Sur la place du sanctuaire Furude, les préparations de la fête du lendemain allaient bon train.
Le chassé-croisé des utilitaires et des camionnettes amenait tout le matériel nécessaire aux stands et aux tentes, matériel que des gens un peu vieux pour être considérés comme étant des membres des jeunes du village s'employaient à décharger.
— Il paraît que Dame Rika ne va pas très bien.
J'espère que ça ira mieux...
— Elle n'est pas allée à l'école ce matin non plus. Pourvu que ça ne dure pas trop longtemps...
— Ah, Docteur ! M. Irie !
Comment va Dame Rika ?
— Eh bien, en fait,
j'ai bien l'impression qu'elles avaient simplement un mauvais coup de froid, mais ne vous en faites pas, elles ont passé le pire.
Par contre, vous savez ce que c'est, c'est la convalescence qui est la période la plus dangereuse, elles ne sont pas à l'abri d'une rechute.
Je leur ai dit de ne pas croire qu'elles étaient guéries et de rester sagement au lit aujourd'hui.
— Ah bon, Satoko aussi est malade ?
Je parie que ces deux-là vont quand même jouer ensemble toute la journée ! Ahahahahahaha !
— Elles tombent même malades ensemble, non mais vous vous rendez compte ? Elles sont comme cul et chemise, ces deux gamines...
— Ah, eh, Monsieur le Maire !
Monsieur le Docteur a dit que Dame Rika avait passé le pire !
— Ah bon ?
Ah ben tant mieux, alors !
Mais j'imagine que jusque demain,
ça va faire trop court pour la danse sacrée, hein ?
— ... Je ne sais pas trop, elle m'a dit qu'elle le ferait, et elle est têtue comme une mule, vous le savez bien.
Je pense que si vous allez lui demander de le faire, elle se lèvera et la fera, malade ou pas malade.
En tant que médecin, je préfèrerais la savoir au lit, en train de se reposer, même si sa fièvre devait tomber aujourd'hui.
— Hmmmm... C'est pas de chance, ça.
Ah !
Euh,
Oryô ! Dame Rika va mieux, mais elle doit encore se reposer.
— Ah, ben c'est pas de chance, mais c'est comme ça.
Si on lui demande de faire la cérémonie et qu'elle nous tombe d'épuisement, les gens vont encore parler de la malédiction !
— Bah, comment dire, vous savez, tout le monde a un peu peur, au village.
Pas qu'il y ait une cinquième fois de suite, vous comprenez.
Et puis, ben, c'est la gamine Hôjô et Dame Rika, quoi.
Il paraît que certains s'imaginent déjà des trucs horribles.
— Allez, va, c'est des conneries !
Dame Rika, c'est la réincarnation de la déesse Yashiro !
S'il devait lui arriver quétchose, c'est tout le village qui sera tué dans la malédiction !
Alors ne raconte pas de bêtises, tu vas nous porter malheur !
— Oui, c'est vrai, c'est pas des choses à dire, hein...
— Docteur,
dites-moi, on peut aller les voir, quand même ?
— Il vaudrait mieux les laisser tranquilles encore quelques jours.
Elles sont presque guéries et elles ont hâte de rejouer dehors, vous savez.
Si jamais elles ont de la visite, ça va les exciter encore plus qu'elles ne le sont. Je les vois mal rester au lit si vous allez leur rendre visite.
— Ahhahahahaha ! Aaaah là là, la jeunesse, hein ? Bah, tant pis alors.
Allez Docteur, soyez gentil et occupez-vous bien d'elles, hein.
Pas seulement de Dame Rika, de Satoko aussi.
Pendant un cours instant,
je restai sans comprendre ce qu'il venait de se passer.
Oryô s'était toujours comportée comme si Satoko Hôjô n'existait pas, même lorsqu'elle l'avait sous les yeux.
Mais là, non seulement elle a dit son nom, mais ce n'était même pas pour l'insulter ! C'était parce qu'elle se faisait du souci pour elle !
— ... Oui, oui bien sûr, Madame.
Laissez-moi faire,
elles seront toutes les deux bien vite sur pieds !
— ... Si jamais il devait leur arriver quétchose, les gens vont encore mettre ça sur le dos de la malédiction, vous savez.
... Dites, Docteur.
Cela fait maintenant plus de 50 ans que Sa Majesté l'Empereur Shôwa règne. L'homme est allé sur la Lune. Et pourtant, les gens parlent encore de malédiction. Vous trouvez pas ça bizarre ?
— Oh que si, mais que voulez-vous...
— ... À l'époque de la guerre du barrage, j'en ai parlé aussi, ça nous a bien servi, cette histoire.
Mais la guerre du barrage est terminée, désormais, et depuis un bail, encore !
On peut pas parler de malédiction indéfiniment, sinon, on passera jamais à autre chose.
— Vous pensez que si Satoko venait à mourir,
les gens parleraient de la malédiction ?
— ... ...
La guerre du barrage, c'est du passé, Docteur.
Quand un enfant du village tombe malade, nous, les vieux, c'est notre travail que de nous faire du souci. Ni plus, ni moins.
Je comprenais bien là où Oryô voulait en venir.
J'aurais voulu lui dire que je comprenais,
mais je savais aussi que si je la mettais devant le fait accompli, elle risquait de s'énerver et de revenir sur sa position.
Elle en avait assez dit.
Lorsqu'elle parlait de la guerre du barrage, elle ne faisait pas seulement référence aux choses qui avaient été mises en place pour faire cesser le projet de barrage.
Elle pensait surtout au traitement ignoble infligé depuis cette époque à la famille Hôjô, la seule à avoir publiquement affronté les Sonozaki sur cette affaire.
Elle avait lourdement insisté dans ses formules pour dire que “la guerre du barrage était finie” et pour parler publiquement de Satoko.
— ... Ne vous en faites pas, Satoko comprendra.
— Hah !
Elle est bien bonne, celle-là ! Cette gamine n'a aucune idée de ce qu'une vieille comme moi peut penser !
Oryô repartit nonchalamment, gloussant d'une voix forte et stridente.
Je n'étais pas le seul à la regarder partir -- toutes les personnes du sanctuaire la regardaient, médusées.
Elles aussi savaient pertinemment ce qu'elle avait voulu dire.
Enfin, le signal avait été officiellement donné : la guerre du barrage était terminée.
— ... Si même Satoko est tombée malade, c'est qu'c'était un sacré coup de froid, ma parole !
Docteur,
prenez bien soin d'elles, hein ?
Dites-leur qu'on ne peut pas venir les voir à cause de vos ordres, mais que nous sommes de tout cœur avec elles ! Et surtout, qu'elles ne se fassent pas de souci, nous nous débrouillerons pour la cérémonie.
— Ahahaha, c'est d'accord.
Je pense qu'elles seront très contentes de l'apprendre.
Je savais que demain, d'une manière ou d'une autre,
Miyo Takano essaierait de déclencher ce que les gens pourraient appeler “la malédiction de la cinquième année”.
Et j'avais la ferme intention de ne pas la laisser faire.
La déesse Yashiro ne prendrait plus de vies innocentes.
Dussé-je y laisser ma peau...
L'inspecteur Ôishi avait beau trouver l'idée de falsifier l'autopsie très intéressante, il n'arrivait pas à se décider s'il oserait la mettre en pratique ou non.
Il lui fallait absolument quelqu'un pour l'aider à y voir plus clair.
Il alla trouver l'inspecteur Kumadani et lui demanda de le suivre jusque dans le parc, où les attendait le vieux médecin légiste.
— Je vous le répète encore une fois : c'est vraiment à double tranchant.
Prendre un avertissement, limite, je m'en contrefous, mais si je passe en conseil de discipline, je peux dire adieu à ma retraite.
— Ahahahaha !
Et alors, Kuraudo ?
Combien de fois tu nous as menacés avec ça au Rin ?
Cette fois aussi, ce sera comme d'habitude, ça change rien !
Pas vrai ?
— Ben non, Chef !
Vous devriez faire comme toujours, donner le compte à rebours et dire que tous ceux qui tiennent à leur retraite ont dix secondes pour se casser !
Vous n'allez pas changer maintenant, quand même ?
— ... Ouais, non mais là VRAIMENT, si on s'engage, on va être dans une merde pas possible, Nounours.
T'es sûr que tu es prêt à y aller ?
— Eh ben commencez le décompte, Chef ! Vous verrez !
Quoi, vous voulez pas ? Je vais le faire à votre place, alors.
Que tous ceux qui tiennent à leur retraite s'en aillent, je compte jusqu'à 10 !
un,
deux,
et troiiis !
— D'accord, d'accord, ça va, j'ai compris.
Nounours, tu es prêt à aller au casse-pipe, c'est tout à ton honneur, mais...
t'es vraiment, vraiment sûr ?
— Oh que oui !
Vous savez, l'autre jour, quand Akasaka nous a raconté un peu ce qu'il faisait, ça m'a complètement retourné le cerveau !
Si je suis dans la Police, c'est pour combattre le crime !
Moi aussi, je veux pouvoir un jour regarder en arrière et avoir des histoires à raconter, des histoires dont je puisse être fier !
On se dirige vers une enquête dangereuse ? Eh ben tant mieux !
Et puis de toute manière, on a toujours appliqué vos plans, et ça nous a jamais pété à la figure !
Si vous avez un plan et vous êtes intimement persuadé que ça peut marcher, eh ben allons-y, y a pas besoin d'avoir peur !
— Ahhahhahha !
Aaah, la jeunesse !
Tu sais, Kuraudo, depuis cette soirée, il n'arrête plus !
Il ne fait que parler des services secrets, des enquêtes internes, et j'en passe !
— Ouais... Ouais.
Bah, que veux-tu,
il est jeune, hein, il a le droit.
Et toi, t'en dis quoi ?
— Bah,
je vous suis, évidemment !
De toute façon, si je t'aide pas à falsifier le rapport d'autopsie, t'auras bien l'air d'un con.
Tu sais, j'ai jamais mené une vie saine et équilibrée.
Je profiterai pas longtemps de ma retraite,
je le sais bien, alors autant partir sur un coup d'éclat dont je pourrai me vanter !
— Eh ben les enfants,
vous n'avez pas froid aux yeux, à ce que je vois.
En même temps, c'est pourquoi vous faites des annonces même avec trois dragons en jeu...
— Mais qu'est-ce qu'il vous arrive, Chef ?
Il y a des moments dans la vie d'un homme où l'on ne peut plus reculer !
Si de toute façon, vous devez faire des sacrifices, il faut trancher dans le vif !
C'est vous qui me l'avez appris, je vous signale !
— Ouais,
Kuraudo, il a raison !
— Bon, bon, d'accord, j'ai compris.
Si ma tête tombe, les vôtres aussi.
— Bon, ben puisque c'est enfin décidé, je vais commencer les préparatifs.
Au plus tôt, il faudra déjà tout mettre en place demain matin !
Et puis, je dois aller parler aux gens de la morgue.
Ôishi, quand ce sera fini, j'espère qu'il y aura une bonne soirée pour tout le monde !
— Oui,
pour ça, tu peux me faire confiance !
Mais fais quand même gaffe à qui tu parles, ok ?
Ils ont des gens infiltrés chez nous.
— T'inquiète,
je suis pas vieux pour rien, j'observe les gens, moi !
J'me débrouillerai.
— Ahaaaa, je me sens prêt à tout !
Enfin, je vais faire un vrai boulot de flic !
... Quand je pense qu'il m'a fallu toute la nuit pour prendre ma décision... Je me demande si je serais pas devenu une chochotte, moi... Il est vraiment temps que je tire ma révérence...
— Bon, eh ben, j'ai encore quelques trucs à faire, donc je vous laisse.
Nounours, tu veux bien raccompagner le vieux chez lui ?
Je sais que t'étais pas de service aujourd'hui, c'est gentil d'être venu.
— Allons, c'est pas un souci !
Tu sais, je crois que c'est la première fois que j'ai l'occasion de montrer ce que j'ai dans le pantalon,
alors c'est pas moi qui vais me plaindre !
T'inquiète, j'ai pas peur, au contraire, je suis bien curieux de voir ce que ça va donner, c't'affaire !
— Merci, les gars.
Je vous revaudrai ça.
L'inspecteur Ôishi regarda la voiture contenant ses deux compagnons s'éloigner, puis il murmura quelque chose d'à peine audible en leur direction -- ils ne risquaient pas de comprendre le message.
Il tourna les talons et se rendit dans un petit magasin de fleurs dans le quartier.
Il acheta alors un bouquet de platycodons.
D'habitude, les platycodons sont d'un bleu mauve.
L'inspecteur aimait bien cette couleur sobre.
Mais aujourd'hui était un jour spécial,
et chaque année, il choisissait toujours des platycodons blancs, beaucoup plus rares.
Muni de son bouquet qui respirait l'innocence, il traversa la rue et se rendit en face, dans un petit cimetière.
Nous étions le 18 juin.
Normalement, il devrait venir le 19, mais comme il savait que demain, il serait tout le temps en poste à Hinamizawa, pour la fête du village, il avait préféré venir se recueillir ici aujourd'hui.
Il se rendit d'un pas lourd vers la tombe de son ami, frère et père :
la stèle où reposaient les cendres du chef de chantier.
— Je sais que je te promets chaque année
que je vais retrouver ton bras droit,
mais là, je dois dire que je n'y crois plus vraiment. J'ai eu beau chercher un peu partout, je n'ai rien trouvé.
Il finit d'installer les fleurs sur la tombe, puis reprit son monologue à voix basse.
— Par contre, j'ai une bonne nouvelle :
je pense que je vais bientôt savoir ce qu'il t'est arrivé.
Mais tu devineras jamais la meilleure...
Figure-toi que c'est même pas la faute des Sonozaki, ils n'y sont pour rien !
J'ai passé des années à rêver du jour où j'aurais de quoi prendre Oryô par la peau du cul pour la ramener ici et la forcer à te présenter ses excuses...
et tout ça pour rien, c'était pas le bon canasson.
Héhhéhhé, tu peux pas savoir comme j'ai les boules.
Je sais que tu vas m'en coller une.
J'ai passé mon temps à me faire du mal à me défausser tout mon jeu en comptant sur la mauvaise tuile.
Alors que si j'avais continué sans préjugés, j'aurais pu faire une sacrée combinaison.
... J'ai fait aucun progrès.
Au mah jong non plus, d'ailleurs.
Je crois que les zigotos dans mon genre, qui ne doutent jamais de rien et qui restent toujours persuadés d'avoir raison même quand ils ont tort, on les appelle des couillons de la lune. Je ne mérite pas mieux...
Ah ah ah ah…
L'inspecteur avait désormais une crainte, une crainte dont il savait qu'elle se réaliserait.
Le docteur Irie avait été bien trop poli et réservé, ça ne pouvait signifier qu'une seule chose.
Derrière les gens qui avaient découpé son vieil ami en morceaux,
il n'y avait strictement rien.
Les autres meurtres avaient été commis pour d'autres raisons, sans aucun rapport.
Le meurtre de son ami était une affaire en soi,
mais elle n'avait rien à voir avec les autres.
Mais comme le responsable du meurtre n'avait pas été retrouvé, et comme la colère l'avait poussé à vouloir trouver mordicus un coupable, Ôishi avait été bien content de voir les agissements douteux des Sonozaki...
Il n'y avait probablement rien dans l'histoire pour étancher sa soif de revanche.
— ... Là, en ce moment, je suis un peu dans la merde.
Je vais faire un truc très dangereux, qui ne me rapportera pas grand'chose.
Tout ce que j'obtiendrai, c'est de quoi arrêter de me faire des films dans la tête. Je saurai ce qu'il s'est passé, rien de plus, et rien de moins.
Mais au moins...
je pourrai enfin arrêter de me mettre martel en tête.
Puis Ôishi inclina la tête très bas en direction de la stèle, presque jusqu'au sol, avant de continuer à se recueillir en silence...
Après quelques secondes, il entendit un bruit de pas ; quelqu'un s'approchait.
Sûrement quelqu'un de la famille.
Cette personne aussi devait avoir un 19 juin bien rempli chaque année, car elle venait aussi presque toujours la veille pour déposer des fleurs.
Tous les ans, elle ramenait des hortensias bleus.
Ils ne passaient pas trop avec des platycodons bleus.
C'était la raison pour laquelle l'inspecteur en prenait des blancs.
Chaque année, les hortensias étaient déjà là quand l'inspecteur arrivait, mais cette année, à cause de son entrevue secrète avec Nounours, il était arrivé le premier.
Enfin, peu importait ;
une visite au cimetière, ce n'était pas une course.
Curieux de savoir qui venait fleurir cette tombe chaque année, l'inspecteur releva la tête.
— .... ... Eh bien... Regardez-moi donc qui va là.
Vous êtes là pour vous recueillir ?
L'inspecteur ne put pas s'empêcher cette remarque désobligeante.
Pourtant, il avait déjà compris.
Le bouquet d'hortensias bleus qu'elle tenait était largement assez visible.
— Eh ben alors,
toi, t'es pas en service ?
Fonctionnaire, et fainéant en plus ?
Akane Sonozaki donna son bouquet de fleurs à sa fille et croisa les bras, souriant d'une air moqueur.
Shion semblait calculer la distance entre sa mère et l'inspecteur, se demandant visiblement ce qu'elle devait faire.
— ... Bon alors, tu bouges ?
Reste pas planté devant la tombe, quoi.
L'inspecteur lui laissa la place, mais continua la conversation.
— Alors c'est vraiment toi qui ramènes tous les ans des hortensias au vieux ?
— Elles sont belles, ces fleurs, hein ?
Elles viennent de notre jardin.
En juin, il faut mettre des hortensias, c'est ce qu'il y a de plus beau.
Mais j'avoue, j'aime bien tes fleurs aussi.
Des platycodons blancs, hein ? Je connaissais pas.
Mais elles sont sobres, j'aime bien.
— Euh, M. Ôishi, le prenez pas mal,
mais je vais les arranger un peu.
Shion s'accroupit devant la stèle et sépara d'une main experte les brins de platycodons, pour y mêler les hortensias.
Ça faisait joli de les voir dans le même vase. Ils rappelaient bien l'arrivée prochaine de l'été.
— Pour un hasard, c'est plutôt heureux.
Du blanc et du bleu ? Ça va plutôt bien ensemble.
— J'ai pas eu le choix, chaque fois que je venais, il y avait des hortensias bleus sur la tombe,
j'allais pas mettre des fleurs bleues aussi.
— Eh ben alors, finalement, on n'est pas si incompatibles que ça, toi et moi !
— ... Ouais, c'est pas faux.
Éhhéhhéhhé...
— Qu'essy vous arrive, Monsieur ?
Vous avez eu des taches bizarres sur vos radios ?
Je vous trouve bien morose et bien calme aujourd'hui, c'est pas très agréable à regarder.
— Ah oui ? Alors quoi, c'est vrai ? Ah ben là...
On a eu des choses à se dire pendant longtemps, toi et moi.
Je viendrai mettre des hortensias sur ta tombe aussi, si tu veux.
Ça me fait penser que t'as toujours pas payé tout ce que tu as pris dans certains de nos établissements.
Je te ramènerai aussi un rappel des factures.
— Éhhéhhéhhé, aaah là là,
toujours une grande gueule, hein ? Ça court dans la famille, on dirait.
Je vais vous décevoir, je pète la forme.
Là, je suis sur la dernière ligne droite avant la retraite, mais je ne compte pas m'arrêter en si bon chemin !
— Tant mieux !
En tant que citoyenne d'Okinomiya, je suis rassurée de voir que les flics sont encore de la partie pour nous protéger.
Hahahahahaha !
Ils ne se disaient rien de spécial, s'en tenant au strict minimum. Et pourtant, il y avait quelque chose de différent. Ôishi décida de tenter sa chance.
— ... Y a un truc que j'comprends pas, vous pouvez m'aider ?
Le comité de défense et le vieux s'entendaient comme chien et chat, non ?
Alors pourquoi vous venez fleurir sa tombe ?
— Oooh, ça oui, nous étions comme chien et chat,
comme chien et singe, même.
Pas vrai, Shion ?
— Exactement !
Je pouvais pas le piffrer, ce vieux schnock !
Je l'ai mordu, je lui ai mis des coups de coudes, j'ai rayé sa bagnole avec des pièces de 10 yens, et j'en passe !
— Shion, il n'y a pas encore prescription...
Shion tira la langue et alla se cacher derrière sa mère, un sourire goguenard et entendu sur les lèvres.
— Comment en êtes-vous venue à venir déposer des fleurs ici, Mademoiselle ? Je ne comprends vraiment pas...
— Bah, la guerre du barrage est finie, hein.
Et puis, même si c'était notre ennemi, c'est moche, ce qu'il lui est arrivé...
— ... ...
— Eh ben alors, t'es pas satisfait, en plus ?
La guerre est finie, c'est pas plus compliqué.
Au rugby, quand le match est fini, les joueurs ne se tapent plus sur la gueule.
Ben là, c'est la même chose.
Akane Sonozaki disait ça sur le ton de l'évidence, mais pour le vieil inspecteur, c'était loin d'en être une, d'évidence.
Déjà, ils s'étaient tellement insultés l'un l'autre.
Ils lui avaient craché à la figure de son vivant. Alors pourquoi vouloir sincèrement venir fleurir sa tombe ?
Ôishi ne comprenait pas les valeurs d'Akane Sonozaki.
— Et moi, je ne te comprends pas toi.
Puisque j'te dis que la guerre du barrage est finie ! Tu vas pas me dire que t'es toujours dans le passé ?
— Éhhéhéh !
Allons bon !
Moi aussi, j'ai mis ça derrière moi.
Si j'avais encore le son de cet horrible haut-parleur dans les oreilles, je serais devenu fou, faut pas déconner.
— Eh ben alors, en quoi que ça te défrise ?
Allez, pousse-toi.
Moi aussi, j'ai un truc à poser.
Elle sortit un petit paquet de l'une des manches de son kimono, et le plaça religieusement devant la stèle.
— ... Ça aussi, c'est pas la première fois que je le vois. Il y a quoi, là-dedans, en fait ?
— Des gâteaux de riz, faits par la vieille folle en personne.
Elle les a faits sans sucre ; le chef de chantier buvait, donc il n'aimait probablement pas les choses sucrées, qu'elle a dit.
— Vous êtes en train de me dire que la vieille Oryô a fait des gâteaux pour commémorer le souvenir du chef de chantier du barrage ?
— Elle en fait tous les ans.
Dis donc, toi, tu viens pas de nous dire que tu avais vu le paquet les autres années aussi ? Faut te mettre d'accord, hein.
Ôishi avait vraiment du mal à y croire.
Oryô Sonozaki avait été la plus radicale parmi les radicaux de l'association.
Il l'avait toujours prise pour celle qui avait ordonné d'assassiner son vieil ami.
Et elle avait fait des gâteaux de riz pour lui ? Ça paraissait complètement absurde.
— Bah, c'est bon, fais pas cette tête.
On pourrait arrêter, tout doucement, avec ces conneries, tu crois pas ?
— ... Ça veut dire quoi, “ces conneries” ?
— Bah, comme quoi les Sonozaki n'auraient pas le droit d'aller se recueillir sur la tombe du chef de chantier. Ce genre de conneries, tu vois.
— ... ... ...
— Tu sais, on est bientôt en l'an 60 de l'ère Shôwa,
l'Empereur pourrait clamser dans pas longtemps que ça m'étonnerait pas.
T'as envie de prolonger une guerre qu'est déjà finie jusque dans une nouvelle ère ?
— Allons bon,
ne rigolez même pas avec ça, ce n'est pas drôle.
J'ai assez donné avec la guerre. Je préfère la paix.
— L'État n'a pas joué réglo avec nous.
Il devrait s'excuser.
Mais nous non plus, nous n'avons pas joué réglo.
C'est pour ça qu'on s'excuse, de temps en temps.
Si on n'arrive pas à s'arrêter là et à passer à autre chose, on fait quoi ?
Il faut laisser le passé derrière nous, maintenant, et laisser les jeunes construire le futur.
... Il y a eu un incident, et le vieux est mort, soit.
Mais s'il était vivant, je lui aurais proposé d'aller prendre un verre et d'enterrer la hache de guerre.
Mais bon, il est mort.
Je ne pourrai jamais me réconcilier avec lui.
... Et ça me fait chier.
— ... ... Eh ouais, c'est comme ça, quand les gens meurent, hein...
— Mais toi, t'es encore vivant, quand même ?
— Oui, je suis vivant.
Vous aussi, d'ailleurs.
— Alors peut-être qu'un jour, on sera réconciliés.
— Éhhéhhé !
Aaah, ça, j'en mettrais pas ma main à couper, hein...
— Shion, donne ça au prêtre, tu veux ?
Et ensuite, retourne m'attendre dans la voiture.
— ... Bien.
Akane Sonozaki sortit une enveloppe et la donna à sa fille.
Celle-ci la prit, fit une petite courbette à l'inspecteur, et partit en courant.
— ... Pendant la guerre, je l'ai toujours considérée comme une petite chieuse.
Elle est devenue bien grande.
— Et tu crois quoi ? La guerre est finie depuis des années !
Oui, c'était une pisseuse au lit, à l'époque. Et puis un jour, elle est rentrée de l'école terrorisée ; alors comme toutes les mères, j'ai dû lui cuire du riz rouge et lui expliquer pourquoi elle saignait entre les cuisses. Et puis plus tard, je suis allée avec elle lui acheter des soutifs.
C'est plus une gamine, ma gamine.
La guerre du barrage, c'était il y a bien longtemps, mine de rien.
— ... Tellement longtemps que les enfants sont devenus grands.
Quand on est jeune, le temps passe lentement, mais à mon âge, on ne s'en rend plus vraiment compte...
— Les seuls qui ne changent pas, ce sont les vieux.
Les temps changent, les enfants grandissent, les jeunes adultes s'affirment.
Et puis un jour, ils nous ont dépassés, et on se retrouve comme des cons.
Et puis on se met à les suivre, de loin, à veiller sur eux.
Et c'est pas dégueulasse, finalement, non ?
— Non, c'est pas dégueulasse, effectivement.
Je ne pensais pas qu'un jour, la princesse démoniaque de Shishibone viendrait me faire la morale. Toi aussi, t'as bien grandi.
— Oooh, allez, arrête avec ce surnom, tu t'en souviens encore ?
Aujourd'hui, je me fais appeler “la dame distinguée de Shishibone”, tu me feras le plaisir de t'en souvenir !
Et ne parle pas de mon ancien surnom à ma fille, hein ?
— Éhhéhhéhhéhhé !
Bah, ouais, la guerre du barrage est finie, après tout, hein ?
— Eeeh ouais.
Depuis un bail.
Les deux adultes virent Shion parler au prêtre, devant le temple, et les regardèrent faire.
Personne ne parlait, mais le silence n'était ni lourd, ni gêné.
Il n'y avait pas la moindre brise de vent, mais l'on voyait tout de même çà et là quelques piérides de la rave virevolter.
— ... J'imagine que t'es en service,
mais on sait jamais.
Un petit saké ?
— Non, pas aujourd'hui.
De toute façon, je suis venu en voiture, et toi aussi, si j'ai bien compris ?
— Héhhéhhé !
Eh ben c'est bien dommage.
On fera ça une prochaine fois.
— Oui,
une prochaine fois, oui, pourquoi pas.
En son for intérieur, il sentit un poids s'en aller, ou peut-être une chaîne,
enfin, quelque chose qui l'avait retenu et grévé pendant bien trop longtemps.
— Bon, je crois que je vais rentrer au poste.
Ta fille t'attend.
— Oui, il serait temps d'y aller.
... Ça n'a jamais été facile entre toi et moi, j'ai l'impression,
mais un jour, il faudra tout jeter, repartir à zéro, sur des bases saines.
— Oui, mais pour la fête, il faudra attendre encore un peu.
Par contre, il faudra vraiment la faire, cette fête, je suis d'accord.
Akane Sonozaki fit un large sourire à l'inspecteur, radieux comme un soleil de printemps.
Puis elle le regarda avec un air bien plus polisson, presque séducteur.
— Et donc, Ôishi,
je me disais que ce serait une belle occasion de prouver que tout ça n'est pas du vent.
Éhhéhhéhhéhhé !
J'ai pris une jolie prune, hier,
et puis je sais pas ce qu'il lui est arrivé, mais je la retrouve plus.
On peut faire comme si elle n'avait jamais existé ?
— ... C'est pas la peine, voyons, allez au prochain poste et prenez un ticket !
Je vous ferai sauter la file d'attente, vous ne perdrez pas de temps.
Éhhéhhéhhé !
— Rah
mais j'y crois pas le radin, quoi !
Ahahahahahahaha !
— Ahahahahahahaha !
Deux rires francs et légers fusèrent sous le ciel bleu limpide du début de l'été...