Aucun haut-parleur ni aucune alarme pour me réveiller ce matin.
Je ne suis plus à l'internat.
Même la tête dans le jazz, je savais parfaitement que je ne dormais plus à l'école.
Et pourtant, par habitude, je me réveillai à l'heure de l'internat, ce qui était loin de me plaire.
Je considérai un instant me remettre à dormir, mais étant désormais réveillée, tant pis.
Ma nouvelle vie n'allait pas s'écrire toute seule, au fil de mes grognements et de mes complaintes.
Il ne tenait qu'à moi d'en faire un quotidien passionnant ou ennuyeux.
Heh, c'était plutôt positif comme façon de penser.
C'était vraiment la sensation de vivre.
Je n'avais rien pour me changer, aussi portais-je encore le survêtement de l'école.
Il paraît que c'était un truc dessiné par un grand designer italien ou je ne sais plus, mais franchement, j'avais de sacrés doutes.
En tout cas, ce vestige de ma prison scolaire m'énervait au plus haut point -- mon corps était libre, mais je ne pouvais pas en profiter.
Je ne pouvais pas sortir dehors avec cet uniforme.
Kasai va devoir m'apporter d'autres vêtements.
Et puis, il va falloir réaménager un peu cette pièce.
Après tout, ici, ce sera mon château.
Je me trouvais désormais dans un complexe d'appartements assez cossus, un peu à l'écart d'Okinomiya.
Mon père avait diligenté quelques hommes d'affaires véreux dans l'agence immobilière, histoire de “se réserver” le bâtiment.
... Je ne sais pas trop toutes les histoires qu'il y a eues ici, mais en tout cas, il n'y a presque plus personne.
Malgré toutes ces rangées de portes et d'étages, l'immeuble était quasiment désert.
Les rares habitants faisaient tous partie de la bande de joyeux drilles aux ordres de mon père, à part le couple de la concierge, en gros.
Ce n'était plus qu'une question de temps : bientôt, il n'y aurait plus un seul honnête citoyen par ici...
La chambre dans laquelle j'allais désormais vivre avait été un grand espace ouvert, apparemment, et ressemblait vaguement à une suite business.
Il y avait pas mal de meubles pour la décoration, mais rien d'utile dans la vie de tous les jours.
Je vais devoir acheter tout ça petit à petit, au fur et à mesure...
— Oui, ce serait peut-être mieux comme ça, d'ailleurs...
Ça donnerait vraiment une touche personnelle...
Je me mis à acquiescer tout seule, dans le vide.
C'était un peu stupide, mais cela me remontait le moral.
À l'école, les rares téléviseurs étaient tous situés dans des salles communes. De plus, toutes les chaînes locales étaient inaccessibles.
Juste pour me venger, j'allumai la télé et regardai ce que le programme local avait à m'offrir.
Évidemment, tôt le matin il n'y avait pas grand'chose, quelle que fût la chaîne, d'ailleurs.
Mais les pubs n'étaient pas mauvaises, je découvris des tas de nouveaux slogans.
Juste au moment où l'ennui commença à me rattraper, et justement alors que mon estomac se rappelait à mon bon souvenir, Kasai vint me rendre visite avec un panier-repas.
— Bonjour, Mademoiselle.
Avez-vous bien dormi ?
— C'est pas confortable de dormir en boule sur le canapé, même avec une couverture.
Je suis japonaise, moi, il me faut un futon, pour dormir par terre, bien comme il faut.
La vache, ils sont super bons, tes radis saumurés !
— Heureux de voir qu'ils vous plaisent.
Si par la suite, vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas.
Je vous ramènerai tout ce que je peux vous procurer.
— Merci.
Tu sais, tu ne devrais pas te casser la tête là-dessus,
c'est moi qui ai tenu à cette vie, alors c'est à moi de me débrouiller.
Et puis, ton portefeuille n'est pas extensible à l'infini ! Si je te rackète, tu ne vas pas faire long feu ! Hahahahaha !
Hmm, il me faudrait en parler plus sérieusement, c'est un gros problème.
Et puis, réellement, je ne peux pas le taxer indéfiniment.
— En fait, je me suis dit qu'il me faudrait un job.
Ne serait-ce que pour me payer à manger.
Si je veux vivre seule, c'est à moi de me débrouiller !
— C'est une attitude responsable, en effet.
Mais êtes-vous sûre de vous ?
Si vous marchez dans la rue, le clan principal va finir par le savoir, un jour où l'autre.
— Oui, j'y ai déjà réfléchi, j'ai un plan.
Il me faudra l'aide de Mion.
Kasai, tu veux bien appeler le clan principal ?
Si c'est Mion qui décroche, passe-la-moi.
— Mais qu'avez-vous donc encore comploté ?
Je peux savoir ce que vous comptez faire ?
Kasai maugréait, mais il alla quand même prendre le combiné.
Je suppose qu'appeler le clan principal ne lui paraissait pas logique; je devais m'en cacher, pas le narguer.
— Allô ?
Bonjour.
... Mademoiselle Mion ?
... Ici Kasai. Cela fait longtemps que je n'ai plus pris de vos nouvelles, je m'en excuse.
Oui, en effet.
Bonjour.
Est-ce que je peux vous demander de patienter une seconde ?
Quelqu'un voudrait vous parler. Je vous la passe.
Kasai me tendit le combiné. Je le lui pris des mains.
— Allô ?
Héhhéhhé...
Devine qui c'est ?
— Non...
Cette voix, c'est...
Mais c'est impossible !
Shion a été enfermée à Sainte Lucia !!
Comment pourrait-elle...
— De toute façon, l'école interdit tout contact avec l'extérieur.
Donc si je peux t'appeler au téléphone... Héhhéhhé !
Je sais que tu es lente à la détente, mais je pense que tu comprends ce que ça veut dire !
Héhhéhhé !
— Mais alors...
Tu... Tu t'es cassée
de l'internat ?
Mais
comment t'as fait ?
— Allons, allons, ce n'est qu'un détail.
Si tu savais comme tu m'as manqué…
Grande sœur...
— … Ghh…
Shion...
— …
Incapables de jouer la comédie plus longtemps, nous partîmes elle et moi dans de grands éclats de rire.
— Pkr...
khhahaha...
haHAAAAHAHAHAHAHAHAHA !
Cela faisait vraiment très longtemps que nous n'avions plus rigolé de bon cœur ensemble.
Malgré la distance qui nous séparait, le téléphone avait permis ça, et ça, c'était formidable.
— Ça fait un bail, Shion !
Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, sérieux ?
— Rien de spécial.
Non mais, je suis pas en train de mythoner, hein.
— Quoi ? ... Mais alors, tu t'es vraiment fait la malle ?!
Eh bé, sacrée toi, merde...
— Si vous vouliez m'enfermer, il fallait mettre plus de gardes.
Ahahahaha !
— L'école devrait s'estimer heureuse que tu as fait ça en douce.
Si tu avais dû y mettre les moyens, tu aurais tout fait sauter, je parie.
— Hmmm, je sais pas si j'aurais eu de la dynamite, mais j'aurais sûrement foutu le feu à l'école, ouais.
Ahahahaha !
Kasai me regardait, médusé. Il finit par secouer la tête en soupirant. Il n'y avait bien que nous deux pour rire de choses aussi graves. Ce qui ne l'empêchait pas d'avoir lui-même le sourire aux lèvres.
— Dis voir, je peux te parler, là, ou pas ?
— Tu peux.
Mémé est partie au club des vieux.
Elle a dit qu'elle rentrerait pas avant ce soir.
— Impeccable.
Il faudra qu'on se voie un de ces quatre,
mais aujourd'hui, ce sera juste au téléphone, d'accord ?
— OK.
— Est-ce que l'école a appelé le clan principal pour vous dire que j'étais partie ?
— Non.
On a rien entendu de tel.
Tous les gens qui veulent voir Mémé ou lui parler doivent passer par moi,
je l'aurais su.
— Ah ouais,
carrément ?
La vache, t'es pas l'héritière du clan pour rien, toi !
— Si tu veux ma place, Shion, je te la donne, hein.
— Tut, tut, tut, ma grande, c'est toi qui es possédée par le démon,
démerde-toi maintenant.
Tu sais bien que je suis de tout cœur avec toi !
Ahahahaha !
— T'en as rien à foutre, hein ? Saleté, va.
Bah, c'est pas grave.
— Si jamais un truc se passe ou se dit à mon sujet, tu peux faire passer à Kasai ?
Je te donnerai le numéro une autre fois, je préfère garder le coin secret encore un peu.
Ne m'en veux pas, hein.
— Hmm,
si Mémé apprend que tu t'es cassée, ça va barder.
Ça marche,
je le préviendrai.
— Merci beaucoup !
Sinon, j'aurais un service à te demander.
— Ah, je savais bien que tu me voulais quelque chose.
Je te préviens, pas d'argent, c'est compris ? Je peux rien te filer, les finances, j'ai pas le droit d'y toucher.
— T'inquiète pas, je n'imaginais pas pouvoir te demander des sous.
Je veux juste que tu m'aides à garder un petit boulot.
— Aaaah, je vois.
Ouais, bien sûr, c'est pas bête.
Tu comptes t'y prendre comment ?
Dans ce genre d'instants, c'est super d'avoir une sœur jumelle.
On comprend ce que l'autre pense, et donc ça évite d'avoir à tout expliquer en long, en large et en travers.
— Notre oncle Yoshirô, il m'a soutenue la dernière fois, non ?
Je vais aller le voir et lui demander si je peux pas bosser dans l'un ou l'autre de ses magasins.
Quand je saurai mes heures de travail, je te recontacterai.
— Ouais, donc j'ai qu'à me faire discrète aux heures où tu bosses, quoi ?
... Putain, ça va être chiant...
— Alors quoi, grande sœur ?
Tu refuserais un service à ta sœur jumelle ?
Tu oserais ?
— Nan, nan, c'est bon, je le ferai, t'inquiète.
Si je refuse, ce sera encore pire.
— Ahahaha !
Ben écoute, merci !
À l'occasion, je te paierai un truc au Schlank Berta.
Tu pourras te goinfrer avec leurs tartelettes !
— Ah, Shion, euh…
Le Schlank Berta, il a fermé en automne, l'année dernière.
— Quoi ?
... Ah bon... Je savais pas.
— Ouais,
le patron a fait une attaque cérébrale.
Quand il est sorti de l'hosto, il a réouvert,
mais il tenait plus la cadence.
C'est vraiment dommage, mais il a dû fermer.
— Aha. Ouais.
C'est bête, je l'aimais bien.
J'ai souvent rêvé de me faire le menu “Mont Blanc à volonté”. Je suppose que ça restera un rêve à tout jamais, maintenant...
En fait, cela ne me faisait pas tant de peine que ça pour le café restaurant,
mais c'était vexant de voir que la ville avait changé en mon absence, sans prévenir.
J'étais déprimée en entendant cela.
— Il y a eu encore d'autres changements ? D'autres choses que je ne sais pas ?
— Ouais.
Il y a quelques trucs que tu devrais savoir, effectivement.
Je te dirai tout ça la prochaine fois.
— OK, merci.
Moi aussi, je te raconterai tout ce que j'ai vu à l'école.
Il faudrait organiser une rencontre un de ces quatre.
Je te recontacterai.
— OK,
ça roule.
— Mion ?
— Ouais ? Quoi ?
— Tu t'en sors ?
— Ahaha, bien sûr, voyons !
— OK, alors parfait..
Allez, je raccroche.
— Ouais.
À plus.
Ceci mit un terme à notre conversation -- ainsi s'achevèrent nos retrouvailles téléphoniques.
Je posai le combiné et soupirai, rassurée. Je vis alors que Kasai m'avait apporté du thé.
— Et finalement, donc, qu'avez-vous décidé ?
— Tu vois qui c'est mon oncle Yoshirô ? Il m'aime beaucoup.
Je pense pouvoir le mettre dans la confidence.
Et j'en profiterai pour lui demander de me faire travailler chez lui, accessoirement.
— Mais alors, vous comptez vous montrer en plein jour ?
Yoshirô est un homme compréhensif, ce n'est pas un problème, mais les autres ?
— Et c'est là qu'intervient ma sœur.
Quand je devrai travailler, j'appellerai ma sœur.
Et pendant mes heures, elle n'aura qu'à se cacher.
Tu comprends ?
Kasai me regarda d'un air incertain, la tête penchée sur le côté.
Roh, c'est pourtant pas si compliqué...
— C'est simple, en fait :
si jamais quelqu'un me prend à partie pendant le travail, je n'aurai qu'à dire que je suis Mion.
Tu comprends, maintenant ?
Normalement, c'est un stratagème tellement stupide et enfantin que personne ne s'imagine que ça pourrait marcher.
Mais Kasai nous connaissait toutes les deux depuis que nous étions nées -- il savait mieux que quiconque que nous n'avions aucune difficulté à nous faire passer l'une pour l'autre.
— Eh bien, vous êtes vraiment culottée. Ah ça, quand il s'agit de faire des bêtises, vous savez réfléchir, il n'y a aucun doute là-dessus...
Je vous tire mon chapeau.
— J'espère pour toi que ce que tu viens de dire était un compliment...
Héhhéhhé...
Kasai souriait, gêné, secouant la tête encore et encore.
Si jamais réellement je me faisais toper par le clan principal, Kasai aussi aurait à répondre de ses actes.
Et dans le business de mon père, les gens ont tendance à demander un peu plus que des excuses.
Kasai n'a sûrement pas envie de me voir prendre de risques.
Il savait pertinemment ce qu'il encourait lorsqu'il a pris la décision de m'aider à m'évader. Il faut absolument que je trouve un moyen de le récompenser comme il se doit...
— Aah, mais oui, t'inquiète, pas de soucis !
Si quelqu'un se plaint de toi, il aura affaire à moi.
— Ahhahahaha !
Je savais que je pouvais compter sur toi, tonton.
J'étais sûre que tu ferais quelque chose pour moi.
Mon oncle se frappa la poitrine avec le poing.
Apparemment, il était très touché et très flatté que je fusse venue en premier chez lui.
— Te bile pas.
J'apprécie surtout le fait que tu veuilles travailler pour ne pas être à la charge des autres, c'est une attitude très responsable.
Si tu étais venue me taxer de l'argent, je t'aurais emmenée de force chez ta grand'mère.
— Sérieux ?
La vache, tu rigoles pas, tonton !
Ahahahahaha !
Je savais qu'il comprendrait.
Il sait que dans ma situation, je n'ai pas trop le choix, et il sait comment m'aider au mieux.
— Patron, voici le tableau des heures de service,
je vous le pose juste là, d'accord?
Yoshirô se leva et alla chercher le registre.
Le calendrier était noir d'annotations incompréhensibles -- en tout cas pour moi.
— ... Et donc ? Tu peux travailler combien de temps ?
— Eh bien, ça va surtout dépendre de ma sœur, en fait.
Le mieux serait de voir quels jours lui conviennent.
— Eh ben, t'y vas pas avec le dos de la cuiller ! J'ai jamais vu un sans-gêne pareil dans un entretien d'embauche !
Enfin bon, c'est vrai que t'as pas trop le choix...
Si je veux travailler, il me faut l'aide de Mion.
Ce qui veut dire que nos deux emplois du temps doivent être consultés.
Mon oncle savait aussi tout cela.
Mais je me doutais bien que je ne pouvais pas le forcer à m'accorder des horaires aménagés...
Finalement, il me proposa un poste de secrétaire.
Ce ne serait pas un travail régulier mais ponctuel, donc pas d'emploi du temps à tenir.
Mon salaire ne viendrait pas vraiment des recettes, mais plutôt de la balance commerciale de toutes les affaires de mon oncle.
— Hmmm,
tu sais, le système m'est plus ou moins égal, tant que je reçois de quoi manger.
— Bon, alors c'est réglé.
Ce sera rémunéré, alors j'espère que tu travailleras sérieusement et consciencieusement.
Et ne m'appelle pas “tonton” pendant le travail, tu veux ?
— Oui, oui, ça va, j'ai compris, patron.
Je ne suis pas très douée encore, mais ça viendra !
— Je suis sûr que tu te débrouilleras !
Ahhahahahahaha !
Une fois les choses sérieuses réglées, ce fut au tour de mon oncle de me poser des questions.
Il voulait surtout savoir
comment était mon école.
…
De nombreuses rumeurs circulaient sur Sainte Lucia, et il voulait savoir ce qui était vrai et ce qui ne l'était pas.
Je lui expliquai alors avec moult détails à quel point la vie dans cet internat n'était pas normale.
Mon oncle fut enchanté d'en apprendre plus sur les dessous et les secrets de cette école pour jeunes filles en fleur.
... Raaaah, les hommes, tous des pervers.
Une fois satisfait de tout connaître sur le jardin secret de ces jeunes filles pubères et nubiles, il m'invita à lui poser des questions en retour.
J'en profitai pour essayer de combler mes lacunes sur ces deux années passées en pris- euh, en pension.
Il me fallait tout savoir sur les événements récents si je voulais me faire passer pour Mion.
— Tu sais, y a pas eu tant de choses que ça qui ont changé.
Depuis la fin de la guerre du barrage, c'est bien tranquille par ici.
— Je suis partie juste après l'annonce de l'arrêt des travaux.
L'atmosphère était encore tendue à l'époque.
— Oh, il y avait des fous furieux dans l'asso, ils ont continué à se mobiliser pendant un an, presque. Ils disaient que l'arrêt des travaux ne voulait rien dire, qu'ils pourraient très bien reprendre un jour.
Et puis, ils ont fini par dissoudre l'association.
Ils ont fait une grande fête au sanctuaire.
Et depuis, la guerre est vraiment finie.
— Donc ça s'est fait presque tout de suite ? Juste après mon internement forcé…
La guerre a pris fin et tout le monde s'est rangé ?
— Ahhahahaha !
Ouh, toi, je parie que c'était un jeu pour toi et les autres gamins, non ?
Mets-toi à la place des adultes un peu, c'était pas drôle de venir chercher ses enfants au commissariat !
— Ahaha,
oui, bon, OK, on s'amusait beaucoup, c'est vrai.
Pour nous, c'était un jeu grandeur nature !
Mon oncle eut un large sourire, un peu médusé.
— Eh, mais au fait, il y a eu un meurtre avec démembrement, non ?
L'autre toquard, là, le chef de chantier ?
La police avait pas retrouvé le meurtrier, il me semble.
Ils ont fini par l'avoir, ou pas ?
— Aaaah, oui, cette histoire-là, hein ?
Je crois pas, non. Non, non, ils ne l'ont pas trouvé, il ne me semble pas, en tout cas.
— En plus, c'était le soir de la fête en l'honneur de la déesse protectrice du village à côté, non ?
La déesse Yashiro, c'est bien celle de Hinamizawa ? Les gens disaient que c'était la malédiction, si je me souviens bien.
Je me souviens que nous, les enfants, on était terrifiés.
— Aah, oui, oui, oui, la malédiction de la déesse Yashiro, oui.
Et puis il y a eu la même chose l'année ensuite, aussi !
— Ah ouais,
c'est vrai, si, si !
Même que, rah, c'était qui encore, le chef des partisans du barrage, non ?
Hôjô ?
Il est mort dans un accident, exactement le jour de la cérémonie.
On s'est tous dit que ça ne pouvait être qu'une force surnaturelle,
ça faisait vraiment froid dans le dos !
Vraiment.
Le chef de chantier avait bien évidemment été détesté par la population locale. Le soir de la cérémonie de la purification du coton, il avait été tué et découpé en morceaux.
Déjà rien qu'avec ça, nous, les gamins, on flippait nos races.
Mais en plus, la Police n'avait jamais retrouvé l'un des morceaux du corps. Ce détail avait une importance capitale à nos yeux, et conférait un statut vraiment mystique à toute cette histoire.
On se racontait entre nous que le bras manquant se déplaçait tout seul, la nuit, à la recherche de son corps... et croyez-moi, certains y croyaient dur comme fer !
Ce qui était surtout fascinant, c'était le hasard du calendrier : le meurtre était arrivé pile-poil le soir de la cérémonie consacrée à la déesse locale.
C'est surtout ça qui a permis la propagation de toutes sortes de rumeurs.
Mais bon, au bout d'un moment, c'est comme tout, la nouveauté perd de son charme.
Et justement un an plus tard, le soir de la cérémonie, alors que tout le monde pensait pouvoir enfin faire la fête et oublier tout ça...
La malédiction frappa une seconde fois.
La victime avait été cette fois-ci M. Hôjô, un habitant du village qui avait approuvé et soutenu la construction du barrage. Il était mort avec sa femme dans un accident, pendant leurs vacances.
(Hmm, en fait, je crois pas que le corps de sa femme ait été retrouvé.
La police n'avait retrouvé que lui.)
La personne la plus à-même de subir la malédiction de la déesse avait péri le soir de la cérémonie.
D'un seul coup, la déesse Yashiro se retrouva au centre de toutes les conversations.
Jusque-là, celle-ci n'avait été qu'un personnage un peu distant.
En tout cas, dans le monde insouciant des enfants, elle n'était que le nom de la statue du temple, pas vraiment plus.
Certains garçons allaient pisser en cachette contre les piliers des arches en bois à l'entrée du sanctuaire. Je me souviens qu'une fois, j'avais plongé la main dans le coffre des offrandes pour y piquer de l'argent.
La déesse du sanctuaire ne nous faisait pas peur.
Mais après deux malédictions de suite, tous les enfants se mirent à y croire.
Tout le monde en avait peur et personne n'osait mettre son existence en doute.
Et puis alors, les vieilles légendes sur la déesse refirent surface.
Avant, quand les vieux du village nous en parlaient, nous rigolions en douce,
mais depuis, nous écoutions religieusement en prenant tout pour argent comptant.
En fait, la déesse avait une règle très simple.
Si un ennemi entrait dans le village, elle le maudissait.
Et si quelqu'un du village voulait se faire la malle, elle le maudissait aussi.
Le problème, c'est que c'était un peu vague. Est-ce qu'on n'avait pas le droit du tout de quitter Hinamizawa, ou bien est-ce qu'Okinomiya était encore sans risques ?
Nous imaginions des tas de règles, genre “interdit de faire un pas hors du village” ou bien “pour les vacances, pas plus que trois jours et deux nuits”.
Au bout du compte, nous avions trouvé un compromis : il fallait avoir sa maison soit à Hinamizawa, soit à Okinomiya,
et là seulement, on pourrait prendre des vacances pour plus longtemps.
(Oui, je sais, ce sont des règles un peu tarabiscotées, mais eh, ce sont des règles d'enfants.
Je pense pas que l'on puisse simplement les ignorer à cause de ça.)
Quand j'avais appris que je serais envoyée en internat, j'avais compris que je remplirais les conditions pour être maudite par la déesse.
À l'époque, j'étais ado, j'avais honte d'avouer que j'y croyais, à la malédiction, alors, j'avais préféré ne rien dire.
Mais au fond de moi, j'avais eu très, très peur d'être la prochaine à y passer.
— Oui, et puis l'année d'après, rebelote.
— Je sais, tonton, je viens de le dire.
Deux fois de suite, ça fait un sacré effet !
— Euh, non, non, Shion, pas deux fois. Me dis pas que...
T'étais pas au courant ?
— Non,
de quoi ?
— ... Aaah, je vois.
Ouais, si t'es allée en internat à l'époque,
tu peux pas le savoir...
Mon oncle avait l'air de regretter m'en avoir parlé.
Il aurait sûrement préféré ne pas m'embêter avec cette histoire...
En tout cas, c'était ce que je lisais dans son regard.
— Bon, tonton, t'en as trop dit ou pas assez.
Tu peux pas arrêter là, quoi, allez !
— ... Mouais, c'est vrai, et puis, tu n'es plus une petite fille...
— Tonton, tu vois les deux masses molles, là ? Et les courbes, là ? Si tu oses affirmer que je suis une petite fille avec ça,
t'es soit super bigleux,
soit t'es un pédophile, mais les gens vont jaser sur ton dos, alors choisis bien.
— Rah, oui, c'est bon, j'ai compris.
Je vais pas te le cacher, t'inquiète pas.
En fait, y en a eu une autre.
— Une autre quoi ?
De quoi tu me parles, tonton ?
Je ressentis une petite douleur au cœur.
C'était un vestige de ma petite enfance.
Quand j'étais vraiment toute petite, chaque fois que je ressentais cette douleur, je pouvais être sûre que ce que j'allais entendre n'allait pas me plaire.
Un peu comme si des lutins vivaient dans mon corps.
Et me piquaient avec une aiguille pour me prévenir d'un danger.
Quand mes parents m'appelaient et que je ressentais cette douleur, je savais que j'allais me faire engueuler ou que je me prendrais une fessée (parfois même les deux...).
C'est pourquoi avant, dès que je ressentais ça, je m'enfuyais en courant.
Mais le temps avait passé depuis, et mes réflexes n'étaient plus ce qu'ils étaient.
Les lutins eurent beau me prévenir,
je restai là, interdite, sans trop comprendre ce qu'il se passait.
— Ben en fait...
L'année après la mort de Hôjô...
L'année dernière, quoi, hein, ben...
on a eu droit à un nouveau tour de manège.
— Un nouveau tour de...
Le soir de la purification du coton ?!
Attends, une troisième fois ?
La malédiction a frappé une troisième fois ?
— Eeeh ouais.
Tu vois le sanctuaire de Hinamizawa ?
Chez les Furude.
Ben le prêtre est mort ce soir-là, d'un coup.
J'ai entendu dire que c'était une maladie inconnue.
Et puis, trois fois de suite le même soir, tu imagines ? Sa femme s'est jetée dans le marais le soir-même, la pauvre, on ne l'a jamais repêchée.
Cette histoire a fait un raffut pas croyable, tu sais.
Le maire était à moitié fou, et les anciens du village, je te raconte même pas...