Forain

— Bonsoir, m'selle.

Tenez, un bol, une passoire, je vous en prie.

Mion

— OK, allons-y...

Ils sont tous en pleine forme !

Je sens que je vais me régaler !

Regardez-moi le petit, là, je suis sûre qu'il serait super bon, même cru !

Un murmure agité parcourut la foule.

Satoko

— Euh... Mion ? Ma chère, vous rendez-vous compte de ce que vous dites ?

Rena

— Mii, c'est pas vrai ?

Tu n'as pas mangé le poisson que je t'ai offert l'année dernière, quand même ?

Mion

— Hein, quoi ? Mais, bien sûr que non, qu'est-ce que tu racontes ?

Mion, toute rouge, secoua la tête à toute vitesse.

Keiichi

— Mais pourtant...

Tu viens de dire qu'ils avaient l'air délicieux ? Que tu allais te régaler ?

Shion

— Oui, je suis témoin, c'est ce qu'elle a dit.

Elle est omnivore, tout ce qui lui tombe dans la bouche, elle avale.

Rika

— Si vraiment ils sont si bons, ces poissons rouges, j'essaierai la prochaine fois...

Rena

— Non, non, non, Rika, arrête ! Tu vas te rendre malade !

Keiichi

— Eh,

attendez une seconde !

Shion, depuis quand t'es là ?

Shion

— Bonsoir mon cœur, bonsoir vous toutes !

Bonsoir !

Mion

— Ah ! Aaaaaaaaaah !

D'où tu sors, toi ?

Shion

— Je vous suis depuis votre petite scène avec les beignets de pieuvre. Tu fais un boucan d'enfer avec ta grosse voix, alors je vous ai repérés tout de suite !

Mion

— Rah,

mais lâche-nous la grappe !

Allez, casse-toi, va voir ailleurs si j'y suis !

Shion

— Allons, allons, pas la peine de me crier dessus.

Hein,

Kei ?

Je peux bien rester avec vous, non ?

Me tournant vers lui, je pris sa main et la plaçai contre moi.

Juste bien entre mes seins.

Et à partir de là, ce fut un délire mémorable.

Je fis le tour des attractions des stands des forains avec ma sœur et sa bande de gais lurons.

Nous nous sommes fait des crasses, en faisant un boucan de tous les diables.

Je me suis moquée de Keiichi, j'ai mis la honte à ma sœur aussi.

En fait, je dirais plutôt que Keiichi était un peu le centre d'attraction principal, et que toutes les autres gravitaient naturellement autour.

Évidemment, l'ambiance était tellement survoltée que Satoshi n'arrivait vraiment plus à se faire entendre.

Mais lorsque je pris le temps, pendant une pause dans un endroit plus calme, de lui demander son avis, il me sourit gentiment en me disant de ne surtout pas m'en faire pour lui.

... S'il avait vraiment été là, je l'aurais pris par la main pour l'emmener avec moi et le présenter à tout le monde.

C'était vraiment triste de ne pas pouvoir lui en faire profiter aussi.

Je heurtai l'épaule de quelqu'un dans la foule.

Comme c'était sûrement de ma faute, je me retournai immédiatement pour m'excuser.

Or, je découvris avec surprise qu'il s'agissait de quelqu'un que je connaissais.

Takano

— Tiens donc ?

On dirait que tu t'amuses bien, dis-voir ?

Bonsoir, Shion.

La lune est belle ce soir, tu ne trouves pas ?

Shion

— ... Ouah, mais ça faisait très longtemps, madame Takano !

Et vous êtes, euh...

Tomitake

— Ah, je crois que je ne t'ai jamais dit mon nom en fait.

Je m'appelle Tomitake.

Je sais juste que tu es la sœur jumelle de Mion.

Shion

— Ravie de vous connaître, M. Tomitake.

J'ai vaguement entendu dire que vous étiez un pro de la photo ?

J'espère que me prendrez comme modèle la prochaine fois.

Tomitake

— Ahahahahaha ! Tu sais, je ne suis qu'un amateur qui rêve de percer un jour, pour l'instant.

Takano

— Mais non, voyons, ne dis pas ça,

Jirô.

Je ne te le dis peut-être pas assez souvent ? Tu es très doué avec tes doigts, tu sais...

Héhéhé…

Tomitake

— Mais non, mais non. Je n'ai pas encore assez d'entraînement.

Ce n'est qu'en forgeant que l'on devient forgeron, alors, je compte sur toi.

Ouh là, ces deux-là m'ont l'air plus que de simples connaissances...

Shion

— Eh bien dites-moi les tourtereaux, je voudrais pas tenir la chandelle !

Je devrais peut-être partir, vous ne croyez pas ?

Takano

— Tu es très observatrice, cela m'évite de bien pénibles explications.

Mais ne t'en fais pas, tu peux rester.

Et puis, je t'avais dis de m'appeler Miyo, il me semble.

Ne sois pas timide, voyons !

Shion

— Ahahahaha ! Hmmm, vous savez, je n'ai pas l'habitude. Pour moi, vous êtes quand même d'une autre tranche d'âge, alors je n'arrive pas à vous appelez familièrement par votre prénom, ça va à l'encontre du peu d'éducation que j'ai.

Shion

Mais ce n'est pas bien grave, ne vous en formalisez pas.

Madame Takano se mit à rire, elle aussi.

Takano

— Tu ne viens plus à la bibliothèque, non plus.

Tu sais, j'aurais vraiment voulu parler avec toi de nos recherches.

Shion

— Bah, si ça me chante, à l'occasion, je repasserai.

Tomitake

— Comment ça, “nos” recherches ? Shion, ne me dis pas que toi aussi, tu t'intéresses à ces...

Tomitake

enfin, à ces vieilles histoires, quoi.

Tomitake n'avait pas l'air à son aise -- il se mit à rire un peu nerveusement.

Malgré le peu de temps que j'avais passé avec madame Takano, je savais qu'elle avait des centres d'intérêts peu communs.

Officiellement, elle s'intéressait à toutes les vieilles légendes et les vieilles coutumes de Hinamizawa, mais à bien y regarder, le gros de ses recherches concernait la cérémonie si particulière de la purification du coton.

Même si en fait de coton, cette cérémonie consistait jadis à attraper quelqu'un et à le vider de ses entrailles, pour que tout le monde puisse les manger dans la joie et la bonne humeur.

Dans ses cahiers, elle n'avait presque que des morceaux d'articles ou de sources écrites en rapport avec des meurtres atroces ou des cadavres mutilés retrouvés dans la région.

Bref, c'était ça qui la faisait triper.

Ça reste entre nous, mais je n'aimais pas non plus sa façon de dire “nos” recherches.

Mais mon côté paparazzi aimait beaucoup les ragots qu'elle avait écrits dans ses cahiers.

Mes pensées furent interrompues par le son grave

du grand tambour de la place publique.

Enfin, l'attraction principale de la fête allait commencer.

La prêtresse allait maintenant pendre une couverture et l'ouvrir pour en retirer le coton, ce qui était bien sinistre lorsque l'on savait ce que Takano y voyait...

Shion

— Bon, ben ça va être l'heure, alors.

Je vais y aller, tout doucement.

J'imagine que vous voulez aussi voir la cérémonie avec Rika ?

Tomitake

— Hein ?

Euuh... Ahem, ahahahahaha...

À voir son attitude,

il pensait aller faire autre chose, celui-là...

Madame Takano me fit un sourire espiègle et se pencha pour me murmurer quelque chose à l'oreille.

Takano

— Eh bien, en fait, vu que plus personne ne sera là, nous en profiterons pour...

entrer dans le temple des reliques sacrées.

Shion

— ... Pardon ?

Elle me disait ça comme si c'était le truc le plus drôle de la soirée, mais je peux vous assurer que tous ceux qui connaissent le temple des reliques sacrées ne trouveraient ça absolument pas drôle, mais alors du tout.

Ce temple, c'était un peu le coffre à trésor du sanctuaire Furude.

Il paraissait qu'il renfermait tous les objets sacrés du culte lié à la déesse Yashiro.

Mais ce n'était pas un endroit dont l'accès était autorisé à n'importe qui ; seul le chef de clan des Furude et quelques autres rares membres des autres clans fondateurs avaient le droit de s'y rendre.

On racontait même que les gens du petit peuple risqueraient de souiller l'endroit en y pénétrant.

Pour tous les enfants de Hinamizawa, la question se posait inévitablement un jour dans la vie : et si on y entrait pour voir ce qu'il y avait réellement à l'intérieur ?

Sauf qu'il était impossible de voir quoi que ce fût depuis l'extérieur, et que les lourdes portes étaient bloquées par un lourd mécanisme.

Les enfants se faisaient disputer rien que pour jouer près du temple, et puis aussi, la peur de la malédiction les tenaient à l'écart.

Moi aussi, j'étais de Hinamizawa, et je savais que le temple des reliques sacrées n'était pas le coin le plus facile à approcher.

Oh, je ne croyais pas à la malédiction, mais de là à m'en approcher, il y avait une sacrée marge.

Si braver l'interdit ne me rapportait rien, il me paraissait naturel de laisser ce temple tranquille...

Mais alors... pourquoi voulaient-ils y entrer ?

Shion

— Il me semblait pourtant qu'il y avait un énorme mécanisme pour bloquer la porte ?

Takano

— Oui, jusqu'à l'année dernière.

Apparemment, la prêtresse, Rika, s'est plainte que c'était trop lourd pour elle,

alors ils ont changé et ont mis un simple cadenas.

Tu ne savais pas ?

Shion

— Non, pas du tout.

Enfin bon, il y a un cadenas, donc ce sera sûrement pas facile.

Takano

— Comme je le disais, Jirô est très doué avec ses doigts.

Shion

— ... Oh ! Dans le sens-là ! Je vois...

Takano

— La cérémonie est très importante, alors tout le monde ira la voir,

il n'y aura plus personne par ici.

Ce soir, c'est notre seule chance d'y pénétrer sans nous faire remarquer.

Takano

Tu connais le dicton, c'est au pied du phare qu'il fait le plus sombre.

D'après ses recherches, le temple contient des tas d'objets qui servaient autrefois à torturer les victimes ou à les disséquer vivantes.

Takano

— Si tu veux, tu peux venir avec nous, tu sais ?

Tu n'auras pas cette chance deux fois dans ta vie, je pense.

Héhéhé.

À plus tard ?

Tomitake

— Alors, Miyo, tu lui racontes quoi comme secret, là ?

Takano

— Des choses de femme qui ne te concernent pas.

Allons-y, Jirô, trouve-nous un coin bien sombre et solitaire, et tes mains ne le regretteront pas...

Hahahahaha...

Tomitake

— Quoi ?

Euh, hahaha, hahahahaha...

Elle le prit par le bras et l'emmena lentement vers la forêt, à contre-courant du flot de personnes qui rejoignaient la place principale.

... Le temple des reliques sacrées, hein ?

Pour y trouver les instruments de torture...

C'était pas si invaisemblable, en fait. Il y avait bien tous ces trucs dans la salle souterraine, dans la propriété des Sonozaki.

Satoshi est mort lors de la malédiction de la quatrième année.

On a retrouvé le corps de sa tante, donc c'est elle qui a été maudite.

Par contre, on n'a pas retrouvé le corps de Satoshi, donc c'est lui qui a été sacrifié pour apaiser la colère de la déesse.

... En tout cas, c'est à ces conclusions que j'en étais arrivée l'année dernière.

Mais bon, ces conclusions ne se basaient que sur des hypothèses.

Sur les hypothèses des recherches de madame Takano. Et comme je voulais croire que Satoshi était encore vivant, j'avais nié le fruit de ses recherches.

Si jamais ses hypothèses s'avéraient exactes,

alors un ou plusieurs membres des clans principaux sont à l'origine de ces meurtres, à cause de leur culte fanatique pour la déesse, pour faire revivre les traditions du village des abysses des démons.

Et donc si tout cela était vrai, alors Satoshi était déjà mort, victime de ces fous furieux.

... Mais alors...

Imaginons que contrairement à ce qu'elle pense, il n'y ait rien d'intéressant dans le temple.

Imaginons qu'il n'y ait que quelques planches, d'anciennes pancartes, ou des rémoulures en train d'être repeintes, ou je ne sais pas, d'anciennes chaises sacrées qui prennent la poussière ou qui sont cassées.

Si ce temple ne renfermait que ce genre de bricoles inutiles, ou qu'il sentait simplement la peinture et le diluant...

... Et puis, ce n'était pas impossible, en fait.

Mais alors, si je réussissais à prouver que madame Takano se plantait sur ses conclusions... cela infirmerait en même temps la théorie de la mort de Satoshi.

En même temps... Quel que soit le contenu de ce foutu temple, ça ne voulait pas dire que Satoshi reviendrait…

... ...

Shion

— ... Satoshi,

à ton avis, qu'est-ce que je dois faire ?

Les gens avaient maintenant déserté l'endroit. J'étais plus ou moins la seule à ne pas avoir été voir Rika. Tout était calme, aussi j'en profitai.

J'attendis un peu, mais malgré la solitude ambiante, je ne ressentis pas sa présence.

Je ne sais pas si c'était le hasard, ou si ma question ne l'intéressait pas,

mais il ne répondit pas.

Après avoir pas mal hésité, je décidai d'aller voir ça sur place.

Cela faisait un an qu'il avait disparu -- enfin, pour pinailler, cela allait faire un an dans quelques jours.

Jusqu'à présent, j'avais toujours tourné les yeux de la vérité, histoire de ne pas être sûre s'il était mort ou pas.

Mais qui eût cru que ce soir, un an après les faits, j'aurais l'occasion d'entrer dans le temple interdit ?

C'était trop gros, il devait y avoir une farce des dieux quelque part là-dedans.

Alors que je marchais vers la place, réfléchissant à l'ironie de la situation, je vis Keiichi qui courait un peu partout, s'arrêtant parfois pour sauter sur place et essayer de voir la cérémonie. Il avait raté le bon moment pour s'incruster dans la foule...

Je décidai aussitôt de le prendre avec moi. À deux, le crime faisait déjà moins peur.

Vu ce que je m'apprêtais à faire, j'avais de bonnes chances de me faire maudire par la déesse Yashiro elle-même.

Il me fallait un complice sur qui refiler la responsabilité.

... ... ... Et puis, si mon Satoshi à moi s'est fait tuer l'année dernière...

... Mion n'avait qu'à perdre Keiichi, ça lui ferait les pieds.

Shion

— Mais... Mais à quoi je pense, moi, ça va pas la tête ?

Je secouai la tête, décidée à oublier ces bêtises.

Keiichi

— Eh ben quoi, Shion ? Ça va, au moins ?

Dis voir, au fait, c'est encore loin, cet endroit ? J'ai hâte de voir la cérémonie !

Shion

— Pardon ?

J'ai jamais dit qu'on irait là où on pourrait voir Rika !

Alors que Keiichi et moi étions encore en train de nous chamailler sur ce que j'avais dit ou pas dit, nous arrivâmes devant le temple des reliques sacrées.

Et en plus, pile poil au bon moment.

M. Tomitake était justement en train de crocheter le cadenas qui en bloquait l'accès...

Keiichi mourait visiblement d'envie de voir l'intérieur du temple, mais il fit son gentil petit garçon et se montra très réticent à entrer.

Je fus bien obligée de le convaincre, et grâce au soutien inattendu de Tomitake, il finit par accepter.

Il régnait un noir d'encre, mais madame Takano sortit bien vite une lampe de poche. À la lueur de celle-ci, nous comprîmes très vite que nous nous trouvions dans un étroit vestibule.

Tomitake

— C'est tellement sombre.

Faites attention à ne pas tomber par terre.

Takano

— Ne t'inquiète pas...

Bon, allez, je compte sur toi.

Tu veux bien fermer la porte ?

Comme pour le mettre à l'écart, tel un enfant privé de dessert, madame Takano poussa la porte derrière elle pour enfermer Tomitake dehors.

Tomitake

— Oui, j'ai compris...

Allez, à plus tard, amusez-vous bien.

Dans un bruit grave et sourd, mais qui résonna longtemps dans le silence ambiant, la porte fut remise bien sur ses gonds.

Lorsque le silence fut revenu, nous n'avions plus que la lueur de la lampe de poche de madame Takano pour guider nos pas.

Takano

— N'ayez pas peur.

C'est un modèle spécial, il y a des piles de rechange pour le cas où.

Elle ne s'éteindra pas.

Je n'aimai pas la façon dont elle le dit.

Je regardai Keiichi et le trouvai très pâle.

Même lui qui n'avait aucun lien profond avec le village, il se rendait bien compte que nous pénétrions dans un lieu réellement sacré et tabou.

Takano

— Allons plus avant.

Allez, poussez ! Voilà...

Une fois les lourdes portes ouvertes, une odeur de poussière, mêlée à une autre odeur, plus répugnante, se mit à agresser nos narines.

On aurait dit l'odeur du placard de la cuisine dans lequel des trucs ont été oubliés pendant des années... et puis aussi en même temps, une odeur de poisson pourri, mais genre comme les poubelles d'une poissonnerie, très, très forte, quoi. Une odeur difficile à décrire, mais intenable.

D'après l'écho de nos pas sur le sol, cette pièce-ci était immense.

Madame Takano passa lentement la lampe de poche de droite à gauche pour jauger la pièce.

Shion

— Ouah !

Tout au fond du temple se trouvait un autel, derrière lequel se trouvait une immense statue.

Même à la lueur de cette lampe de poche, le peu que l'on pouvait en voir était impressionnant.

Takano

— Je te présente le dieu protecteur de Hinamizawa, la déesse Yashiro.

Je levai les yeux vers la statue, décorée de motifs d'arts religieux.

Si réellement, Satoshi est mort à cause de la malédiction...

... Alors c'est à elle que je dois demander des comptes.

Elle était plus haute que moi, et semblait me regarder d'un air méprisant. Je savais que ce n'était qu'une statue et qu'elle n'y pouvait rien, mais son air m'énervait.

Espèce de salope.

Si c'est toi qui as fait disparaître Satoshi, je…

je sais pas ce que je te ferai, mais tu vas morfler.

Keiichi ne se rendait pas compte du sens qu'avaient les objets entretenus ici, et il avait l'air déçu. Pour un peu, il en aurait baillé d'ennui.

Madame Takano le remarqua ; elle sortit alors ses cahiers fétiches et commença à lui raconter les légendes cruelles et horribles du village.

Tout cela étant pour moi du réchauffé, je les laissai seuls et me mis à explorer la partie éclairée par la lampe-torche.

... Ces objets me donnaient envie de vomir, précisément parce que moi, je savais à quoi ils servaient.

Ils étaient simplement là à prendre la poussière, ils ne criaient pas, ils ne bougaient pas tout seuls, mais leur simple présence me terrifiait et m'impressionnait.

J'avais vraiment peur de les voir se tourner vers moi pour réclamer du sang frais -- ils n'en avaient sûrement plus eu depuis plusieurs centaines d'années.

Ils ressemblaient tous à ceux que j'avais vus dans la salle souterraine du Clan.

... Ceux qui sont ici sont donc un peu les ancêtres de ceux encore utilisés de nos jours, j'imagine.

Tous les objets de culte avaient l'air de venir d'un autre temps, certains avaient l'air si usés et fragilisés qu'ils se briseraient sûrement si l'on essayait de s'en servir.

Ils ne sont pas entretenus comme ceux des Sonozaki.

Pas de quoi avoir peur, donc...

Ou bien justement, au contraire, si.

... ... Ils prouvaient que ce village avait eu pour habitude toutes ces tortures horribles et autres joyeuses exactions, depuis la nuit des temps.

Et c'était ça qui me paralysait de peur.

... Madame Takano avait raison. Ses théories étaient justes.

Je m'arrêtai, et pus entendre, fidèle, le bruit de pas en retard, qui me signalait la présence de Satoshi.

Je n'arrivai à déceler son humeur.

Tout cela lui était égal... Ou bien alors, il cachait vraiment bien son jeu.

Je savais qu'il était là, mais il m'était impossible de détecter son avis sur la question.

Pour la première fois depuis qu'il m'accompagnait, sa présence me fit peur.

S'il pouvait me répondre, j'aurais vraiment voulu lui poser des questions.

Surtout savoir qui l'avait fait “enlever par les démons”.

Shion

— ... Satoshi ? Allez quoi, dis quelque chose.

Tu m'écoutes ?

Impossible de savoir s'il a bien voulu tendre l'oreille.

C'était comme s'il avait soudainement disparu,

comme s'il s'était évaporé.

Depuis que je suis entrée ici, j'ai l'impression qu'il est en colère après moi.

Satoshi, ne me laisse pas seule, quoi !

Je me mis à regarder à droite à gauche, à sa recherche.

Aux pieds de la statue, je remarquai alors un petit autel.

... Il est peut-être là-bas ?

C'était un autel simple mais propre.

Il était encombré de petits objets probablement lourds de sens, tous bien alignés, comme sur un présentoir à poupées. Il était évident que cet endroit était entretenu très régulièrement -- j'y passai un doigt et ne récoltai aucune poussière.

Mais donc... ... Ça voulait dire quoi, au juste ?

Les fleurs dans le vase n'étaient pas fanées.

En dessous de ce vase, il y avait un petit mouchoir, tout mignon, qui faisait vraiment tâche dans le tableau.

Je dirais que c'est l'un de ceux que Rika Furude utilise d'habitude.

Ce qui signifiait que...

... que cet autel était encore utilisé, même aujourd'hui encore.

Ce n'était pas une relique des temps anciens, comme le reste.

C'était donc justement la preuve que...

ce genre de pratiques sordides perduraient à Hinamizawa.

C'était évident, pourtant.

Les villageois avaient créé cette illusion, cette légende de la déesse, pour se voiler la face.

Pour reprendre une expression chère à madame Takano :

« Tout ce qu'il se passe dans le monde des humains est le fruit de l'action des humains et de personne d'autre. »

Tout à l'heure, j'ai décoché un regard furax à la statue en lui promettant de lui refaire le portrait si elle était responsable de l'enlèvement de Satoshi.

Mais cette statue n'était justement qu'une simple représentation de bois et de métal.

Rien de plus.

C'est juste qu'il existe des personnes dans le coin qui aimeraient justement y voir plus que ce qu'elle n'était.

Les meurtres en série de Hinamizawa ont tous été perpétrés par des humains.

Cette histoire de malédiction, ce sont des conneries.

Puisque les gens racontent que Satoshi est victime de la quatrième malédiction, cela signifie qu'il est le quatrième à avoir été supprimé par des fanatiques de la déesse qui essaient de la copier.

Et ces fanatiques ne sont probablement pas très loin...

Ils sont peut-être tout près, cachant avec eux la vérité sur Satoshi... J'étais certainement très proche de la solution, en fait...

Tamm.

Il y eut un claquement sourd, comme si quelque chose était tombé sur le parquet en bois. Surprise par le bruit -- presqu'effrayée, en fait -- je me retournai et regardai à nouveau Keiichi et madame Takano.

Elle était toujours en train de lui raconter ses découvertes, en y mettant le plus de formes possible, apparemment très contente.

... Elle a peut-être fait tomber son cahier ?

Tamm.

Tamm.

Tamm.

Cette fois-ci, le bruit ne résonna non pas près de madame Takano, mais juste derrière moi.

Satoshi avait toujours marché silencieusement et calmement derrière moi. Il n'avait jamais tapé du pied, il ne m'avait jamais fait de caprice.

Et pourtant, c'était un peu ce genre de bruit que j'entendais désormais.

Mais qu'est-ce qu'il se passe, ici ?

Tamm.

Tamm.

Tamm.

Ce bruit n'avait pas l'air d'être une réponse à ma question, il ne faisait que résonner, encore et encore.

Il était vraiment bizarre ce bruit. Je savais qu'il prenait naissance juste devant moi, et pourtant, on aurait dit qu'un enfant était en train de taper une crise sur des planches, dans une autre pièce, plus loin.

Shion

— ... Satoshi, qu'est-ce que tu as ?

Tu es en colère ? J'ai fait quelque chose ?

Je ne savais pas quelle tête il tirait.

J'extrapolais en lui demandant s'il était énervé, en fait, mais je n'en avais pas la moindre traître idée.

Est-ce qu'il est en colère parce que j'ai touché à l'autel pour voir s'il y avait de la poussière ?

C'est sûr que oui, on ne touche pas à un meuble religieux comme à une vulgaire commode, il y a de quoi se mettre en colère, mais bon...

Tamm.

Tamm.

Tamm.

... Je dois avouer que jusqu'à présent, je n'avais jamais réellement eu besoin de l'approbation de Satoshi sur tout et n'importe quoi.

Il était là et ça me suffisait ; je lui parlais et je faisais la conversation toute seule.

D'ailleurs, je ne lui avais jamais demandé explicitement de me montrer une quelconque réaction.

Et pourtant, je n'aimais pas ce bruit, car il sonnait à mes oreilles comme un reproche.

Soudain, un frisson d'horreur se propagea à travers mon dos.

Je sentis distinctement tous les poils de mon corps se hérisser.

J'étais naïvement partie du principe que c'était Satoshi qui frappait du pied au sol, mais... en fait, je n'en savais rien.

... ... Eh ?

Satoshi ?

Oh, Satoshi ! ...

C'est bien toi, hein ?

Juste au moment où je posai la question,

le bruit cessa immédiatement.

Ce n'était ni un oui, ni un non, le bruit avait simplement cessé.

... Satoshi ne ferait pas ce genre de réponses.

Mais alors, si ce n'est pas Satoshi...

J'eus une sorte de choc électrique glacé dans tout le corps, qui me remonta depuis les pieds jusqu'au cerveau, et fis un petit bond en arrière.

Le bruit résonnait juste devant moi.

Même en reculant encore, je ne réussirais qu'à mettre à peine quelques mètres entre lui et moi...

Satoshi veillait généralement à me faire entendre le bruit de ses pas.

... Mais si ce n'était pas Satoshi... alors je n'avais aucune garantie de pouvoir l'entendre s'approcher.

Si ça se trouve, cette présence invisible est déjà juste devant moi, à me menacer,

et moi je reste là, comme une imbécile, simplement parce que je n'arrive pas à la distinguer !

Sans plus me soucier des apparences, je pris la fuite.

Mais je laissai quand même mes oreilles traîner derrière moi, au cas où je réussirais à distinguer des bruits de pas.

Je me jetai sur Keiichi, le bousculant en me blottissant contre lui, puis tournai lentement la tête pour regarder derrière moi, tremblante.

Tout était sombre devant l'autel, mais il n'y avait plus aucun bruit.

Lorsqu'enfin je me rendis compte que j'étais restée tout ce temps dans ce coin sombre et calme, la peur me saisit à nouveau -- un peu tard, il est vrai...

Keiichi me fit un sourire un peu suffisant, presque triomphant.

Keiichi

— Ben alors, Shion ?

Tu as peur ou quoi ?

Il fait le malin, alors que lui aussi avait eu peur.

J'imagine que voir une jeune fille sans défense doit le titiller dans tous les sens. Il doit se sentir supérieur.

Shion

— Ahahahahaha, allons, allons, c'est normal, non ? La fille apeurée qui se blottit contre son homme dans la maison hantée, c'est un grand classique, quand même !

Shion

Et puis c'est pas comme si ça te déplaisait, petit canaillou !

Shion

Allons-y, maintenant,

Shion

ou madame Takano va nous laisser seuls dans le noir.

J'étais sûre d'avoir fait bonne impression, mais je n'étais pas certaine d'avoir pu cacher complètement la terreur qui m'avait saisie.

Les bruits de pas, loin de s'en aller, nous suivirent.

Est-ce qu'ils n'osaient pas entrer dans la lumière de la lampe-torche, ou est-ce que celle-ci les empêchait de venir ?

En tout cas, même s'ils restaient à distance, ils nous suivirent.

C'était un peu comme s'ils étaient “le quatrième visiteur” du temple interdit.

Et de temps en temps, histoire de se rappeler à notre bon souvenir, ils sautaient à pieds joints sur les planches.

Mais curieusement…

ni Madame Takano, ni Keiichi ne semblaient les remarquer.

Je suppose qu'elle était suffisamment à l'aise pour ne pas avoir peur d'éventuels bruits autour de nous, et qu'elle n'avait aucun mal à les ignorer complètement.

Mais Keiichi était différent.

Lui avait les boules, il était nerveux à l'idée d'être entré ici. S'il entendait le moindre bruit suspect, il en parlerait.

Mais donc... ces pas sont comme ceux de Satoshi ?

Je suis la seule à les entendre ?

Je ne savais de quoi je devais avoir peur.

Qu'est-ce qui était pire, que Satoshi me tirait la gueule sans rien dire ?

Ou que les bruits de pas que j'entendais n'appartenaient peut-être pas du tout à Satoshi, mais à quelqu'un que je ne connaissais pas ?

Tamm,

tamm.

Bon sang, Satoshi, mais qu'est-ce qu'il y a ?

Dis-moi pourquoi tu es en colère ! Si tu veux des excuses, tu les auras, mais dis-moi pourquoi !

Tatamm,

tamm !

Si ce n'est pas Satoshi... où est-il passé ?

Depuis quand est-ce que quelqu'un d'autre a-t-il pris sa place ?

Tamm,

tamm,

tamm !

Keiichi

— ... Eh, Shion, ça va, t'es sûre ?

Shion

— Pardon ?

Oui, oui, pas de problème, voyons ?

Toi par contre, tu m'as l'air bien pâle, mon cœur.

Keiichi

— Ouais. Dans ce cas, évite de me tirer la chemise comme tu le fais depuis tout à l'heure, s'te plait.

Shion

— Ah, euh, oui, effectivement, désolée...

Takano

— Eh bien dites-moi vous deux,

vous avez besoin de solitude, peut-être ?

Héhéhé…

J'étais contente d'avoir pu commencer une conversation avec eux deux. Cela me permettait au moins de me concentrer sur autre chose que sur ces bruits de pas...

Ils n'étaient plus aussi forts ni aussi rapprochés que tout à l'heure.

Oui, en fait, je n'avais qu'à les ignorer, tout simplement.

En les ignorant, je pouvais éviter de les entendre.

Allez hop, je vais les mettre sur ma liste noire. Je ne les entends plus. Je ne les entends plus...

Shion

— Mais si je me souviens bien, vous aviez dit que vos recherches voulaient prouver que ce genre de pratiques existaient encore aujourd'hui,

non ?

Tamm,

tamm !

Takano

— ... Écoutez, c'est un secret, d'accord ?

Shion, tu es quelqu'un de compréhensif, alors je t'en ai parlé, mais je ne veux surtout pas que les gens du village l'apprennent.

Takano

Ils risquent de me prendre pour une impie et de me lyncher à mort.

Ces paroles eurent simplement pour effet de la faire sourire un peu plus, mais d'un sourire malsain.

Tamm,

tamm !

Takano

— Keiichi, tu me promets de garder le secret ?

Si ça se savait, je serais peut-être frappée par la malédiction de la déesse Yashiro, ou bien même sacrifiée rituellement, qui sait.

Takano

Si c'est la malédiction, je me demande comment ils vont me cuisiner cette année.

Takano

Si je sers pour le sacrifice... on verra s'ils me plongent dans le marais.

Mais au fait, c'est ce soir

que la malédiction doit frapper, non ?

... Oui, elle a raison.

Si la malédiction doit frapper cette année, elle frappera sûrement ce soir.

Tamm,

tamm,

tamm !

Elle reprit un autre cahier dans ses affaires, lui aussi très utilisé et annoté de partout.

Elle l'ouvrit à une page bien précise. Aah oui, cette histoire-là.

C'était un article sur un meurtre horrible, supposément une victime de l'ancienne purification du coton, que l'on avait retrouvée un siècle plus tôt.

Takano

— C'est quelque chose qui s'est réellement passé.

C'était à la fin de l'ère de Meiji.

L'article dit que l'on a retrouvé un corps impossible à identifier dans le village d'Onigafuchi.

Tamm,

tamm, tatamm, tatamm !

Takano

— ...[le] corps présente des traces de sévices inhumains, du jamais vu de mémoire d'homme.

Tamm, tatamm, tatamm !

... Bon eh, les enfants, c'est pas que je vous aime pas,

mais vous n'allez quand même pas me dire que vous n'entendez pas ces bruits, quand même ?

Ça fait un boucan monstre, pourtant !

Rah, mais c'est pas possible, mais que quelqu'un fasse quelque chose, quoi !

Soudain, la lourde porte s'ouvrit derrière nous !

Nous nous retournâmes tous instantanément, sur le qui-vive.

C'était Tomitake.

Tomitake

— Ahahahahahahahahahaha !

Je vous ai fait peur ?

Takano

— Alors, Jirô, la curiosité a pris le dessus ?

Regarde, c'est un magnifique musée d'objets de torture.

Tomitake

— Nan, j'ai pas trop envie de visiter, à vrai dire.

Ahahaha...

J'ai jamais trop supporté ce genre d'histoires.

Riant à voix basse, madame Takano le taquina.

Tomitake

— Je voulais vous prévenir,

la danse et la cérémonie sont finies, et les gens sont partis vers la rivière.

Ils seront bientôt de retour, nous devrions partir d'ici.

Enfin, c'en était fini.

Je n'aurais jamais cru être sauvée de ce cauchemar par Tomitake, mais je lui en étais très reconnaissante.

Tomitake

— Quoi ?

Tu sors aussi, Keiichi ?

Keiichi

— Oui, j'en ai assez vu.

Shion, ça suffira comme ça, non ?

Tu viens ?

J'ai besoin d'air frais.

Shion

— Moi aussi.

Sortons d'ici en vitesse.

Je retournai dans le vestibule et jetai encore un dernier regard en arrière.

Madame Takano était restée pour prendre des photos, et elle s'en donnait à cœur joie, apparemment.

... En tout cas, les bruits de pas avaient cessé.

Leur présence ne m'avait pas suivie dehors.

Satoshi non plus, d'ailleurs.

Mais je ne me sentais pas seule.

En même temps, même s'il avait été là, j'avais été incapable de savoir exactement à qui avaient appartenu les bruits bizarres du temple...