C'était par un bel après-midi qui invitait à la nonchalance et à l'oisiveté. Un jour comme les autres, quoi.

Pour moi qui ne pouvais pas me promener dans la rue comme bon me semblait, il me fallait l'autorisation expresse de Mion pour pouvoir aller faire mes courses.

(Lui demander l'autorisation à chaque fois était pénible, mais c'était une question d'habitude, en fait -- et cela commençait à venir, tout doucement.)

Donc par la force des choses, je faisais toujours toutes mes courses en même temps.

Ce jour-là aussi, j'avais déjà fait plusieurs fois l'aller-retour entre mon appartement et l'un ou l'autre magasin.

Shion

— OK, alors, ça, c'est bon, ça, j'ai acheté, l'autre aussi...

Ah, oui!

Aujourd'hui, il y a les promos à 100Y !

J'ai failli oublier !

Aussitôt, je tournai les talons, dans la joie et l'allégresse, mes deux bras emportés par l'élan,

comme un tourbillon.

Et ce petit tourbillon heurta malencontreusement l'une des motos mal garées qui barraient presque le trottoir -- ceux qui ont fait ça l'ont fait exprès, c'est évident...

Shion

— Mais AÏEeuh !

Roh,

mais quel est le couillon qui se gare là, aussi ?

Sans y réfléchir plus avant, aussi sec, je collai des coups de lattes à tout ce qui traînait.

Il y avait trois motos sur le trottoir.

Comme des dominos, elles tombèrent l'une après l'autre.

Et comme elles étaient bien tombées régulièrement, j'ai trouvé ça plutôt drôle.

Sauf que j'étais de bonne humeur, et que je n'étais pas sur mes gardes.

Je n'ai pas calé que les propriétaires des motos étaient juste à côté, et qu'en plus, c'étaient manifestement des gens très mal famés.

Alors que je m'apprêtais à m'en aller comme si de rien n'était, le cœur léger, ils me prirent par le col et m'entraînèrent dans une ruelle secondaire.

Puis s'ensuivit une pluie d'insultes.

Tout avait été si vite que je n'avais pas encore pu m'ajuster au changement de décor et de situation -- je restai un moment à les regarder comme une idiote...

Délinquant

— J'ais t'faire, moi !

T'fais quoi là ?! Oh ??

Délinquant

— Quand tu veux tu dis kéchose ! Scuztoi, sale pute !

Délinquant

— A'ors, hein ? Crache !

Salope de ta mère, crache ou j'te rétame !

Ouaaah...

Mais quelle maîtrise de la langue, mes aïeux.

N'étant pas sûre de comprendre exactement ce qu'ils avaient dit, j'eus un petit rire et je secouai la tête.

Allez, soyons gentille, tentons voir de traduire ce qu'ils viennent de dire.

'Mes deux collègues et moi-même sommes indignés par votre comportement déplacé -- il est, vous en conviendrez, très malpoli d'avoir fait tomber nos véhicules avec force coups de pieds.

Nous désirerions donc que vous eussiez bien l'obligeance de reconnaître vos torts et que vous prissiez immédiatement les frais de réparations de nos véhicules à votre charge.

Ainsi donc, vous savez tout sur le fond de notre pensée, et je suis curieux d'entendre votre avis sur la question.

Je vous saurais gré de rapidement nous faire parvenir votre décision, Mademoiselle.

Délinquant

— A'ors ?!

'agn'toi, 'tain, t'en 'ira pas comme ça !

Shion

— Ah, non, stop, maintenant.

Je suis douée en langues, mais j'ai mes limites, hein.

Délinquant

— Hein ?

T'a'ar ta gueule !

Oh, bien sûr, je comprenais leur réaction.

Mais franchement, quand on gare sa moto en plein dans le chemin, exprès pour faire chier les gens,

il faut bien s'attendre à un retour de bâton.

Si l'impolitesse n'était plus réprimandée par la loi, les pauvres gens qui respectent les autres seraient bien embêtés.

Et puis, c'était un accident, mais on peut aussi voir ça comme une punition divine.

Sauf que le dieu ou la déesse qui a provoqué cet accident a intérêt à avoir un truc en stock pour moi, là.

Je lui rappelle que je suis seule contre trois gusses bien baraqués et que nous sommes dans une ruelle sombre et peu fréquentée...

Je laissai échapper un soupir d'exaspération résignée.

Je suppose que vous vous en êtes déjà rendu compte...

Mais je n'avais pas peur de ces trois trouffions.

Tout simplement parce que je n'étais pas dans une situation dangereuse.

C'est vrai que ça fait un sacré effet d'engueuler une nana à trois. Sauf qu'il y a plein de petites choses qui ne sont pas du tout à leur avantage.

Déjà, la différence du nombre et du sexe.

Je vous fais grâce de l'explication, mais même si j'étais pire qu'eux, le fait qu'ils me crient dessus les disqualifiait automatiquement dans les yeux des passants.

Et puis, ils étaient trois contre un, donc même en essayant de rester impartial, la balance penchait en ma faveur.

Et puis, ils m'ont emmenée dans une rue à l'écart, et en plus ils veulent non seulement des excuses, mais aussi des compensations.

Tout ça jouait contre eux. Les passants seront presque tous de mon côté, c'est sûr et certain.

J'ai déjà gagné, en fait.

Donc si eux veulent gagner, il leur faut me piquer tout ce que j'ai avant de se faire remarquer et éventuellement juger par la masse des passants.

On comprend donc facilement qu'ils aient voulu éviter les regards en m'emmenant dans cette ruelle -- ce n'était pas idiot comme raisonnement.

Délinquant

— Ohhh ?!

T'écoute, oui ou merde, sale pute ?

Le problème pour eux, c'est que je sais pertinemment qu'ils n'ont aucune chance de gagner.

Déjà, ils s'en sont pris à moi.

Je vous rappelle qu'en ce moment, je suis Mion Sonozaki.

Seul un crétin fini ou suicidaire irait venir me chercher des noises sur “mon” turf.

En plus, tous les habitants de Hinamizawa qui sont dans le coin viendront m'aider.

Ils se serrent les coudes entre eux et sont intransigeants là-dessus.

Et puis en plus, ces trois lascars ne savent pas où ils sont.

Sinon, ils sauraient qui “je” suis -- Mion Sonozaki n'est pas n'importe qui par chez nous -- et ils sauraient que quand on me cherche des ennuis, on a de sacrées emmerdes qui nous pendent au nez.

Et puis, cette ruelle secondaire n'était pas si désertée que cela.

En fait, aux heures de pointe, les gens passent souvent par ici, car c'est un raccourci pour les habitations plus éloignées.

Et donc quand vient le début de la soirée, cette ruelle devient un axe très fréquenté.

Et le début de soirée, c'est dans quelques minutes.

Je n'ai qu'à gagner un peu de temps et attendre que les gens s'attroupent.

Ils n'auront plus le choix, ils devront se faire la malle.

Je n'ai pas à me casser la tête ni à me donner trop de mal.

Je reste silencieuse quelques instants, et j'ai gagné.

C'est vrai qu'ils ont la main leste avec mon col de chemisier,

et c'est vrai qu'ils ont la langue bien pendue quand il s'agit d'être grossier, mais ils ne me frappent pas.

Merci à l'école obligatoire et à son principe latent du ladies first qu'elle installe dans tous les cerveaux de nos petits n'enfants.

Sauf que, pas de bol, j'étais d'humeur joueuse et perfectionniste.

Mon petit côté espiègle me poussa à les mettre dans une situation encore pire,

encore plus équivoque, encore moins acceptable.

Et donc, je me mis à jouer la pauvre, pauvre victime, totalement désemparée.

Le genre qui conquiert immédiatement le cœur des passants, l'héroïne tragique accablée par le sort.

Dans ce genre de situations, si je me mets à pleurer à chaudes larmes, ils risquent d'être tellement surpris qu'ils s'en iront tout de suite.

Si je voulais juste m'enfuir, je le ferais, mais je voulais les enchaîner ici et les faire s'enfoncer.

D'abord, je commençai par leur répondre, vivement, presque insolente.

Et puis finalement, ma voix perdit de sa superbe, se fit hésitante, tremblotante.

Quand une femme d'habitude très forte se fait soumise, cela déclenche un truc chez les gens... certains appellent ça la PASSION , et ils adorent ça. Il me faudrait un truc pour la déclencher plus facilement…

En même temps, soyons réaliste, qui pourrait réussir un tour de passe-passe pareil par ici ? À part moi, Mion à la rigueur.

Et puis bon, je suis quand même nettement plus douée qu'elle, hein☆!

Shion

— Mais... mais c'est pas la peine de... de me crier dessus comme ça, quoi !

Je m'excuse, d'accord ? Vraiment, je suis désolée !

Je me reculai, me fis très légèrement plus petite, lentement.

Puis, tout doucement, les larmes perlèrent au coin de mes yeux.

... Hmmm, oui, c'est bon, ça, j'y suis presque, en fait.

Ça me rappelle que j'ai lu quelque part que les hommes ne pouvaient pas contrôler leurs glandes lacrymales, leur corps n'est pas équipé pour.

C'est triste quand la Nature te fait naître maladroit, quand même.

Après un bref moment d'hésitation dû à mon changement de comportement, les insultes reprirent de plus belle.

Venez, mes petits, enfoncez-vous encore un peu plus, c'est bien...

Encore un peu et vous serez l'image parfaite des mauvais garçons qui ne savent que frapper plus petit et plus faible que soi...

Shion

— Mais enfin...

arrêtez, quoi…

sniff, je...

sniff…

oh…

Délinquant

— Eh ben alors quoi ?

T'ais moins la fière, là, hein ? Sale pute !

Shion

— Mais oui mais... mais... maiéééééhhéeee...

Délinquant

— Putain vas-y, la grosse, chiale pas, sale pisseuse, merde !

Tiens ? Ils ont l'air de se calmer.

Hmm, je crois que j'y suis allée un peu fort...

Roh, mais non, quoi. S'ils s'en vont maintenant sans rien dire et sans rien me faire, j'aurais joué la comédie pour rien...

Et juste au moment où je pensais à ça...

Satoshi

— Bon, alors, vous n'avez pas honte, à trois contre une fille ?

Vous voyez bien qu'elle pleure, alors foutez-lui la paix !

... Une voix retentit -- celle d'un jeune garçon qui devait avoir à peu près mon âge.

Il était plutôt mince, presque frêle pour un garçon.

En tout cas, il avait les traits fins, ce qui n'est pas la meilleure des premières impressions.

Vu son physique, il faisait plus jeune qu'il ne l'était réellement, je pense.

Il avait les yeux grands ouverts et le regard intelligent -- même si ce qu'il venait de faire était très stupide.

Délinquant

— Kest'as, toi?

On t'a sonné, sale fils de pute ?

Délinquant

— T'viens faire le kéké ? Mais on va t'buter ta sale gueule de con, toi, t'a'ar !

Mes trois lascars me laissèrent en plan et partirent taquiner du goujon avec le grand échalas intello tout fraîchement débarqué.

Celui-ci était évidemment intimidé par leurs cris.

Dans une situation pareille, je pense que presque n'importe qui aurait peur.

Mais apparemment, il avait prévu cette situation avant de parler.

Il avait parfaitement su que s'il ouvrait le bec pour m'aider, il se retrouverait pour ainsi dire sous les feux de la rampe.

Il y avait réfléchi... et il avait parlé.

Délinquant

— A'ors, t'ais moins le malin ?

T'sais p'us parler ? J'te parle, ducon !

Satoshi

— ...

Je parie que lui aussi aurait voulu les insulter.

Sauf que lui, dans sa vie, il n'a jamais pris l'habitude de dire de pareils gros mots.

Alors même s'il était hors de lui, il ne savait pas comment retranscrire cela par la parole.

Sa bouche ne savait pas former les insultes, tout simplement.

Alors la seule chose qu'il put faire, c'est signifier son désaccord par son regard.

Il dut se résigner à leur lancer un regard qui en disait long sur la fermeté de son intention.

Les trois idiots pensèrent tout d'abord qu'il avait tellement peur qu'il en avait perdu la parole.

Mais ils finirent par comprendre.

Ils comprirent qu'il n'était pas impressionné et que sa volonté était plus grande que celle d'eux trois réunis.

... Alors, ils se sentirent menacés, et ils perdirent.

La peur de l'adversaire les poussa à chercher à obtenir la victoire à la force de leurs poings.

Ils le malmenèrent à trois, à coups de pied, à coups de poing, en le projetant à terre.

Évidemment, le jeune homme a dû avoir très mal à cause de ça, mais moi qui avais vu toute la scène, je savais.

Je savais qu'il avait gagné et qu'il leur avait inspiré la crainte.

Après quelques instants, tout se passa comme je l'avais prévu ; les passants s'arrêtèrent et les prirent à partie.

Le trio d'imbéciles se rendit compte qu'ils n'obtiendraient plus rien et prirent leurs jambes à leur cou.

... Le jeune homme se releva lentement, essuyant de la main la poussière et la saleté sur ses vêtements.

Lorsqu'il croisa mon regard, il eut un petit sourire gêné,

puis il me demanda, d'une voix un peu timide, si j'allais bien.

... Ce serait pourtant à lui qu'il faudrait poser la question...

Shion

— ... Eh ben, tu as l'air d'aimer ça on dirait. Tu aurais dû pourtant savoir que tu n'avais aucune chance.

La prochaine fois, avant de venir faire le malin, demande-toi si tu es vraiment de taille, d'accord ?

Satoshi

— ... J'ai pas mal hésité, au début, tu sais.

Ahahahahaha !

Il se mit à rire, très gêné.

... Il avait tout vu.

Depuis le début.

Il avait vu ces trois individus, chacun d'entre eux aurait pu lui faire peur.

Il avait largement eu l'occasion de faire comme s'il n'avait rien vu et de passer son chemin.

Et pourtant, il a refusé ce choix-là. Il a préféré faire un pas en avant et se manifester.

Shion

— À ce niveau-là, ce n'est plus du courage, c'est de la témérité.

Je crois qu'on peut aussi considérer cela comme de l'inconscience.

Satoshi

— ... Mhhm.

Je te trouve bien prétentieuse, Mion.

Tu pourrais dire un truc sympa, genre “Merci de m'avoir sauvée”, non, tu crois pas ?

Tu étais en train de pleurer, je t'ai vue.

Shion

— Mais... C'est même pas ça, je pleurais pas !

Enfin, si, techniquement parlant, mais c'était du chiqué, je jouais la comédie, et--

Satoshi

— AHAHAHAhahahaha !

Tu jouais la comédie ? OK, d'accord, comme tu voudras.

Ahahahahahaha !

Shion

— Eh, mais, OH !?

Tu me crois pas ? Tu me crois pas, hein ?

Sérieusement, tu penses vraiment que je me mettrais à pleurer ?

Satoshi

— Non, du tout.

L'invincible Mion Sonozaki ? Se mettre à pleurer simplement parce que trois loubards l'ont bousculée ? Non, personne n'y croirait ! Ahahaha !

Shion

— Mais ! Oooh, mais tu vas arrêter de rire, alors ?

Toi, tu ne me crois pas, c'est ça, hein ?

Mais enfin, franchement, moi, pleurer ?

Satoshi

— HAHHAhhahhahha, non, c'est bon, j'te crois, j'te crois.

La conversation put m'apprendre que c'était l'un des amis de ma sœur.

Et apparemment, il ne sait pas que je suis sa sœur jumelle,

il me prend pour Mion, mais simplement sans queue de cheval.

Lorsque nous sommes entrées à l'école primaire, le clan nous a séparées.

Mion dut vivre à Hinamizawa,

et moi à Okinomiya.

Et par la suite, les gens firent très attention à ce que nous n'eussions plus de contacts à travers l'école ou d'autres activités.

Il y avait donc des gens qui ne savaient pas que Mion avait une sœur.

En fait, c'était même carrément le contraire ; rares étaient ceux qui étaient au courant.

Je voulus lui dire la vérité sur mon identité, mais je pus ravaler les mots juste à temps.

... Shion n'avait rien à faire ici.

Et puis, il est de Hinamizawa.

Il vaut mieux qu'il ne puisse pas raconter qu'il a vu quelqu'un qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à Mion en ville...

Je décidai donc sans hésiter de jouer la comédie et de me comporter comme ma sœur.

... À bien y réfléchir, cette conversation était potentiellement bien plus dangereuse que les trois toquards de tout à l'heure.

Satoshi

— ... Mouais.

En tout cas, je suis rassuré de voir que tu n'oublies pas d'être une fille de temps en temps.

Shion

— Hmmmmm, je sais pas, c'est pas très plaisant ce que tu dis, là. Tu veux dire quoi au juste ?

Satoshi

— À vrai dire, quand j'ai vu qu'ils t'avaient encerclée, je me suis arrêté pour observer, j'étais persuadé que tu allais leur mettre une râclée avec je ne sais quel art martial.

Satoshi

... Alors quand je t'ai vue te mettre à pleurer, ç'a été une sacrée surprise.

Shion

— Mais !

Mais puisque j'te dis que j'ai juste fait semblant !

Non mais tu écoutes, quand les gens te par-- ... lent...

...

Il avait placé sa main sur mon front, lentement, délicatement, et il me le caressait tout doucement, comme on caresse la tête des bébés.

... Je veux dire, je suis sûre qu'autrefois, mes parents ou autres devaient m'avoir caressé la tête de cette manière, mais... ça commençait à remonter très loin en arrière, mine de rien.

Il m'a tellement prise par surprise avec ça que...

Ben... Comment dire,

c'était très gênant, quoi.

... Je me suis sentie devenir rouge comme une pivoine, et je me suis retrouvée incapable d'aligner trois mots de suite...

Shion

— Mais... Tu...

Tu te moques ? Tu te fous de moi, ou... ?

J'étais toute rouge encore, et incapable de me calmer.

Par contre, lui restait imperturbable, me caressant la tête comme si c'eût été la chose la plus naturelle au monde.

Satoshi

— Ahahahaha.

Bah, peu importe.

Tant mieux, non ?

Shion

— Tant mieux ? Tant mieux quoi ?

Satoshi

— Tu n'as rien, c'est le principal.

Et là, il me fit un sourire... mais... indescriptible. Les mots ne lui rendraient pas justice.

Notre rencontre ne dura guère plus longtemps.

Il avait réussi à éloigner les trois malotrus, et donc il avait eu ce qu'il voulait.

Satoshi

— ... Ben écoute, il faut que j'y aille, alors…

je vais me mettre en route, d'accord ?

Shion

— Ah... Euh... Oui, bien sûr.

Moi qui le rencontrais pour la première fois, j'avais des tas de choses à lui dire, à lui demander aussi, mais lui croyait savoir qui j'étais.

Il voulait juste repartir sans en faire un plat, après avoir rendu un petit service à une amie.

Il connaît Mion, et je dirais même qu'ils sont bons amis et qu'ils se connaissent bien.

Je n'allais pas lui demander son nom, ça aurait fait tache...

Le bel inco-- euh, “l'ami de Mion” me fit encore une fois un sourire timide, qui me donna envie de plonger dans des cieux immenses et vides et de m'y abandonner.

Puis son sourire se transforma, et il eut un regard plus espiègle.

Satoshi

— Ahhahaha, t'inquiète pas, va.

Je ne dirai à personne que tu t'es mise à pleurer.

Satoshi

En même temps, je pense que personne ne me croirait, de toute façon.

La déléguée de classe est imbattable, tout le monde sait ça.

Ahahahahahaha !

Il se frappa encore une fois les vêtements pour faire tomber les derniers restes de poussières.

Puis il quitta la ruelle sombre pour retourner en plein soleil, dans la rue principale.

Puis, enfin, il se retourna.

Satoshi

— Eh bien, à demain alors.

On se voit à l'école ?

Shion

— ... Euh, oui.

Oui, on se voit à l'école.

Il disparut, noyé dans la lumière crue qui inondait la grand'rue.

J'étais toujours accroupie, assise contre un mur dans la ruelle sombre.

Lui avait disparu dans le monde de lumière quelques mètres plus loin, et je ne le voyais plus.

Je restai un long moment encore assise à regarder la lumière, fascinée, me remémorant chaque détail.

C'est ainsi que se déroula ma toute première rencontre avec Satoshi...

Mion

— Ouais, il s'appelle Satoshi, tu m'entends ? Sa--to--shi.

Il dégage un air un peu spécial, hein ? Et puis il a cette manie de caresser la tête des gens, aussi.

Shion

— Ah ouais ?

Satoshi, hein ? Je vois...

Le jeune garçon que j'avais vu ce jour-là s'appelait donc Satoshi Hôjô...

D'habitude, il était aussi visible qu'une lampe allumée en plein jour -- donc en fait, il passait plutôt inaperçu.

C'est d'ailleurs pour ça que ma sœur ne voulait apparemment pas croire le courage dont il avait fait preuve pour venir me sauver.

Mion

— D'habitude, sa sœur, qui est plutôt sérieuse, je suppose ?

Elle lui met assez souvent la fessée, tu sais.

Shion

— Ah bon ?

Il a une petite sœur ?

Mion

— Oui.

Mion

Elle s'appelle Satoko.

Mion

Assez marrante, comme gamine, en fait.

Mion

Elle est pleine de ressources quand il s'agit de faire des bêtises.

Mion

Et pourtant, quand tu la pousses un peu, elle se met tout de suite à pleurer.

Mion

Enfin bon, on ne s'ennuie jamais à la regarder, elle est assez active.

Mion

Sauf peut-être ces derniers temps, d'ailleurs. C'est pas facile pour eux en ce moment,

Mion

ils ont plein de trucs sur le dos.

Évidemment, en essayant d'en savoir plus sur Satoshi, il était normal de découvrir qu'il avait une sœur.

Il me fallait tout savoir de son environnement et des gens qu'il fréquentait.

... Mais pourquoi ?

Pourquoi m'entêter à vouloir tout savoir sur lui ?

J'eus l'impression de sentir à nouveau sa main me caresser tendrement la tête et le front.

... J'ai pas de miroir, mais je crois bien que je suis toute rouge, là...

Mion

— Allô ? Allôôô ?

Shion, t'es là ?

Shion

— Hein ? Euh, oui, oui, ahahahahaha !

Désolée, t'inquiète, je t'écoute !

Mion

— En fait, Satoko s'entend pas trop avec sa tante.

Satoshi est plus âgé, il a plus de tact, il peut s'en sortir, mais sa sœur est encore une enfant, si un truc lui plaît pas, tu peux tout de suite le lire sur son visage...

Ce que me raconta ma sœur fut très intéressant.

Alors déjà, Satoshi et sa sœur étaient orphelins.

Ensuite, ils vivaient en fait chez leur oncle et sa femme.

Et justement, ces deux-là ne seraient pas des gens dignes de respect.

En plus, ils auraient l'engueulade facile, vu que l'oncle changeait de maîtresse comme de slip.

Et comme sa femme lui gueulait dessus dès qu'elle le voyait, il passait le plus clair de son temps chez l'une ou l'autre de ses maîtresses, à Okinomiya.

Et donc, lorsqu'ils auraient en théorie dû s'occuper de Satoshi et de sa sœur, ils n'avaient pas été un environnement familial très accueillant -- les enfants n'étaient clairement pas les bienvenus.

Et en plus -- et là, c'est le pompon, les enfants -- les défunts parents de Satoshi et de sa sœur, c'étaient, je vous le donne en mille : les fameux Hôjô qui s'étaient fait tuer dans la malédiction de la deuxième année !

Alors forcément, ils étaient super mal vus.

Pendant la guerre du barrage, à cause de leurs liens de famille avec les “traîtres” du village, ils avaient dû en prendre plein la figure, je pense.

Et en plus, après leur avoir créé des ennuis, ils ont l'impudence de mourir dans un accident et de leur refourguer leurs mioches ? Non mais dans ces conditions, il est prévisible à des kilomètres que les enfants ne se feront jamais accepter, quoi.

Et donc en un an et des poussières, la situation entre Satoko et sa tante était devenue presque intenable.

Les femmes se font des coups bas en douce.

Enfant ou pas, elles ne se font pas de quartier.

Et puis surtout, l'avis des autres, elles s'en quarrent le popotin, mais comme vous n'imaginez pas.

Et donc à cause de tout ça, en ce moment, Satoko avait tout le temps l'air épuisée, car elle sortait d'une période de brimades intenses.

Satoshi avait l'air doux et calme comme ça, mais en fait, je parie qu'il doit en baver pour essayer de protéger sa sœur.

Je suis sûre qu'il s'interpose pour la sauver, comme il l'a fait pour moi.

Shion

— Hmmm, donc du coup, je suppose que lui aussi est tout le temps fatigué.

Mion

— ... Hein ?

Shion

— Ben, il doit probablement s'interposer entre sa tante et sa sœur, non ?

Donc il doit être aussi fatigué qu'elle ? Ou bien je me fais des films ?

Mion

— Hmmm...

Ben écoute...

Je sais pas trop, je dois dire.

Comment ça ? C'est pourtant pas si difficile à s'imaginer, quand même ?

Mion avait l'air un peu perdue et déroutée.

En fait, le truc, c'était que :

D'habitude, il avait l'air lent à la détente et mollasson...

Alors il ne lui était jamais venu à l'esprit qu'il pourrait être tout simplement fatigué.

Et donc du coup, elle n'y avait jamais réfléchi.

Pourtant, elle est si proche de lui, tous les jours !

Franchement, je ne la comprenais pas. Mais bon, c'était pas si important que cela, en fait.

Shion

— Bah,

tant pis, pas grave. Et donc ?

Il fait quoi d'habitude ?

Il m'a l'air d'être plutôt littéraire, il lit quoi ?

Mion

— Ahahahaha !

Oui, effectivement, il lit beaucoup.

En ce moment, il lit... ah, c'était comment déjà...

Après ça, je lui ai demandé des tas de choses sur Satoshi.

Ce qu'il aimait, ce qu'il n'aimait pas, à quoi il pensait.

J'avais vraiment envie de tout savoir sur lui, et je posai des tas de questions.

Ce devait être, je pense, la première fois que je m'intéressais de si près à une personne en particulier.

Et ça, c'était un sentiment que les gens appelaient ... appelaient... Nan, je peux pas le dire, j'ai trop la honte...

C'est pas vrai, pas moi, quand même ? Mais alors... J'étais juste une petite poupée qu'on pouvait acheter avec une simple caresse sur la tête ?

Rien que de penser à la sensation de sa main sur mon front, mon cœur se fit léger comme l'air.

Je tentai de me caresser moi-même la tête, mais cela ne fit pas du tout le même effet.

Ahhahahahahahaha ! Je suis stupide !

Il faut vraiment être barrée pour se caresser toute seule !

Shion

— Ahhahahahahahahaha ! Haaaaa...☆

Grande sœur, j'en peux plus, je suis foutue.

Je suis devenue conne comme mes pieds !

Mion

— Hein ?

Mais de quoi qu'tu me causes, toi ?

Et c'est quoi ton rire bizarre, là ?

Shion

— Ahahahahahahahahaha ! Oooh toi, tu ne peux pas comprendre.

Oooh non, ahahahahaha☆!

Je me demande quand est-ce que je le reverrai pour la prochaine fois.

Je pensais que ma vie était terne et triste et ennuyeuse, mais là, d'un seul coup, tout était beau et lumineux...