Le jour de la purification du coton
20 juin 1982 (An 57 Shôwa), 13h40
Je me demande ce que j'ai fait ce jour-là.
Je n'en ai aucun souvenir.
Je l'ai passé à attendre,
à tuer le temps, sans rien faire ni d'utile ni d'agréable.
Je me suis levée peu après midi.
Je me suis chauffé une sauce toute prête que j'ai flanquée sur du riz, et j'ai regardé la télévision -- il n'y avait rien d'intéressant, je pense.
Puis je me suis allongée, car j'avais un peu mal à la tête.
Je me souviens m'être dit que si je m'endormais, je ne me réveillerais plus avant la nuit tombée.
En même temps, c'est pas comme si j'avais eu quelque chose à faire.
Alors je me suis laissée emporter par le sommeil.
J'avais dit à ma sœur ce qu'il fallait faire pour Satoko.
Je n'avais donc strictement plus rien à faire.
À force de rester allongée, je me suis assoupie, oubliant mon mal de crâne.
Pour moi, ce fut un jour qui n'eut absolument aucune importance.
20 juin 1982 (An 57 Shôwa), 17h02
Tamae Hôjô était persuadée que les habitants du village la haïssaient encore à cause de son grand frère, car celui-ci avait approuvé le projet de barrage quelques années auparavant.
Il était vrai qu'à l'époque des affrontements au sujet du barrage, elle avait eu plusieurs fois à en souffrir. C'était un fait indéniable.
Mais les habitants ne la détestaient pas autant qu'elle ne l'imaginait.
Tamae avait une peur paranoïaque -- elle se sentait haïe par le village tout entier.
Et par juste retour des choses, elle avait décidé de haïr tout le monde.
Mais évidemment, son comportement odieux avec les gens les rendaient peu enclins à sympathiser avec elle --
et donc en fin de compte, eh bien, ce qu'elle imaginait dans ces délires paranoïdes devenait chaque jour un peu plus vrai.
Est-ce que les mauvaises relations avec le voisinage furent l'élément déclencheur de leurs disputes...
Ou bien fut-ce la liaison extraconjugale de son mari ?
Ni elle ni son mari ne le savaient, à vrai dire.
Son mari, Teppei, affirmait que le comportement agaçant de sa femme l'avait poussé à chercher une compagne plus douce.
Quant à elle, elle lui rétorquait que c'était justement cette liaison qui l'avait déshonorée aux yeux de leurs voisins et donc fait encore empirer les choses.
Seul Satoshi, qui avait observé la situation avec détachement, savait que les deux événements avaient eu lieu plus ou moins en même temps.
Le couple se mit à se disputer violemment tous les jours.
Lorsque son mari rentrait très tard, Tamae se plaçait devant l'entrée et l'attendait de pied ferme pour l'arroser d'insultes à son arrivée.
Satoshi se demanda de nombreuses fois pourquoi ces deux-là n'optaient pas tout simplement pour le divorce.
Mais il savait en fait pourquoi ils ne comptaient pas divorcer.
C'était à cause de l'héritage de ses parents.
Sa tante avait caché le livret du compte et le sceau de son père, empêchant l'oncle de mettre la main dessus. Sans l'un ni l'autre, il lui serait impossible de retirer de l'argent depuis ce compte.
(C'était d'ailleurs pour cela que l'oncle retournait toute la maison pour y chercher le fameux livret ou quelqu'autres économies, et qu'il piquait bien sûr dans le porte-monnaie de sa femme,
ce qui n'arrangeait rien à leurs relations.)
... Satoshi n'avait jamais, strictement jamais entendu ses parents parler de leur fortune personnelle.
Mais après leur mort, un homme de la banque lui en avait parlé.
Ses défunts parents avaient beaucoup d'argent sur leur compte.
Satoshi n'avait pas pu comprendre comment ses parents, qui avaient toujours vécu dans la pauvreté, avaient pu amasser une telle somme.
Mais il s'est dit que ses parents avaient probablement reçu des aides de l'État
dans cette histoire de barrage.
Ils avaient peut-être fait parvenir des informations sur certains villageois, enfin, il ne voyait pas trop quoi, mais bon, des informations, quoi.
Et donc ses parents avaient été grassement payés pour avoir fourni ses informations -- mais ce n'était pas de l'argent propre, obtenu à la sueur de leurs fronts.
Toujours était-il que jusqu'à ce qu'ils apprissent l'existence de cet argent, son oncle et sa tante avaient refusé catégoriquement de s'occuper d'eux.
Ce n'est que lorsque les banquiers leur parlèrent de ces comptes qu'enfin, feignant la bonne volonté, ils acceptèrent.
Les disputes se firent quotidiennes, gênantes, écœurantes.
Petit à petit, l'oncle se mit à passer plus de temps avec sa maîtresse qu'à la maison.
Puis, un jour,
il se rendit compte qu'il n'avait pas besoin de se forcer à rentrer à la maison tous les jours.
Au départ, lorsque son oncle se fit absent, Satoshi s'en réjouit en son for intérieur.
Ni lui ni sa tante ne les aimaient, lui et sa sœur,
et ils se servaient souvent d'eux pour se passer les nerfs après leurs disputes.
Il s'était donc dit que si son oncle et sa tante se voyaient moins souvent, mathématiquement, ils se disputeraient moins souvent, et donc lui et sa sœur seraient moins souvent les victimes de leurs sautes d'humeur.
En tout cas, c'était ce qu'il croyait, au départ.
Mais même après le départ de son mari, la tante ne sembla pas vouloir se calmer.
Son mari avait fui auprès de sa maîtresse.
Tout le village était au courant, et dans son dos, les gens se moquaient d'elle.
Évidemment, c'était rageant, vexant et humiliant.
Et donc pour faire passer sa frustration de ne pas pouvoir remonter les bretelles à l'intéressé en personne,
elle passa ses nerfs sur les deux enfants.
Satoshi observa longtemps sa tante.
Il finit par comprendre ce qui l'énervait, quels signes avant-coureurs chercher, et surtout comment se comporter s'il les reconnaissait.
C'est pourquoi il réussissait à ne pas énerver sa tante plus que le minimum, et que lorsqu'il voyait que celle-ci était sur le point d'exploser, il savait comment ne pas rester sur son chemin.
... Mais Satoko n'y arrivait pas.
Satoko détestait sa tante, et elle n'arrivait pas à s'en cacher.
Satoshi finit par lui expliquer certaines choses, et elle réussit enfin à ne plus faire la moue ouvertement, mais son regard trahissait encore et toujours ses pensées.
Bien sûr, Satoshi fit tout son possible pour éviter les frictions entre sa sœur et sa tante.
Mais il n'était encore qu'un enfant, et cela fut pour lui une terrible dépense d'énergie.
Il tint pourtant bon,
couvrant parfois sa sœur,
parfois la cachant,
s'interposant avec insistance,
et il put ainsi préserver les apparences.
Mais tous ses efforts ne servirent à rien.
... Satoko et sa tante se haïssaient plus ou moins cordialement.
Ce jour-là, le 20 juin donc, son regard s'arrêta sur les déchets encombrants.
Il ne savait pas vraiment si cet endroit était réellement destiné au dépôt des déchets encombrants.
Normalement, les services de la commune devraient les enlever de temps à autre, mais ce n'était jamais le cas.
Il passait souvent par ici, et lorsque d'autres gens avaient déposé de nouvelles choses, il le remarquait instantanément.
Il fut attiré par un bureau plutôt banal, comme il y en avait en salle des professeurs.
Quelqu'un l'avait jeté ici hier ou avant-hier.
Sa tante ne ratait d'ailleurs jamais un beau meuble si elle le voyait aux déchets encombrants.
Il avait d'ailleurs dû l'aider à transporter une armoire l'autre jour.
Si jamais il lui parlait de ce bureau, il était certain qu'elle voudrait venir l'inspecter.
Sa tante détestait les mauvaises surprises,
aussi elle ouvrait toujours les tiroirs des meubles jetés, par peur des mites et autres acariens.
Il ouvrit les tiroirs.
Ils étaient vides.
Il referma les tiroirs, se retourna, et fit quelques pas.
Il y avait là des herbes hautes, jusqu'aux genoux.
Il y plaça un objet qu'il avait tenu tout contre lui toute la journée, le couchant précautionneusement dans l'herbe.
Il se rendit compte que même lui aurait du mal à retrouver cet objet tellement il était invisible, d'en haut.
Satisfait de cette cachette, il se mit à chercher des repères visuels pour être sûr de retrouver ce précieux objet lorsqu'il en aurait besoin plus tard...
20 juin 1982 (An 57 Shôwa), 17h51
— Salut, mec ! On est ici cette année aussi !
On va venir tout te piquer sur ton stand,
alors prépare-toi à pleurer !
— Ahhahhahha !
T'as l'air en forme, encore et toujours !
Tiens ?
C'est qui celle-là, une nouvelle tête ?
— Héhhéhhé, elle s'appelle Rena Ryûgû.
Te fie pas aux apparences, elle est super douée !
— Ahahahahaha, mais non, voyons...
Heureuse de faire votre connaissance, Monsieur !
— Merci !
Moi aussi !
J'ai ramené des tas de trucs, comme toujours !
Et bien sûr, je vous mets tous au défi, autant que vous êtes !
Si vous vous sentez capable de gagner, alors pointez-vous, je vous attends de pied ferme !
— ... Je te préviens, Rena n'arrive pas à résister à tout ce qui est mignon.
— Ouais, et je vois celle-là et l'autre là-bas qui risquent de beaucoup lui plaire...
— Eh, mais, hein ?
Hauuu !!
Mais elles sont toutes mimi ?!
Je les veux, je les veux, je les ramène à la maison !
— Eh, oh, on se calme, le stand est pas encore ouvert ! Hé, je te PARLE !
— Ahhahahahaha !
Rena, arrête, stop maintenant.
Le stand est pas encore prêt,
on reviendra plus tard !
— Hauuuuu, c'est trop tard, elles sont à moi, à moi, rien qu'à moi !
Je les embarque !
Tous les curieux qui regardaient la scène éclatèrent de rire.
Et pourtant, au milieu des rires, Satoko restait silencieuse.
Elle se tenait d'ailleurs légèrement à l'écart, comme si elle ne faisait pas vraiment partie du groupe.
... Son regard était terne et ombrageux.
— Miaou☆ !
— Mais que vous arrive-t-il donc, ma chère ?
Pour une raison inexpliquée -- peut-être pour remonter le moral de son amie ? --
Rika s'approcha de Satoko avec un large sourire qui lui allait d'une oreille à l'autre.
— Aujourd'hui, tu n'as pas besoin de réfléchir à quoi que ce soit.
Alors autant s'amuser comme des folles, non ?
— ...
Satoko soupira et détourna le regard.
Même si elle s'amusait ce soir,
elle ne serait pas libérée de son quotidien infernal.
— ... Satoko,
ta méchante tante ne viendra pas à la fête, ce soir.
— Mais enfin, je le sais fort bien !
— Eh bien alors, souris. Il faut rire et s'amuser, en profiter au maximum !
Nipah☆!
— ... ...
— ... Nipah☆!
— ...
— … Nipah☆?
— ... Écoutez, ma chère, je suis désolée de me montrer rustre avec vous, mais je ne suis vraiment pas encline à m'amuser ce soir.
Croyez-moi sincèrement navrée de devoir vous le signifier, mais j'apprécierais beaucoup que vous me laissassiez tranquille.
— ... Pourquoi tu ne veux pas rigoler avec nous, Satoko ?
L'espace d'un instant, Satoko regarda son amie avec un regard noir.
On aurait cru qu'elle la tançait,
qu'elle lui reprochait de faire semblant de ne pas savoir.
À quoi bon rire pour un soir ?
Le quotidien resterait inchangé, sa tante resterait toujours ignoble et exécrable envers elle.
Même si la fête du village était l'occasion de s'amuser, à quoi bon ?
Lorsqu'elle rentrerait à la maison, sa tante serait là et trouverait quelque chose à dire pour gâcher la soirée.
Que Satoko fît quelque chose de mal ou non, d'ailleurs.
Elle trouverait bien quelque détail insignifiant qui ne serait pas à son goût, et se mettrait à lui hurler dessus, de façon à se faire bien entendre par tout le voisinage...
Rika devait pourtant savoir tout cela, alors pourquoi l'inciter à rire avec autant d'insistance ?
Bien sûr, Satoko avait fait bien attention à ne rien dire, pour ne pas vexer son amie.
Mais Rika avait apparemment tout lu dans son esprit, à travers ses yeux.
— ... Dis-moi, Satoko.
Si tu savais que les méchancetés de ta tante prendront fin ce soir, est-ce que tu te mettrais enfin à sourire ?
Satoko eut un recul de surprise.
Rika serait-elle en train de lui promettre de l'aide ?
Non, bien sûr que non... Ce ne sont que des paroles.
Comment pourrait-elle faire cesser ce cauchemar ?
Pas Rika,
et certainement pas aussi facilement !
Il suffisait pourtant d'y réfléchir quelques secondes pour se rendre compte que la tâche serait bien trop lourde pour elle.
C'est pourquoi, si l'espoir sembla renaître dans le regard de Satoko, cela ne fut le cas que pour un trop bref instant.
— Ma chère, il suffit.
Cessez de m'importuner avec de vagues promesses que vous ne sauriez tenir.
— ... Bon, Satoko, écoute, maintenant.
Rika parla alors sur un ton très étrange, que Satoko ne lui connaissait pas.
— ... Tout a déjà été décidé et arrangé.
20 juin 1982 (An 57 Shôwa), 20h11
Après avoir mangé, Satoshi sortit en secret par la fenêtre.
Il n'entendait au dehors que les cris des insectes et les vagues échos en provenance de la fête qui battait son plein dans le sanctuaire.
La fête durait jusqu'à 21h.
Il avait aussi entendu qu'après avoir déposé le coton dans la rivière, les gens iraient participer à une grande tombola.
Ce qui voulait dire que les gens qui voulaient rentrer pour l'heure du dîner étaient déjà chez eux,
et que les autres ne rentreraient qu'après la fin de la tombola, beaucoup plus tard.
Donc les gens du voisinage étaient soit en train de se prélasser chez eux, soit à la fête, au sanctuaire.
Mais obligatoirement l'un ou l'autre.
De plus,
Satoshi n'avait pas beaucoup de voisins, déjà, à la base.
C'est pourquoi il ne fut pas surpris de ne ressentir aucune présence sur le chemin.
Hinamizawa était déjà désert comme ça, mais ce soir, il n'y avait vraiment personne.
Oh, bien sûr, Satoshi avait prévu tout cela ; son intellect le lui avait démontré maintes et maintes fois auparavant.
Et pourtant, il avait été très anxieux toute la journée. Il n'avait pas voulu y croire jusqu'à l'avoir pu vérifier de ses propres yeux.
Il était pieds nus, mais se mit en route sans s'en soucier.
Courir pieds nus lui procura une sensation étrange... Comme s'il était devenu un animal sauvage.
Il avait l'impression de courir plus vite et plus aisément que d'habitude.
Sa foulée n'était pas la seule affectée par ce changement.
Il voyait mieux.
Il entendait mieux.
Il sentait mieux.
Il avait même l'impression que le fameux sixième sens dont tout le monde parlait s'était lui aussi manifesté en lui.
Il était prêt à parier que s'il se tapissait dans les hautes herbes, à quatre pattes,
il saurait ressentir précisément toutes les présences humaines dans les environs.
C'était vraiment un sentiment étrange.
Presque comme si aujourd'hui, il vivait dans un autre monde.
Il avait tellement stressé en attendant ce jour. Il s'était tellement énervé, il avait eu tellement peur, tellement à se forcer, aussi.
Et pourtant, aujourd'hui, il se sentait un autre homme -- comme s'il avait perdu sa chrysalide.
20 juin 1982 (An 57 Shôwa), 20h37
— Paaaarfait !
Eh bien alors, voici le moment que vous attendiez tous, la grande tombola !
Mesdames et messieurs, s'il vous plaît, je vous demanderais de vous rapprocher du podium, si vous le voulez bien.
La fête de la purification du coton allait bientôt toucher à sa fin. Il ne restait plus que le bouquet final.
Autour du feu, les couples qui dansaient se défirent et vinrent rejoindre les femmes de l'association du quartier ainsi que tous les curieux qui étaient restés. L'ambiance était formidable.
Cette tombola n'était pas une attraction ordinaire.
C'était quelque chose de tout nouveau, que l'un des membres du comité d'organisation avait proposé, et qui devait servir d'attraction principale pour les éditions à venir.
Les prix étaient censés provenir de la bonne volonté des organisateurs, mais Oryô Sonozaki, en les voyant, avait craché de dégoût et avait tout jeté.
Puis elle avait acheté des ventilateurs, des machines à laver et des téléviseurs dernier cri, arguant qu'un vrai prix de tombola, c'était au moins ça.
En fin de compte, les décisions des organisateurs avaient été évincées par le seul avis de la chef de clan des Sonozaki,
qui avait acheté les lots sur ses économies personnelles.
La situation était très tendue, car Oryô soutenait mordicus que les organisateurs « n'avaient pas été sérieux dans leur travail » -- alors qu'elle avait pourtant elle-même réduit leur travail à néant.
La plupart des organisateurs étaient persuadés que même si l'idée était bonne, cette tombola serait non seulement la première, mais aussi la dernière.
— En tout cas, grâce à vous, Oryô, nous avons des lots magnifiques.
Ça vous a sûrement coûté une fortune, non ?
Vous voulez que je les fasse passer sur les frais de fonctionnement ?
— Tss, soyez pas ridicules, pas pour si peu.
C'pas un problème de sous, de toute manière.
… Imbéciles.
— Allons, allons, ne vous énervez pas, voyons.
C'est quand même grâce à vous que tout cela a été rendu possible, vous savez.
— Oui, je le sais, mais normalement, c'est pas à moi de faire tout ça !
Bon sang !
Le maire, monsieur Kimiyoshi, semblait avoir toutes les peines du monde à la faire changer d'humeur.
Soudain, l'un des organisateurs entra en courant dans la tente des organisateurs. Il était à bout de souffle.
En le voyant arriver, le maire pensa tout d'abord qu'un enfant avait dû se blesser pendant la fête.
— Que se passe-t-il, Makino ?
Ne cours pas donc comme ça, c'est mauvais pour ton cœur, tu le sais bien, pourtant.
Le maire voulait le calmer, c'était la raison pour laquelle il avait fait de l'humour.
Mais cela n'eut aucun effet sur l'intéressé ; monsieur Makino vint le voir, le visage tendu, et lui murmura quelques mots à l'oreille.
Rien qu'à les voir discuter, on pouvait se douter que quelque chose de très grave et de très anormal venait de se passer.
— ... Oryô,
les nouvelles sont mauvaises. Je peux quand même vous parler ?
Le maire revint vers Oryô Sonozaki puis se mit à parler à voix très basse.
Puis, le visage crispé, il répéta exactement ce que Makino lui avait dit.
— ... Eh bien...
Nous voilà bien embêtés...
— Allons bon !
Cela veut dire que ce n'est pas “jamais deux sans trois”, mais “jamais trois sans quatre”, c'est tout.
— Oooh, hohohoho,
Oryô, voyons, ce n'est vraiment pas drôle...
— J'ai jamais dit qu'c'était drôle.
Ça va juste nous rapporter encore des emmerdes, c'est tout.
— La police essaie de savoir qui c'est.
Apparemment, la victime a été sauvagement frappée au visage, alors ils ont du mal à procéder à l'identification du corps...
— ... Bah, j'ai pas besoin de son visage pour avoir mon idée sur qui c'est.
— Quoi ?
Oryô, vous avez une piste ?
La vieille Sonozaki regarda le maire avec un regard hargneux, puis éclata de rire.
— Andouille, va !
Ça ne peut être que la seule hérétique qui a osé ne pas venir à la fête ce soir, voyons !
Si elle avait été plus respectueuse de la déesse Yashiro, ça ne lui serait pas arrivé !
Alors qu'elle repartait de grands éclats de rires, messieurs Kimiyoshi et Makino se regardèrent, incapables de se décider s'ils devaient rire, eux aussi, ou pas...
20 juin 1982 (An 57 Shôwa), 21h04
— ... Hum…
En tout cas, c'est horrible.
— Nounours,
à moins que la personne ait sciemment choisi sa mort, n'importe quelle mort est horrible.
Paix à son âme.
Et alors, qu'est-ce qu'elle raconte ?
Vous avez trouvé quelque chose ? Les poches ont donné quoi ?
Plusieurs hommes portant les brassards de la balistique se regardèrent, puis secouèrent la tête.
— Elle portait des sandales et ses habits sont tout ce qu'il y a de plus banals.
Elle vit sûrement dans le quartier.
Je pense que si l'on donne une description des habits, les habitants pourront nous donner rapidement un nom.
— ... Oui, je pense que c'est la seule solution, il va falloir y aller à l'os.
Le chef de section m'a déjà prévenu que l'affaire risquait de se retrouver secret défense très rapidement.
Fais attention quand tu poses des questions aux gens, d'accord ?
— Bien compris, chef.
L'inspecteur Kumadani, dit “Nounours”, prit quelques policiers avec lui et commença à leur donner des instructions.
— Le Docteur Irie est arrivé.
Docteur, le corps se trouve là-bas.
Le jeune docteur sortit de la voiture de fonction de la clinique, déjà en blouse blanche, puis s'approcha des inspecteurs.
— Bonsoir.
Je m'excuse d'être en retard,
j'étais en train de superviser le déroulement de la tombola.
— Docteur, vous aviez bu pendant la soirée, non ?
Vous avez déjà cuvé, vous êtes sûr ?
Je crois bien que je vais vous faire souffler dans le ballon, après...
— Ne vous inquiétez pas,
j'ai veillé à me faire conduire ici par un membre de garde à la clinique.
— Roh, vous n'êtes pas drôle.
Eh, vous ! Laissez-le passer.
Ils s'approchèrent d'un coin entouré de bâches bleu foncé, sous haute surveillance.
L'un des policiers en faction souleva un pan de la toile et laissa le docteur Irie et l'inspecteur Ôishi entrer.
Les gens de la balistique prenaient des photos sous tous les angles.
Autour du corps, il y avait de nombreuses éclaboussures de sang,
toutes entourées et numérotées à la craie, telles qu'elles avaient été trouvées.
— ... Je n'arrive décidément pas à m'y habituer.
Le docteur Irie sortit un mouchoir de sa poche et s'en couvrit le nez.
— Vous devriez vous entraîner à respirer par la bouche si l'odeur vous gêne.
... Enfin bon, j'admets que dans ce genre de cas, l'odeur se voit, si l'on peut dire.
Éhhéhhéhhé !
Devant eux gisait probablement le corps d'une femme au foyer, qui devait avoir la quarantaine. Elle était couverte de sang.
Sa coupe de cheveux et sa tenue vestimentaire étaient celle d'une femme qui avait la quarantaine, en tout cas.
Mais il était impossible d'en avoir la certitude,
car son visage était entièrement défoncé.
— ... C'est horrible.
— À tous les coups, c'est une vengeance personnelle.
D'après les traces de sang et le dessous des sandales, elle s'est fait tuer ici.
Mais regardez, même s'il n'y pas grand'monde qui passe, nous sommes quand même en plein milieu de la route.
Elle s'est fait bousiller la figure ici, ce n'est pas rien.
Et puis surtout,
regardez donc ses bras.
L'inspecteur mit des gants en plastique, puis souleva les deux bras du corps.
— ... Vous voyez ?
Aucune trace, ils sont comme neufs.
— Donc vous pensez que la victime ne s'est pas défendue ? Elle n'a opposé aucune résistance ?
— Bien, on sent que vous avez fait des études.
Le macchabée a dû s'évanouir ou faire une commotion cérébrale dès le premier coup.
De là, le meurtrier a continué à frapper, pour être sûr de bien l'avoir tuée.
Je pense aussi pouvoir dire que le macchabée est tombé sur le ventre.
Enfin, c'est une intuition, d'après la saleté des habits.
— ... Et pourtant, le corps fait face au ciel.
— Le meurtrier l'a copieusement frappée, jusqu'à ce qu'il sente la boîte crânienne se fendre,
Je pense qu'il a fait exprès de frapper jusqu'à ne plus voir son visage.
Elle n'avait aucune chance de s'en sortir.
— ... ...
Était-ce dû à l'odeur ou aux descriptions passionnées de l'inspecteur, allez savoir, mais le docteur Irie semblait avoir envie de vomir.
— D'après ce que j'ai pu constater au cours de ma carrière, seuls les gens qui vouent une haine profonde à leur victime leur défoncent le visage.
Et celui-là n'a pas fait semblant,
ce qui veut dire que...
notre meurtrier était un proche du macchabée.
— ... Je pense avoir suffisamment compris que vous ne m'avez pas fait appeler pour une réanimation.
— Docteur,
vous ne sauriez pas qui c'est, cette femme ?
... Ça nous ferait gagner beaucoup de temps si vous pouviez nous le dire.
Le docteur Irie regarda à nouveau le corps sans vie de la victime.
Il détourna bien vite le regard, puis eut l'air de réfléchir à plusieurs pistes possibles.
Puis, après quelques instants,
il sortit du périmètre balisé, sans rien dire.
— ... Je suis vraiment désolé,
mais je ne sais pas qui c'est.
— Quoi ?
... C'est vrai ce mensonge ?
L'inspecteur se dressa devant le docteur Irie avec un sourire en coin, et le regarda droit dans les yeux.
Il avait l'air de l'accuser de vouloir cacher quelque chose.
— ... Ne vous méprenez pas, je n'ai rien à vous cacher.
— ... ... Éhhéhhéhhé !
Bah, c'est parce que vous êtes encore bourré comme un coing.
Quand vous aurez cuvé, la mémoire vous reviendra.
Appelez-nous quand le nom de cette femme vous sera revenu, d'accord ?
Partant d'un grand éclat de rire, l'inspecteur frappa du plat de la main dans le dos du jeune médecin.
Celui-ci prétexta avoir besoin d'air frais pour s'en aller, évitant les gens attrouppés.
À peine était-il parti que l'inspecteur Kumadani refit son entrée.
— Chef, le patron veut vous parler.
Allez dans la voiture 1.
— ... Notre cher docteur cache bien son jeu.
— Pardon ?
— Non, laisse, je parle tout seul.
Dépêche-toi de me trouver le nom de la victime.
Elle habite dans le pâté de maisons, c'est sûr et certain.
20 juin 1982 (An 57 Shôwa), 21h39
— Inspecteur,
nous vous l'avons ramené !
— Bonsoir, bonsoir.
Je m'excuse de vous avoir fait venir ici aussi tard.
Je sais que vous avez de l'école, demain...
— ... Ce n'est pas grave, ne vous en faites pas.
— Où est votre père ?
— Mon père adoptif ne rentre pas très souvent.
— Ah oui ?
Et depuis quand ?
Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
— Alors ça, allez savoir.
Si j'ai bien compris de quoi ils parlaient pendant leurs disputes, il vit chez sa maîtresse, une femme qui travaille dans un cabaret à Okinomiya.
Je ne me souviens pas de la dernière fois où je l'ai vu, mais je pense que ça devait être il y a deux semaines.
— ... Je vois, je vois.
Vous savez comment le contacter ?
— Non, désolé.
— Vous m'avez dit qu'il vivait avec une femme qui travaille dans un cabaret.
Vous n'auriez pas le nom de cet établissement, par hasard ?
— Non,
je sais juste que c'est quelque part à Okinomiya.
— Hmmm. Il s'appelle comment, votre père ?
— Teppei Hôjô.
Ôishi fit un signe du menton à Kumadani, qui opina du chef.
— Et vos parents, ils ne s'entendaient pas très bien, alors ?
— ... Je saurais pas vous dire exactement,
mais non, je ne pense pas.
— Hmmm...
Écoutez, je m'excuse de vous poser la question brutalement, mais... Vous n'auriez pas une idée sur l'identité du meurtrier ? Quelqu'un qui haïssait votre tante, sûrement.
— ... Je sais pas trop, je dois dire.
— Éhhéhhéhhé !
Bah, tant pis.
Si un jour il vous vient un nom en tête, n'hésitez pas à m'appeler.
Tenez, voilà ma carte.
Il y a mon numéro de service dessus, appelez quand vous voulez.
— ... ... D'accord. Merci.
— Bon, eh bien, je crois que je vous reverrai demain ?
Si jamais vous voyez votre père, dites-lui de me contacter le plus vite possible. L'inspecteur Ôishi du commissariat d'Okinomiya. D'accord ?
Mes hommes vont vous raccompagner.
— Ah, laissez,
je peux rentrer tout seul.
— ... ...
Allons, allons, ne dites pas ça.
L'assassin de votre tante rôde peut-être encore dans les parages, vous savez.
Vous pourriez très bien être la prochaine victime sur sa liste.
— ... ... Merci de vous soucier de ma sécurité,
mais je vous assure, je peux rentrer tout seul...
Satoshi tenta de faire comprendre à l'inspecteur Kumadani qu'il ne voulait pas de lui, mais le jeune inspecteur avait reçu des ordres et ne pouvait donc pas accéder à cette requête.
Satoshi dut se résoudre à se laisser raccompagner par la Police jusque chez lui.
Après l'avoir regardé s'éloigner...
L'inspecteur Ôishi le héla d'une voix forte, comme s'il avait oublié de lui dire quelque chose.
— Ah, monsieur Hôjô !
— ... Oui ? Qu'y a-t-il ?
— Ne vous en faites pas.
Vous pouvez dormir tranquille.
Nous aurons bientôt attrapé le meurtrier de votre tante.
— ... Vous avez des indices ?
— Oui,
beaucoup.
— ... ... Et quel genre d'indices ?
— Je vais quand même pas briser le secret de l'enquête, voyons !
Éhhéhhéhhé !
L'inspecteur Kumadani crut que son chef essayait de faire rire le pauvre jeune homme qui venait de perdre sa tante.
— ... Naan, je rigole.
En fait, tuer un être humain requiert d'être dans un état émotif très particulier.
Même si, très rarement, on voit effectivement des tarés qui peuvent tuer sans émotion, comme des robots.
— ... Et cet état émotif vous apprend quoi ?
— ...
— ... ... ...
— Eh bien, quand l'être humain est dans un état d'excitation extrême, il lui arrive des tas de choses.
Il transpire beaucoup. Il perd ses cheveux ou ses poils.
— ...
— Ça arrive souvent de trouver des cheveux du meurtrier sur le lieu du crime.
Enfin bon, le meurtre a eu lieu en pleine nature,
c'est pas comme si on avait un tapis pour nous aider dans l'enquête !
— Et vous en avez trouvés ?
— Je ne sais pas encore.
J'attends les résultats des gens de la balistique. Ils se baladent un peu partout pour faire des prélèvements.
Je suis curieux de voir
ce qu'ils vont sortir de leurs grands chapeaux !
Éhhéhhéhhé !
— ... ... Écoutez, j'ai de l'école demain, alors je vais aller me coucher.
— Oui, vous devriez aller dormir.
Nounours, je compte sur toi.
— Oui, chef !
— Eh bien alors, monsieur Hôjô,
j'espère que nous nous reverrons très bientôt.
Je vous préviendrai dès que j'aurai du nouveau dans l'enquête.
Si vous aussi vous découvrez des choses qui pourraient m'intéresser, je suis preneur.
Aidez-moi à coincer le salaud qui a fait ça, d'accord ?
Éhhéhhéhhé !