OK, alors, voyons voir, j'ai sept clefs sur le trousseau.

Je sais pas quelle est la bonne, alors il va falloir les essayer toutes, l'une après l'autre.

Donc en moyenne, je tomberai sur la bonne en 3,5 clefs.

Si je trouve la clef de cette porte en trois essais ou moins, j'ai de la chance.

Sinon, j'en ai pas, tout simplement.

Non, non, non, puisque j'avance à tâtons, une par une, je dois partir du pire des cas et me dire que forcément, ce sera la dernière qui sera la bonne.

Aaah, mes nerfs, je suis trop nerveuse, faut que je me calme, j'ai mal à la tête...

Il me faut enfoncer la clef dans la serrure, tourner et vérifier si la porte s'ouvre ou pas.

C'est pas spécialement compliqué, mais... mes doigts tremblent.

C'est pas vrai...

c'est pourtant pas dur, il suffit d'insérer la clef et de tourner le verrou, n'importe quel gamin en maternelle saurait faire ça.

... Faut croire que je suis plus stupide qu'un enfant en maternelle, alors ?

Arrête de réfléchir à ce genre d'idioties, je ne te demande pas d'être dextre avec tes mains.

Tu te tais et tu essaies ces salopes de clefs une par une, en silence, et tu me trouves la bonne.

Même si tu as une poisse impossible, tu finiras par la trouver, puisque la bonne clef se trouve parmi ces sept-là...

Shion

— ... ...

... Merde, c'est pas vrai...

J'aurais dû savoir que la Réalité ne se laissait pas prévoir par de longues séries de chiffres et de probabilités.

Aucune des clefs du trousseau n'était la bonne.

Je sentis le sang se retirer de mes membres et restai prostrée par terre.

Je me suis trompée de trousseau ?!

Non, c'est pas possible, il était sur le bon crochet, c'était marqué dessus qu'il ouvrait cette porte...

Je me suis trompée en lisant l'étiquette, peut-être ?

J'ai peut-être le temps de retourner dans le bureau et de vérifier...

Évidemment, ce serait une perte de temps énorme.

Rien qu'en restant sur place, chaque seconde passée ici me mettait en danger.

Personne ne pouvait dire ce qu'il se passerait à chaque prochaine seconde. Peut-être que tout tomberait à l'eau...

Mais alors, j'ai pas le choix, je dois réellement retourner dans la pièce du concierge pour fouiller dans le présentoir des clefs si je veux ouvrir cette porte ?

Si c'est le cas... qu'est-ce que je fous encore ici ?

La conciergerie est vide, je pense, enfin, c'est qu'une probabilité.

Peut-être que quelqu'un y sera retourné, pour une raison ou pour une autre.

Et donc dans ces conditions, j'aurai pas le temps de fouiller, c'est clair !

Je me remis debout d'un seul coup, comme si l'on m'avait mis un coup de jus.

Je suis en train de paniquer, il faut que je bouge ou je vais devenir folle.

Je pense que c'est mon instinct de survie animal qui fait ça.

Je dois y retourner en quatrième vitesse !

Je ne peux pas rester ici, c'est trop dangereux, mais je ne peux pas aller à la conciergerie non plus, c'est dangereux aussi !

Un sentiment douloureux,

froid comme de la glace sèche,

descendit implacablement le long de mon corps.

Calme-toi, Shion...

Mion ne serait pas en train de flipper, elle.

Tu te fais des idées, qui sait ?

Réessaye voir toutes les clefs,

reprends depuis le début...

Soudain, dans l'air trouble, au fond du long, très long couloir derrière moi, des bruits de pas, lointains, se mirent à résonner.

Si j'avais été plus calme, j'aurais tout de suite compris qu'ils étaient bien trop éloignés et que je ne risquais pas de tomber sur cette personne.

Sauf que dans mon état actuel, mon cerveau ne pouvait en tirer que de toutes autres conclusions.

Merde, mais c'est pas vrai...

Me dites pas qu'un simple bruit de pas à la con peut me faire pisser de peur, quand même ?

Calme-toi, caaaalme-toi...

C'est pas grave, la peur, c'est bien, savoure-la.

Allez, calme-toi.

Travaille, bouge tes doigts et tes mains, allez...

Ils sont trop loin, ces pas, ignore-les.

Fais comme si tu ne les entendais pas...

Et garde tes oreilles à l'écoute du reste, il ne faudrait pas rater les autres bruits !

Putain, merde, mais c'est pas vrai...

Les clefs étaient froides et dures il y a une minute,

et maintenant elles sont chaudes comme des braises...

Elles plient comme du plastique...

J'arrive même pas à les rentrer dans la serrure !

Putain, mais merde, mets des poils autour, mais fais quelque chose !

C'est pas les clefs qui sont souples et qui se tordent,

c'est toi qui fais n'importe quoi avec tes doigts !

Raaah, mais putain, merde, chié !

Et bien sûr, juste à ce moment-là, l'une des clefs rebondit sur la serrure et me glissa des mains, entraînant le trousseau derrière elle.

Comme un fait exprès, le trousseau tomba par terre,

non pas comme d'habitude, en passant presqu'inaperçu,

mais en faisant un boucan du tonnerre, comme lorsque vous faites tomber votre plateau-repas bien comme il faut.

Cliiinnng !!!

Je crus bien que le son du métal sur le carrelage allait me faire exploser le cœur.

L'écho résonna encore et encore dans ma tête, me donnant des vertiges.

Je me mis accroupie et tendis l'oreille, essayant de savoir si le bruit avait alerté quelqu'un ou non.

Calme-toi, calme-toi...

Aucun changement.

Non, je n'entends rien.

C'est bon, alors ?

Ok, faut que tu te calmes. Allez, allez, calme-toi.

Attends, si j'entends rien, alors...

les bruits de pas de tout à l'heure ? Pourquoi je les entends plus ?

Calme-toi, eh, du calme, du caaalme, calme, t'excite pas...

Il a dû entendre les clefs tomber et il vient par ici, tu crois pas ?

C'est quoi, ce bruit régulier ? Ce sont les gouttes de sueur qui font ça sur le sol ?

Raaah, mais tais-toi, arrête de psychoter, merde !

La sueur ne fait pas de bruit en tombant par terre.

Calme-toi,

calme-toi,

bordel de merde !

Ah, je devrais peut-être mettre les points sur les i tout de suite :

je ne suis pas en train de m'évader de prison, et ce n'est pas une maison de correction non plus.

Je suis dans une école privée.

Bien sûr, ce n'est pas un établissement scolaire ordinaire.

Les frais d'inscription coûtent plusieurs millions de yens par an.

C'est un complexe académique dans lequel on trouve toutes les classes, depuis le primaire à l'université, et où les élèves passent automatiquement.

En plus, c'est une école uniquement pour les filles... vous voyez le genre ? C'est plus une sorte de serre géante pour faire pousser de belles jeunes filles bien chastes et bien cruches.

D'ailleurs, dans ma classe, j'ai des cas sérieux qui n'ont jamais pris les transports en commun, de leur vie !

Je vous le dis, c'est pas normal.

Enfin, en même temps, pour moi, le simple fait de devoir dire “Je vous souhaite bien le bonjour” au lieu de “Salut”, c'était déjà un truc à me rendre dingue.

Et puis, mes professeurs, je devais les appeler “Ma sœur”, ce qui n'était franchement pas mieux...

La prière du matin me faisait chier, et la messe du dimanche, je ne pouvais franchement pas la supporter.

Alors apprendre la bible par cœur, je ne vous raconte même pas. Et puis honnêtement, leur miséricorde, elles peuvent se la carrer !

À force de rester dans ces geôles -- je peux honnêtement pas appeler ça une école, personnellement -- je savais pertinemment qu'il n'y aurait que deux issues, le lavage de cerveau ou l'asile de fou.

Les jeunes filles enfermées ici ont toutes fait le choix du lavage de cerveau, mais moi, ça me gonfle trop.

Je peux pas.

Je veux dire, en lisant la bible avec un peu de sérieux, on ne peut être qu'impressionné par tout ce que le texte peut cacher comme vision du monde, cette propagande insidieuse à toutes les pages, cette morale mièvre à laquelle personne ne se tient, cette monnaie, finalement, que devient la foi, que l'on donne comme un investissement, en espérant en retirer le maximum par la suite. Mais tomber en béatitude devant l'amour éternel du Seigneur, ça, non.

Enfin bref, vous voyez le décor, maintenant. Et vous vous doutez bien que depuis ma scolarisation ici, je fais tache. Je suis un “élément perturbateur”, comme ils disent.

Et donc, n'importe qui dans ma position saurait que c'est pas très malin d'être un élément perturbateur dans un établissement pareil.

C'est d'ailleurs pour cela qu'en apparence, je joue les petites filles bien sages.

Mais depuis quelque temps, ça me gonfle trop, je ne peux plus continuer à jouer la comédie.

Et me revoici donc à la case départ.

Les gens autour de moi ont commencé à changer leur manière de m'approcher.

C'est marrant de jouer les rebelles.

Mais au bout du compte, on se rend compte que l'on n'a rien à y gagner.

Alors, pourquoi est-ce que je continue, me direz-vous.

Pourquoi s'obstiner dans cette rébellion inutile ?

... Eh bien en fait, j'ai analysé la situation pendant longtemps et je me suis rendu compte que j'avais atteint les limites du raisonnable.

Cette serre douillette était pour moi la chose la plus effrayante qui fût.

Ce n'était pas un endroit pour vivre, pour moi en tout cas.

Et je n'avais pas l'intention de me laisser mourir ici à petit feu !

Je me suis décidée à sortir d'ici, il y a en gros six mois.

Le plus drôle en fait, c'est qu'à peine cette décision prise, je me suis sentie beaucoup mieux et j'ai commencé à être resplendissante.

J'ai à nouveau joué la comédie pour faire en sorte que les sœurs me lâchent la grappe.

Je savais que cela me serait utile pour un but plus lointain et plus noble, et cela me faisait hurler de rire, intérieurement.

Les chères sœurs virent le profond changement qui s'était opéré en mon âme et ont mis cela sur le dos du Seigneur, évidemment. C'était dur de les entendre parler entre elles de ma soi-disant transfiguration sans éclater de rire.

Généralement, je me retournais et tirait la langue en souriant en les entendant raconter cela.

Pour apprendre la disposition des bâtiments, la place des bureaux, les routes et les horaires des gardiens de nuit, et pour pouvoir bien tâter le terrain, je me portai volontaire à toutes les corvées laissées aux élèves.

L'une des premières choses qui m'est apparue, c'est que les jeunes filles de bonnes familles étaient ici gardées sous très haute surveillance.

Les gardiens de nuit changeaient souvent et n'avaient aucune route prédéfinie. Ils avaient carte blanche et disposaient, pour chaque bâtiment, de nombreuses caméras de surveillance.

C'était un système parfait pour surveiller les gens qui tenteraient de s'infiltrer depuis l'extérieur, mais il servait aussi à surveiller l'intérieur, et ça, c'était très malin.

Mais je dois dire que la difficulté, loin de me dissuader, me rendit encore plus désireuse de réussir ce coup.

Dans ma tête, je fis des simulations, des dizaines et des dizaines de fois.

Dans les coins de mes cahiers de cours, je dessinais des cartes du terrain, je calculais les distances des routes, je considérais toutes les options possibles.

Après avoir réfléchi aux aptitudes nécessaires pour réussir dans cette entreprise, je fis de mon mieux pour les obtenir.

Ce fut très, très intéressant de faire tout cela.

Je suppose que c'était une sorte de catharsis pour moi.

Je suis moi et pas une autre.

Vous pouvez essayer de me faire du lavage de cerveau, je resterai qui je suis.

Enfin bref, une fois tout cela fait, je me mis à attendre et à guetter le meilleur moment pour passer à l'action.

Tout d'abord,

il me fallait avoir le courage de le faire.

C'était un peu l'œuf et la poule : il me fallait du courage pour avoir confiance en moi et augmenter mes chances de réussite, mais il me fallait avoir confiance en moi pour avoir le courage de passer à l'action.

Je laissai le temps à ce plan de mûrir, et peu à peu, entrai dans le bon état d'esprit.

Il me fallait ensuite être débrouillarde et avoir de l'endurance.

Pendant ma fuite, je n'aurai pas le choix, il me faudra franchir plusieurs obstacles, et pour cela, il me faudra un minimum de condition physique.

(Le plus drôle en fait, c'est que, avec cet objectif en ligne de mire,

même les courses d'endurance deviennent passionnantes.)

J'avais un plan parfait, et j'avais les ressources physiques pour passer à l'action.

Et puis surtout, très important, j'avais le mental nécessaire.

Alors seulement, je sus que je pouvais y aller.

Une fois la date fixée, j'ai placé une bombe dans l'école. Pas une vraie bombe, hein, c'est une métaphore.

J'ai fait courir le bruit qu'une élève avait une liaison avec l'un des (trop rares) hommes qui travaillaient à l'école.

Je ne vais pas vous faire un dessin, mais c'est le genre de problèmes qui fait bien mal dans la réputation d'une école comme celle-ci.

... Il faut bien se rendre compte qu'à la base, on envoie ces jeunes filles en pension ou au couvent pour éviter justement ce genre d'accidents.

En plus, les filles ici sont toutes de très bonnes familles, riches et influentes.

Un problème comme ça ne se règle pas avec des excuses publiques ou avec une démission.

Dans le petit monde secret des filles, les ragots, ça va vite.

Alors chez des vierges effarouchées dominées en secret par leurs hormones...

... Tout ce qui a trait de près ou de loin à un homme court plus vite que son ombre.

Les sœurs faisaient bien sûr tout leur possible pour enrayer la propagation de ce genre d'histoires.

Mais il était évident qu'elles étaient les premières à prendre cette rumeur très au sérieux.

Grâce à cette “bombe”, je pus faire croire à l'école qu'elle savait comment régler le problème -- au cas où -- sans avoir à porter l'affaire sur la voie publique et sans mettre la Police à contribution.

Et donc, dans ces conditions, si je venais à disparaître, elle penserait naturellement que je me serais enfuie chez mon compagnon.

Elle convoquerait alors tous les membres mâles de l'école et poserait des questions, et tous nieraient les faits -- puisqu'évidemment, aucun d'entre eux n'était mon ami, et encore moins mon amant.

Sauf que l'école n'y croirait pas et continuerait de les cuisiner.

Chacun se croirait dans le vrai, puisque la rumeur d'une possible mésalliance courait depuis des semaines...

Mais lorsqu'enfin, après avoir vérifié toutes les possibilités, elle se rendrait compte que j'avais peut-être planifié cela toute seule...

Je serais loin, très loin...

Je fis bien sûr en sorte que les soupçons fussent portés sur moi.

Les sœurs m'ont mis la fièvre une paire de fois, mais bon, je ne pouvais pas avouer des rencontres secrètes, puisqu'elles n'existaient pas.

Elles n'avaient jamais de preuves contre moi, même si je n'avais pas toujours d'alibi.

Après trois mois passés avec ce petit manège, j'avais un statut un peu particulier.

Alors je pris le calendrier et arrangeai mes corvées de soirée. Il me fallait être surbookée toute la soirée à vaquer à mes occupations dans l'école.

Comme cela n'était pas possible, je dus bien sûr demander à mes amies de me laisser prendre leur place “juste pour ce soir-là”, ce qui ne manqua de leur mettre la puce à l'oreille.

Mais ce sentiment de méfiance était nécessaire ; c'était lui qui pousserait tout le monde à croire que j'avais pris la fuite avec l'un des hommes de l'école.

Puis, enfin, ce fut le jour J.

Après le repas du soir, je me retirai, prétendant devoir faire toutes les corvées du soir.

Ils devraient remarquer ma disparition à l'heure du couvre-feux.

La fille qui partage ma chambre attendra sûrement une dizaine de minutes, dans sa grande bonté, mais ensuite, elle me dénoncera aux sœurs, c'est clair.

Donc j'ai une fenêtre de quoi, une heure, grand maximum.

Mais ça devrait largement suffire...

Je pris ma route habituelle, puis, soudain, je fis un pas hors du droit chemin.

Et ce petit pas hors des sentiers battus aurait dû être le premier pas vers ma liberté...

Bon, calme-toi, réfléchis...

Les clefs sont les bonnes, normalement.

La serrure est un peu vieille, le mécanisme doit être un peu grippé.

Si ça se trouve, j'ai mis la bonne clef, mais j'ai pas tourné assez fort pour faire bouger le verrou...

Je crois que la nervosité me rend maladroite ce soir.

Et puis, il faut dire que je porte des gants pour ne pas laisser d'empreintes digitales, alors forcément, ça doit jouer aussi.

OK, allez, je vais réessayer...

Je parie que c'était celle-là. Allez, je vais le remettre dans la serrure...

... Bon, ça bouge pas des masses.

Si je force, je vais casser la clef dedans, et j'aurai tout gagné...

Au moment où je m'apprêtai à abandonner...

Enfin, un claquement sec. C'était vraiment la bonne !

J'entr'ouvris la porte.

Je pus entendre très clairement les insectes nocturnes.

Je n'avais plus à hésiter, mais il ne m'était pas facile de passer la porte.

Je savais que si j'étais prise de ce côté-ci de la porte, je pourrais encore m'excuser.

Il faudrait vraiment user et abuser de mauvaise foi, mais ce serait gérable.

Sauf que de l'autre côté de la porte, cela ne passerait plus.

Si les gardes me trouvent pendant leur ronde, ils me ramèneront chez la Directrice.

Il paraît que d'autres élèves avaient, par le passé, tenté de s'enfuir.

Ce qui, pour ma part, ne m'étonne pas vraiment.

Je ne pense pas être anormale.

Il est donc logique que je ne sois pas la première élève à vouloir me faire la malle.

D'ailleurs, l'école prévoyait ce cas de figure.

... Enfin, disons plutôt qu'il y avait pas mal de rumeurs au sujet des punitions si l'on essayait de s'enfuir. Mais je préfère ne pas trop y croire.

Comme vous le savez, il existe dans chaque école sept légendes urbaines, que les élèves se racontent entre eux pour se faire peur. Eh bien chez nous, chacune des légendes commence par “Une fois, une élève a voulu faire le mur, mais elle s'est fait toper, et pour la punir...”.

Ouais, je sais, c'est un peu gros.

On va voir ce qu'on va voir...

Enfin bon, je sais bien que ce sera pas facile s'ils m'attrapent, je suis pas stupide non plus.

Je n'ai qu'une seule chance, j'ai pas droit à l'erreur.

Après cette porte, les choses sérieuses commencent !

Allez, faut que je me bouge.

Prenant mon courage à deux mains, je poussai la porte.

L'air du dehors était frais et vivifiant.

D'habitude, il ne sentait pas aussi bon, pourtant ?

Non, je suis sûre que je n'ai jamais rien senti de si bon à l'intérieur...

C'est peut-être pas normal, cette odeur.

Je devrais y faire attention.

Peut-être même devrais-je carrément replacer les clefs et rentrer sagement au dortoir...

Mais bien sûr. T'en as d'autres, des conneries comme ça ?

Tout est comme d'habitude.

L'air n'a pas changé, il est normal.

Et de toute manière, tu n'as jamais réellement su quelle odeur il a, l'air du dehors.

Alors quoi ?

Tu voudrais dire que je suis comme tout le monde, qu'il m'arrive d'être nerveuse et de perdre les pédales ?

Allez, calme-toi, bon sang.

Fais un effort, quoi, Shion...

Ma seule arme désormais, c'était ma connaissance du terrain.

J'ai recherché les emplacements de toutes les caméras de surveillance.

Je pense pouvoir éviter d'entrer dans leurs champs de vision,

mais le vrai problème, c'est pas tant les caméras, c'est les gars qui font la ronde.

Ils n'ont pas de chemin prédéfini pour faire leur ronde, c'est complètement aléatoire.

Il va falloir faire avec et aviser en temps réel.

L'endroit où je comptais me cacher était bon, je pensais que j'aurais pas de risque d'être trouvée une fois là-bas.

Mais il me faudrait quand même faire plusieurs mètres complètement à découvert.

Je me préparai mentalement et laissai mes cinq sens observer les environs.

... Mouais. En fait, au bout du compte, c'est juste une question de chance.

Je peux me donner tout le mal du monde, si j'ai pas de chance avec les rondes, j'aurai tout perdu.

À l'inverse, ça veut dire aussi que même si je fais n'importe quoi, il me suffit d'être chanceuse pour m'en sortir quand même.

... En fait, j'ai vraiment été stupide de faire tant de préparatifs, ils n'étaient pas vraiment nécessaires.

Oui, enfin, quand il n'y a pas de préparatifs, on appelle ça un coup de poker.

Ou bien alors une partie de dés, en fait. Hé, mais ça peut être marrant, en fait...

Oui, bien sûr, c'est comme un jeu d'argent.

Je tente simplement ma chance.

Moi, Shion Sonozaki, suis simplement en train de jouer mon avenir sur un coup de poker.

Si je n'ai pas de quoi m'échapper de cette école sans me faire découvrir, alors je crois que ma chance ne me servira pas à grand'chose dans la vie, de toute façon...

Je suis différente.

Je partirai d'ici.

Je vais tenter ma chance, et je vais voir ce qu'elle vaut.

Allez, Shion, on y va !

Je filtrai intérieurement le vacarme des insectes et me concentrai sur le reste.

... Aucune présence dans le coin.

Le plus bruyant par ici, ce sont encore les battements de mon cœur.

J'entendis le crissement de mes pas sur le sol.

Ça aussi, c'était énervant. Je me faisais peur toute seule à cause d'eux...

À chaque pas, mon imagination me pressait d'avancer, me faisait croire que les gardes étaient proches, qu'ils allaient apparaître à tout moment devant moi.

Il a vraiment fallu me faire violence pour ne pas me mettre à courir.

Mais je savais que si je courais, je ferais trop de bruit.

Et quand on entend un bruit dans un endroit supposément désert à cette heure-ci, on devient méfiant et on va voir ce qu'il se passe.

Imaginons qu'un garde entende les bruits de pas ; à la rigueur, si ces bruits de pas “marchent”, cela ne lui mettra probablement pas la puce à l'oreille.

Je préfère ne pas me faire entendre du tout, mais bon, admettons.

OK, mettons nos cinq sens au travail, il me faut plus de données, la vision seule ne suffira pas.

Mais j'eus beau attendre, je ne ressentis aucune présence.

... Je dois dire que j'aurais préféré ressentir des présences pas loin, histoire d'être sûre que ce n'était pas seulement mon imagination.

En fait, pour moi, le fait de ne rien entendre autour de moi était alarmant, il m'indiquait que mes oreilles ne fonctionnaient pas bien et que je n'étais même pas foutue de distinguer des sons.

Qui me disait qu'il n'y avait pas quelqu'un juste là, à quelques mètres seulement ?

Cette possibilité était terrifiante, et plusieurs fois, je m'arrêtai tout net, pour empêcher mes pas de faire du bruit.

... À ce rythme-là, je suis pas sortie d'ici...

Deux forces en moi tentaient d'imposer leur point de vue.

Je dois m'arrêter ! Non, je dois courir !

Bien sûr, je ne pouvais pas m'arrêter.

Je devais y aller très prudemment, mais en même temps le plus vite possible, sinon, tout cela n'avait plus aucun sens.

Le simple fait de rester ici faisait augmenter mes risques de façon exponentielle.

Mais courir aurait été la chose la plus stupide à faire dans cette situation.

Je le sais, je sais tout ça...

mais j'ai quand même envie de courir, c'est l'instinct...

Il y en eut des retournements de situation dans ma tête, pendant ces quelques mètres.

Et puis, enfin, je sus que j'avais passé la zone de danger, sans ressentir aucune présence, et sans tomber sur personne, évidemment.

Arrivée en lieu sûr, je m'accroupis, tremblante, et expirai un grand coup l'air vicié que j'avais dans les poumons.

Mes pensées négatives s'estompèrent.

... Allez, j'y suis presque !

Encore un effort !

Si je passe ces buissons, j'arriverai à la clôture qui nous sépare de l'extérieur.

L'envie de courir me reprit de plus belle. Elle était de plus en plus forte.

Au prix d'un violent effort de volonté, je la réprimai, pus m'avançai précautionneusement vers ma dernière épreuve...

La clôture de notre campus était faite à l'occidentale, et c'était une belle pièce de fer forgé, mais niveau protection, c'était pas vraiment ça.

J'ai vraiment eu peur de me faire choper en pleine escalade de la clôture, dans une position ridicule, mais par chance, il n'en fut rien.

Pendant un court instant, il me vint à l'idée que peut-être, une alarme se déclenchait quand on touchait la clôture, mais...

De toute façon, il était trop tard.

Je suis sur la clôture maintenant, cela n'a plus aucun sens de me faire des frayeurs avec ça.

Il devait y avoir genre 2m à escalader pour arriver au sommet de la clôture.

Après être grimpée en faisant très attention, je me mis à descendre de l'autre côté, toute aussi prudente.

... Et là, ma patience atteignit ses limites.

Au mépris de toute notion de sécurité, je me lâchai et sautai à terre.

Oh bien sûr, à peine en chute libre, je l'ai regretté.

Le sentiment si particulier de la suspension en l'air et de la chute se fit plus long que prévu, et je pris peur.

Incapable de me réceptionner correctement sur ce saut, je tombai sur mes fesses.

Je devais avoir l'air bien ridicule, mais il n'y avait personne ici pour se moquer de moi -- fort heureusement d'ailleurs.

Inquiète, je scrutai les environs pour savoir si le bruit de ma chute avait attiré l'attention.

Mais personne ne semblait avoir remarqué quelque chose ; même le chœur des insectes, imperturbable, semblait ne pas me trouver digne d'intérêt. Alors seulement, je pus pousser un soupir de soulagement...

Je regardai ma montre.

Mon poignet indiquait 20h et pas tout à fait 5 minutes.

Il ne m'avait fallu que quinze petites minutes de rien du tout pour me faire la malle.

C'était vraiment ridiculement peu.

Je crois que j'ai passé plus de temps à me poser des questions pendant ces 15 minutes qu'à me faire la malle à proprement parler, en plus.

... Je suppose que j'ai tendance à m'inquiéter pour un oui ou pour un non...

Mais je ne peux pas encore relâcher ma garde.

Qui sait, il y a peut-être des caméras de surveillance placées à l'extérieur.

En même temps, c'est pas une banque, ici.

Même en imaginant que les gardes voient mon ombre sur une des caméras, ils ne vont pas non plus déclencher une alarme.

Et puis, ils sont peut-être tout près, et je suis la seule à ne pas en être consciente.

Il était un peu tôt encore pour respirer à pleines goulées l'air libre environnant.

Me cachant dans un coin plus sombre, j'attendis.

Il ne restait que peu de temps avant l'heure convenue.

Pendant ce moment d'angoisse, je scrutai l'école et le terrain, mais il ne se passa rien d'anormal.

Maintenant que j'observais les bâtiments, je me rendais compte que, vus sous cet angle et sous cette lumière, ils ne ressemblaient pas vraiment à une école.

... Franchement, il fallait le dire que c'était une maison de correction ! Sans les dobermanns, les grillages électriques et les projecteurs pivotants, on peut pas le deviner, quoi !

J'avais imaginé que des souvenirs de l'école me reviendraient, que j'aurais un coup de nostlagie,

mais en fait, pas du tout.

Les souvenirs auraient pu ressurgir s'ils avaient été joyeux. Mais là, franchement, c'était tout aussi bien de ne rien avoir.

Je n'ai aucun souvenir joyeux d'ici. Absolument aucun.

Oh, si, les repas somptueux qui nous étaient servis parfois, à la rigueur.

Mais alors, ma tête serait remplie d'images de plats japonais très chers, de spécialités chinoises millénaires et de haute cuisine française...

Pas très commun comme souvenir.

Non, vraiment pas.

Je ne pus pas m'empêcher de pouffer de rire.

... Après un long moment, j'entendis le bruit d'une voiture qui s'approchait.

Je me recachai aussitôt dans la pénombre.

Le numéro de la plaque était celui dont nous avions convenu au téléphone.

C'est donc bien lui, pas de doute.

Bondissant hors de ma cachette, je courus jusqu'à la porte du côté passager, l'ouvris et m'y engouffrai précipitamment.

Kasai

— C'est une belle réussite, bravo,

mademoiselle Shion.

Un homme d'âge mûr était au volant.

... Je devrais pas dire ça, il n'aime pas quand je parle de son âge.

Enfin, disons qu'il se prétend plus jeune qu'il ne l'est réellement.

Lorsqu'il me vit saine et sauve, il comprit que tout s'était bien passé et me fit un petit sourire complice.

Shion

— Putain, ça faisait longtemps !

Vite, il me faut du riz blanc !

Kasai

— Ahhahhahhahha !

Allons bon, Mademoiselle, ils servent pourtant des choses nettement mieux dans votre école.

Vous n'allez pas me dire que vous étiez au pain sec, tout de même ?

Shion

— Ha, ha, ha, très malin.

C'était une blague !

Au lieu de faire de l'humour, tu ferais mieux de donner du gaz !

Kasai

— Mais oui, Mademoiselle, à vos ordres...

Kasai se remit à rire, sans même essayer de le cacher, puis me tendit la ceinture de sécurité, et alors seulement, il accéléra.

Le couvent européen disparut très rapidement derrière nous.

Si rapidement d'ailleurs, que je n'eus même pas le loisir de me souvenir d'un seul des plats servis dernièrement.

Adieu, ô mon école adorée !

Regarde bien, tu vois mon petit estomac rose et délicat ? Je vais aller le violer avec de bonnes chips, des frites et des hamburgers de merde à partir d'aujourd'hui.

Quant aux bonnes manières que tu m'as inculquées, je ferai tout mon possible pour ne jamais avoir à les montrer.

Haha !

Bien fait pour ta gueule !

L'atmosphère de la ville changea du tout au tout,

passant d'un décor particulièrement occidental à celui d'une zone rurale, avec de grandes rizières.

Peu à peu, il me revint en mémoire que oui, j'étais bien au Japon, et dans une région bien paumée, en plus.

Kasai

— Vous avez faim ?

Vous voulez que je m'arrête, que l'on puisse manger quelque part ?

Shion

— T'inquiète, j'ai mangé déjà.

Ce n'était pas tout à fait vrai.

J'avais un peu faim, en fait.

Je n'avais pas voulu être ballonnée ce soir, pour pouvoir bouger le mieux possible, alors je n'avais pas beaucoup touché à mon assiette.

Ce que Kasai me proposait était très gentil et plutôt alléchant, mais j'étais plus proche ici du territoire ennemi que de ma mère patrie, aussi ne me sentais-je pas en sécurité, en tout cas pas assez pour manger un morceau.

Kasai

— À cette heure-ci, sur l'autoroute, même en station-service, je ne pense pas pouvoir vous offrir mieux que ce qu'il y a au distributeur, vous savez.

Kasai

Vous me direz, il paraît qu'ils vendent des hamburgers dedans, maintenant.

Kasai

Ah, j'ai aussi entendu dire qu'ils vendaient de la soupe aux légumes, aussi !

Shion

— Pardon ?

De la soupe au légume dans les distributeurs de boissons ?

Ils font comment, l'assiette tombe à la place du gobelet plastique ? La farce est au choix avec les boutons ?

Ça m'a l'air bien crade, ton truc.

Kasai

— Ahahaha, non, non.

Ils font comme les cannettes de café chaud, ils mettent tout dans une boîte de conserve.

Shion

— ... Mouais.

Ben écoute, sans moi, j'aime pas les conserves.

Kasai

— Vous n'arrivez toujours pas à vous en remettre ?

Vous n'êtes pourtant plus une enfant...

Shion

— Ouais, mais j'aime pas, et puis c'est tout !

Arrête avec ça maintenant.

Eh, arrête de te foutre de moi !

Kasai riait dans sa barbe.

Je savais bien qu'il essayait de me faire la conversation pour m'aider à retrouver mon calme.

Ce qui était d'ailleurs un sacré effort de sa part, il était d'habitude très renfermé et taciturne.

Shion

— Bon écoute, je suis fatiguée.

Laisse-moi dormir, OK ?

Eh, comment on incline les sièges là-dessus ?

Kasai

— Cherchez à gauche du siège, il y a un levier.

Vous le trouvez ?

Shion

— Hmmm... Ah, ici, oui, je l'ai.

Oooooh hisse.

Kasai repartit de plus belle dans un grand éclat de rire.

Shion

— Quoi, j'ai fait quelque chose de drôle ?

Kasai

— Non, rien.

Vous aussi vous dites “Oh hisse”, comme mademoiselle Mion. Vous êtes toutes les deux si jeunes, et pourtant vous parlez comme des vieillards.

C'est normal si je ressemble à ma sœur.

Nous sommes des jumelles monozygotes.

L'une est la copie conforme et parfaite de l'autre, et vice versa.

Si je réagis d'une certaine façon à une chose donnée, je peux être sûre que ma sœur aura la même réaction.

Quant aux réactions de ma sœur, il me suffit de me retrouver dans la même situation qu'elle pour me mettre à les copier aussi.

Shion

— Elle a la forme ?

Kasai

— Je suppose que oui.

Je dois vous avouer ne plus la croiser très souvent, c'est à peine si je la vois lorsque j'accompagne votre père aux réunions du clan.

Shion

— Ah, c'est vrai, elle n'habite plus à la maison.

Elle vit chez la vieille folle à Hinamizawa, alors ?

Kasai

— Oui, elle a emménagé dans la résidence principale du clan le jour où vous avez été envoyée en pension.

La réponse ne m'intéressait pas vraiment, en fait.

La résidence principale du clan Sonozaki, c'est... pour faire court, c'est là que vit l'actuelle chef du clan, Oryô Sonozaki.

C'est donc la baraque de la vieille folle.

Enfin bon, quand les gens parlent de cette maison en y mettant les formes, c'est qu'ils veulent parler de plus que simplement la maison en elle-même.

Et je pense ne pas me tromper en disant que Kasai y mettait les formes pour une bonne raison.

Shion

— ... Elle a changé ?

Kasai

— Qui, mademoiselle Mion ?

Shion

— Oui.

Je suppose que voir la tronche de la vieille tous les jours, ça vous change une femme.

Kasai fut secoué par des rires silencieux.

Il savait parfaitement que je ne pouvais pas sentir l'autre vieille folle.

Kasai

— Autant que je puisse voir, elle n'a pas changé, non.

Elle est toujours comme vous la connaissez.

Shion

— Et moi ?

Est-ce que moi, j'ai changé ?

Kasai

— Non,

voyons, du tout !

Kasai répondit du tac au tac, puis resta silencieux.

... Quand je pense que je ne l'ai pas vu depuis des mois, et il ne m'a même pas regardée. Salopiaud...

Je fis la moue, puis le dévisageai, boudeuse. Lorsqu'il vit mon visage, Kasai n'y tint plus.

Kasai

— Ahhahhahhahhahha !

Non, je vous assure, vous n'avez pas changé.

Vous êtes allée dans une école si spéciale, et pourtant vous êtes restée la même, c'est très impressionnant, je dois dire !

Héhéhéhé…

Shion

— Ouh, toi, tu te fous de ma gueule, saligaud !

C'est bien, alors, rigole, rigole donc !

Moi, je dors, t'as compris ? Je dors !

Kasai

— Il y a une couverture sur le siège arrière.

Couvrez-vous.

Shion

— Oh ? Ah, merci.

Je tirai la couverture à moi et m'emmaillotai à l'intérieur, comme dans un cocon.

Je me sentais très fatiguée, mais maintenant que je voulais dormir, impossible de trouver le sommeil.

Pourtant, je devrais être très fatiguée.

Je ne suis pas habituée à supporter autant de stress, ni physiquement, si mentalement.

Je parie que c'est simplement la nervosité qui fait que je ne ressens aucune fatigue.

Il me fallait un petit plus pour me convaincre de dormir, c'est pour ça que je me donnais des ordres à moi-même.

Shion

— Allez, je dors !

T'as entendu ? Je dors !

Kasai

— Oui, Mademoiselle, je sais, vous dormez, vous n'allez pas me le dire cent fois, quand même ?

Ou bien dois-je vous donner une autorisation signée par vos parents ?

Shion

— Tu parles trop aujourd'hui, toi !

Tais-toi ou tu vas me réveiller pour de bon !

Kasai

— Oh, toutes mes excuses.

Eh bien, si votre altesse royale la princesse veut bien me le permettre, je resterai désormais silencieux.

Pkmhhhh !

À l'entendre parler, j'eus le souvenir de ma vie si ordinaire à l'époque où je vivais encore à Okinomiya.

Enfin, je dis “ordinaire”... Je sais pas si c'est le mot exact.

J'avais vécu en plein milieu des affrontements anti-barrage, en plein vacarme du matin au soir.

Nous nous étions tous rassemblés pour faire des choses assez répréhensibles, à bien y réfléchir.

Je crois que si je passais devant un jury pour tout ce que j'avais fait, je serais envoyée en maison de correction, clair, net et précis.

... D'ailleurs, je serais pas la seule, je pense que la moitié des habitants du village au moins irait faire un séjour en prison.

Mais bon, ils n'ont pas fait ça simplement pour le plaisir de semer le trouble dans l'ordre public ou pour commettre un quelconque crime.

Je veux dire, c'était la guerre, quoi.

C'était la guerre, et en même temps, quelque part, c'était un peu la fête.

C'était une procession de fête à laquelle tous les habitants de Hinamizawa avaient participé.

Les combats avaient été rudes et âpres, mais maintenant qu'ils étaient derrière nous, ils semblaient bien joyeux et sympathiques.

Nous avions jeté des pierres sur les CRS, et nous avions bien rigolé.

Nous nous étions cachés dans les maisons des gens quand la Police était à nos trousses.

Nous avions mis la fièvre aux policiers pour obtenir la libération des gens qu'ils avaient interpelés.

Nous avions saboté les machines sur le chantier. En fait, nous avions “joué” plutôt que réellement “fait” la guerre.

Ç'avait été palpitant, vraiment.

J'avais partagé des tas d'émotions avec de parfaits inconnus, mais ces souvenirs me faisaient chaud au cœur.

Oui... c'était un peu le même sentiment que lorsque vous vous retrouvez à cinquante personnes dans une procession pour aller soulever la châsse et la transporter dans tout le village.

À la fin, vous êtes crevés, vous transpirez, vous puez la mort, mais il se passe un truc de vraiment particulier quand vous êtes tous là, un verre de thé ou une chope de bière à la main.

À l'époque, j'étais encore une gamine.

Je prenais quelques jeunes de chez mon père et nous allions faire un peu les quatre cents coups.

Oui, la Police nous a arrêtés une paire de fois, même.

Ça ne m'avait jamais vraiment fait peur, pas plus que lorsque j'avais oublié de faire mes devoirs et que j'étais convoquée chez le Directeur.

... À l'époque en fait, les gens du village étaient fous furieux, ils croyaient que leurs terres seraient noyées.

Mais les gamins ne comprenaient pas cela, pour eux, leurs souvenirs leur indiquaient des moments de complicité merveilleuse.

Et puis il y a quelques années, cette “joyeuse guerre” prit fin.

Ça n'était pas arrivé par les voies officielles, avec un mouvement apparent, se mettant lentement en place, non.

Le clan principal des Sonozaki avait donné des ordres à mon père et à ses hommes, et ils avaient fait pas mal de sale boulot pour mettre un terme aux projets du gouvernement.

Évidemment, ce sont des choses classées confidentiel sinon top secret,

mais il paraît que mon père aurait fait enlever le petit-fils du ministre de l'urbanisation...

En fait, le gamin avait disparu, et quelques jours plus tard, il avait réapparu tout aussi soudainement.

... La police l'avait retrouvé par hasard dans le coin de Yago'uchi, profond dans la montagne.

Il n'avait pas disparu sans laisser de traces après avoir été enlevé par les démons.

Il avait été retrouvé.

Ce n'était pas normal et cela ne pouvait signifier qu'une seule chose : quelqu'un avait dû faire pas mal de tractations dans l'ombre pour autoriser et permettre ce miracle.

L'année suivante, le plan du barrage avait été gelé et repoussé aux calendes grecques.

La police avait eu la conviction que les villageois y étaient pour quelque chose, grâce au témoignage de l'enfant enlevé, et elle avait enquêté en mettant les petits plats dans les grands,

mais en fin de compte, elle n'avait pas obtenu de preuves tangibles.

Les amis qui ont partagé des émotions ne se dénoncent pas.

Les amis peuvent mentir et raconter n'importe quoi pour se couvrir l'un l'autre.

Des alibis, des témoignages, en veux-tu en voilà.

Comme si la police était suffisamment maligne pour nous attraper.

Ce qu'il faut pas entendre, parfois, je vous jure !

Le revêtement de la route devait commencer à fatiguer, car d'un seul coup, la voiture fit une secousse et celle-ci me réveilla.

... Ce fut en regardant mon visage dans la vitre que je remarquai à quel point j'étais de bonne humeur.

... Oui, c'est vrai, après tout.

Je rentre enfin à la maison, c'est normal que je sois toute contente.

Kasai

— Mademoiselle Shion ?

Vous êtes réveillée ?

Shion

— ... Qu'ess-tu veux ?

Kasai

— Pour votre retour... Dois-je vous déposer à Okinomiya ?

Shion

— ... Où veux-tu que j'aille d'autre ? Évidemment.

1+1=2, c'est évident. Personne ne pose la question. Alors pourquoi demander où me déposer ? La réponse était évidente.

Mais ma réponse désinvolte et énervée me valut une remarque toute aussi sèche de Kasai.

Kasai

— La décision de vous envoyer au pensionnat de jeunes filles de Sainte Lucia a été prise par la chef de clan, Oryô Sonozaki, elle-même.

Kasai

Et vous vous êtes enfuie.

Kasai

Vous comprenez, je l'espère, l'étendue et la gravité de votre geste ?

Shion

— Son école ne me plaisait pas, c'est tout, on va pas en faire un fromage non plus, hein.

Kasai

— Mademoiselle.

Shion

— ... Ouais, je sais.

T'inquiète, je suis pas stupide non plus, fais pas chier.

Les ordres de la vieille folle à la tête du clan sont absolus.

Elle est pas du genre à tolérer la règle des trois secondes. Tombé, c'est tombé.

Et puis, il faut dire qu'elle avait décidé de m'isoler du reste du monde depuis ma naissance, aussi.

'Shion'

Le nom qu'elle m'a donné s'écrit 詩音.

Dans le prénom de ma sœur jumelle Mion, qui s'écrit 魅音, on trouve l'idéogramme 鬼 qui signifie “démon” ou “ogre”.

C'est la preuve qu'elle est destinée à prendre la succession du démon.

Et comme la légende veut que les Sonozaki soient les lointains descendants de démons apparus sur la terre il y a fort longtemps, cela veut dire que c'est elle qui héritera du clan tout entier. Elle est destinée à être la prochaine chef de clan.

Quant à mon nom, il contient l'idéogramme 寺 qui veut dire “cloître” ou “monastère”.

Ce qui voulait dire que depuis ma naissance, j'étais destinée à quitter le clan et à entrer dans les ordres religieux.

Alors bien sûr, sachant cela, je n'aimais pas beaucoup mon prénom.

Mais il faut bien se rendre compte que mon existence était, rien qu'en soi, un affront et une souillure sur l'honneur du clan.

En effet, j'étais une deuxième héritière légitime.

Il paraissait évident que ma présence allait causer toutes sortes de problèmes à ma famille par la suite.

À en croire certains récits qui couraient sur l'histoire du clan,

en cas de naissance de jumeaux, le cadet était systématiquement tué à la naissance, avant même de toucher les langes.

Ça vous épate, hein ?

Mais si l'on en croit cette légende, alors…

Le simple fait que je sois encore là aujourd'hui pour en parler était déjà formidable. Je devrais m'estimer heureuse d'être en vie, au lieu de faire ma chieuse.

D'ailleurs, on m'a raconté qu'effectivement, la vieille folle avait essayé de me tordre le cou lorsque j'étais née.

... Je dois avouer ne pas trop savoir ce qu'il s'est passé, personne ne m'a jamais donné les détails juteux.

Peut-être que l'un des membres du clan, un peu plus écervelé que les autres, a protesté, ou a demandé la clémence, je ne sais pas. Parce qu'autrement, je ne vois pas ce qui pourrait avoir fait changer d'avis l'autre vieille folle.

Elle était peut-être de bonne humeur ce jour-là, qui sait ?

(En même temps, si elle était de si bonne humeur que cela, pourquoi avoir essayé de me tordre le cou ? Elle est pas bien dans sa tête, celle-là !)

Enfin bref, nous sommes sœurs jumelles.

Il n'y a strictement aucune différence entre elle et moi.

Mais la première à être sortie du ventre de ma mère a été baptisée Mion et l'autre, la perdante si l'on peut dire, s'est appelée Shion.

Notre entourage a fait tout son possible pour nous différencier l'une de l'autre, mais nous, cela nous faisait plutôt rire.

Nous étions pourtant l'une exactement pareille à l'autre.

Il nous suffisait d'échanger nos chapeaux ou nos casquettes pour mener tout le monde en bateau.

Alors pourquoi se donnaient-ils tant de mal à nous différencier ?

Bah, un jour, tout cela finirait.

Un jour, il y aurait une distinction imparable entre Mion et Shion.

Mion serait placée à la droite du chef de clan, à Hinamizawa, et vivrait avec elle.

Et moi, je serais enfermée dans un couvent, coupée du monde, isolée de tous.

Oh, je n'ai rien contre le droit d'aînesse, ne vous méprenez pas.

Oui, c'est vrai, quand j'étais gamine, j'étais un peu jalouse, je trouvais ça injuste.

Mais bon, aujourd'hui, je me rends compte que c'est quand même bien la merde, toutes ces responsabilités. J'ai presque de la peine pour Mion, en fait.

C'est pourquoi ma présence à Okinomiya n'avait rien de très menaçant pour le clan principal.

Sauf que l'autre vieille folle n'était apparemment pas de cet avis.

Elle me considérait comme un oiseau de malheur, un peu comme un corbeau, ou un chat noir, ou comme un tasse qui se briserait toute seule.

Elle ne voulait pas de moi dans la région.

Pour être honnête, je m'en foutais un peu.

Je n'avais pas envie de voir sa sale tronche de cake non plus.

Elle pouvait m'interdire de venir à Hinamizawa, c'était pas ça qui allait m'empêcher de dormir la nuit.

Quitte à payer dix mille yens pour chaque pas que je ferais au village.

Par contre, j'aimerais qu'elle me laisse vivre en paix à Okinomiya, c'est là que j'ai grandi, quand même.

Je vivais à Hinamizawa quand j'étais vraiment toute, toute petite, mais je n'en avais guère de souvenirs.

Ce village n'avait pas tant d'importance que cela à mes yeux.

Mais depuis mon entrée à l'école primaire, à 6 ans, j'avais vécu toute ma vie à Okinomiya,

et j'aimais bien cette ville.

Kasai

— Si vous rentrez à Okinomiya, quelqu'un de la famille vous verra.

Vous savez pertinemment que le clan principal le saura, ce n'est qu'une affaire de temps.

Shion

— Quoi, tu as peur de ce qu'il se passerait si la vieille folle venait à l'apprendre ? T'es pas le seul.

Elle est capable de tout, celle-là.

Kasai

— ... Si vous savez ce que vous faites...

Shion

— ... Kasai,

me dis pas que tu veux me faire retourner au couvent ?

Kasai

— Allons bon,

bien sûr que non.

... Ce que j'essaie de vous dire, c'est que--

Shion

— J'ai intérêt à me préparer au pire, c'est ça ?

Kasai

— Disons que c'est bien beau de dire que vous comprenez la situation dans laquelle vous êtes, mais les paroles ne vous seront pas d'un grand secours, et j'espère que vous en êtes intimement consciente.

Shion

— Ouais, c'est sûr que si je me fais toper,

tu vas prendre avec, puisque tu m'as aidée.

J'espère que tu tiens pas trop à ton petit doigt. Entraîne-toi avec un petit couteau, juste au cas où.

Héhhéhhé...

Kasai

— Quant à vous, préparez-vous à être plongée enchaînée dans les abysses des démons.

Quoique, vous serez plutôt placée dans la salle de torture, je pense.

Je ne l'avais jamais vue, mais il paraissait que, quelque part dans les terres du clan principal, à Hinamizawa,

il y avait une salle spécialement aménagée pour torturer les esprits rebelles.

Tous les ennemis du clan ou du village y étaient envoyés, et aucun n'en ressortait vivant. Il paraît qu'ils disparaissaient là-dedans à tout jamais...

C'était une histoire qui foutait vraiment les jetons.

Je priais de tout cœur pour ne jamais avoir à découvrir si la rumeur disait vrai.

Shion

— Ouais.

Bah, c'est bon, on avisera en temps voulu.

Ahahahahaha !

Kasai

— Vous ressemblez de plus en plus à la chef.

Surtout ce côté improvisateur.

Shion

— Bah je veux que je lui ressemble, c'est ma mère naturelle, c'est elle qui m'a faite.

Ahahahahahaha !

Si mes parents apprennent que je me suis fait la malle, ils vont gueuler...

J'ai plus peur d'eux que de la vieille folle, à vrai dire.

J'aime pas trop en parler en long, en large et en travers, mais bon, mon père est Yakuza.

Il est à la tête de la famille qui contrôle le district de Shishibone, et il est très haut placé dans le gang qui sévit dans la préfecture.

Et d'ailleurs, mon domestique, ce cher Kasai, est du même métier.

Il connaît mes parents depuis très longtemps, depuis avant leur mariage, et donc mon père lui fait particulièrement confiance.

Je sais pas si c'est vrai ou pas, mais Kasai était super hardcore quand il était plus jeune, il est devenu beaucoup plus doux avec l'âge.

Je ne les ai jamais vues, mais il paraît qu'il a de sacrées cicatrices sur tout le corps.

Il était considéré comme le bras droit de mon père, avec plusieurs quartiers laissés à son contrôle, mais il a été salement amoché pendant des affrontements, et depuis, il est un peu en retrait. Il donne encore pas mal de conseils à mon père à propos de certaines décisions. (Et puis surtout, ils vont se bourrer la gueule ensemble).

Je ne sais pas trop pourquoi, mais un jour, nous nous sommes rendu compte qu'il était un peu mon majordome atittré.

Au départ, je croyais que mon père lui avait donné l'ordre de m'espionner et de me surveiller, alors je ne pouvais pas le blairer.

Mais j'avais fini par le connaître et par me rendre compte qu'il était de mon côté.

... Et juste entre nous…

Mon intuition féminine me dit qu'il devait être raide dingue de ma mère autrefois.

Entre lui et mes parents, ça devait être un putain de triangle amoureux, c'est moi qui vous le dis.

Mais bon, apparemment, c'est mon père qui a gagné.

Alors il est simplement resté comme il a pu aux côtés de ma mère. Enfin, c'est mon avis sur la question.

C'était en tout cas une théorie qui expliquait pas mal de choses sur lui

et sur sa manière de réagir.

Je pense qu'il doit retrouver en moi l'image de ma mère autrefois.

Et puis, il aime à dire que je lui ressemble.

Il m'est arrivé de le trouver flippant à cause de ça, mais en fait, c'est pas un pervers qui court après son amour passé.

Et puis, quand on le connaissait un peu, on se rendait compte qu'il était très compréhensif.

C'est pourquoi lui, Tatsuyoshi Kasai, était le seul dans tout le clan à pouvoir m'aider à m'enfuir de ma prison.

Je lui avais parlé de mes plans presque depuis le départ. Nous en avions longuement discuté, il m'avait aidé à l'élaboration du plan.

Il était complice de bout en bout.

... Du coup, ouais, c'était pas très étonnant de le voir se poser des questions quant à notre avenir à Okinomiya.

Vu ses liens étroits avec le clan, il n'est pas impossible qu'il y laisse quelques doigts.

Eh merde, mais alors du coup, je risque vraiment de me faire balancer dans le marais, moi...

Tant pis. J'avais décidé depuis longtemps de là où je retournerais.

Je n'avais aucune intention de vivre ailleurs qu'à Okinomiya.

C'était ma mère patrie, si l'on peut dire.

J'y étais très attachée, appelez ça le mal du pays si vous voulez, foutez-vous de ma gueule, même.

Ça m'est égal, j'ai pas l'intention de le cacher.

Kasai

— Et donc, que comptez-vous faire au juste, Mademoiselle ?

Les yeux des Sonozaki sont partout, vous savez.

Shion

— Au début, je compte rester bien tranquille et pas faire de vague.

Au pire, si quelqu'un me voit, je dirais que je suis Mion !

Ahhahahaha !

Kasai

— Et après ?

Shion

— Ben, quand les choses se seront un peu calmées, je commencerai à en parler aux membres du clan qui m'apprécient.

Shion

Je sais qu'ils m'aideront.

Shion

Il y a pas mal de gens qui m'ont soutenue et qui m'ont cachée quand je me suis pris la tête avec mon père.

Kasai

— Aaah, oui, pas bête.

Vous voulez vous faire des alliés, et ensuite placer le clan principal devant le fait accompli ?

... Pas mauvais, mais je ne suis pas certain que cela va marcher.

Shion

— Mais si, voyons, faut pas dire ça !

Vous étiez nombreux à protester quand la vieille m'a envoyée au couvent !

Cette décision, c'était bête et méchant, parce que la vieille pouvait pas me sentir.

... Tu trouves pas ?

Kasai

— ... Si, enfin,

disons que j'ai trouvé ça exagéré, effectivement.

Shion

— La vieille folle est complètement sénile, depuis un moment d'ailleurs. Elle ne pense plus droit.

Shion

Depuis les affrontements avec le barrage, elle se sent plus pisser, elle a pas encore compris que c'était fini depuis belle lurette. Elle débloque complètement !

Kasai ne dit rien, mais son petit rire nerveux en disait long sur son avis sur la question.

En fin de compte, emmitouflée dans cette couverture, je ne dormis pas.

J'étais censée me forcer à me taire et à dormir, et finalement, j'avais bassiné Kasai en faisant toute la conversation.

... Et puis quand même, au bout d'un moment,

à force de parler, j'ai commencé à partir un peu, bercée par la sensation grisante de l'autoroute.

C'est alors que Kasai me parla.

Kasai

— Mademoiselle Shion,

regardez !

Shion

— ... ...

J'étais très fatiguée, et décidai de l'ignorer.

Mais il reprit de plus belle, m'enjoignant à regarder par la fenêtre.

Ouvrant légèrement les yeux, je pus voir une immense pancarte se rapprocher très vite, puis disparaître derrière nous.

Je sus que c'était ça qu'il avait voulu me montrer.

Sur cette pancarte, il y avait une photo agrandie, un logo énorme : une fleur de rhododendron. Puis, plus bas, des mots simples.

'Welcome to Shishibone City.'

Mon pays natal était tout proche.