À l'heure de la fermeture de la bibliothèque, le personnel me pria de sortir.

Sur le chemin du retour, j'achetai un repas tout fait chez la vendeuse puis rentrai chez moi.

Je fermai la porte du pied, posai mes affaires, puis ferma à clef.

J'entendis alors la porte d'à côté s'ouvrir.

Mon voisin, c'est Kasai.

Enfin, en même temps, il n'y a que lui et moi qui vivons à cet étage.

Il n'est pas difficile d'entendre les bruits de porte dans cet immeuble.

Je suppose que Kasai a entendu ma porte claquer et veut venir, il doit avoir quelque chose à me dire.

Je tournai la clef à nouveau pour ouvrir, et lui parlai à travers la porte.

Shion

— Kasai, c'est toi ?

C'est ouvert, tu peux entrer !

Mion

— Non, Shion, c'est pas Kasai.

Cette voix…

provoqua un tressautement de peur tout le long de ma colonne vertébrale.

Mion

— J'entre ou pas ?

Shion

— ... Si, si, viens,

Mion.

La porte s'ouvrit, lentement.

Elle laissa apparaître ma sœur jumelle, Mion Sonozaki.

Elle tenait dans les mains une boîte, sûrement un gâteau acheté dans une pâtisserie.

Elle souriait nerveusement, un peu timide.

Shion

— Alors quoi, tu vas rester plantée là jusqu'à ce que je te dise de t'installer ?

Allez, entre, installe-toi.

C'est pas l'extase, mais c'est chez moi.

Mion

— C'est calme, par ici.

Elle avait l'air très nerveuse à l'idée de me rendre sa première visite.

Mion

— Et sinon... Comment tu vas, toi ?

Shion

— Ma nouvelle école est particulièrement insipide et ennuyeuse.

Shion

J'y vais tous les jours, ne t'en fais pas, mais il peut m'arriver de faire bleu quand je ne me sens pas d'humeur.

Shion

C'est un gros avantage par rapport à l'internat.

Mion

— Ahahahahahahaha !

Oui, ça n'a pas dû être très drôle à Sainte Lucia.

Shion

— Merci pour moi. On devrait t'enfermer là-dedans quelques mois, tu verrais un peu.

Mion

— Roh, vas-y, te fâche pas, je m'excuse.

J'ai acheté du gâteau, on mange ?

Elle ouvrit la boîte et me montra deux parts de gâteau au fromage.

Nous avons les mêmes goûts et les mêmes préférences,

alors le mieux, c'est toujours de prendre la même chose en double, une pour elle et une pour moi.

Nous discutâmes de tout et de rien, mangeant notre part de gâteau.

Comment c'était l'école, les amis, ce genre de choses.

Mion

— Si tu as besoin de meubles ou quoi, dis-le, hein,

je peux sûrement t'avoir certains trucs pour pas cher.

Shion

— Hmmmm…

Shion

Je sais pas trop, je me suis enfin habituée à vivre ici, mais si ça se trouve, je vais partir dans pas longtemps, donc je préfère ne pas acheter de meubles.

Shion

Papa me casse les oreilles à me dire de revenir vivre à la maison. En même temps, il a pas tort, si c'est pour vivre à Okinomiya, autant reprendre mon ancienne chambre.

Shion

Mais bon, j'ai pas spécialement envie de le voir, à vrai dire, même si je me vois mal lui tenir tête, il sait faire peur quand il le veut.

Mion

— Ahahahahaha !

Allez, là, il a juste envie de te revoir à la maison, tu dois lui manquer énormément. Retourne à la maison, va, ça lui fera plaisir.

Shion

— On voit bien que c'est pas toi qui dois le faire...

Mion

— Ahahahahahahahaha !

En fait, à bien y penser, c'était la première fois que nous avions l'occasion de discuter, elle et moi, depuis ma réhabilitation officielle.

Je l'observai. Elle ne portait aucune trace en elle de ce que j'avais vu lorsqu'elle s'était présentée comme étant la future héritière du clan.

Il faut croire que l'héritière et elle ne sont pas vraiment les mêmes personnes.

Pourtant, l'héritier des Sonozaki est toujours celui qui porte en lui le démon.

Nos deux corps sont exactement semblables et n'ont qu'une seule différence notable : le tatouage du démon situé dans le dos.

Lorsque Mion se fit tatouer, et ce jour-là seulement, elle reçut officiellement la charge de prendre la tête du clan.

...

C'est pourquoi il y a deux Mion.

Lorsqu'elle m'a obligée à m'arracher les ongles, je l'ai maudite, je l'ai insultée, j'ai souhaité sa mort.

Mais je suis sûre que si nos rôles avaient été inversés,

j'aurais fait la même chose qu'elle.

Mion

— ... Shion...

Tu... Tes ongles, ils ont guéri ?

Shion

— Oui, la blessure est cicatrisée.

Shion

Disons que depuis cette soirée, je n'aime plus tellement me faire remarquer, alors je ne mets plus de bandages dessus.

Shion

Mais à vrai dire, ils sont encore bien arrangés, et c'est pas joli-joli à voir, alors je ne les montre pas, autant que possible.

Avec un petit rire désabusé, je lui montrai mes trois doigts.

Mion ne sut plus quoi dire. Elle baissa la tête.

Shion

— ... Pas la peine de t'excuser, tu sais.

Tu n'as pas eu le choix, j'en suis bien consciente,

tu n'as fais que jouer ton rôle.

Je ne t'en veux pas.

Mion

— ... ... Je te demande pardon...

Shion

— OK !

Pardon accordé, nous sommes quittes.

Mais !

Si tu t'excuses encore une fois, je te retire mon pardon, et tu pourras te brosser pour revenir me voir !

Je refuserai de te rencontrer, à tout jamais !

Mion

— Hein ?

Mais qu'est-ce qu'il te prend ?

Shion

— Quand tu passes en mode excuses-à-tout-va, tu n'en sors plus.

Alors je fais en sorte de ne pas à avoir à supporter tes excuses à tout bout de champ.

Mion

— Mais... Tu me pardonnes, alors ? Vraiment ?

Même pour Satoshi ?

Mon cœur se mit à me démanger lorsqu'elle prononça son nom.

Comme si une vieille blessure se rouvrait.

Mion

— ... Tu t'en doutes, mais je savais que tu étais amoureuse de lui.

Shion

— En même temps, je l'ai clamé haut et fort en public, hein.

C'est pas comme si j'allais en avoir honte ou me sentir gênée.

Ahahahaha.

Mion

— Mais tu sais, Mémé considère que tu as payé ton tribut.

Elle l'a dit, d'ailleurs, que l'incident était clos,

car tu avais effectivement pu t'arracher les ongles.

Shion

— ... Ben putain, j'espère bien.

Ça m'a fait suffisamment mal, tu peux me croire.

Mion

— N'empêche... Je me demande bien où il a pu passer, Satoshi...

Je sentis mon cœur se serrer très fort dans ma poitrine, et ma gorge me faire mal.

Je venais de lui dire.

Je venais de tout lui pardonner.

Et pourtant, quelques secondes plus tard, j'aurais voulu déjà revenir dessus.

Comme si ce qu'elle venait de me dire m'avait rendu complètement différente.

Mion, qu'est-ce que tu viens d'oser dire ?

Tu oses demander où est-ce qu'il a bien pu passer ?

Parce que c'est peut-être pas TOI qui est la plus au courant de ce qu'il lui est arrivé ?

Comment est-ce que tu peux oser prétendre ne pas savoir ?

Comment ?!

Mes yeux se firent gros, tellement que j'ai bien cru qu'ils allaient sortir de leurs orbites.

Ma gorge devint très sèche et se mit à me faire mal.

Mion

— ... ... …

Mion pâlit, visiblement.

Elle avait remarqué mon visage complètement furieux.

Nous sommes issues du même moule, elle et moi. C'est plus que ça même, c'est comme si nous étions la même personne.

Je sais à quoi elle pense, et elle sait aussi à quoi je pense.

Je n'ai qu'à la laisser lire mon visage pour lui dire tout ce que je pense de la situation.

Mion

— Ah... Je... Je te demande pardon...

Je viens de la prévenir, pourtant. Elle a osé s'excuser encore une fois !

Je la pris par le colback et lui enserrai le cou, la soulevant petit à petit.

Tu vas voir, ma grande, je vais te faire cracher, moi, tu vas me dire ce que tu as fait de Satoshi !

Et si tu l'as donné en sacrifice en le jetant dans le marais, je te crève, maintenant-tout-de-suite !

Mion

— Je te jure que... Je sais pas... ce qu'il lui est arrivé...

Menteuse...

Mion

— Non, je te jure…

Mémé non plus, elle sait pas.

Je te jure que c'est vrai !

Shion

— Menteuse, tu mens comme tu respires !

Tu comptes peut-être me dire qu'il a réellement été enlevé par les démons ?

Mais tu te fous de ma gueule ou quoi ? Les malédictions, ça n'existe pas ! Ça n'existe pas !

Des insultes et des jurons plus affreux les uns que les autres sortirent de ma bouche.

Mais franchement, je n'avais pas conscience de réellement prononcer tous ces mots.

Aaah, je sais... C'est le démon.

Le sang de démon qui coule dans mes veines s'est réveillé, et c'est lui qui parle en se servant de ma gorge et de ma bouche.

Mes mains... Enfin, les mains du démon, en fait, se resserrèrent autour de son cou.

Shion

— C'est vous qui l'avez enlevé, vous qui l'avez fait disparaître !

C'est vous, le clan des Sonozaki, c'est vous !

Rends-le-moi ! Rends-moi Satoshi, tu m'entends ?

RENDS-LE-MOI !

Sans aucune pitié, mes mains mirent la pression sur son petit cou, comme deux vérins, très lentement, mais très sûrement, avec une force prodigieuse...

C'est alors qu'elle plaça sa main contre les miennes.

Je vis ses doigts.

Ils étaient comme les miens. Son majeur, annulaire et auriculaire de la main gauche portaient des ongles difformes, franchement pas très jolis à regarder.

Shion

— ... Mion…

Qu'est-ce que c'est que ces ongles ? Qu'est-il arrivé ?

Mion pleurait à grosses larmes.

Je n'avais pas besoin de le lui demander.

Elle avait les mêmes blessures que les miennes.

Elle avait dû payer le même prix.

Ses ongles étaient en gros au même stade de guérison que les miens.

Ce qui voulait donc dire... qu'elle s'était arraché les ongles en gros à la même époque que moi ?

Mion

— ... Mais putain... Je pouvais pas... Je pouvais pas te... laisser souffrir toute seule, c'était pas à toi de payer ! C'était trop injuste...

Elle se mit à sangloter.

Je restai debout, les mains toujours autour de son cou, incapable de bouger.

Mion

— Je savais que tu étais amoureuse de lui.

Mion

Je voulais vous voir ensemble, heureux tous les deux.

Mion

C'est toujours toi...

Mion

On est jumelles, mais c'est toujours toi qui prends sur la gueule quand il y a un problème... C'est pas normal !

Après tout, si j'étais tombée amoureuse de Satoshi, il n'était pas impossible qu'elle aussi eût nourri des sentiments pour lui. Ça ne m'étonnerait qu'à moitié...

Nous avons les mêmes goûts, après tout.

Mais alors, cette conne a…

Juste pour moi ? Juste pour jouer franc jeu ? Mais quelle conne...

Mion

— Tu sais, j'ai…

Mion

Je lui ai dit, à Mémé.

Mion

Je lui ai gueulé dessus, et comme il faut !

Mion

Je lui ai dit de vous foutre la paix à lui et à toi.

Mion

Alors... Alors elle a dit que c'était pas un problème, et que cela dépendait de ce que j'étais prête à payer, si j'étais capable de prendre mes responsabilités...

Mion

Et tu as réussi !

Mion

Tu as obtenu le droit d'être avec lui ! Et voilà que lui…

Voilà que Satoshi fout le camp sans crier gare...

C'est pas juste !

C'est pas juste !...

Je la connais, elle est trop stupide pour être capable de pleurer à volonté et faire du chiqué pour tromper les gens.

Elle est vraiment en train de pleurer. Elle ne fait pas semblant.

C'est pour cela que ma hargne et ma colère se dissipèrent.

Mion

— Il faut me croire, Shion.

Mion

Je ne sais vraiment pas pourquoi Satoshi a disparu.

Mion

C'est pas nous qu'avons fait le coup, j'te jure, Mémé n'y est pour rien, le clan non plus !

Mion

Mémé a dit que tu avais payé, elle t'a pardonné,

Mion

elle ne peut pas avoir ordonné de le faire disparaître !

Shion

— ... ... Mion, je... Je te demande pardon.

Ça va, ton cou ? Je t'ai fait mal ?

Je desserrai mes mains de son cou et la pris dans mes bras.

Mion

— Non... Non, t'inquiète pas, j'ai pas eu mal.

Et puis, tu as souffert beaucoup plus que ça, non ?

Je me retournai vers le démon qui sommeillait en moi pour lui crier à la figure.

Je crois en elle, car ses larmes ne mentent pas.

C'est vrai, je l'admets, j'ai cru jusqu'à maintenant que le clan des Sonozaki était responsable de la disparition de Satoshi.

Mais si Mion me jure que ce n'est pas le cas,

et qu'elle me le jure en pleurant, alors je peux la croire.

Ces larmes, ce sont des preuves irréfutables, elle et moi savons que nous pouvons être certaines que nos larmes sont une preuve de vérité.

C'est pour ça que je ne remettrai pas ses dires en doute.

Ce ne sont pas les Sonozaki qui ont fait disparaître Satoshi.

Mais alors... Tu comptes vraiment croire qu'il a disparu à cause de la malédiction de la déesse Yashiro ?

Non, je ne crois pas aux malédictions !

Mais ce n'est pas Mion qui a fait le coup !

Mais si ce n'est pas la malédiction qui est responsable, et si ce n'est pas non plus le clan des Sonozaki, alors pourquoi Satoshi a-t-il été enlevé par les démons ?

Mais j'en sais rien, moi !

Je sais juste que c'est pas Mion !

Si Mion me jure que c'est pas elle, alors le clan n'a rien à voir là-dedans !

Shion, tu n'es qu'une pauvre idiote.

Tu ne vas quand même pas me dire que tu comptes faire la sourde oreille aux gémissements emplis de haine et de rancœur de Satoshi ?

Ah, mais tais-toi !

Je n'ai pas besoin que tu me le dises, j'entends sa voix tous les jours, je sais !

Je le vois, en train de sourire, tout gêné, comme s'il était dans une belle mouise, à répéter “Mhhm”, “Mhhm”, sans savoir à qui demander de l'aide, alors qu'il sait pertinemment que personne ne peut l'aider !

Mais moi, je ferai quelque chose pour lui, je trouverai bien quoi faire !

S'il est vivant, je le sauverai !

S'il s'est fait tuer, je le vengerai !

Mais je sais aussi que ce n'est pas Mion qui doit y passer !

Toi, ce que tu veux, ce n'est pas venger Satoshi, c'est simplement te passer les nerfs sur le premier venu !

Je suis moi et personne d'autre, et surtout pas un démon !

Tu n'es qu'une toute petite partie de mon âme, alors ne viens pas la ramener !

Tu crois que tu pourrais prendre le contrôle de mon corps ? Mais c'est la fête du slip, mon garçon ?

Dégage ! Hors de ma vue ! Disparais !

Et ne remets plus jamais les pieds ici !

Je sentis le démon en moi se faire plus discret et se retirer à nouveau dans les profondeurs de mon âme.

Drainée, épuisée par toutes ces émotions, je m'affalai lentement au sol, ma sœur toujours dans mes bras.

Mion

— ... Shion... Ça va ?

Shion

— Oui... Oui, tout va bien, je vais mieux, Mion.

Mion

— Pourquoi est-ce qu'il a fallu nous différencier...

Pourquoi est-ce qu'on n'a pas eu le droit de rester l'une et l'autre en même temps ?

Shion

— Arrête.

Shion

Nous nous sommes déjà posé la question des dizaines et des centaines de fois, tu le sais bien.

Shion

Il n'y a pas de pourquoi du comment ou je ne sais quelle réponse.

Shion

Il y a la réalité de tous les jours. Tu es Mion, et je suis Shion.

Shion

C'est tout. Ainsi va le monde.

Mion

— Tu sais... Moi je m'en fous, je peux être Mion ou Shion, ça ne me dérange pas.

Nous sommes nous. J'ai envie d'être toujours à égalité avec toi, c'est pas un crime, quand même ?

Shion

— ... Non, mais nous n'y pouvons plus rien désormais.

Il y a un énorme tatouage de démon dans ton dos.

C'est ce tatouage qui scelle ton héritage.

Nous ne pourrons plus jamais rien y changer.

Mion

— Je veux pas.

J'en veux pas, moi, du démon, j'en veux pas !

Je suis pas un démon,

je veux être un humain, comme toi...

Mion est le démon, et je suis l'être humain.

Nous sommes nées jumelles, mais nous sommes différentes.

Je suppose que les humains et les démons n'ont jamais réellement pu vivre ensemble...

... Pourtant, il a bien fallu que si.

Il y a eu des enfants pour le prouver.

D'ailleurs, c'est bien ça, le principe de la légende du village de Hinamizawa, non ?

Les démons et les humains vécurent heureux ensemble, et ils eurent beaucoup d'enfants,

sous le regard bienveillant et protecteur de la déesse Yashiro.

... Mion.

Shion.

Satoshi.

Les démons. Les humains.

La malédiction. Les meurtres en série.

Les disparitions. Satoshi...

Encore enlacées, avachies sur le sol, ma sœur et moi sombrâmes corps et âme dans les profondeurs ténébreuses d'un sommeil sans nom, inexorablement prises dans la tourmente du tourbillon de nos pensées...