— Ouais, si, c'est vrai.
La maladie inconnue, c'est du pipeau, je pense,
mais c'est vrai qu'il est mort soudainement.
Tu sais, il devait être à la bourre avec l'organisation de la cérémonie, et en plus il se sentait pas trop bien.
Il a dû tout simplement faire un arrêt cardiaque ou une crise d'apoplexie, tout bêtement.
— Ouais mais quand même, le soir de la purification du coton ?
Trois années de suite ? Tu trouves pas ça louche ?
C'est pas normal d'avoir ces morts bizarres toujours à la même date.
— Ben, la Police a fait une autopsie, mais ils ont jamais poursuivi l'enquête, donc je dirais que les résultats étaient plus ou moins dans la norme.
Mais je suis assez d'accord pour dire que trois ans de suite, ça commence à faire beaucoup de hasards et de coïncidences...
— Et puis, tu l'as dit tout à l'heure, les victimes sont toutes des personnes contre qui la déesse Yashiro pourrait avoir une dent.
Moi, je suis sûre que ça cache quelque chose.
Appelle-ça une malédiction ou un complot si tu veux, mais toutes ces morts sont en rapport les unes aux autres.
J'avais retrouvé Mion dans la bibliothèque municipale d'Okinomiya.
... Non pas que je ne lui fisse pas confiance, mais elle n'avait pas besoin de savoir exactement là où j'habitais.
Dans cette bibliothèque peu fréquentée, il y avait peu de chances de se faire repérer par quelqu'un de Hinamizawa.
C'était parfait pour se parler ou se rencontrer en secret.
Après avoir discuté de la marche à suivre pour le travail et pour se faire passer l'une pour l'autre, nous nous étions lancées dans des discussions passionnantes.
Je ne m'étais absentée de la région que seulement un peu plus d'un an.
Mais en un an, la ville et les gens avaient eu largement le temps de changer.
C'étaient ces changements-là que j'essayais de découvrir au détour de nos conversations, histoire d'être au courant d'un peu tout en même temps.
Et à force de parler et de changer de sujet, j'en étais arrivée à lui parler de ce que m'avait raconté mon oncle…
À propos de la malédiction...
Lorsque j'avais quitté la ville, celle-ci avait déjà été frappée deux fois, à un an d'intervalle.
Le premier meurtre, celui où le chef de chantier s'était fait découper, avait marqué les esprits.
Un an passa.
Le gel des travaux fut annoncé, et le soir où le village s'apprêtait à célébrer cela comme il se devait, il y eut cet accident, cette chute qui entraîna la mort de deux traîtres du village,
un ancien acquis au projet du barrage, M. Hôjô, et sa femme.
À l'époque, cette histoire-là aussi avait eu un sacré effet sur les habitants.
La justice divine avait frappé par deux fois ; une fois elle s'était débarrassée d'un ennemi notoire, et une fois elle avait puni un traître.
La première année, même si les anciens venaient nous bourrer le mou avec cette malédiction, on pouvait facilement se dire que ce n'était qu'un malheureux hasard.
Mais la deuxième année, même les gens les plus sceptiques disaient que peut-être...
c'était invraisemblable et insensé, mais si c'était vrai ?
Mes connaissances sur le sujet s'étaient arrêtées là.
Et pendant mon absence,
il y avait eu une troisième fois.
Cette troisième tragédie avait fait l'effet d'une bombe, à Hinamizawa comme à Okinomiya, d'ailleurs. La théorie de la malédiction est revenue sur toutes les lèvres, plus forte que jamais.
Il me fallait remettre mes connaissances à la page.
Pendant mon absence, la déesse Yashiro avait gagné en crédibilité et en réalisme.
J'en étais restée à la deuxième année, je faisais encore partie des incrédules qui se posaient des questions.
Mais aujourd'hui, après la troisième année, les gens étaient tous persuadés que c'était effectivement l'œuvre d'une malédiction.
Et comme en plus, le défunt prêtre du sanctuaire Furude avait été plutôt mal vu par les plus irréductibles opposants du barrage,
sa mort acheva de convaincre les derniers non-croyants.
— Les gens de l'asso ne l'aimaient pas trop,
si je me souviens bien ? Non ?
— Non, effectivement.
Ils le traitaient de doux rêveur pacifique.
Il se faisait chahuter même chez lui dans les dernières semaines de la guerre.
Il voulait toujours calmer le jeu, et ça ne leur plaisait pas.
Au premier abord, le prêtre pouvait faire peur : il avait eu des traits durs, un ton sec, il avait dégagé une certaine austérité.
Mais il avait en réalité été très gentil, un vrai gentleman, très humble.
En même temps, il était gendre d'adoption dans le clan des Furude -- il n'avait pas vraiment son mot à dire, donc forcément...
Il avait servi de concierge du sanctuaire shintoïste pendant de nombreuses années, et tant que celui-ci n'avait servi que de local de rencontres pour le troisième âge, ou comme lieu des rares cérémonies religieuses, il avait été parfait.
Mais la guerre contre le gouvernement avait éclaté à cause de ce barrage, et le temple était devenu le quartier général de l'association.
Et là, tout de suite, il avait fait tache...
Et puis, de toute façon, avant ces meurtres, le culte voué à la déesse Yashiro était presqu'inexistant.
Alors oui, bien sûr, les anciens du village étaient de fervents et loyaux fidèles, mais les autres habitants ne s'en souciaient guère.
Mais avec la guerre, la déesse était devenue le symbole de la résistance contre l'oppresseur, et elle avait gagné de nouveaux fans, si l'on peut dire.
Le culte de la déesse Yashiro prenait son origine dans une philosophie bien peu reluisante :
il partait du postulat que nous, les sages qui vivions sur la montagne, valions bien mieux que les sous-merdes qui vivaient au pied de la montagne, en conséquence de quoi la déesse leur interdisait de nous approcher.
Bien sûr, cette idéologie était vieille et dépassée depuis des siècles. Dans le Japon de l'après-guerre, personne ne songeait à soutenir cette thèse en public.
Le fait que ce culte semblait voué à disparaître indiquait clairement une évolution des mœurs.
Mais cette doctrine n'avait pas disparu, et lorsque les gens firent bloc devant l'ennemi, ce climat un peu nationaliste put faire revenir celle-ci sur le devant de la scène.
Et lorsque ce genre d'idéologie revient, la violence ne tarde jamais à montrer le bout de son nez.
Il ne fallut pas bien longtemps à l'association de défense du village pour se montrer belliqueuse.
De là, tout a dégénéré, on se serait cru reparti comme en 41.
Nos cent millions d'âmes unies comme une seule grande boule de feu ! Sus à ces chiens Anglais et Américains, et qu'aucun autre désir ne vienne nous soumettre à la tentation, jusqu'à notre victoire !
Adultes comme enfants s'excitaient sur la perspective de caillasser et de repousser tout intrus.
... Ça donne pas une image très glorieuse, je sais ; on se croirait replongé dans les heures sombres de l'impérialisme japonais.
Mais je vous assure que les jeunes voyaient cela comme un jeu et que les adultes s'organisaient comme pour la fête du village, dans une ambiance bonne enfant.
Mais évidemment, l'effet de groupe voit d'un très mauvais œil tous ceux qui annoncent un autre son de cloche.
Ça aussi, ça rappelait beaucoup la loi martiale.
Je pense honnêtement que les Hôjô avaient eu vraiment beaucoup de courage pour aller à l'encontre du village et accepter le rachat de leurs terrains pour le barrage.
Ils furent marqués du sceau des traîtres,
et personne n'osa contester que leur mort était due à la malédiction de la déesse lorsqu'ils moururent noyés dans cet accident, la deuxième année.
Ils étaient méprisés par tout le monde ou presque.
On les montrait du doigt.
On murmurait dans leur dos.
La seule personne qui leur parlait encore chaleureusement et poliment était…
le prêtre lui-même.
Le prêtre ne s'élevait pas contre les voix radicales qui prônaient le refus du barrage,
mais il ne semblait pas non plus gêné par l'attitude des Hôjô, qui avaient accepté l'argent de l'État pour pouvoir refaire leur vie ailleurs.
Le problème était surtout que les trois clans fondateurs du village -- et en particulier les Sonozaki -- avaient tenté d'unifier celui-ci derrière un ennemi commun -- en l'occurence le barrage et ses partisans --
et que le prêtre, non seulement le chef de l'un des clans fondateurs, mais en plus le gardien du culte de la déesse Yashiro, se permettait d'accepter sans rien dire un tel affront et un tel désaveu.
Il était resté à l'abri des critiques car il était le chef de l'un des clans les plus influents.
Il était l'un des piliers du village et de l'association, aussi les gens ne voulaient pas se fâcher contre lui et montrer une désunion dans la communauté.
Mais ils se chuchotaient entre eux qu'il n'était pas digne d'être le prêtre du sanctuaire,
et qu'il finirait puni par la colère divine...
— À bien y réfléchir, il était très responsable, tu trouves pas ?
Je trouvais ça très sage et très impressionnant de garder son sang-froid alors que tout le monde était si agressif autour de lui.
J'étais persuadée que Mion était du même avis.
... C'est pourquoi je fus très surprise
lorsque j'entendis son rire très gêné.
— Aha, ahem, hmmm, je sais pas trop.
Si vraiment il avait eu de la sagesse en lui, il aurait essayé de rallier Hôjô à la cause du village.
Le vieux Furude n'était pas que le prêtre, il était aussi le chef du clan fondateur, c'est un poste qui a une portée et et un poids politique considérables.
Une personne de son statut aurait dû montrer l'exemple, aurait dû plaider pour la cause commune, et au lieu de ça, il a lui-même semé le trouble, la discorde et la zizanie...
Donc bon, j'ai du mal à le trouver responsable.
… Je dois dire.
Je regardai ma sœur bouche bée, sidérée.
Il m'a fallu plusieurs secondes avant de pouvoir réagir.
— ... Aha, hmmm, ouais.
Ouais, ouais, ouais, si, ouais, ça se tient.
Nous sommes des sœurs jumelles monozygotes, mais nous avons nos personnalités propres, je suppose.
Nous avons des avis différents, et ce depuis toujours.
Mais d'habitude, nos avis ne divergent que sur des broutilles, des futilités pas même dignes de mention.
C'était la première fois qu'elle n'avait pas le même avis que moi sur quelque chose d'important.
C'était un sentiment peu agréable ; je décidai de chercher la cause de notre différence.
— Je n'aime pas ton expression, la “cause commune”.
Ça veut dire quoi ?
Que le prêtre aurait dû fermer sa gueule et se ranger derrière le plus grand nombre ?
Qu'il faut se comporter comme un mouton et suivre la masse ?
— Non, c'est pas aussi violent que ça, c'est...
Ben... J'veux dire, il était chef de clan, c'était l'un des hommes les plus importants du village, il aurait dû être plus prudent dans sa manière d'agir et dans ce qu'il disait...
Mion avait l'air mal à l'aise.
Je me rendis alors compte du ton sévère sur lequel je lui avais parlé.
... En fait, de nous deux, c'était Mion qui tenait les propos les plus “responsables”.
Nous devions nous unir pour faire face à un ennemi de taille -- l'État, excusez du peu -- alors il fallait évidemment éviter de casser l'ambiance.
Je n'avais aucun mal à comprendre cette position.
Mais pourtant, j'avais du mal à m'incliner devant cette force brute et écrasante. Je n'étais pas assez adulte ou pas assez sage pour accepter de rentrer dans le moule social.
Quoique, ce n'était pas exactement le problème qui m'intéressait ici.
Le fin mot de l'histoire, c'est que Mion avait réfléchi plus “comme une adulte”, comparé à moi.
Cela ne faisait qu'un peu plus d'un an qu'elle et moi avions été forcées à être différentes.
Pendant cette période, j'ai été complètement coupée de la ville, enfermée à l'internat.
Mais Mion, elle, avait appris les rouages du pouvoir, de la bouche même du régent, et s'était préparée à prendre la succession.
Oh, bien sûr, Mion était depuis toujours traitée en tant qu'héritière du clan.
Elle était placée toujours aux côtés de la vieille folle lors des réunions importantes ou des cérémonies, et si par chance la vieille folle n'était pas là, c'était Mion qui devait lire le protocole à sa place.
Mais cela n'allait pas plus loin.
Cela n'avait jamais suffi pour créer une divergence dans nos opinions.
... Pendant cette année d'absence, Mion était devenue bien plus proche et bien plus en phase de son rôle d'héritière du clan.
— … Hum…
On dirait bien que tu as grandi plus vite que moi...
Mion semblait avoir compris ce que je ressentais et ce que je voulais dire.
— Je... suis devenue un peu comme Mémé, alors ? Tu trouves ?
— Oh, c'est pas un crime, hein.
De toute façon, tu dois lui succéder.
Tu peux pas continuer à t'aligner indéfiniment sur le niveau du petit peuple.
Il te faut penser comme un monarque si tu veux gouverner.
— Ah non mais, je fais ça au pif, hein, on ne me donne aucune leçon !
J'essaie juste de faire comme Mémé, c'est tout.
Tu pourrais y arriver aussi, Shion, facilement même, je parie!
— Ahahahahaha ! Non merci, non, sans façon !
C'est ton rôle à toi de veiller sur la vieille folle.
Ne te tue pas à la tâche, mais bon courage quand même, t'en auras besoin.
Mion me regarda avec un air de chien battu.
Je ne pensais pourtant pas avoir dit ça sur un ton si sérieux...
Je repris une expression plus douce sur le visage.
— Je...
Mion...
— Quoi ?
— Je sais que nos séparations n'ont pas toujours été faciles.
Il y a d'abord eu nos noms, puis ça a été notre maison, et puis nos corps. Ça n'a jamais été facile.
Mion baissa la tête, le visage rembruni.
Elle finit par relever lentement le regard, tentant avec prudence de déchiffrer mon humeur.
— Tu penses peut-être que je t'en veux pour tout ça,
mais je t'assure, Mion, tu te trompes.
Oh, oui, j'ai été jalouse, c'est clair.
Mais après tout, c'est pas si grave. L'eau a coulé sous les ponts, tu sais.
Je ne te reproche rien, Mion. Rien du tout.
Avant de sortir du ventre maternel, nous avions été à égalité parfaite.
Puis, à notre naissance, d'autres gens avaient décidé qui de nous deux serait considérée comme bonne et qui moins bonne.
Quand j'avais été très jeune, cela m'avait révoltée,
c'est vrai.
Mais c'était de l'histoire ancienne -- cela ne devait pas nous empêcher à tout jamais de nous comprendre, elle et moi.
Mion eut l'air de comprendre assez vaguement ce que je voulais lui dire.
Nous sommes des copies conformes l'une de l'autre, mais nous avons nos propres personnalités.
En fait, il y avait un trait de caractère qui nous différenciait.
C'était l'importance que nous accordions à l'autre.
Mion avait tendance à me donner énormément d'importance.
Elle se souciait de mon avis et de ma réaction, pour tout et pour rien.
Par exemple, si on lui donnait, à elle seule, un beignet fourré à la pâte de haricots sucrés, elle le coupait en deux et venait m'en donner la moitié.
Et si on lui donnait un bonbon, elle me regardait et attendait de m'avoir vue acquiescer avant de le mettre en bouche.
Mais moi, je suis très froide et distante.
Si je peux gratter quelque chose juste pour ma gueule, je ne me gêne pas.
J'ouvre le bec, j'enfourne le gâteau, et on n'en parle plus.
(Bon, je le répète quand même histoire de ne pas être mal comprise, mais j'aime beaucoup ma sœur,
je ne la déteste pas, vraiment !)
Cette différence, Mion la connaissait aussi bien que moi, et elle l'acceptait.
Elle a probablement vécu tout le temps avec cet énorme bonbon devant les yeux, ce titre d'héritière du clan, et depuis toujours, elle me regarde et attend que je lui donne la permission de le manger.
— Courage... Mion.
Je ferai de mon mieux pour vivre en tant que Shion.
Je serrai le poing et le plaçai sur son front.
Mion prit appui dessus, comme pour essayer de sentir la chaleur de ma main à travers mes phalanges. Apparemment, elle arrivait à la déceler.
Mion, c'est elle.
Moi, je ne suis que Shion.
Elle est la future héritière du clan des Sonozaki, et moi, je ne suis personne, je suis libre comme le vent.
Ce n'est pas de la discrimination, c'est ce qui fait de nous des individus à part entière.
Il serait temps d'arrêter de penser en permanence à l'autre.
Nous sommes assez grandes pour marcher sereinement, chacune sur notre chemin...
Je savais que je n'avais pas besoin de le dire tout haut --
Mion le comprenait, rien qu'en me touchant, elle savait deviner toutes mes pensées.
— Heh... Ouais. Ouais, t'as raison…
Merci pour tout. Merci du fond du cœur,
Shion.
— Allez, Mion, tiens bon.
Si tu as des problèmes, appelle-moi.
On a toujours fait comme ça, non ?
Eh bien, nous continuerons, tout simplement.
— ... Oui…
Oui... Oui.
Mion pressa sa tête de plus en plus fort sur mes phalanges, encore et encore, comme pour s'accrocher à la chaleur de ma main...
Je pris congé d'elle sans attendre le soir.
J'avais réussi à combler la plupart de mes lacunes, ainsi qu'à papoter tranquillement avec ma sœur, sans être dérangée.
... Et puis, nous avions pu nous dire ce que nous avions sur le cœur.
Nous n'en avions jamais parlé jusqu'à présent.
C'était peut-être justement dû au fait que nous ne nous étions plus vues depuis plus d'un an...
— Pouh...
Le soleil allait bientôt commencer à se coucher.
Le cœur un peu plus léger, j'étirai mes bras en l'air en regardant le ciel.
Il était d'un bleu azur très pur et s'étendait à l'infini.
Si j'étais un arbre, je pourrais étaler mes branches aussi loin que je le voulais, je ne pourrais pas le cacher à la vue des humains.
Il était trop vaste, trop beau, trop tout.
Je m'appelle Shion Sonozaki.
... Je suis une femme libre, qui s'est échappée de la prison scolaire à laquelle elle était destinée.
Je pense que nombre de gens me reprocheront cette décision, et que mon avenir ne sera pas glorieux.
Mais il n'empêche que cet avenir-là, ce sera le mien car je l'aurais choisi.
— Heh,
moi aussi il peut m'arriver de réfléchir comme une adulte, finalement.
Je bombai le torse, plus pour me remonter le moral que pour fanfaronner.
Bien, bien, bien. Allons faire les courses !
Kasai a pu me filer un coup de main financièrement, mais il va falloir que je fasse durer le budget.
Je pourrais vivre sur des réserves de chips et de gâteaux, mais si je veux vraiment aller loin avec la tirelire, il va falloir faire la popotte.
... Saloperie, va, ces cons de cours de cuisine qu'ils nous forçaient à suivre vont finalement m'être d'un très grand secours...
Et si j'allais au centre commercial de Kami Isshiki ?
... Tiens ?
Non, c'est pas par là, il me semble.
C'est plus court en prenant l'autre rue... enfin, normalement…
La petite brise fraîche du début de soirée était agréable et délicieuse.
À peine étais-je en train de ranger les courses dans le frigo que Kasai arrivait.
— Aaaah, attends !
Bouge pas, je t'ouvre la porte !
— Vous rentrez des courses ?
Ça a dû être lourd, vous n'êtes pas trop fatiguée ?
— Il en faut plus pour m'épuiser, coco !
Ah, tu veux manger ?
Si je cuisine pour une seule personne, je risque d'avoir beaucoup de restes à jeter.
— Vous êtes sûre que cela ne vous dérange pas, Mademoiselle ?
Alors j'accepte avec grand plaisir.
Kasai avait un sourire en coin ; je parie qu'il s'imaginait que j'étais nulle en cuisine...
— Hum.
Toi, tu n'as pas vraiment confiance en moi, je me trompe ?
Tu vas voir ce que tu vas voir !
— Je mets le reste dans le frigo ?
Ne bougez pas, laissez, je vais le faire.
— Merci.
Bon alors, pour deux personnes, on va prendre... ça en riz.
Ooooh HISSE !
Kasai sortit la montagne d'aliments des sachets, inspectant la qualité des produits, puis les rangea très adroitement dans le réfrigérateur.
Puis, remarquant quelque chose, il se retourna pour me parler.
— Mademoiselle,
vous ne pouvez toujours pas acheter de nourriture en boîte ?
Il n'avait pas besoin de me le dire, je savais qu'il n'y avait aucune boîte de conserve dans les courses --
c'était fait exprès, figurez-vous.
— Cela ne doit pas être facile de faire les courses en évitant d'en acheter, si ?
— Mouais, hmmm,
bah disons que ma tête comprend le problème, mais pas mon estomac.
Si je suis forcée, je pense que j'arriverai à ne pas vomir, mais...
Disons que si je peux éviter, j'évite, quoi.
— Allons, Mademoiselle, je suis vraiment navré de tout cela.
Je reconnais que j'ai poussé le bouchon un peu trop loin et que ce n'était pas très drôle ni très malin,
mais par pitié, oubliez ces histoires, elles sont pourtant stupides et ridicules !
— Raah, mais bzzzzzz, allez, zou !
Arrête d'encombrer la cuisine avec ta prestance masculine !
Va parler à la télé si tu veux, mais reste tranquille !
Kasai partit d'un rire franc, puis sortit sans rien dire.
Moi aussi, je me trouvais stupide à cause de ça,
mais je ne pouvais pas supporter l'idée d'avoir des boîtes de conserves.
Si vous m'en faites manger sans rien me dire, pas de problème, mais révélez-moi par la suite l'origine de la viande et je vous re-vomis tout sur la moquette, illico.
Et la raison est simple et ridicule.
... C'est parce que quand j'étais gamine, Kasai m'avait une fois raconté des histoires.
... Dans les légendes urbaines, c'est une histoire qui revient souvent.
Il y a toujours un truc avec de la viande à l'origine douteuse ou inconnue.
Du genre, des hamburgers avec des vers de terre, ou des steaks de bœuf qui sont en fait des steaks de chien, vous voyez ?
D'habitude, j'étais effrontée comme tout, mais quand Kasai me racontait ces histoires-là, j'étais toujours pétrifiée de peur.
À l'époque, ça faisait beaucoup rire Kasai, alors il ne ratait jamais une occasion pour en remettre une couche. Mais si lui y repense en rigolant aujourd'hui, moi, j'en avais gardé de graves séquelles.
Je me souviens que quand on arrivait près du rayon des conserves, je me mettais à pleurer.
Alors bon, aujourd'hui, je ne reste plus à pleurer devant les conserves,
mais quand même.
Je les déteste tellement que j'ai organisé mes habitudes alimentaires de façon à pouvoir me passer entièrement de ce genre de produits.
Ah, et ça, je suis la seule à l'avoir.
Mion n'a pas ce problème.
Kasai semblait vraiment s'en vouloir, mais il ne pouvait rien y faire de concret, si ce n'est s'en excuser.
Mais bon, à part ce détail, je suis la perfection incarnée, alors forcément, il fallait bien un petit quelque chose pour compenser !
Ahahahahahaha !
— Kasai, vire le journal de la table, s'te plaît.
— Mmmm, ça sent rudement bon, en tout cas.
Je sens que je vais me régaler.
— Si t'as pas assez, tu devras aller te repaître ailleurs, d'accord ?
Ah, éteins pas la télé !
J'aime pas le silence à table.
— Eh bien alors, bon appétit.
— Et donc ?
Allez, Kasai, crache le morceau.
Tu as quelque chose à me dire, n'est-ce pas ?
Je lui passai des baguettes, mais finis par lui poser la question.
J'aurais pu attendre la fin du repas, c'est vrai, mais je n'aimais pas toutes ces simagrées.
— À vrai dire, je comptais vous en parler après manger, mais...
je suppose que nous pouvons en discuter dès maintenant.
— Merci. Ça me turlupine depuis que je t'ai vu arriver.
Il vaut mieux que tu le dises maintenant, le repas passera mieux après.
— Votre école a appelé chez vous aujourd'hui.
— Aujourd'hui ?
Ahahahahahaha ! Quelle bande de barbots, c'est beaucoup trop tard !
Ils devaient vraiment avoir envie de le cacher...
Aha haha...
Ouais, et alors ?
— C'est Akane qui a pris l'appel.
Elle attend le moment le plus propice pour en parler à votre père.
“Akane”, c'est ma mère.
Kasai la connaissait depuis bien avant son mariage -- il était le seul à l'appeler comme ça -- et encore, pas en public.
— Hmmm, je vois.
Et elle a dit quoi, ma mère ?
Je pouvais me considérer chanceuse que ce fût elle qui eût décroché.
Elle est plutôt de mon côté, d'habitude.
— Elle a dit, et je cite : Bon sang, mais elle est incorrigible, celle-là.
À voir son visage, il était clair qu'elle l'avait vu venir.
— Ah ouais ?
Et elle a encore rien dit à mon père ?
— Non, je pense qu'elle a sa petite idée
et qu'elle le préviendra dans deux-trois jours, tout au plus.
— Faut dire que Papa obéit tout le temps à la vieille folle,
il lui dira directement dès qu'il le saura.
Et si la vieille folle l'apprend, elle donnera l'ordre de m'amener jusqu'à elle.
Et ensuite, ça va dépendre de mon attitude, je suppose. Je vais y laisser des doigts, c'est clair...
Putain, c'est super flippant, en fait !
Ahahahahahaha !
— J'espère sincèrement que vous pourrez en rire un jour,
mais n'oubliez pas que vous n'êtes pas la seule qui risque d'y laisser des doigts. Vous voyez ce que je veux d--
aïe ! Aaarh...
— Ahahahahaha !
Faut pas faire de si grosses bouchées non plus, bêtasse !
De toute façon, j'ai fait trop de soupe et trop de riz, alors tu en reprendras deux fois.
Et il n'y a pas de “mais”, c'est un ordre !
Quelques jours plus tard, c'est Mion qui m'apprit que la vieille folle avait été mise au courant.
— Et ?
Qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Ah, ben, Mémé était pas contente, c'est clair.
Elle a donné l'ordre de te ramener de gré ou de force devant elle, pour répondre de tes actes, si jamais tu avais l'audace de revenir à Okinomiya.
— Ooooh, elle va me faire peur.
Et alors ?
Il compte faire quoi, Papa ?
— Il compte interroger les membres du clan lors de la prochaine réunion pour savoir si l'un d'entre eux te cache ou te couvre.
Mais je crois pas qu'il enverra des jeunes pour te chercher en ville.
Donc il a simplement suivi le protocole devant la vieille folle, mais il n'a pas l'intention de me poursuivre ou de me déloger de ma cachette.
C'est comme s'il acceptait ma présence sur son territoire avec clémence, en fait.
Mais bon, si je me montre chez lui, il m'emmènera pieds et poings liés, je suppose.
— Mouais... Maman a fait un sacré boulot en amont, à ce que je vois.
Ma mère était bien placée pour se mettre dans mes baskets, après tout.
... Ce serait trop long à expliquer si je devais vraiment tout vous raconter par le menu, mais pour faire vite, ma mère, bien qu'étant issue du clan Sonozaki, avait une position un peu particulière.
Il y a fort longtemps, elle a exprimé son désaccord et son mépris pour les règles du clan,
et a fini par tellement se prendre le chou avec la vieille folle que celle-ci l'a déshéritée et mise au ban de la société.
Normalement, c'est elle qui devrait être aux commandes, car c'était elle, l'héritière en titre. Ce titre lui a été retiré et a été donné à Mion, une génération plus loin.
Alors bien sûr, aujourd'hui, ma mère s'est rangée, mais elle reste quand même dans une position un peu à part.
C'est pour ça qu'elle a toujours été de mon côté lorsque moi aussi, j'ai eu affaire à ces règles à la con.
— Il paraît que Papa a gueulé comme un putois quand il l'a su,
mais Maman a pu le raisonner.
Il a jamais pu gagner contre elle, tu le sais bien.
— OK, très bien.
Ben écoute, s'il se passe un truc, contacte-moi.
... Et si vraiment les choses empirent, je partirai.
Je veux pas créer des ennuis à Yoshirô, à Kasai ou même à Maman.
— ... ...
— Grande sœur, je sais exactement à quoi tu penses.
Tu te demandes pourquoi je dois vivre cachée, alors que nous partageons le même sang, c'est bien ça ?
Mion ne répondit rien, ce qui était une manière comme une autre de dire oui.
— Je trouve que c'est pas juste. C'est tout le temps toi qui dois en souffrir.
C'est pas juste...
— ... Merci.
C'est sympa de ta part.
— ... Si tu veux sortir ou te rendre quelque part, contacte-moi.
Je me débrouillerai pour que tu puisses prendre ma place dès que nécessaire...
Aaah, encore une fois, elle me parle sur ce ton de chien battu.
Dans ces moments-là, elle perd ses mots, et si je ne l'arrête pas, elle devient de plus en plus misérable.
Ma sœur n'est pas comme moi. Elle a la déprime facile.
Très facile.
Il faut lui parler assez sèchement si on veut la remettre debout…
— Ben écoute, merci.
Ce serait ça le mieux pour moi, en effet.
Allez, je raccroche. Ciao.
— À la prochaine.