève pour aller décrocher.
Mon cerveau avait déjà préparé une excuse. Je m'étais levée pour aller aux toilettes, et puis, ben, j'avais entendu des voix, alors j'étais venue voir, mais j'osais pas entrer, et...
... et après avoir observé le regard de Mion, je sus qu'elle n'était pas prête à écouter, ni à croire à mon histoire de hasard.
Elle dégageait une aura proprement effrayante...
Je me mis à transpirer à grosses gouttes, mais j'étais paralysée, incapable de bouger le moindre muscle.
— ... je... Par--
Inconsciemment, je me mis à m'excuser, à chercher à faire amende honorable.
C'était la pire des choses qui pouvait m'arriver. J'aurais pu tenter de la baratiner, en fait, mais maintenant, c'était trop tard, j'avais plus ou moins avoué ma faute.
Heureusement -- ou pas -- Mion n'eut pas l'air de m'avoir entendue.
Elle me souleva du sol, toujours en silence, et m'entraîna vers le vestibule, à l'entrée.
Le téléphone sonnait toujours.
Normalement, on ne laisse pas le téléphone sonner aussi longtemps, surtout à une heure aussi tardive, en pleine nuit.
La situation était franchement surréaliste.
Elle me plaqua au mur, me tenant toujours par le col, et décrocha le téléphone avec son autre main.
— ... Mion à l'appareil.
... ... …
... Je vois.
Très bien, c'est compris.
Je compte sur vous pour faire ce que vous avez à faire.
Faites taire toutes les pipelettes, je ne tolèrerai aucune langue trop pendue, capice ?
... Bien sûr.
Bon, sur ce.
Sans spécialement attendre, elle reposa le combiné.
Comment ça, faites taire les pipelettes ?
Mais c'était QUI, là, au téléphone ?
Me tenant toujours fermement par le col, Mion approcha son front du mien.
— ... ... Tu as entendu ?
Entendu, entendu quoi, c'est pas précis comme question !
Mais bon, j'imagine bien qu'elle veut savoir si j'ai espionné leur conversation, si j'ai entendu de quoi elle et la vieille folle parlaient.
Mais je n'osais pas imaginer ce qu'il se passerait si je lui répondais la vérité.
— ... Je
sais pas...
ahaha...
Je sais pas
de quoi tu parles…
Ahahaha...
Mion se mit à serrer sur mon cou, puis s'approcha encore, jusqu'à toucher mon nez avec le sien.
— ... Je sais que tu nous as espionnées, et tu as bien entendu.
Tomitake et sa copine ont subi la malédiction de la déesse Yashiro.
... C'est vraiment moche.
Elle parlait à voix basse, comme lorsque je me murmure des commentaires à moi-même en me regardant dans le miroir le matin.
Mais sa voix était sans émotion, glaciale comme le blizzard.
— Grande sœur...
hahaha,
qu'est-ce que
tu veux dire par “subi” ?
— Tomitake est mort en se tranchant la gorge avec ses propres ongles.
... Quant à Takano, il paraît qu'elle a été retrouvée très loin dans la montagne, tuée et cramée dans un vieux baril d'essence.
C'est si dommage.
Comment ça il s'est tranché la gorge avec ses ongles ?
Mais c'est du délire, c'est pas vrai ?
Et comment ça elle a été brûlée ? Ils l'ont brûlée vive ?
Mais qu'est-ce que c'est que ça, mais c'est de la folie !
Une horreur indicible me remonta tout le long du corps, rebroussant chacun de mes poils sur son passage.
Mon estomac se retourna, et je me mis à trembler de partout.
Je n'avais plus aucune force dans les jambes ; si Mion m'avait lâchée, je me serais avachie au sol, comme une marionnette sans fils.
— ... Mais pourquoi
ils sont morts comme ça,
c'est fou quand même ?
— Ah oui ? T'es sûre que t'as pas une petite idée, Shion ?
C'est parce que j'sais pas que j'te pose la question, pauv'conne...
— Comment veux-tu que je le sache ? Ahahahaha...
— Pour quelle autre raison, voyons ?
C'était à peine si elle ne me disait pas de réfléchir une seconde et de me poser la question. Je n'aimais pas ces manières...
— Ben, je... je sais pas, moi...
Mon cœur battait à tout rompre.
Je sentis le sang me remonter dans la gorge et manquais de suffoquer.
— Tu n'arrives vraiment pas à faire un rapprochement aussi simple que ça ?
“Parce qu'ils se sont attiré les foudres de la déesse Yashiro.”
La première année, c'est le chef de chantier du barrage qui a morflé.
La deuxième année, ce sont les traîtres au village.
La troisième année, le pacifiste qui se montrait trop conciliant.
La quatrième année, des membres de la famille des traîtres.
Quelque part dans mon esprit, je m'étais persuadée que seuls les ennemis du village ayant un rapport avec le barrage étaient en danger.
Moi, je n'avais rien fait de mal pendant la guerre du barrage, alors j'étais en sécurité.
C'était ce que j'avais imaginé pendant tout ce temps.
Je l'avais pourtant prédit.
J'avais dit que cela deviendrait la faute à la malédiction.
Et je savais aussi que pour être maudit, il fallait provoquer la colère de la déesse.
Je savais bien que s'introduire dans le temple des reliques sacrées comme des voleurs, cela ne plairait pas à la déesse Yashiro.
Et pourtant, j'imaginais qu'il ne m'arriverait rien, car je n'avais rien à me reprocher pour ma conduite lors de la guerre du barrage.
Est-ce que je m'étais imaginée devenir la prochaine victime ?
D'ailleurs, m'étais-je seulement imaginée que ces incidents se poursuivraient pendant cinq ans ?
Tomitake s'est tranché la gorge tout seul, avec ses propres ongles, rien que pour être entré par effraction dans le temple interdit !
Et Takano a été brûlée vive dans un vieux baril d'essence !
C'est du grand n'importe quoi, c'est pas possible, j'y crois pas !
Je sais que c'était un endroit un peu sacré, très important aux yeux des gens, mais quand même ! Ça n'était qu'un dépotoir où l'on avait caché des instruments de torture, rien de plus !
Ils sont juste entrés, ils n'ont rien cassé, rien volé ! C'était vraiment nécessaire ? Il fallait vraiment les tuer ?
Qui pourrait faire un truc aussi cruel, enfin !
... ... En même temps, c'est pas comme si j'avais pas ma petite idée là-dessus.
Après tout, le Clan principal des Sonozaki m'avait forcée à m'arracher les ongles.
Eux, ils pourraient.
Si ce sont eux qui tirent les ficelles derrière cette histoire de meurtres en série, alors tout se tient.
Ce sont eux qui ont tout organisé lors de la guerre du barrage, ils ont même réussi à enlever le petit-fils du ministre du développement urbain sans se faire toper. Eux en seraient capables.
... Ils ont réussi à faire croire que Satoshi n'avait jamais vécu ici.
Eux, ils pourraient.
Mion me laissa tout doucement retomber sur mes pieds, puis me lâcha.
Je glissai contre le mur et tombai à terre, sur le parquet froid.
J'étais tombée plutôt violemment.
Normalement, je dormais sans m'encombrer de choses, la nuit, car cela m'empêchait de dormir.
Mais aujourd'hui, je m'étais couchée complètement bourrée, j'étais encore toute habillée, j'avais encore tout sur moi.
J'avais encore mon portefeuille, de la monnaie, des babioles... et mon tazer.
Peut-être justement à cause de ma situation si dangereuse, j'eus un éclair de compréhension.
Même si elles ne savaient pas qui exactement avait fait le coup.
Même si elles ne savaient pas qui exactement avait donné les ordres, ni d'ailleurs quels ordres avaient été donnés.
Même si elles ne savaient pas qui exactement avait voulu faire plaisir à qui.
Il n'empêchait que Mion et la vieille folle savaient.
Satoshi,
j'ai enfin compris le fin mot de l'histoire.
Je sais désormais enfin ce que je suis obligée de faire.
Ne t'en fais pas, Satoshi, je leur ferai payer pour ton impuissance.
Je trouverai le responsable et je vengerai ta mort.
Ne t'inquiète pas, Satoshi. Moi, ils ne me tueront pas.
J'entrai dans la chambre de la vieille folle.
Elle se redressa pour boire je ne sais quel médicament, me tournant le dos.
Mion et moi sommes sœurs jumelles monozygotes.
Lorsque je prends la même démarche qu'elle, personne ne peut se douter que ce n'est pas elle.
Je pense que la vieille folle n'a jamais su que j'avais pris sa place.
Je plaçai le tazer contre son cou, à sa jugulaire,
et le mis en route immédiatement à son contact.
Il y eut un bruit assez typique de l'électricité, une sorte d'explosion, mais pas vraiment -- et la vieille s'éteignit, comme si le bouton du tazer avait fonctionné sur elle.
Elle s'écroula comme un poids mort, avec un bruit sourd.
C'était la première fois que j'utilisais ce tazer -- je ne savais pas de combien de temps je disposais avant qu'elles ne reprissent connaissance.
Je devais absolument les ligoter.
Je m'activai, étonnemment concentrée et sûre de moi.
Je savais grâce à Mion que le trousseau de clefs de la salle de torture se trouvait dans un tiroir secret,
“que seul le chef de clan avait le droit d'ouvrir”.
C'était la première fois que je cherchais ce tiroir, mais en me fiant à mes souvenirs de nos conversations, je pus sans peine découvrir où il était.
Le trousseau était annoté de plein de petites étiquettes sous plastique, sur lesquelles quelqu'un avait écrit la porte ou l'objet qu'elles ouvraient, en s'appliquant à être bien lisible.
C'était l'écriture de Mion.
Au moins, le dévouement de ma conne de sœur m'était bien utile.
Je mis le trousseau en poche et me rendis dans le garage, à l'extérieur, à la recherche d'une brouette.
J'y trouvai aussi une lampe-torche.
Elle avait une dragonne, aussi je pus la fixer à mes épaules et la laisser pendre.
C'était parfait, car je n'aurais pas trop de mes deux mains pour transporter mes otages.
J'emmenai d'abord Mion, puis la vieille folle, dans la salle secrète de torture, au milieu de la forêt.
J'avais le tazer prêt à l'emploi au cas où elle se réveillerait,
mais la vieille folle resta inconsciente pendant tout le trajet.
C'était Kasai qui m'avait offert ce tazer -- il faut dire que je lui avais demandé de m'en ramener un puissant.
Il était modifié et était plus puissant que nécessaire pour simplement se défendre -- il me semble même qu'il m'avait fait jurer de ne pas m'en servir à la légère.
Utilisant la lampe-torche, je cherchai l'interrupteur de la lumière.
Je le trouvai sans trop de problème et appuyai dessus.
Apparemment, il allumait toutes les lumières du bâtiment.
Même si en fin de compte, la lumière n'était pas très importante -- mais je pouvais voir où je mettais les pied, c'était déjà ça.
Pressée par la nécessité d'en avoir fini avec leur transport avant qu'elles fussent réveillées, je me mis au travail sans faire de chichis ni de fioritures.
Je voulus d'abord placer Mion dans l'un des boxes de prisonniers, derrière la salle de torture.
La salle de torture avait un éclairage digne de ce nom -- on y voyait comme en plein jour.
Tout au bout de la pièce, je repérai une porte ; il me semblait bien qu'il y avait des sortes de mini-cellules taillées à-même la pierre là-derrière.
La clef de cette porte était... ah, c'est celle-là.
Le bruit du pêne dans la serrure résonna en écho.
Je sentis aussi un air très froid qui venait de derrière la porte.
Il devait y avoir un espace énorme là-dedans.
J'ouvris la porte, et vis... les ténèbres s'étirer à l'infini.
Espérant que l'interrupteur se trouvât juste du côté, je tâtai le mur et, sans grande surprise, tombai immédiatement dessus.
Allumant la lumière, plusieurs ampoules nues prirent vie, et je pus distinguer les contours d'un immense espace.
Ce n'était pas une grotte naturelle ; cela ressemblait plus à un ancien bunker, ou à un abri anti-aérien.
Je pouvais voir des grilles en fer un peu partout --
voici donc les fameuses cellules...
J'allai au box le plus proche et vérifiai s'il était apte au service.
Je poussai sur la grille, puis la tirai violemment.
Je me jetai de tout mon poids dessus -- elle ne broncha pas.
Sa résistance était digne des barreaux d'une prison -- inflexible et désespérante.
J'ouvris la cellule avec les clefs et y déposai Mion.
Je ne suis pas plus musclée qu'une autre.
Je n'aurais jamais cru que je pourrais la porter simplement dans mes bras.
Et pourtant, peut-être parce que je savais que c'était pas le moment de faire la faible, je pus sans problème la soulever de la brouette, l'emmener et la déposer.
Je la laissai tout au fond de la cellule.
Je crus entendre Mion gémir.
Pas la peine de se casser la tête dessus, elle est certainement en train de reprendre connaissance.
Je sortis de la cellule et fermai la grille à clef, me dirigeant d'un pas pressé vers la vieille folle -- elle aussi était sûrement réveillée...
Ou pas. J'avais de la chance, car elle n'avait apparemment toujours pas quitté les bras de Morphée.
Comme quoi, la jeunesse avait un effet sur les capacités de récupération.
Je cherchai un meuble où attacher la vieille folle.
Je trouvai une chaise spéciale à laquelle on pouvait attacher les mains et les pieds, et l'y plaçai.
Elle ne fit aucun mouvement pour se débattre, mais elle était lourde, on aurait dit une poupée grandeur nature, en chair et en os.
Je fixai ses avant-bras aux accoudoirs et fermai les bracelets en fer sur ses poignets.
Le système était similaire pour les pieds. Je vérifiai que ses chevilles fussent solidement attachées.
Il n'y avait aucune autre particularité à cette chaise, aussi j'en restai là au niveau des préparatifs.
Je décidai d'attendre son réveil.
J'avais des tas de choses à lui demander.
Je me doutais bien qu'elle ne répondrait pas gentiment, mais j'avais certainement ici de quoi la faire parler.
Pas la peine de stresser...
Quand la vieille folle se plaint, quelqu'un fait un geste.
C'était comme ça que le Clan donnait les ordres.
Mais toutes les infos remontaient toujours jusqu'au chef de clan.
Elle est forcément au courant de tout ce qu'il se passe ou qu'il s'est jamais passé à Hinamizawa.
Et donc aussi de cette malédiction.
J'entendis le bruit des grilles depuis les boxes de prisonniers.
... Il faut croire que Mion est réveillée et debout.
La vieille folle n'avait pas l'air de vouloir se réveiller, et de toute façon elle était attachée maintenant, alors je pouvais la laisser là sans crainte.
Je tournai donc les talons et allai voir ma sœur jumelle.
— ... Shion. Qu'est-ce que c'est que ce cinéma ?
Mion parlait de sa voix formelle, mais je pouvais sentir la peur percer dans le ton de sa voix. Elle avait plus ou moins compris dans quelle situation elle se trouvait.
— Bonjour, Mion.
J'imagine que tu n'avais jamais imaginé te retrouver coincée là-dedans un jour ?
Ahahahahaha !
— ... En tant que représentante du chef de clan, je t'ordonne…
de me faire sortir d'ici.
— Ahahahahahaha ! Eh ben alors, c'est bien molasson, tout ça. Une vraie chef de clan devrait parler avec un peu plus d'assurance et d'autorité, tu ne crois pas ?
Enfin, même si tu avais réussi à cacher ta peur, dans l'état actuel des choses, tu m'aurais bien fait marrer.
Ahahahahahaha !
Ce n'était pas très drôle, mais je voulais lui mettre la pression, alors je me suis forcée à rire.
Cela résonna beaucoup dans la salle où nous étions.
C'était un rire qui sonnait faux, bizarre.
Il se réverbéra encore et encore pour nous revenir en plein dans les oreilles.
C'était un peu comme si je n'étais pas la seule à rire, ici.
Cela ne fut pas pour me plaire, alors je cessai.
Le silence revint peu à peu.
Mais lui aussi était oppressant. Je me mis à parler, pour ne plus avoir à le subir.
— Je dois dire que je suis surprise par la mort de Tomitake et de Takano.
Je ne m'y attendais pas.
— ... ...
— Vous êtes doués, quand même. Placer Takano dans un baril d'essence et la cramer dans la montagne, il fallait y penser.
Enfin, c'était le genre de personne à se réjouir de ce traitement sadique,
donc quelque part, elle doit quand même être contente, si ça se trouve.
Ahahaha !
Mion ne dit rien ; elle se contentai de m'observer. Je suppose qu'elle essayait de deviner où je voulais en venir.
— Et c'est quoi, le secret pour que Tomitake se tranche la gorge tout seul ?
Un nouveau sirop pour la toux ? Une piqûre bizarre qui l'a rendu fou dans sa tête ?
Ou bien alors vous avez un meuble de torture pour simuler ce genre de suicide ?
Encore une fois, Mion ne répondit rien.
Je pensais continuer à la regarder avec un sentiment de toute puissance pour lui mettre la pression, mais j'étais trop nerveuse et trop énervée. Je ne tins que quelques secondes, puis je me mis à frapper du pied dans les barreaux.
Le bruit des grilles était très fort, et il résonna longuement dans la salle.
Mion se mit à tressaillir, comme si je l'avais frappée elle.
— ... Bon, gamine, j'ai pas toute la journée, et quand tu me réponds pas, j'ai rien à faire. Et du coup, je m'ennuie. Et j'ai des tas de joujous pour m'occuper, maintenant. Ça te sert à quoi de me mettre en colère ?
— ... Je... Écoute, je sais pas. Comment veux-tu que je le sache ?
Au prix d'un gros effort, c'est tout ce qu'elle put me dire.
Elle avait l'air d'y mettre du mépris, mais j'y ressentais beaucoup de détresse. La pauvre...
— Dis-moi, Mion.
Ou plutôt, madame la future héritière.
Au point où on en est, vous pouvez bien m'avouer deux ou trois trucs, non ?
... Hmmm...
J'avais tellement de choses à lui demander... Par quoi commencer ?
Par des précisions sur elle ?
Sur les événements ?
Sur la malédiction ?
Sur Satoshi ?
Impossible de classer les thèmes par ordre d'importance, j'aurais voulu tout savoir tout de suite.
Mais avant de commencer avec les questions proprement dites...
— ... J'ose espérer que tu es bien consciente de la position dans laquelle tu es, et que cela ne te servira à rien de faire ta rebelle ?
— ... ... ...
Elle me dévisagea les yeux plissés, sans rien dire.
Mais j'étais sa sœur jumelle -- je savais que ce n'était que du flan.
— ... Moi aussi j'ai pris de gros risques désormais, je ne peux plus faire marche arrière.
Tu devrais ne pas trop rêver, je n'aurais probablement aucune pitié ni aucune hésitation.
Je parie que ce sont des sueurs froides qui coulent en ce moment sur ses joues.
Son expression était comme figée dans la glace. Malgré la pénombre ambiante, je la distinguais très nettement.
— Bon, alors allons-y.
... Ces meurtres sordides en série,
cette “malédiction”,
c'est quoi au juste ?
C'est une sorte de règlement de comptes pour la guerre du barrage ?
— ...
Je...
Oui, enfin…
c'est ce que je pense, oui.
Elle eut une hésitation à répondre, mais elle n'avait pas l'intention de rester muette.
Satisfaite de cette forme de communication, j'eus un large sourire, puis continuai.
— Ce que tu penses, hein ? C'est pas très clair, tout ça, Mademoiselle.
Soyez un peu plus précise.
— ... Tu dois bien t'en douter, quand même ?
Je ne suis que l'héritière, mon poste officiel, c'est du pipeau.
... Oui, c'était une réponse que j'avais attendue.
— Allons, allons, ton rôle est pourtant de communiquer presque par la pensée avec notre chef, pour pouvoir au mieux lui suppléer et porter sa parole.
Tu ne penses quand même pas que je vais te croire ?
— ... C'est vrai que je suis toujours près d'elle, mais honnêtement, même moi, il y a des moments où je me demande ce qu'il y a dans sa tête.
Je ne la comprends vraiment pas, parfois.
— Hmmm. Et donc la malédiction de la déesse Yashiro, c'est un sujet dont la vieille folle s'occupait toute seule ?
Je pensais qu'elle prenait les décisions avec toi, je dois dire.
— ... Non, tous les trucs un peu louches ou dangereux,
c'était pour elle toute seule.
— Mais même si c'était elle qui prenait les décisions,
les gens qui voulaient la contacter devaient passer par toi.
Normalement, il n'y a aucun moyen pour que tu ne sois pas au cou--
— Justement, si !
Elle ne m'implique pas plus que ça dans les affaires, tu sais.
... Je sais pas trop comment dire.
Si moi je m'occupe de tout ce qui était disons “la partie claire” des affaires du clan, eh bein, quelqu'un d'autre s'occupait de “la partie obscure”.
— Ah oui ? Et qui ?
C'est qui, hein ?
— Je sais pas...
— Tu ne l'as jamais vue avec quelqu'un de particulier, qu'elle aurait spécialement invité ? Ou bien au téléphone, peut-être ?
À la rigueur, tu vois peut-être quelqu'un qui vient vous rendre visite comme par hasard chaque fois dans la période de la purification du coton ?
— ... Nan, je vois pas.
Je sais pas du tout qui ça pourrait être.
Elle secoua la tête lentement, les yeux baissés. Cela ne servait à rien de la presser plus avant.
— Bah, tant pis.
OK, alors passons à autre chose.
Cette année, les deux victimes n'ont même pas participé à la guerre du barrage, alors pourquoi eux ?
... Parce qu'ils se sont introduits dans le temple des reliques sacrées, c'est pour ça ?
À peine avait-elle entendu ça que Mion se mit à blêmir.
— Ils ont QUOI ?
Ils sont entrés dans le temple interdit du sanctuaire Furude ?
— ... Ben, oui ?
Je croyais que tu étais au courant, moi.
— ... Ah ben oui, ben là...
Forcément ! Mais quels idiots...
Mion secoua la tête, encore et encore, incapable de croire ses oreilles.
Mine de rien, sa réaction me faisait à nouveau bien ressentir le poids de cet interdit.
Le temple des reliques sacrées est justement sacré, alors il ne faut pas y entrer pour ne pas subir la malédiction.
Tous les enfants de Hinamizawa ont déjà entendu cette phrase, ce n'est pas nouveau.
Mais c'est pas parce que nous le savions que nous y croyions.
Même avec la menace de cette malédiction, la plupart des enfants savaient pertinemment que c'était du vent -- mais c'était marrant d'en parler, ça faisait un peu peur.
Mais sans plus, quoi.
Alors que Mion réagissait comme si elle prenait tout ça très au sérieux...
Forcément, s'ils sont entrés dans le temple interdit, c'est normal...
Elle pense réellement qu'il est normal de se faire tuer
pour être simplement entré là-bas ?
— On dirait bien que nos avis divergent de plus en plus depuis que je suis rentrée de Sainte Lucia.
Je veux dire, je sais aussi que c'est pas malin d'entrer dans ce temple, et que c'est un truc à s'attirer des ennuis,
mais putain, c'est pas une raison pour mériter de mourir dans de telles circonstances, tu crois pas ?
On n'en a jamais fait tout un plat, quand on était plus jeunes !
— ... Tu n'es pas assez informée, Shion, c'est tout.
— Oh, un millier de plates excuses pour ne pas être au courant de tout.
Puis-je compter sur tes lumières ?
— Écoute, tu n'as pas tort en disant que les enfants, ils ont beau dire et beau faire, ils s'en foutent un peu de la malédiction,
ils savent juste que leurs parents vont leur passer un savon monstre s'ils se font prendre à aller dans le temple.
... Mais chez les anciens du village, c'est un tout autre son de cloche, je te jure !
Mion commença à m'expliquer avec quelle ferveur et quelle dévotion les anciens louaient la déesse.
C'était presque du fanatisme religieux, quelque chose de franchement inimaginable pour les jeunes générations.
Et en particulier, ils étaient fous dès que l'on parlait de transgresser certains interdits -- le pire de tous étant d'entrer dans le temple des reliques sacrées.
J'eus du mal à vraiment digérer la conversation. Je passai le plus clair de mon temps à dire simplement des “Nan mais attends !” et des “Vas-y, on est presque au XXIème siècle, là !”.
Je n'étais pas en mesure de faire des commentaires plus intelligents, tellement j'étais sidérée.
Et pourtant,
je voyais bien que c'était mon alter ego qui m'expliquait tout cela. Elle était une copie conforme de moi, elle ne pouvait pas me mentir. J'étais bien obligée de la croire...
— ... OK, je crois que je vois.
Mais dis-moi quand même encore une chose, Mion.
Lorsque quelqu'un meurt à cause de la malédiction, il faut aussi donner une autre personne en sacrifice, pour calmer la colère de la déesse, si j'ai bien compris, c'est quand même ça, la règle ?
Et le corps de la victime sacrifiée n'est jamais retrouvé.
Or pourtant, ce soir, nous avons retrouvé deux corps.
Qu'est-ce que tu en penses ?
Mion ne savait pas que nous avions été quatre à nous introduire dans le temple.
Voyons-voir si elle mord à l'hameçon...
— ... Hmmm, oui.
T'as raison, c'est pas normal.
— J'imagine que nous n'étions pas censés découvrir le corps de madame Takano.
... En fait, Takano était censée disparaître sans laisser de traces, et là, tout aurait été parfait, j'imagine.
— ... Ou bien alors...
Hmmm.
Je suis pas trop sûre de moi, mais...
— Quoi ?
Ben vas-y, dis-le, je vais pas te manger.
Mion me regarda, puis déglutit deux fois, avant de poursuivre d'une voix peu rassurée.
— ... Et s'il y avait eu plus qu'eux deux ? Si par exemple ils étaient entrés à quatre ?
— ... Intéressant.
Et ?
— ... Et... Et les deux autres ont déjà disparu, et seront les victimes que l'on dira “enlevées par les démons”...