Takano

— Je m'excuse de vous avoir fait attendre, Mme Nomura.

... ... Non, non, j'insiste, vraiment, c'est indigne.

Nomura

— Comment vont les choses ?

Takano

— Très bien, très bien, tout est en place.

Nous aurons une très belle fête demain.

Nomura

— Je vois.

Eh bien, tant mieux, tout va donc pour le mieux.

Hmpfhfhfhfh.

Takano

— Demain soir, le lieutenant Tomitake aura un tragique accident.

Takano

Il finira je ne sais trop comment, mais son corps laissera clairement penser à une injection forcée de H173, alors que nous en avons détruit toutes les souches depuis bien longtemps.

Takano

Hmpfhfhfhfh !

Nomura

— C'est un très joli lever de rideau, effectivement.

Nomura

Pour ma part, nous avons terminé de falsifier les rapports de séances du conseil d'administration.

Nomura

Nous aurons de quoi prouver que Kyôsuke Irie voulait vendre le fruit de nos recherches à d'autres pays pour les continuer à l'étranger.

Takano

— ... Le meurtre de Tomitake sera donc bien expliqué par cet état de fait.

Nomura

— Exact.

Ce sera la première chose qui mettra la puce à l'oreille quant à une possible rébellion de l'Institut Irie.

Ne vous en faites pas, nous avons des experts pour fabriquer le reste des preuves.

Takano

— ... Et sinon...

Pour, vous-savez-quoi,

que fait-on si l'impossible se produit ?

Nomura

— C'est-à-dire ? Je ne saisis pas à quoi vous faites référence.

Takano

— Eh bien, si...

Si le lieutenant Tomitake devait accepter mon pot-de-vin. Que devrai-je faire ?

Nomura

— Il me semble que notre plan ne tient pas compte de cette éventualité, pourtant ?

Takano

— Certes, mais en tant qu'enquêteur affilié au conseil d'administration,

son aide pourrait grandement nous faciliter le travail par la suite.

Nomura

— D'après nos simulations, même si le lieutenant Tomitake devait rejoindre nos rangs, sa présence serait dangereuse pour la sécurité du groupe.

Nomura

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de prévoir un tel cas de figure, surtout si tard dans la mise en place de notre stratégie.

Takano

— Oui, bien sûr, vous avez raison.

J'avais simplement pensé qu'il pourrait nous être utile,

alors autant évoquer cette possibilité avant qu'il ne soit trop tard.

... Très bien, je procéderai comme nous l'avions prévu.

Nomura

— Oui, cela sera plus sûr pour le bon déroulement de l'opération.

Bien, je vous recontacterai plus tard.

Bonne journée.

Je restai un long moment silencieuse et pensive, le combiné toujours en main, alors que mon interlocutrice avait raccroché depuis belle lurette.

Puis je reposai le combiné sur son socle,

pour le soulever aussitôt, et composer un numéro que je connaissais désormais par cœur.

Takano

— ... ... ... ...

Réceptionniste

— Oui allô,

ici l'hôtel Economy d'Okinomiya.

Takano

— Oui,

je... j'aimerais parler à M. Tomitake, chambre 406.

Dites-lui que c'est Mme Takano.

Réceptionniste

— Oui, un instant, je vais vous mettre en relation.

Pendant que l'opérateur faisait son travail, une version électronique d'une vieille comptine rententit dans le combiné, très dérangeante.

Après une attente d'environ une minute, la voix de l'opérateur revint.

Réceptionniste

— Je suis vraiment désolé,

mais il semble que le client de la chambre 406 soit absent.

Dois-je lui signaler qu'il a reçu un appel de votre part, Madame ?

Takano

— Je lui ai déjà laissé plusieurs messages, je pense que ce n'est plus nécessaire.

... Euh...

est-ce que vous savez vers quelle heure il est parti ?

A-t-il indiqué à quelle heure il serait de retour ?

Réceptionniste

— Ah, non, Madame, je suis désolé,

mais je serais bien en peine de vous répondre.

Takano

— Très bien, tant pis,

je rappelerai.

Sans attendre les politesses de l'autre homme au bout du fil, je raccrochai.

C'était le troisième appel manqué.

Je lui avais pourtant demandé de me rappeler incontinent.

Pourquoi ne l'avait-il pas fait ?

Il était peut-être parti prendre des photos toutseul.

... Ou bien alors, il était derrière le temple et m'attendait, là où nous allions parfois ensemble, regarder toute la vallée en contrebas.

Je me surprenais à me rendre ainsi jusqu'au sanctuaire, portée par le vague espoir de le rencontrer ici.

Ce n'était vraiment pas naturel de ma part.

L'endroit grouillait de monde, tous ces gens s'affairant à préparer la grande fête de demain.

Certains montaient des stands, d'autres des tentes, d'autres faisaient des branchements.

L'endroit était très bruyant, à cause de toutes ces voix. C'était vraiment très désagréable.

Avant même de m'en rendre compte, j'étais déjà derrière le temple.

Tout prêt d'ici se cachait l'endroit le plus beau de toute la région.

J'ai souvent eu des rendez-vous ici avec lui.

Peut-être était-il là-bas, à m'attendre...

Ou pas. Je savais bien que je me faisais des illusions.

Les dieux n'exaucent jamais les vœux de leurs fidèles.

Ils s'amusent en soumettant les humains à la tentation, mais sans plus.

Les cheveux pris dans le vent, je restai un moment à contempler le village en contrebas.

D'habitude, quand il est à Hinamizawa, il ne me lâche pas d'une semelle.

Il m'invite à tout et n'importe quoi -- et parfois, c'est vraiment lourd ! -- que ce soit à manger un morceau, à nous promener, à faire des photos, il n'arrête jamais.

Et pourtant, cette fois-ci... Tout était différent.

Il se comportait différemment envers moi, en fait...

Il avait commencé à changer...

peut-être lorsque le conseil d'administration lui avait fait savoir ce que j'avais tenté de faire, qui sait ?

J'ai dû passer pour une savante folle chez eux.

J'avais bien senti qu'il se désintéressait peu à peu de moi...

Mais là, j'avais vraiment envie de me plaindre.

D'habitude, quand je n'ai pas spécialement envie de le voir, il est toujours là, à me casser les pieds,

et maintenant que pour une fois, j'aimerais bien lui parler en tête à tête et lui dire tout ce que j'ai sur le cœur,

il n'est pas là !

En même temps...

s'il avait décroché...

que lui aurais-je dit ?

Je venais à peine de décider de la marche à suivre pour l'assassiner.

Qu'aurais-je pu lui dire en lui parlant dans la foulée ?

Il n'avait aucune obligation de me répondre au téléphone, après tout.

En fin de compte...

j'ai foncé droit devant moi, sans me soucier du reste.

Et maintenant qu'il est trop tard...

j'ai envie d'être rassurée et pardonnée, j'imagine.

Et

c'est de lui que je veux recevoir ce pardon.

Parce que je sais qu'il m'a toujours écoutée. Parce qu'il était toujours là quand je l'appelais. Parce qu'il était pratique à avoir sous la main.

... J'irai en enfer, ça ne fait aucun doute. Je me demande bien qui pourrait me pardonner mes fautes.

Est-ce qu'il aura pitié de moi ?

Est-ce qu'il me pardonnera ?

Non, ce ne serait pas logique.

Il sera très surpris, et quand il aura raccroché sa mâchoire,

il m'arrêtera et me fera jeter en prison.

Et comme officiellement, je fais partie des forces de défense du territoire... Je ne sais pas trop, il doit bien y avoir encore un crime pour mutinerie ou pour traître à la nation, non ?

Takano

— ... ... Haaaa....

... Ça fait des jours que je ne fais que penser à lui.

J'ai fini par réaliser des tas de choses sur lui.

En tant qu'homme, il n'avait absolument aucun charme.

Il n'avait aucun sens de l'humour, et ne savait pas s'habiller.

Il n'avait rien, strictement rien pour lui.

La seule chose qu'il avait, c'était un peu de gras sur le bide.

Mais rien de bien.

Il ne se souciait jamais de savoir si j'étais libre ou pas, il était toujours insistant, et si par hasard je me sentais de bonne humeur et que je ne l'envoyais pas chier, il en rajoutait une couche.

Ce mec était insupportable.

À son âge, il blaguait en racontant que la dernière fois qu'il avait tenu la main d'une fille, c'était au lycée, pendant la danse après la fête de l'école.

Et en plus, il disait ça exprès pour que je me foute de sa gueule. C'était un zéro pointé ambulant, ce type.

Mais peut-être que la pire chose chez lui, c'est qu'il n'en faisait jamais qu'à sa tête, sans se soucier de savoir si j'étais d'accord ou pas.

Je suis comme tout le monde, moi, il y a des jours où j'ai pas envie, des jours où je ne veux pas bouger, mais lui, ça, il s'en moque, il m'a toujours entraînée de force dans ses pérégrinations.

Et c'est pourquoi à force, j'ai pris l'habitude de quand même l'accompagner avec le sourire,

même les jours de fatigue et les jours où j'étais de mauvaise humeur...

J'ai toujours pensé que c'était éreintant.

Et pourtant,

le seul jour où pour une fois, je me dis que eh, ce serait sympa s'il pouvait m'emmener se promener avec lui, eh bien...

il a le culot de ne pas être là.

Je commence à me demander si ça m'avait tellement déplu que ça de devoir tout le temps le suivre.

... Peut-être que sa bonne humeur et son entrain indéfectible avaient agi comme de l'eau chaude dans un grand bain.

Les jours où il m'avait emmenée avec lui alors que je n'avais pas la tête à ça...

même si au début, je lui tirais la gueule,

je finissais toujours par le suivre sans trop rechigner et généralement,

à la fin de la journée, j'étais joueuse et narquoise et j'essayais de le mettre en public dans l'embarras.

... S'il était là, maintenant, que ferait-il ?

Il m'emmènerait peut-être dans la forêt pour photographier les oiseaux sauvages, tout en me donnant des trucs et astuces sur la photo, même si je ne lui avais rien demandé.

Je suis certaine que ce serait ennuyeux et rébarbatif, mais franchement, je donnerais n'importe quoi pour y être en ce moment.

... En fin de compte, peut-être n'avais-je fait que chercher à remplacer grand-père.

J'avais toujours dépendu de lui.

Il m'avait donné une raison de vivre.

Alors je m'étais laissée porter par ça.

Puis j'avais laissé Pépé Koizumi me gâter.

Il m'avait aidée à réaliser mon rêve.

J'avais compté sur lui sans plus trop me fouler.

Et lorsque mes deux grands-pères furent morts...

j'ai voulu trouver un grand-père de substitution en lui.

En fait, j'avais encore et toujours besoin d'avoir quelqu'un pour veiller sur moi...

J'étais peut-être encore et toujours une petite fille, dans ma tête.

Justement parce que mes parents étaient morts très tôt et que je ne m'en étais jamais vraiment remise.

C'était peut-être pour ça que l'absence de gens derrière moi me rendait si nerveuse.

Et c'était sûrement l'une des raisons pour lesquelles j'avais insisté pour casser moi-même le beau joujou que j'avais devant les yeux, en apprenant que je devais le ranger...

Mais cette fois-ci, le problème ne me concernait pas que moi.

Les conséquences seraient dramatiques, inévitables, et irrémédiables.

... Mais si je ne faisais pas tout ça, alors je ne pourrais jamais prouver que la thèse de grand-père disait vrai.

Et j'ai poursuivi les préparatifs en ce sens, ayant pleine confiance en elle.

Dans quelques jours, peut-être même moins, les gens du gouvernement liront et reliront la thèse de grand-père, à s'en user les yeux,

ils seront pris de sueurs froides en lisant la mise en garde de sa thèse, et contents ou pas, ils devront signer le décret d'application de la solution finale, tout en vilipendant les imbéciles qui avaient décidé d'arrêter les recherches et de ne pas les prendre au sérieux.

Et là, enfin, la thèse de grand-père deviendra une vérité absolue, ses recherches seront portées aux nues, et son nom restera gravé dans l'Histoire.

Alors, il deviendra un dieu.

Il deviendra immortel et éternel.

Je ferai la lumière sur ce que les gens ont appelé la déesse Yashiro : un simple parasite responsable d'une maladie endémique. La déesse sera déchue de son piédestal et sera condamnée à ramper sur la terre.

Puis, avec la mort de Jirô et la mise en scène de ma propre mort, je mettrai moi-même en œuvre la malédiction de la déesse Yashiro. Je passerai du statut de celui qui subit au statut de celui qui exécute la sentence.

Et ainsi, je deviendrai moi aussi un dieu.

Je prendrai la place de la déesse Yashiro, et j'utiliserai le pouvoir de sa malédiction selon mon bon vouloir.

Alors moi et grand-père serons à nouveau réunis, et nous serons ensemble pour l'éternité...

Les dieux ne sont jamais tentés.

Ni par les hommes, ni par le Destin.

Le malheur n'aura plus d'emprise sur moi.

Je serai avec grand-père, unie à tout jamais.

Et nous retournerons dans son étude qui sentait le formol, et nous y resterons...

pour continuer les recherches.

C'était un peu de là que tout partait dans ma vie.

Je revois cette pièce, avec grand-père me tournant le dos, assis à son bureau, en train d'écrire.

Et moi, je regarde ce dos immense, couchée sur un grand tapis, battant des jambes nonchalamment, fredonnant toute contente l'une ou l'autre chanson.

Nous disions toujours que je l'aidais dans ses recherches, mais il fallait être honnête, je jouais surtout à empiler ses livres en les rangeant...

... Mon seul souhait, c'était de retrouver cette insouciance, de retourner là-bas.

Mais bien sûr, si j'avais ainsi la possibilité de remonter le temps à ma guise, ce serait bien de retrouver mes parents encore vivants.

À cette salle aux odeurs de formol, où grand-père écrit encore et encore,

s'ajoute le bruit d'une planche à découper, ainsi que le froissement d'un journal.

Je crois que ça, ce serait vraiment un monde heureux.

C'était une enfance parfaite, telle qu'il m'était arrivé de la rêver.

Ce monde parfait est uniquement composé de pièces intérieures. Il n'y a aucune porte pour en sortir.

... Et donc je ne peux pas partir pour aller m'amuser avec ma meilleure amie.

En même temps, c'était logique.

Je savais que si je partais chez elle...

eh bien, à mon retour, il n'y aurait plus personne.

Personne.

Ils seraient tous morts dans un accident de train.

C'est pourquoi je n'avais pas besoin du dehors.

J'étais très heureuse de rester à la maison, entre mes parents et mon grand-père...

Je savais bien ce que tout cela signifiait.

À cause de mon métier, je savais faire une psychanalyse.

... Et je savais que ces rêves et ce désir étaient l'expression de mon esprit encore infantile.

Je le savais, je le comprenais, et pourtant, cela ne m'empêchait pas de rechercher en Jirô l'image d'un parent protecteur.

Étais-je donc si stupide que je pouvais d'un côté planifier sa mise à mort, et de l'autre me blottir contre son dos ?

Si je voulais me rebeller contre les dieux, alors je devais me comporter jusqu'au bout comme une personne vile et répugnante.

Si je voulais rester une jeune fille terriblement esseulée, alors je devais me comporter comme telle.

Quelle que fût la voie choisie, si je pouvais affirmer au monde que c'était là ma vraie nature, alors personne ne pourrait m'en faire le reproche.

Si vraiment je croyais en ce que je faisais, je ferais la sourde oreille face aux conseils et aux commentaires réprobateurs des autres, et je continuerais mon chemin.

Mais je n'arrivais toujours pas à me décider entre les deux. ...

Et c'est pour ça que je voulais quelqu'un pour me tirer les oreilles.

Personne n'a jamais osé critiquer ma vie ni ma voie.

C'est pourquoi j'ai besoin de critiques, maintenant.

J'ai besoin de quelqu'un pour m'engueuler, pour me dire que je suis dans l'erreur.

J'ai besoin d'entendre Jirô me faire des reproches. Qu'il m'insulte, qu'il me gifle.

En fait, ma conscience n'était pas d'accord avec ce que je m'apprêtais à faire, et ça en disait long sur moi.

... Mais peut-être que même ça, ça découlait simplement de mon désir naïf de tout déléguer à un autre, à un tuteur, qui prendrait les décisions pour moi.

Je suis beaucoup trop vieille pour me prendre encore pour une petite fille.

Et même si je me déclarais encore comme telle, personne ne serait d'accord.

J'avais beau être encore totalement immature dans ma tête, la société me voyait et me considérait comme une adulte à part entière.

J'étais maître de mes décisions et donc responsable de mes actes. Je n'avais qu'à m'en prendre à moi-même si j'en étais arrivée là aujourd'hui.

Un jour, je passerai devant le juge des Enfers, et ma vie sera soumise à son scrutin.

Est-ce que j'aurai le culot de lui demander de me juger en tant qu'enfant et non en tant qu'adulte ?

... ... Est-ce que je serai toujours aussi hésitante, même parvenue devant le juge des Enfers ?

Je sais bien que j'irai en enfer, après tout ce que j'ai fait. Et pourtant, je n'arrive ni à me comporter comme une personne ignoble, ni à me repentir et à essayer d'inverser la vapeur.

Mon cœur me sera arraché pour flotter sur le fleuve de sang, et pour errer à tout jamais en se noyant entre les flots...

Si seulement Jirô était avec moi...

Je sais que s'il était là, à me parler, comme il le fait toujours, en poussant la conversation alors que je ne lui ai rien demandé, je suis sûre que je me sentirais mieux.

Pourquoi est-ce qu'il n'est pas là ?

Pourquoi est-ce qu'il me fait rater la toute dernière occasion que j'aie de passer du temps avec lui ?

Pourquoi est-ce que je suis tellement conne et infantile que je n'arrive pas à me calmer en son absence ?

Je remarquai soudain que j'avais marché sans m'en rendre compte jusqu'au coffre à offrandes.

J'étais déjà venue ici, jadis. C'était à l'époque où les travaux de construction de la clinique venaient de se terminer, juste avant le début de nos recherches.

À l'époque, j'ai mis la divinité vénérée dans ce village au défi.

C'était un temps où je me sentais pleine d'espoir et d'ambition.

Je venais de vaincre toutes les difficultés et de me construire une place forte.

Alors je suis venue voir la divinité locale, et devant elle, j'ai juré de prendre sa place.

... Je ressentis un vague souvenir, la sensation de savoir que grand-père m'avait raconté une histoire semblable autrefois.

... Oui, bien sûr, la tour de Babel.

À l'âge où les hommes ne parlaient encore qu'un seul et unique langage sur toute la terre,

ils vivaient ensemble en un seul lieu, mus et dirigés par une seule et même volonté.

Et pour symboliser leur puissance, ils décidèrent de construire une tour qui atteindrait les cieux : la tour de Babel.

Le ciel vit que les hommes avaient oublié le respect dû à Dieu, et il fut pris de colère en voyant leur arrogance.

Constatant que c'était le fait d'avoir une langue unique qui leur permettait d'avoir une pensée unique, un but commun, et d'en arriver à ces actes impies,

il détruisit leur langage, sema la confusion parmi eux, et leur insuffla nombre de langues, pour qu'ils ne se comprissent plus.

Ainsi les hommes ne purent s'accorder sur une seule et même volonté, et peu à peu, ils se séparèrent, et la tour géante fut laissée là, attendant de décrépir, oubliée de tous.

Dans les paraboles et les contes d'autrefois,

il y avait toujours une sorte de morale de l'histoire.

Grand-père m'a expliqué ce que lui en retirait comme enseignement.

Il m'a dit que la tour qui devait atteindre les cieux, c'était le but ultime de l'humanité, et en même temps, c'était un défi lancé à Dieu.

C'est un crime impardonnable, mais c'est aussi une terre inconnue, un nouvel espace que l'être humain ne peut s'empêcher de désirer conquérir.

Mais il n'est pas facile de construire une tour qui aille réellement jusqu'aux cieux.

Cela dure très longtemps, et pendant ce temps de la construction, le monde des hommes peut se retrouver instable, en proie à la guerre, par exemple. Alors le plan initial n'est plus respecté, et les avis divergent :

l'harmonie se brise.

Ce n'est pas un cas de figure réservé aux grandes entreprises. Cela peut arriver même à une seule personne.

Même si l'on se dote d'une résolution ferme, plus la tour s'approche des cieux, et plus Dieu apporte à l'homme la preuve de ses limites.

Même la plus ferme des résolutions finit toujours par s'estomper.

C'est là le signe de l'arrogance de l'être humain que de croire qu'il saura persévérer et agir selon ses premières résolutions jusqu'au bout.

Et je pense que c'était ce que grand-père pensait de lui-même.

Il avait certainement dû penser maintes et maintes fois à abandonner ses recherches -- après tout, elles n'étaient pas reconnues par ses pairs.

Mais il s'était juré de serrer les dents et d'endurer les moqueries jusqu'au jour où enfin, elles seraient reconnues à leur juste valeur.

... Mais alors, il avait en fait envie d'être reconnu comme un scientifique à part entière, et non de mener à bien ses recherches ?

Peut-être avait-il un jour compris qu'il ne réussirait jamais à en voir le bout. Il avait alors opté pour un compromis, celui de faire reconnaître ses recherches comme étant le projet d'un grand scientifique...

L'être humain ne peut pas construire de tour atteignant les cieux.

Mais l'histoire de la tour de Babel est restée dans la Bible et dans les mythologies.

C'est une tour qui n'a pas réussi à atteindre les cieux, mais elle est restée dans les mémoires comme un défi éclatant à Dieu.

La légende raconte que la tour, abandonnée de tous, resta simplement là, vide, morte, désertée.

Mais ses fondations immenses restèrent longtemps visibles, et malgré son échec cuisant, tous ceux qui regardaient cette tour pouvaient se souvenir des temps jadis, où leurs semblables avaient défié la puissance de Dieu, et probablement qu'ils s'en félicitaient et que cela les motivaient à toujours aller de l'avant.

En fait, grand-père m'a donné cette tour en héritage. Mais j'ai imaginé qu'il me fallait en terminer la construction : mon entreprise était donc, elle aussi, depuis le départ, vouée à l'échec.

Et maintenant que je savais que cette tour finirait détruite, je m'affairais à la faire tomber de mes propres mains...

... Finalement...

À quoi je sers, moi ?

À quoi est-ce que ma vie a rimé ?

Si je n'avais pas repris ses recherches... l'existence du syndrome de Hinamizawa serait restée à tout jamais présente dans sa thèse.

Bien sûr, cette thèse aurait pu rester longtemps dans l'oubli, à prendre la poussière,

mais peut-être qu'un jour, un chercheur plus curieux que les autres aurait trouvé cette thèse, l'aurait lue,

et l'aurait montrée au reste de la communauté scientifique.

Mais -- sotte que j'étais -- j'avais pris les rênes en mains, j'avais continué la tour,

j'étais arrivée presque tout au bout, et j'avais attisé à nouveau la colère divine.

Et par ma faute, la tour allait être entièrement détruite, puis rasée...

Il n'en resterait rien -- une montagne de ruines, tout au plus.

Après la fermeture de l'Institut Irie, toutes les mentions de la maladie seraient scrupuleusement effacées de tous les documents.

Et grand-père ne pourra plus jamais être reconnus par les siens, car sa thèse et ses découvertes n'auront plus aucune existence sur cette terre.

En voulant élargir la voie et permettre aux recherches de grand-père d'entrer au panthéon de la Science,

j'avais justement tout mis en place pour que cet honneur suprême lui fût dénié pour l'éternité...

“Miyo” Takano, mon cul, oui !

J'avais pris la suite des chiffres de “Hifumi”, mais au lieu d'atteindre le quatre et le cinq,

j'étais revenue à zéro.

Si je n'avais pas été là, la thèse de grand-père aurait continué d'exister.

Elle aurait laissé pour toujours une trace de son existence.

Mais moi, j'avais tout foutu en l'air...

C'était de ma faute, et uniquement de ma faute...

Je sentis de la transpiration me sortir par tous les pores de la peau.

Mon corps commençait enfin à comprendre que j'avais fait quelque chose d'horrible et surtout d'irréversible.

Est-ce que j'étais dans l'erreur ? Ou plutôt, depuis quand étais-je dans l'erreur ?

Je me suis trompée de voie à un moment.

Pas en venant ici, je ne pense pas.

Sûrement avant, bien,

bien avant cela...

... En réfléchissant du point de vue de grand-père, je trouverai sûrement.

Grand-père s'était attelé à une tâche titanesque.

Et il avait fini par bâtir les fondations d'une tour immense.

Cette tour aurait dû être le témoin de son génie après sa mort, et elle aurait dû attendre le jour où les autres hommes s'en rendraient compte.

D'ailleurs, il m'avait clairement dit que ce n'était pas grave si sa valeur n'était reconnue qu'après sa mort !

Mais je me suis fourvoyée en reprenant ce projet.

Il y a eu un endroit, forcément,

où je me suis trompée dans la voie à suivre.

J'ai mal interprêté son intention, et ce faisant, j'ai tout réduit à néant.

En essayant de le rendre immortel, je n'ai réussi qu'à le rendre invisible.

Il avait construit une tour éternelle, et moi, je l'avais abattue.

Où avais-je dévié du droit chemin ?

Quelle était mon erreur ?

Mon erreur tombait sous le sens.

Grand-père avait été le 1, le 2 et le 3,

et à ce stade, il avait atteint son but !

C'est en essayant d'apporter ma pierre à l'édifice que j'ai tout fait tomber !

Je n'aurais pas dû tenter de devenir le 4.

Ce n'était pas nécessaire, je n'avais pas à le faire.

Et puis de toute manière, grand-père ne m'a jamais demandé de continuer ses recherches !

Au tout début, les premières fois, il m'avait dit de ne pas rester dans son étude, d'aller jouer dehors, que c'était mieux pour une fille de mon âge.

Il m'avait demandé de sortir et de me faire des amis.

Mais j'avais décidé de l'aider, peut-être par caprice, peut-être par crainte de la solitude. J'étais restée dans sa salle de travail, au milieu des livres.

Et lui, peut-être satisfait d'avoir enfin quelqu'un pour s'intéresser à ses recherches, finit par ne plus me demander d'aller jouer dehors.

Mais au début,

je me souviens encore très bien qu'il l'avait fait...

Mais alors... Qu'est-ce que ça veut dire ?

Ça veut dire que tout simplement, ma simple présence, mon arrivée dans sa vie, c'était ça, mon erreur ! J'avais eu tout faux depuis le début.

Alors...

quand je me suis enfuie de l'orphelinat, je n'aurais pas dû l'appeler !

Je n'aurais pas dû trouver cette pièce de 10 yens !

Il n'aurait pas dû me sauver !

Oui, oui... Je sais, maintenant, où je devrais être…

Je sais où j'aurais dû rester toute ma vie !

*klang*

*klang*

*klang*

*KLANG*

Le métal se rapproche, je l'entends !

Ce bruit métallique, il est là, tout proche !

Je ne peux pas me permettre de dormir, je n'ai pas le temps, ce n'est pas l'heure !

AAaaaaah, non, non, je dormais pas, j'avais les yeux fermés, c'est tout, j'vous jure ! Pardon, pardon, pardon !

— Tu t'fous de moi, ******** ? J't'** ***** *** ** ****, me ****** *** **** ** *** !

Takano

— Pardon, j'ai pas voulu, j'ai pas fait exprès, je ferai plus attention, je voulais pas ! Pardon !

— J'en ai **** * ****** ! Viens *** ***, ****** ! Je vais ** ****** ce qui ****** quand ** ** **** ** ** ****** ! *** *******, ************* !

*klang*

*KLANG*

*KLANG*

*KLANG*

Ne frappez pas, ne tapez pas dedans !

J'ai peur de ce bruit, il me rend folle !

Je vous en supplie, arrêtez !

Je sais que ce n'est pas à moi que vous mettez des coups de pied,

mais c'est l'impression que ça me donne quand j'entends ce bruit !

Alors arrêtez, s'il vous plaît !

Je sens que mon corps craquèle.

J'ai la peau qui s'effrite de partout.

Dans chaque plaie, dans chaque interstice, cette chose s'immisce, qui pue, qui gratte, qui me fait mal, qui infecte, quelle horreur, ça démange, encore et encore et encore !

Et elle s'accumule, m'oppresse, mais je ne veux pas la laisser atteindre mon cœur, alors je me fais la plus grande possible,

mais ça s'accumule, encore, encore, et ça monte, ça gratte partout,

j'en ai jusqu'au torse, bientôt jusqu'au cou, pire, jusqu'au visage !

Je dois retenir ma respiration, je vais me noyer, je dois me faire plus grande !

— *****, ******* ?

***** ** ****** !

*****, *****, *****-*** ** !

** *** ******, *** ?

*klang*

*klang*

— ***** !

*****, ****** ** ***** !

***** !

***** !

*klang*

*klang*

*KLANG*

...

Je n'arrivai plus à respirer.

Je sentais bien que je me noyais dans une mer d'excréments.

Et malgré tous mes efforts et tout ce que je pouvais tenter, je me sentais m'enfoncer dedans, entière, impuissante...

Les seuls êtres vivants à souffrir lors d'une noyade sont ceux destinés à fouler le sol.

Ceux qui peuplent les fonds marins n'ont pas de désagrément à ressentir un liquide les recouvrir.

... ... Grand-père...

ne viendra pas à ma rescousse.

Et c'est la meilleure chose à faire.

Pour que son œuvre soit respectée.

C'est comme ça que notre relation sera la plus efficace, et pour lui, et pour moi...

Perdant *** * *** ************, ** ** ***** **** ***** *** *'**********,

et ma ********** finit *** ****** **** ** **** *******...

... Eh !

Arrête, maintenant, tu es adulte, tu as grandi.

Le bruit est...

parti.

Il n'y a plus personne pour donner des coups de pieds...

Et puis un cri. De ralliement ? de rage ? de peur ?

Je ne sais pas, mais un cri. C'était de ça dont j'avais besoin pour reprendre mes esprits.

Je transpirais de tout mon corps et la sueur me collait à la peau.

Je me sentis sale et eus envie de me gratter.

Les souvenirs de ce jour fatidique m'assaillirent.

Ma sueur me recouvrit comme un voile d'excréments, laissant derrière elle des rougeurs, comme des marques de coups, mais provoquant des démangeaisons.

Je savais que c'était une hallucination.

C'était du passé, tout ça, c'était fini depuis bien longtemps.

De toute façon, je me lave tous les jours, je me frotte presque jusqu'au sang quand je prends mon bain quotidien.

Depuis tout ce temps, il n'y a aucune chance que je sois encore souillée...

Et pourtant, les souvenirs étaient là, bien vivaces.

Ce sentiment de dégoût,

de révulsion, aussi.

Je finis par me gratter les bras, frénétiquement, essayant d'utiliser la douleur pour me débarrasser de mes impressions.

Mais je n'arrivai pas à calmer les démangeaisons sur tout mon corps.

Je n'arrivai pas à purifier mon corps de cette si abondante souillure.

C'était normal de ne pas réussir à me purifier.

J'étais une ordure, un déchet, depuis toujours.

Grand-père n'aurait jamais dû me sauver.

Grand-père a gâché sa vie le jour où il m'a rencontrée... C'est moi qui l'ai rendu malheureux.

Je n'aurais pas dû exister.

Je n'aurais pas dû venir au monde.

J'aurais dû continuer à vivre enfermée dans cette cage !

Je dois y retourner. Retourner dans ma cage.

Je ne devais pas en sortir, ils me l'avaient dit.

C'était le seul endroit dont j'étais digne, cette cage crade et puante dans laquelle j'étais à l'étroit...

Poursuivez-moi, rendez-moi folle avec le bruit du métal.

Recouvrez-moi, noyez-moi encore une fois dans la salissure, la douleur et les boutons.

Étouffez-moi, écrasez-moi, tuez-moi !

Faites en sorte que je ne puisse jamais faire la rencontre de grand-père...

Est-ce vraiment là ton souhait le plus cher ?

Bien sûr !

Je ne suis plus qu'une âme en peine, telle Icare, seule en haut de ma tour de Babel, destinée à tomber des cieux et à m'écraser au sol !

C'est désormais la seule chose que je souhaite au monde...

Faites-moi retourner à ma cage, et envoyez-moi dans les profondeurs, vers une fin digne de ma misérable condition...

... ... Je n'ai pas pour habitude d'exaucer les souhaits des menteurs dans ton genre.

Mais ? Mais je ne mens pas, je...

Si, tu mens. Ton véritable souhait, tu l'as dit tout à l'heure, mais tu ne te rends pas compte que c'est là ton véritable souhait.

Alors je n'exaucerai pas ton vœu, pas tant que tu ne comprendras pas.

Pourquoi ? Parce que c'est la punition pour avoir eu l'audace de te mettre au défi ?

Tu devrais pourtant le savoir.

C'est la force du désir, la force de ta volonté, qui peut créer ton futur.

Et tu manques encore de force.

... Alors quoi ?

Je n'ai pas encore assez souffert, c'est ça ?

Je ne me suis pas encore assez salie ?

Tant que je resterais indécise... je n'aurais donc même pas le droit de pousser les portes des Enfers ?

Irie

— Rika ? Satoko !

Comment allez-vous ?

C'est moi, Irie ! Ouvrez !

Akasaka l'ayant mis en garde aujourd'hui, le docteur Irie faisait attention.

Akasaka lui ouvrit la porte fermée à clef sans rien dire.

Akasaka

— Merci d'être venu.

Il y a de l'animation dehors, dites-moi ?

Irie

— Oui,

Irie

les gens préparent la fête du village, elle aura lieu demain.

Irie

Ah, tenez, les gens qui s'occupent des stands m'ont donné ça pour les petites. C'est de la glace pilée, elle ne tiendra pas longtemps,

Irie

on pourrait la manger maintenant, qu'en dites vous ?

Akasaka

— Oooh, c'est une excellente idée !

Ils sont généreux en plus, j'ai de la chance !

Akasaka était en maillot, trempé de sueur.

Certes, il faisait chaud dans la pièce, et il ne pouvait pas ouvrir les rideaux, mais tout de même...

Irie

— Vous avez beaucoup transpiré.

Ce n'est pas étonnant par cette chaleur...

Akasaka

— Ah, en fait, j'ai fait un peu de sport.

Akasaka

Je ne pouvais pas faire grand'chose, pour ne pas faire de bruit, mais bon.

Akasaka

J'ai fait un échauffement. Comme je ne sais pas quand est-ce qu'il me faudra intervenir, je préfère me tenir prêt à passer à l'action...

Irie

— C'est une bonne idée, surtout que l'activité sportive vous aide à penser à autre chose.

Vous pourriez avoir de gros problèmes à rester dans l'angoisse de l'attente...

Akasaka

— Ne vous en faites pas, j'ai l'habitude de ce genre de situations.

Mais je vous suis très reconnaissant pour la glace, ça, c'est vraiment super !

Akasaka me fit un sourire un peu enfantin et planta joyeusement sa cuiller en plastique dans sa glace à la fraise.

Akasaka

— Il y a eu du nouveau ?

Des nouvelles de M. Tomitake, peut-être ?

Irie

— Non, pour l'instant, il n'y a rien de nouveau.

Irie

Ah, Mme Takano m'a dit qu'elle n'arrivait pas à joindre M. Tomitake, par contre.

Akasaka

— Il a changé d'hôtel, non ?

Je me demande si elle a deviné quelque chose...

Irie

— Non, elle n'avait pas l'air de suspecter anguille sous roche.

Je lui ai dit qu'il était sûrement en train de faire de la photo dans la région.

Akasaka

— Ce n'est qu'une question de temps, elle finira par avoir des soupçons.

Quel que soit le sens du vent, M. Irie, il soufflera très fort,

alors faites très attention à vous, d'accord ?

Irie

— Oui, je sais, j'en suis bien conscient.

Ah, oui !

J'ai vu M. Ôishi.

Il m'a dit de vous faire passer un message.

Le docteur expliqua à Akasaka la stratégie de la fausse autopsie.

Celui-ci sembla en penser le plus grand bien, et fut très surpris d'apprendre que c'étaient les jeunes du village qui l'avaient trouvée.

Akasaka

— C'est un coup vraiment formidable.

Cela devrait fortement les déstabiliser.

M. Tomitake devrait avoir largement de quoi obtenir des preuves.

Quand est-ce que cette stratégie sera mise en place ?

Irie

— Ce ne sera décidé que ce soir, mais M. Ôishi m'a dit qu'au plus tôt, demain matin.

Et comme de toute façon, nous ne pouvons pas trop nous permettre d'attendre, cela risque fort d'être le cas.

Akasaka

— ... Oui, c'est logique.

C'est difficile et surtout coûteux de se préparer à la guerre pendant un long laps de temps.

Si nous avons de quoi attaquer, autant le faire.

Irie

— Et puis, vous ne pouvez pas rester indéfiniment à Hinamizawa.

Vous comptiez rester jusque quand ?

Akasaka

— J'ai dit à ma femme que normalement, je serai de retour dimanche tard dans la nuit, mais s'il faut rester plus longtemps, tant pis.

Akasaka

Yukie -- ma femme -- connaît mon métier et ses aléas.

Akasaka

Elle saura se montrer compréhensive.

Irie

— ... Surtout qu'en plus, vous ne pouvez pas lui téléphoner d'ici.

Nous vous avons refilé le sale boulot, j'ai l'impression...

Akasaka

— Allons, ce n'est rien.

Nous ne sommes plus des jeunes mariés, vous savez.

Elle n'a pas menacé de divorcer si je ne l'appelais pas tous les soirs.

Il croyait pouvoir bien cacher son jeu, mais Irie vit bien qu'Akasaka aurait bien aimé appeler sa femme, s'il l'avait pu. Le docteur se mit à rire dans sa barbe, mais ne fit aucun commentaire.

Irie

— Et sinon, M. Akasaka, vous avez du nouveau, de votre côté ?

Si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas à le dire...

Akasaka

— Non, rien de spécial.

Pour ce qui est des changements, c'est difficile à dire.

Avec les préparatifs de la fête, il y a de l'animation par ici.

Je ne serais pas surpris si nos ennemis s'étaient mêlés à la foule.

Akasaka

Au contraire, ce serait presque normal, c'est une très bonne occasion de surveiller la maison sans se faire remarquer. Il nous faudra rester sur nos gardes, mais c'est peut-être mieux ainsi.

Irie

— ... Vous avez raison.

Au fait, j'ai parlé aux chiens de montagne, vous aviez raison.

Irie

J'ai demandé l'air de rien les plans de l'équipe à Okonogi, et il m'a dit qu'au vu de la proximité de la fête, il pourrait tout à fait y avoir une nouvelle victime. Rika pouvant être attaquée par un fou à lier, il a décidé d'engager les procédures de protection rapprochée pendant les quelques jours avant et après la fête du village.

Akasaka

— ... Hum.

Effectivement, ça correspond avec ce que nous en savons.

C'est comme si dans l'ombre, les préparatifs de leur opération se faisaient en même temps que les préparatifs des villageois.

Irie

— Donc vous pensez que demain,

ce sera la fête, dans plusieurs sens du terme ?

Si jamais notre plan est mis demain à exécution,

alors la journée va être mouvementée.

Oui...

tout se décidera demain...

absolument tout.

Le 19 juin 1983.

Ce jour est un jour particulier, dans un grand nombre de mondes. Il contient en lui à la fois l'ombre et la lumière, la joie et le drame, la comédie et la tragédie.

En ce jour fatidique... le sort du monde se met en branle.

Irie ressortit de l'appartement, et pour ne pas paraître suspect, il s'arrêta au dehors et cria encore en direction de la fenêtre à l'étage : “Restez couchées, sinon gare à vous !”. Puis il partit nonchalamment.

Voyant cela, les gens qui s'affairaient aux préparatifs du lendemain allèrent lui demander comment les deux jeunes filles se portaient.

Irie fut d'ailleurs plutôt content de voir que les gens ne demandaient pas seulement des nouvelles de la prêtresse du village.

Apparemment, ce qu'Oryô avait dit la veille avait déjà fait le tour du village.

En quelque sorte, la malédition de la déesse Yashiro avait déjà été levée, sans attendre le lendemain.

Et si jamais demain, personne ne mourait dans d'horribles circonstances... alors ce village serait enfin libéré pour de bon des fantômes de la guerre du barrage.

Irie aurait sûrement une part non-négligeable de responsabilité dans ce qu'il se passerait demain. Ni lui, ni son camp, ne pouvait se permettre de perdre.

Prenant sa résolution, il prit une profonde inspiration, puis reprit son chemin.

Alors qu'il venait de passer par la tente des organisateurs pour dire bonjour à tout le monde, il croisa Mme Takano.

C'était rare de la voir ici toute seule.

Elle venait d'habitude ici uniquement avec M. Tomitake, pour prendre des photos. Mais seule ?

Il eut l'espace d'un instant la peur qu'elle eût surpris la rencontre entre lui et M. Akasaka, mais elle n'avait pas l'air d'être au courant, ce qui était rassurant.

Irie

— Eh bien alors, ce n'est pas commun de vous voir ici.

Que vous arrive-t-il ?

Takano

— Oh, rien,

je suis juste venue me promener.

Irie

— Aha.

Bah, il fait bon, aujourd'hui, et la brise est très agréable.

Je comprends tout à fait ce qui a pu vous motiver.

Takano

— ... Peut-être est-ce à cause de la brise si Jirô n'est pas là. Je me demande...

Ce n'était pas sa façon normale de parler.

Elle répétait à qui voulait l'entendre qu'il ne l'intéressait pas, qu'elle ne faisait que rester polie.

C'était surprenant d'entendre un tel aveu de solitude venant de sa part.

Irie

— Eh bien, oui, sûrement.

Il vit à Tôkyô, après tout.

L'air pur et la nature de Hinamizawa doivent lui faire forte impression.

Takano

— ... Monsieur le Directeur...

Vous ne sauriez pas

où est-ce qu'il est allé ?

Irie

— Non, je ne vois pas trop.

Hum…

Takano

— ... Il était absent à notre réunion d'hier soir, aussi.

Takano

Un autre membre de son équipe s'est chargé des rapports, mais... normalement, il aurait dû le faire.

Takano

C'est un manquement grave à ses fonctions ! Il mérite un blâme ! Hmpfhfhfh...

La tournure que prenait cette discussion n'était pas bonne.

Irie devait absolument trouver un autre sujet...

Irie

— Eh bien, il a peut-être aussi parfois besoin de voler un peu de ses propres ailes, j'imagine.

Irie

Vous savez, il doit sûrement aussi avoir comme ça, des moments où il préfère être…

Irie

seul.

Irie

Vous devez bien savoir ce que c'est ?

Takano

— ... ... Ah, oui, oui, bien sûr.

Oui, suis-je bête...

En son for intérieur, le docteur Irie se félicita pour ce sauvetage magnifique.

Elle ne fit plus aucune question sur M. Tomitake.

Regardant de là où ils se trouvaient, ils pouvaient observer toute la cour du sanctuaire. La fête du lendemain promettait d'être somptueuse.

Après tout, c'était la seule fête de l'année : la purification du coton.

Elle devenait plus importante avec les ans, surtout depuis la fin de la guerre du barrage.

Cette année promettait d'être une édition pour le moins exceptionnelle.

Tous au village se réjouissaient très certainement du lendemain.

Irie

— ... Je parie que ce sera une belle fête, demain.

Takano

— ... ... Oui, c'est le cas de le dire.

Nous allons sûrement beaucoup nous amuser.

Ironie du sort,

Irie et Takano ne parlaient pas du même type de fête...

Irie

— J'ai hâte que ça commence.

Takano

— Oui, moi aussi.

Ce sera le début d'une fête inoubliable.

Irie observa le sourire de Takano ; il lui sembla contenir un vague rictus.

Irie

— ... Espérons qu'il fasse beau, demain.

Ce serait dommage de devoir tout annuler à cause de la pluie.

Takano

— Hmpfhfhfhf.

Après de tels préparatifs ? Non, la fête aura lieu.

La pluie n'arrêtera rien du tout, croyez-moi.

Irie

— Oui, vous avez certainement raison.

Quel que soit le temps demain, ce sera jour de fête.

Takano

— Oui.

Ce sera une fête exceptionnelle, ça oui.

Unique en son genre !

Ôishi nous donna une réponse claire, nette et précise :

nous pouvions y aller !

Mion

— Eh ben, vous êtes doué.

Ça n'a pas dû être facile de tout expliquer !

Ôishi

— Ah, détrompez-vous.

Ils m'ont tous accordé leur aide sans broncher, j'ai cru à une mauvaise blague, au début !

Aah, c'est beau d'être jeune.

J'étais le seul à rester là, à hésiter et à ne pas trop savoir quoi faire.

Ôishi

Mais maintenant, nous ne pouvons plus reculer.

Et quand Kuraudo Ôishi s'est décidé à couper son jeu, il coupe au milieu et il va jusqu'au bout !

Ôishi était quelqu'un qui avait déjà une certaine allure, de base.

Mais quand il essayait de vous en mettre plein la vue, eh ben justement, il vous en mettait plein la vue !

Nous avions une chance.

Je sentais que cette stratégie pouvait marcher !

Notre ennemi était énorme, à ne plus savoir quoi faire, mais nous avions l'avantage d'attaquer les premiers !

C'est comme au sumo, non ?

Il suffit d'une attaque placée vite et bien pour vaincre n'importe quel adversaire !

Hanyû

— Alors, Rika, qu'en dis-tu ?

C'est plutôt agréable d'avoir tous ces gens à ses côtés !

Rika

— ... Écoute, je ne ferai plus de commentaire méchant sur toi.

Il y a quelques jours, j'étais prête à abandonner. Je n'aurais jamais cru qu'un tel changement était possible en aussi peu de temps.

Rika

Avec ça... Nous allons peut-être réellement pouvoir faire quelque chose contre le Destin.

Hanyû

— Rika, ce n'est pas un jeu, bon sang, mets-y un peu du tien !

Rika

— ... Oui.

Oui, il ne faut pas dire “peut-être”, il faut être sûr.

Nous réussirons.

Nous vaincrons.

Nous briserons les chaînes de notre destinée !

Satoko

— Bien, ceci étant posé, il nous faut désormais considérer le moment opportun !

Keiichi

— Mais non, Satoko, c'est tout trouvé, il faut y aller maintenant, tout de suite !

Cette nuit, cela fera 48h que plus personne n'a vu Rika.

Keiichi

Si nous attendons, cela donne un avantage à l'ennemi ! Il faut y aller tout de suite !

Rena

— ... Il n'a pas tort.

Je suis d'accord sur un point, si nous sommes trop prudents, nous risquons d'avantager inutilement nos adversaires.

Alors oui, soyons prudents en défense, mais il nous faut être hardis en attaque !

Hanyû

— Ça, c'est rassurant à entendre !

Vous en pensez quoi, les autres ?

Rika

— Ça ne me pose aucun problème.

Ma décision est prise, alors au point où j'en suis,

on peut y aller quand vous voulez.

Mion

— ... Hmmmm,

je sais pas si le moment est propice.

T'en penses quoi, Satoko ?

Satoko

— Certes, le temps presse, j'entends bien, mais immédiatement ? Non, cela serait pure folie.

Satoko

Si nous voulons frapper l'ennemi dans la faille de ses défenses, il nous faudra frapper avec plus de sang-froid !

Keiichi

— Mais pourtant, une attaque surprise, c'est la nuit, quand même !

On n'aura pas un meilleur moment pour attaquer !

Mion

— Eh, p'tit gars, calme-toi, décompresse.

T'as pas tort, mais Satoko dit quelque chose de vrai aussi.

Certes, l'attaque de nuit, c'est un grand classique.

Mion

Mais regarde-nous :

il fait nuit et nous sommes debout.

Mion

Les attaques surprises de nuit, ça marchait à l'époque où les gens n'avaient pas l'électricité.

Dans les guerres récentes, les attaques de nuit ne servent à rien.

Il faut attendre une heure plus propice !

Hanyû

— Comment, il y a mieux que la nuit pour attaquer ?

Qui, que, quoi, dont, où ? Comment ?

Rika

— ... Ah... bien sûr.

Une rafle aux aurores...

Ôishi

— Tiens donc ?

Vous connaissez de bien grands mots pour une fille de votre âge.

Mais c'est vrai qu'en règle générale, les gens sont moins dérangés par le téléphone en pleine nuit que juste aux petites heures du matin.

Ôishi

C'est là qu'ils ont les petits yeux, qu'ils ont du mal à se réveiller, et qu'ils ont le plus de mal à réfléchir pour prendre les bonnes décisions.

Rena

— Une attaque juste à l'aube...

Oui, c'est ça, le bon moment !

Mion

— ... Ouais.

Mion

Moi aussi, je suis d'avis que c'est le meilleur moment pour attaquer.

Mion

Connaissant Takano, elle va vouloir faire une petite mise en scène pour faire croire à une cinquième malédiction.

Mion

Donc si nous attaquons ce soir, ce sera pour elle la veille du grand jour.

Hanyû

— Et les êtres humains veulent toujours bien se reposer lorsque demain est un grand jour.

Satoko

— Oooohhohhohho !

Je crois que nous voyons tous désormais ce qu'il convient de faire !

Keiichi

— Une attaque sournoise à l'aube, hein ?

Hmmm, c'est une situation qui me plaît, je sais pas pourquoi,

mais ça me rend tout excité !

Ôishi

— Eh bien alors, Maebara, tu es comme eux ?

Eh, mais alors, je suis le seul homme ici à ne pas me réjouir ?

Rha là là, mais quelle misère, je vous jure !

Ôishi

Bon, alors c'est parti !

Nous sommes bien d'accord ?

Demain, à la première heure, je lance l'opération !

Ôishi

Ensuite, il faudra voir comme l'ennemi réagit !

On sème la panique dans les rangs ennemis, on regarde comment ils réagissent et on attaque en conséquence !

Comme une guerilla !

Mion

— Parfait !

Mion

Moi, Mion Sonozaki, en ma qualité de chef du club de jeux de l'école de Hinamizawa, ordonne la mise en place de notre stratégie de la fausse autopsie !

Mion

L'opération commencera dans quatre heures.

Mion

Il est fort probable que les choses deviennent vite violentes.

Mion

Soyez tous au top de votre forme, pour pouvoir parer à toute éventualité et réagir à n'importe quoi !

Mion

Et n'oubliez pas !

Le sort de Hinamizawa est entre nos mains.

Si nous perdons, l'ennemi fera exterminer tous les villageois ! Nous n'avons pas le droit à l'erreur !

Keiichi

— Pah !

Comme si nous vivants, nos ennemis avaient une chance de parvenir à leurs fins ?

Rena

— Maintenant, il faut voir ce qui va nous tomber dessus,

un démon ou un gros serpent ?

Rika

— ... Miaou.

Qui sait, nos ennemis seront peut-être des miaous tout mimis.

Satoko

— Oooohhohhohho !

Si seulement c'était le cas, cela serait bien agréable à regarder !

Hanyû

— Malheureusement, ça ne risque pas d'arriver.

Il se passera quelque chose d'énorme.

Quitte à faire une comparaison, disons que ce sera un tremblement de terre,

pour cacher l'arrivée d'un énorme tsunami.

Rena

— Oui, tu as raison.

Moi aussi, je ressens ces vibrations.

Rena

Mais maintenant, c'est à nous de déclencher un tsunami !

Et ensuite, il faudra voir qui du village ou de nos ennemis sera finalement englouti !

Keiichi

— Qu'ils fassent leurs prières, ces salopards ! J'irai surfer sur leurs tombes !

Notre stratagème était certain de semer un vent de panique chez l'ennemi.

Et dans l'urgence, ils se prendraient les pieds, et ils feraient sûrement au moins une erreur !

Je ne savais pas encore quoi, comme erreur, mais nous restions à l'affût, nous saurions en tirer profit et la mettre à notre avantage !

Hinamizawa était désormais semblable à un gigantesque échiquier, sur lequel nous nous plaçames, nombreux, pour encercler nos ennemis.

Ce jeu, cette fête, devrais-je dire, commencera à notre avantage.

Allez, bon sang, magne-toi de te lever, le soleil !

Qu'il fasse jour ! Qu'arrive enfin le 19 juin 1983 !

Dis-moi, Rika...

Y a-t-il jamais eu un monde où nous avions réuni autant de volontés différentes en une seule journée ?

C'est pas la question, en fait, il y avait du peuple à chaque fois.

Dans tous les 19 juin que nous avons vécus, même ceux dans lesquels nous avions abandonné, il y a toujours eu une croisée de nombreux destins.

Nous avons eu tendance à l'oublier, obnubliées que nous étions d'observer le monde à travers les yeux d'un seul narrateur.

Mais en ce monde, il y a un nombre incalculable de gens, et tous ont leur petite vie, leurs rêves et leurs espoirs.

Et ce sont tous ces rêves, tous leurs espoirs, qui forment ce monde, ou plutôt ce fragment.

Oui. Je me demande quel monde nous allons vivre, si tout ceci y est représenté.

Jusqu'où leurs volontés vont-elles nous porter ? Dans quelle mesure vont-ils pouvoir nous être utiles ?

Qui va gagner, Takano ou bien nous ?

Je ne le sais pas, mais il est temps de le découvrir.

Alors allons-y.

Ouvrons ensemble les portes du 19 juin 1983 !