Ce fut le lendemain que ma sœur m'apprit au téléphone que la malédiction avait frappé pour la quatrième fois consécutive.
Cette année, c'était la salope de tante de Satoshi qui était morte.
Et comme Satoshi souffrait des brimades constantes de sa tante sur sa sœur Satoko, cela voulait dire que ses problèmes allaient enfin prendre fin.
J'aurais dû danser de joie, même si c'était très impoli envers la mémoire de la victime.
Sauf que le cœur n'y était pas.
— ... Je me demande si la Police a déjà une piste pour le meurtrier.
Ma sœur resta un moment silencieuse à l'autre bout du fil.
— Je sais pas trop.
Apparemment, Ôishi tourne pas mal dans le village et pose beaucoup de questions.
Il dit qu'il est sûr que le meurtrier était très proche de la victime...
Je l'ai déjà dit,
mais ma sœur et moi sommes des jumelles monozygotes.
Nous sommes strictement identiques, et donc il nous arrive souvent de penser exactement aux mêmes choses. C'est pourquoi j'étais sûre que si dans ma tête, il me venait à l'esprit que Satoshi avait peut-être fait le coup, alors ma sœur aussi y pensait.
C'est pourquoi je décidai d'aller à l'essentiel.
— ... Satoshi a un alibi pour la fête ?
— Hein ?
Aah ! Euh…
Je sais pas trop...
— Tssss....
Je poussai un soupir de déception.
— Tu es vraiment stupide quand tu veux.
Satoshi est allé à la fête.
Même si c'est pas vrai, ça mange pas de pain de le dire.
— Aah, hmmm, oui, tu as raison.
Je suis désolée de ne pas y avoir pensé...
Histoire de bien marquer le coup, je poussai un nouveau soupir las.
Ma conne de grande sœur aurait pourtant dû soupçonner Satoshi dès la première seconde, et elle n'avait même pas pensé à lui fabriquer un alibi de toutes pièces...
— Mais alors...
Tu penses vraiment que ce serait lui ?
— Ce n'est pas le problème.
Le problème, c'est de savoir s'il a un alibi pour l'heure du meurtre.
Rah...
— La police va venir dans pas longtemps pour nous poser des questions. Je leur dirai qu'il était avec nous.
— ... Mion ?
Je ne sais pas si tu le sais, mais les mensonges improvisés, ça ne mène jamais très loin.
Si tu n'as pas préparé de quoi lui forger un alibi hier, ce n'est plus la peine de t'y mettre maintenant.
Tu devrais te concentrer et essayer de dire la vérité, je pense.
Ça risque d'attirer l'attention plus qu'autre chose.
— ... ... Ouais. Pardon.
Ma sœur avait l'air complètement déprimée. Elle me fait bien rire, celle-là ; c'est moi qui devrais être déprimée.
Elle était plutôt douée en temps normal, mais elle n'avait pas cette capacité d'adaptation à l'adversaire, cette versatilité si nécessaire pour survivre.
Quand je pense qu'elle héritera du clan, un jour, je me dis que ça ne présage rien de bon...
Vu qu'elle ne sait pas quoi répondre, je suppose qu'elle ne devrait pas tarder à changer le sujet...
J'ai dû le penser très fort, car à peine les mots avaient-ils résonné dans mon crâne qu'elle le fit.
— Dis voir, Shion, ça fait un moment que tu n'as pas pu aller bosser, non ?
— ... C'est très bien observé, effectivement.
Mais bon, c'est grâce à toi.
— Euh, ouais, je sais, j'te demande pardon.
Je me disais, vu qu'aujourd'hui je compte me cacher pour le reste de la journée, tu dois sûrement pouvoir trouver le temps de faire quelques heures, non ?
À cause de tous les préparatifs de la fête du village, ma sœur se trouvait sur la place publique presque tous les jours.
Donc forcément, je ne pouvais pas me montrer, les gens auraient bien vu qu'il y avait deux Mion.
Par conséquent, je n'avais pas pu travailler.
Et ça, ça m'avait fait mal, vu que j'étais obligée de travailler pour gagner ma vie.
Bon, honnêtement, je ne me sentais pas d'humeur à travailler ce jour-là.
Mais mes finances ne me permettaient pas de me prélasser dans l'oisivité et l'Ennui baudelairien.
Je sortis de la pièce et la fermai à clef. Le bruit dut alerter Kasai, car celui-ci ouvrit sa porte et me regarda m'apprêter à sortir.
— Mademoiselle, vous partez ?
— Oui, je suis en train, là.
Mion m'a dit qu'elle comptait ne pas se montrer de la journée, donc j'aimerais en profiter pour travailler.
Si tu n'as rien à faire d'urgent, est-ce que je peux te demander de m'emmener au restaurant en voiture ?
— ... Mademoiselle, ne voudriez-vous pas plutôt attendre un peu avant de vous remettre à travailler ?
À cause de cette histoire, la Police surveille de très près les activités des Sonozaki.
Je pense qu'il serait plus prudent de ne pas trop vous montrer, vraiment.
— C'est vrai, Kasai, et je te remercie de t'en soucier, mais malheureusement, si je ne travaille pas, je n'aurai pas de quoi manger.
Mon fidèle majordome pourrait bien évidemment être tenté de me donner de quoi survivre en attendant.
Mais je lui avais juré de ne jamais compter sur lui pour me sortir de la misère financière.
Je suis du genre à me moquer éperdument des lois, mais c'était justement pour cela que je respectais scrupuleusement celles que je m'étais imposées à moi-même.
Kasai savait que je n'étais pas du genre à revenir dessus.
Après m'avoir redemandé, pour la forme, si je ne voulais pas reconsidérer la question, il soupira, puis alla chercher les clefs de contact.
Lorsque nous allions au restaurant de mon oncle en voiture, il y avait un feu rouge que nous pouvions être certains de nous prendre.
Je le savais, mais à chaque fois que nous arrivions et que le feu passait au rouge, je pestai quand même. C'était vexant de se le prendre absolument à chaque fois !
Devant nous, les passants traversaient la rue, lentement.
Parmi eux, je vis quelqu'un qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Satoshi, ce qui me fit sursauter.
... Non, en fait, c'était Satoshi...
Je lui avais parlé au téléphone très récemment, mais cela faisait très longtemps que je ne l'avais plus vu.
— Kasai,
je suis vraiment désolée, mais est-ce que tu peux dire à mon oncle qu'aujourd'hui, je ne pourrai quand même pas travailler ?
Je descends ici.
— Pardon ?
Mademoiselle Shion ?
Il me demanda des explications, mais je sortis de la voiture sans rien dire.
Le feu passa au vert.
Kasai avait l'air de crier quelque chose dans ma direction, mais le concert des klaxons des voitures derrière lui le força à redémarrer et à partir.
Satoshi était à vélo, mais il roulait très lentement, à peine plus vite qu'à pieds, en fait. Je n'eus aucune difficulté à le rattraper et à lui taper dans le dos.
— Hallo !
Dis voir, c'est pas courant de te voir à Okinomiya !
Il me vint à l'esprit que si je lui parlais avec un grand sourire,
il me sourirait peut-être en retour.
C'est pourquoi je décidai de lui faire le plus beau sourire du monde.
— ... Oh, salut, Mion.
Comme d'habitude, il avait l'air exténué.
Mais en me voyant, il fit un effort pour sourire -- et le fait de voir qu'il essayait de sourire me rendit folle de joie.
Mon cœur se fit très léger.
Je n'avais pas de miroir, mais j'étais sûre que mon visage devait avoir pris de jolies couleurs, là, d'un seul coup.
Et si je m'en rendais compte moi-même, alors forcément, Satoshi devait avoir capté que j'étais d'excellente humeur.
— Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais tu m'as l'air bien joyeuse aujourd'hui.
— Aah, mais je le suis !
Tu as l'air si heureux, alors du coup, ça me remonte le moral aussi !
Je plissai les yeux avec complicité puis éclatai de rire. Satoshi me regarda et se mit à rougir légèrement de honte.
... C'était comme dans un rêve. C'était le Satoshi d'avant.
Ce qui ne manqua pas de me rendre d'encore meilleure humeur.
— Eh bien, et toi, alors ? Que s'est-il passé ?
Tu as eu une bonne nouvelle ou quoi ?
— ... Non, il ne s'est rien passé de bien pour moi.
Ma tante est morte, la Police et les voisins sont tout le temps sur mon dos, c'est pas facile.
Pendant un instant, j'ai bien cru que j'avais fait une connerie et qu'il était à nouveau énervé après moi.
Mais ce n'était qu'une impression.
Je me rendis bien vite compte que le visage de Satoshi, bien qu'assombri, était tout de même orné d'un gentil sourire.
... Un peu comme s'il savourait une victoire personnelle, comme s'il venait d'achever un travail monumental.
C'est comme ça que je le ressentis, en tout cas.
C'est pourquoi j'eus une certitude.
C'était effectivement lui
qui avait assassiné sa tante.
Je n'avais aucune preuve, mais je le sus, instinctivement.
C'est pourquoi je décidai de ne pas en parler.
Je savais quel était son mobile, je savais qu'il en avait bavé.
Je savais dans quelle situation il s'était trouvé.
Je savais ce qu'il avait ressenti.
... Je savais tout sur lui.
C'est pourquoi je décidai de tout ignorer.
Il avait l'air enfin délivré d'une grande souffrance, alors je fis comme si de rien n'était, et lui posai la question en souriant.
— Alors, toi, dis voir, tu es de sortie aujourd'hui ?
Ah, tu vas travailler ?
— Exact.
Enfin, non, d'abord, je fais un petit détour.
— ... Un petit détour ?
— Ahahahaha...
En fait, je passe tous les jours devant la vitrine du magasin pour être sûr que la peluche y est encore. Sinon, ça me stresse trop.
À ces mots, il me revint en tête la raison pour laquelle Satoshi avait commencé à travailler.
Satoko avait voulu l'énorme peluche en vente dans le magasin de jouets un peu plus loin.
Sauf qu'elle n'était clairement pas donnée.
J'avais entendu dire que l'anniversaire de Satoko était juste après la fête de la purification du coton.
C'était donc très bientôt, même si je ne connaissais pas la date exacte.
Mais au fait, il n'avait pas dit qu'il avait arrêté de travailler, au téléphone ?
Hmmm, je suppose qu'il va remercier les gens qui l'ont laissé travailler, ou qu'il va récupérer ses affaires pour faire place nette.
Quoi qu'il en fût, Satoshi avait atteint la somme qu'il s'était fixée, et il serait bientôt libéré de la fatigue que tous ces jobs lui avaient occasionnée.
S'il avait peur que la peluche fût déjà vendue, cela voulait dire qu'il n'avait pas encore perçu son salaire.
Il le recevrait peut-être seulement le jour de l'anniversaire de sa sœur, qui sait ?
Lorsque le magasin fut en vue, Satoshi se mit à courir à petites foulées, puis il scruta la vitrine.
Apparemment, il avait pu constater qu'elle était encore là, et le soulagement put se lire instantanément sur son visage.
— Pfiou, tant mieux.
OK, c'est bon,
elle est encore là.
— Mais, tu as gagné de quoi l'acheter, cette peluche, non ?
Pourquoi tu ne vas pas la réserver ?
— ... Mhhm.
Ça devait être un concept qui lui était inconnu.
Rah, cet homme, il lui faut vraiment quelqu'un derrière lui, il ne s'en sortira jamais...
Regardant par-dessus son épaule, je jetai un coup d'œil dans la vitrine.
Il y avait là une énorme peluche, que je ne trouvais personnellement pas spécialement jolie, un peu à l'étroit, comme enfermée là.
J'avais plus l'impression qu'elle faisait partie de la décoration du magasin que des articles en vente.
— Je ne vois pas le prix, elle n'a pas d'étiquette, on dirait.
Elle coûte combien, cette peluche ?
— ... Ben…
J'ai vérifié en fait, j'ai demandé en magasin, ils m'ont dit qu'elle était à vendre.
— À combien ?
Tu auras de quoi la régler ?
— Mais oui, bien sûr, tu te doutes bien que j'ai vérifié, quand même...
Satoshi se mit à tirer la tête -- il devait penser que je le prenais pour un imbécile.
— Eh bien, si tu as le budget pour, pourquoi attendre ?
Allons la réserver, cette peluche.
Comme ça, tu n'auras pas besoin de psychoter tous les jours, et en plus tu éviteras les mauvaises surprises.
Nous entrâmes dans le magasin à la recherche du vendeur. Tout était un peu poussiéreux.
— ... On dirait qu'il n'y a personne.
— Ahahahahaha, eh bien c'est parfait !
Satoshi, avec un peu de chance, tu n'auras même pas besoin d'attendre ton salaire pour pouvoir rentrer avec cette peluche à la maison.
— Quoi ? Mais t'es folle,
je vais pas la voler, c'est pas bien de voler, enfin !
— ... Roh, mais je rigole, voyons.
Il faut pas tout le temps me prendre au sérieux.
... Ne me dis pas que tu me prends pour une voleuse ?
— Euh... Désolé ? Ahahahaha...
Satoshi se mit à rire, comme s'il voulait calmer le jeu.
Je lui répondis en faisant une moue boudeuse, feignant la colère.
Nos simagrées déclenchèrent en moi une sorte d'élan de nostalgie.
Jusqu'à aujourd'hui, j'ai vécu des tas de choses pas très glorieuses, des moments durs, embêtants, difficiles.
... Mais là, j'avais l'impression que tout avait disparu sans laisser de traces, un peu comme les vagues font disparaître les lettres dans le sable.
Près de la caisse, nous découvrîmes un rocking-chair, et un vieil homme, qui était certainement du magasin, y faisait paisiblement la sieste.
S'il n'avait pas été réveillé par nos conversations et nos pitreries, c'était qu'il devait dormir profondément.
— Euh... Pardon, excusez-moi ?
Vous êtes du magasin ?
Je lui touchai plusieurs fois les épaules, mais il ne fit pas mine de vouloir se réveiller.
La porte du magasin s'ouvrit et une voix de femme annonça « Ça y est, je suis de retour ! ». Puis elle s'approcha de nous. Elle portait un tablier.
— Roh, mais Papa, je t'ai demandé de surveiller le magasin, pas de faire la sieste !
Il y a des clients, enfin !
Rah, excusez-le, hein ?
Il commence à ne plus avoir toute sa tête...
Elle le réveilla sans vergogne et lui dit de retourner au salon.
Puis, avec un rire gêné, elle se mit à la caisse.
— Je suis vraiment confuse de vous avoir imposé cela.
Vous désiriez acheter quelque chose ?
— Ah, euh, ce n'est pas pour acheter tout de suite, mais pour une réservation.
On voudrait réserver la toute grosse peluche que vous avez en vitrine.
— Ah oui ?
Vous êtes sûrs ?
Vous avez vu son prix ? Elle est plutôt chère,
vous avez assez d'argent de poche ?
— Euh, oui,
enfin, normalement, je devrais avoir tout juste assez.
— Il va bientôt être payé pour son job, alors il aimerait la réserver jusqu'à ce qu'il touche son salaire.
La femme n'y mit pas beaucoup de bonne volonté, mais elle lui fit remplir un formulaire de réservation.
Satoshi le lui rendit dûment complété, et en échange, la vendeuse lui donna un reçu.
— Tu vois ?
Et maintenant, tu n'as plus besoin d'avoir peur, personne ne pourra l'acheter avant toi.
— Oui.
Je recevrai très bientôt mon salaire,
mais... c'est rassurant.
Apparemment, il avait vérifié tous les jours si elle avait été vendue ou pas.
Je parie que ça l'avait taraudé tous les jours, depuis qu'il avait commencé à travailler.
Je ne sais pas si c'était une délivrance pour lui, mais il avait l'air vraiment content en regardant son reçu. Il avait l'air de savourer ça.
— Si j'avais su, je l'aurais réservée il y a un moment.
— ... Non mais tu sais, les gens normaux réservent tout de suite, sans se poser de question.
Les gens qui, comme toi, n'y pensent pas, sont plutôt rares, tu sais.
— ... Mhhm...
Ça me faisait vraiment trop plaisir de le charrier à tout bout de champ.
... Les jours sombres et difficiles que j'avais vécus jusque la veille me paraissaient insensés désormais.
Et à voir son visage, Satoshi devait ressentir la même chose.
— Je... Merci.
Je vis sa main s'approcher de ma tête.
Il va me caresser la tête ?Vraiment ?
Je me sentis piquer un fard formidable.
Sa main ne touchait pas encore ma tête, mais celle-ci se souvenait déjà de cette sensation. Elle me chatouillait.
... Franchement, je me moquais éperdûment de cette histoire de meurtre de la veille.
Si la source de leurs problèmes et de leurs malheurs s'est fait tuer, tant mieux.
Si à partir d'aujourd'hui, lui et moi pouvons petit à petit redevenir heureux, alors c'est un moindre mal.
... Mais j'eus beau attendre et attendre, sa main ne me fit pas la joie de me caresser la tête.
J'avais les yeux fermés, les paupières serrées. J'entr'ouvris un œil et risquai un regard.
Et là... Je sus que la situation avait changé du tout au tout.
Ils étaient quatre hommes taillés comme des armoires à glace.
Postés devant l'entrée du magasin, ils nous attendaient à la sortie.
— Bonjour, bonjour !
Éhhéhhéhhé !
Le plus âgé d'entre eux s'approcha de nous avec un rire dégoûtant.
C'était la première fois que je le rencontrais, mais d'après son attitude, je dirais qu'il connaissait ma sœur et Satoshi.
Il m'avait l'air d'être de la Police.
Je me remémorai rapidement les dernières choses dont m'avait parlé ma sœur.
... Ouais, je crois que je vois qui c'est.
— Bonjour,
M. Hôjô. Mademoiselle Sonozaki, bonjour à vous aussi.
Je suis vraiment désolé de vous déranger maintenant, vous m'aviez l'air bien partis, mais je suis obligé.
Kuraudo Ôishi.
Il est inspecteur au commissariat d'Okinomiya. C'est lui qui enquête sur la série de meurtres à Hinamizawa.
Il semble avoir flairé que le clan des Sonozaki est derrière tous ces meurtres.
Il est peut-être le pire ennemi du clan en ce moment.
Il est très copain avec la Section 4, qui s'occupe du crime organisé, et donc il est très au courant de tout ce qu'il se passe.
Même s'il n'y avait pas cette histoire de meurtres en série, il serait un ennemi juré de notre clan, puisque les Sonozaki trempaient un peu dans les affaires de yakuzas et autres joyeusetés.
Bien sûr, il n'est certainement pas un grand copain de Mion, puisqu'elle est l'héritière du clan.
Après plusieurs simulations, je trouvai la meilleure façon de lui parler le plus comme ma sœur le ferait.
— ... Ah ben tiens ? M. Ôishi ?
Merci d'assurer avec autant d'ardeur notre sécurité.
Mais qu'est-ce que quatre policiers peuvent-ils vouloir chercher dans un magasin de jouets ?
Je ne crois pas qu'ils vendent le genre de poupées dont vous pourriez avoir besoin, ici...
Tchh…
Alors évidemment, ce n'était pas aux jouets du magasins qu'il voulait parler,
mais très certainement à nous.
Enfin, probablement pas à moi, en fait.
Donc sûrement à Satoshi.
Je lançai à regard à Satoshi : il ne montrait pas de réaction trop violente, mais il avait l'air très nerveux.
Les autres hommes derrière l'inspecteur me semblaient se préparer à nous barrer la route, juste au cas où.
— M. Hôjô,
j'ai quelques questions à vous poser, je dois dire.
— Ah oui ?
Et vous vous croyez où ? Si c'est pour l'emmener de son plein gré au poste, c'est pas la peine !
Allez, viens Satoshi, tu n'es pas obligé d'aller avec eux.
Je tapai un petit coup sur l'épaule de Satoshi,
mais celui-ci ne réagit pas. Il était devenu blême et semblait perdu dans ses pensées.
“Perdu dans ses pensées ?”
Hmmm, je ne sais pas trop, en fait... Il donnait plus l'impression d'avoir abandonné.
…
Je me mis à maudire intérieurement ma conne de grande sœur.
Il ne fallait pas être un génie pour deviner que Satoshi était le meurtrier de sa tante, même sans avoir vu la scène du crime -- qui d'autre aurait un quelconque intérêt à la tuer ?
Elle aurait dû le savoir ! Alors pourquoi ne pas avoir pensé à lui forger un alibi ?
Stupide comme elle est, elle a sûrement déjà raconté la vérité aux policiers.
Elle a donc candidement avoué que Satoshi n'avait pas d'alibi !
Et vu qu'elle n'a rien fait pour le sauver, les autres villageois ne feront rien non plus.
Et donc forcément, personne ne lui fournira jamais d'alibi, il va se retrouver tout seul.
Et là, la Police n'aura plus qu'à cacher son jeu, à l'approcher pour une broutille, et à le cuisiner comme un bœuf-carottes, jusqu'à ce qu'il craque...
Je scrutai à nouveau le regard de Satoshi.
Il était complètement déboussolé.
Je parie qu'il ne sait même pas qu'il a le droit de refuser de les suivre.
Il les suivra docilement jusqu'à leur salle d'interrogatoire, et quand Ôishi lui posera une question piège, il tombera tout doit dans le panneau et se dénoncera.
... Il faut quelqu'un pour le couvrir, sinon, il passera aux aveux.
Personne ne l'a protégé jusqu'à maintenant.
Je n'ai pas le choix, il faut que ce soit moi qui le couvre...
Oui, ça d'accord, mais comment ?
Est-ce que je pourrais vraiment lui faire avaler que Mion s'est trompée dans ses premières déclarations ?
C'est trop tard, ça ne marchera jamais.
Si j'avais un peu plus de temps, je suis sûre que je trouverais quelque chose, j'ai le cerveau audacieux requis pour ce genre de travaux.
Sauf que là, justement, j'ai pas le temps.
Les flics sont là, tout près, et ils se rapprochent tout doucement, l'air de rien, lui mettant la pression.
Même si moi, la distance ne m'impressionne guère, je suis sûre que pour Satoshi, ce doit être une toute autre histoire.
Et qui sait ? Si je ne trouve pas vite une solution, il est fort possible que Satoshi abandonne et se dénonce !
Allez, vite, il me faut une idée, vite, vite !
Je ne dois pas me taire maintenant, il faut pas se taire, surtout pas !
Ce silence est sûrement dangereux pour Satoshi, il lui met la pression.
Il faut que je joue une pièce et que je mette Ôishi en échec au roi !
Ôishi s'avança encore, imposant, menaçant presque.
Satoshi se mit à trembler, puis fit un pas en arrière.
— ... Ah... Euh...
— Allons, n'ayez pas peur, voyons.
Nous n'en avons que pour quelques minutes.
Éhhéhhéhhé !
Mais bien sûr, seulement quelques minutes...
Il se fout de nous, oui !
Si jamais il l'arrête ici et maintenant, Satoshi ne reverra jamais la lumière du jour !
Satoshi, surtout ne baisse pas les bras ! Si jamais tu abandonnes maintenant, alors à quoi bon avoir tenu le choc jusqu'à aujourd'hui ? À quoi bon avoir fait tous ces efforts ?
— ... Euh...
Satoshi n'était plus cohérent, il avait perdu les pédales ; et si moi j'avais réussi à le remarquer, alors Ôishi devait le savoir aussi...
Il eut un sourire vraiment désagréable, puis tendit lentement le bras en direction des épaules de Satoshi...
Je sentis comme une onde de choc remonter tout le long de ma colonne vertébrale.
Il ne faut pas qu'il le touche.
S'il arrive à lui placer la main sur l'épaule, ce sera fini ! Satoshi abandonnera !
Il est même capable de tout avouer sur place, sans attendre d'être arrivé au poste !
— Donc en gros, vous voulez savoir si Satoshi a un alibi, c'est bien ça ?
— ... Plaît-il ?
Ôishi stoppa tout net, se retourna, et me parla sur un ton sévère.
OK, sa main s'est arrêtée, c'est déjà ça de pris.
Personnellement, j'avais juste parlé pour arrêter sa main.
Donc ça me suffisait amplement, mais...
... C'était juste pour ça, je n'y avais pas réfléchi plus.
Il me fallait maintenant déblatérer n'importe quelle idiotie derrière, et espèrer rattraper le coup...
— ... Oui, en effet,
nous aimerions lui demander s'il a un alibi.
Éhhéhhé, n'y voyez rien de personnel, ce sont peut-être juste mes hommes qui sont des glandus, mais ils n'arrivent pas à lui trouver d'alibi pour la période de temps qui correspond à l'heure possible du crime.
Alors je me suis dit qu'au lieu de cacher notre incompétence, nous pourrions ravaler notre fierté et venir lui demander en personne, histoire de ne pas perdre trop de temps.
— Mais vous n'avez pas besoin de lui demander en personne, vous savez.
Je peux vous le donner, moi, son alibi.
— Ah bon ?
Vraiment ?
Eh bien, vous m'enlevez une épine du pied.
Ce soir-là donc, vous êtes restée jusqu'à la fin de la fête, c'est bien cela ? J'ai de nombreux témoins qui ont corroboré votre présence là-bas, d'ailleurs.
Si vous pouviez me dire que Satoshi était avec vous, ce serait le plus facile, c'est vrai.
... Mais lorsque je vous ai posé la question, hier, vous n'avez rien dit à son sujet.
Vous comptez me dire qu'il était là, que vous ne vous en souveniez pas ?
Personne des gens présents à la fête ne se souvient l'avoir vu là-bas, mais vous, si ? VRAIMENT ?
— En effet.
Il était avec moi, effectivement. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus.
— Je sais que vous étiez avec vos amies ce soir-là, et d'ailleurs, je vous ai moi-même croisées là-bas ce soir-là.
Et vous comptez quand même oser me dire qu'il était avec vous ?
Éhhéhhéhhé...
C'est pas un peu gros à nous faire avaler,
vous ne trouvez pas ?
L'inspecteur eut un sourire méchant, puis s'approcha de moi.
Il n'était pas en train de s'amuser à détruire les possibles mensonges auxquels je pourrais penser en ce moment.
Il était particulièrement énervé. Il était à deux doigts de pêcher un bon gros poisson, et j'étais venu lui gâcher ce petit plaisir.
— Vous comptez sérieusement me dire qu'il a joué toute la soirée avec vous à la fête, mais que vous l'aviez complètement oublié, et que cela vous est revenu maintenant ?
Eh bien alors, répondez, Mion Sonozaki.
Au fond de moi, une voix s'éleva pour me dire que j'étais bien dans la mouise, mais je ne pouvais plus faire marche arrière...
— Non mais déjà, à la base, je ne suis pas Mion, donc vous êtes franchement à côté de la plaque.
Je ne suis même pas allée à la fête, pour commencer.
— ... Gné ?
— Le soir de la purification du coton, j'ai passé toute la soirée avec Satoshi dans un restaurant familial près de la gare d'Okinomiya,
l'Angel Mort. Je vous en prie, vous pouvez aller vérifier.
L'inspecteur souriait toujours, mais il était clairement déboussolé.
— ... Qu'esstu racontes, gamine ?
Si t'es pas Mion, t'es qui ?
— Je suis bien une Sonozaki, mais je m'appelle Shion.
Je suis la sœur jumelle de Mion, sa sœur cadette, pour être exacte.
Bien le bonjour à vous, inspecteur, je suis enchantée de faire votre connaissance.
Ôishi était en train de se demander ce que j'avais pris comme substance, ça se voyait sur son visage.
Et comme ce que je racontais était vraiment énorme, il se montra clairement agressif.
— C'est bien la première fois que j'entends dire que Mion Sonozaki a une sœur jumelle.
Tu me prends pour un con, ou quoi ?
— Non, je ne vous prends pas pour un con.
Vous n'avez qu'à regarder dans les registres de la ville et dans notre livret de famille.
Mais si vous préférez, vous pouvez convoquer ma sœur et nous mettre l'une à côté de l'autre, je suppose que cela fera aussi l'affaire.
Les policiers restèrent tous interdits, clairement hésitants.
— ... Et donc vous seriez mademoiselle Shion Sonozaki ?
— Oui, Shion.
Cela vous poserait-il un problème ?
— ... J'aimerais beaucoup vous voir venir avec nous, vous aussi.
Si vous êtes réellement celle que vous dites et que vous étiez avec M. Hôjô, alors je dois vous interroger pour les besoins de l'enquête, vous êtes un témoin crucial.
— Pas de problème, je suis à vous !
Ne soyez pas trop durs avec moi pendant l'interrogatoire, s'il vous plaît.
Les policiers se regroupèrent près de leurs voitures de fonction et se concertèrent.
Je suppose qu'ils n'avaient pas prévu l'apparition d'un joker à la dernière seconde.
Mais bon, au moins, avec ça, Satoshi a un alibi. En carton certes, mais un alibi.
Et vu que j'ai déjà empêché à ma conne de grande sœur de raconter des bobards, elle pourra se concentrer par la suite pour faire corroborer mes dires avec d'autres dépositions.
— Satoshi.
Quelles que soient les questions qu'ils peuvent te poser, tiens-toi-en à mon histoire, d'accord ? Tu étais toute la soirée avec moi à l'Angel Mort.
Ne t'inquiète pas, je me charge du reste.
D'ailleurs en fait, le plus simple, c'est que tu ne dises rien du tout.
— ... ...
Satoshi me regardait, la bouche ouverte, les yeux ronds comme des soucoupes.
Je parie que ce que je lui dis lui rentre par une oreille et ressort aussitôt par l'autre...
— Coucou, Satoshi ? Je te parle ?
Si tu ne fais pas attention, les flics vont t'avoir.
— Ah.. Euh, oui. Oui, bien sûr.
Je parie qu'il est en train de se dire que je me suis bien foutue de sa gueule pendant tout ce temps.
En même temps,
je peux pas lui en vouloir. Je viens de lui avouer que je n'étais pas qui il croyait que j'étais...
Dans un sens, c'était la stricte vérité, je lui avais menti tout du long...
— ... ... Tu... Tu es fâché ?
— ... Pourquoi ?
— Ben... pour t'avoir menti tout ce temps.
— ... ... ... Ahahahahahahahaha !
Satoshi partit d'un rire haut et clair.
Il n'est pas du genre à savoir rire pour donner le change.
Donc du coup... Je ne voyais vraiment pas pourquoi il rigolait, en fait.
— En fait, parfois, je trouvais que tu ne parlais pas comme la Mion que je connaissais en classe, et je trouvais ça super bizarre.
... Eh bien maintenant, je sais enfin pourquoi.
— ... Et alors... Tu ne t'énerves pas ?
Malgré tous ces mensonges ?
Satoshi pencha la tête légèrement sur le côté.
Il était tellement naïf qu'en fait, il ne savait pas que dans ces cas-là, il fallait s'énerver.
Ou alors il faisait semblant de ne pas comprendre.
— Ce n'est pas la première fois que l'on se voit, n'est-ce pas ?
— Euh... Eh bien, non, en effet.
— Je vois.
Et ton prénom, il s'écrit comment ?
— Tu prends l'idéogramme de “vers”, comme dans l'expression “déclamer des vers”, ça c'est pour le Shi, et ensuite le on, c'est comme pour ma sœur, c'est l'idéogramme du son.
— Shion…
Ouais...
— Ouais, quoi ?
— C'est un joli nom.
— Bon, eh bien, vous deux, je suis navré, mais je vais vous demander de m'accompagner jusqu'au poste de police.
Je peux vous prendre un café ou un thé, si les granulés vous conviennent ?