Hanyû s'était déjà bien intégrée parmi nous, elle s'était comme fondue dans le décor.

Peut-être était-ce parce qu'elle avait le même âge que Rika et Satoko et que ces trois-là étaient toujours fourrées ensemble.

Bien sûr, ni Rena, ni Mion ne la laissaient toute seule, elles aussi se souciaient d'elle.

Il me souvint d'un truc que Rena m'avait dit l'autre jour.

Comme quoi Hanyû avait toujours été tout proche de nous, et qu'elle avait toujours voulu se joindre à nous.

Alors disons-le tout de suite, je suis sûr et certain de ne jamais avoir vu Hanyû auparavant.

Mais plus je la regardais, plus je me disais que Rena devait avoir raison : Hanyû nous avait observés pendant un fameux moment avant de se joindre à nous.

Quand je suis arrivé ici, j'ai découvert des tas de choses, j'ai eu pas mal de surprises, des bonnes comme des mauvaises.

Mais Hanyû n'était jamais surprise, ni par nos gages les plus tordus, ni par nos règles.

C'était comme si elle nous connaissait vraiment depuis longtemps, et qu'elle pouvait enfin goûter à la joie de jouer avec nous.

Rika

— Elle fait désormais bien partie du décor.

Keiichi

— Ouais.

C'est marrant, j'ai presque l'impression qu'elle était là depuis longtemps, en fait.

Alors que je sais bien que ce n'est pas possible.

Rika

— ... Si, c'est possible, Keiichi.

Hanyû était à nos côtés depuis bien longtemps.

Keiichi

— Ah ouais, alors toi aussi,

tu penses comme Rena ?

C'est à croire qu'il n'y a que moi pour ne jamais rien remarquer.

Rika

— C'est normal, Keiichi, vous êtes un garçon, vous n'êtes pas conçu pour remarquer les choses subtiles.

Éhhééé☆!

Keiichi

— Ouais, bien sûr,

je me rends jamais compte de rien.

Hanyû

— Au au au.

Eh ben alors, vous deux, qu'est-ce que vous faites assis ?

Vous êtes fatigués ou quoi ?

Rika

— ... Non, c'est juste toi qui as des réserves d'énergies inépuisables.

Nous autres pauvres mortels sommes à bout de force depuis bien longtemps.

Hanyû

— Mais oui mais ça fait tellement longtemps que je voulais venir jouer avec vous, j'ai pas encore eu assez !

Je veux encore jouer, encore, encore, encore☆!

Au au au☆.

Keiichi

— Eh ben en tout cas, t'as la forme.

... Et au fait, tes trucs, là, sur la tête, tu veux pas les enlever ?

Il faudrait pas les perdre en courant partout.

Hanyû

— ... Hein ?

Hanyu plaça précipitamment ses mains sur les cornes de sa tête.

Je ne pensais pas à mal en lui disant cela -- je voulais juste lui éviter de casser ce serre-tête si particulier.

Mais Hanyû me regarda, de plus en plus triste, les mains fermement agrippées à ses cornes.

Rika

— ... Keiichi,

elle ne peut pas les enlever.

Keiichi

— Hein ?

Ah bon ?

Ah bon. Ah ben désolé, alors.

Hanyû

— ... Alors...

ça fait donc

vraiment bizarre...

de voir des cornes sur mon crâne ?

Rena

— Ahahahaha, mais non, voyons, elles sont plutôt mignonnes !

Mion

— Et puis tu sais,

c'est pas si rare que ça, tu devrais voir la corne à Keiichi !

Elle est longue, toute dure, et elle se courbe pour bien pointer en l'--

mbfh ?

Rena

— H-Hau !!

Arrête, Mion, tu sais que j'aime pas quand je ne comprends pas de quoi tu parles !

Satoko

— ... Quant à moi, je suis toujours bien en peine de suivre vos coups de poings du regard.

Très chère, êtes-vous encore en vie ?

Votre visage me paraît tout déformé.

Nous éclatâmes tous de rire, sauf Hanyû, qui continua de me regarder d'un air blessé.

J'ai dû dire un truc qui l'a vexée, mais quoi ?

Peut-être qu'elle n'aime pas que l'on parle de ses cornes.

Mais maintenant que le mal est fait, j'imagine que m'excuser rendrait le tout encore plus délicat...

Alors que j'étais encore en train de chercher quoi dire, Rena prit Hanyû par la main et l'entraîna près des portiques sacrés à l'entrée du sanctuaire, lui promettant d'autres jeux tous plus passionnants les uns que les autres.

Rika

— Ne te casse pas la tête dessus, Keiichi.

Hanyû essaye de ne plus trop faire de fixation dessus, mais ce n'est pas évident pour elle, c'est tout.

Miaou !

Keiichi

— Je savais bien que ça lui tenait à cœur.

Je vais essayer de faire gaffe.

Rika

— ... Hanyû est arrivée à Hinamizawa il y a très, très longtemps.

Keiichi

— Ah ouais ?

Ça explique pourquoi elle connaît aussi bien le village.

Rika

— ... Je dois dire que je ne sais pas trop où elle vivait avant d'arriver ici.

Elle me l'avait expliqué, mais c'était un lieu que je n'arrivais pas à imaginer. Je ne sais pas comment le dire d'autre.

Et puis un jour, Hanyû,

ou plutôt, le peuple de Hanyû fut chassé de ses terres.

Alors, elle et les siens se mirent en route, en un long, très long voyage, à la recherche de terres plus accueillantes.

Et après une éternité passée à voyager, ils arrivèrent ici.

Il y avait une jolie cascade, avec de l'eau claire. Un endroit idéal pour eux.

Mais il y avait aussi déjà un village, et pas un village en ruines : un village habité.

La seule règle des peuples nomades est de respecter l'autochtone.

Alors son peuple décida de proposer aux autochtones de vivre en communauté.

Mais le moins que l'on puisse dire...

c'est que ça n'a pas vraiment marché.

Les habitants n'étaient pas encore prêts à accepter quelqu'un d'autre.

Ils refusèrent en bloc, et leur entêtement déclencha des événements pour le moins... horribles et tragiques.

Pour arrêter le massacre, Hanyû dut prendre forme humaine.

Mais pour une raison incompréhensible, elle eut beau faire, il lui fut impossible de modifier l'apparence de ses cornes.

Les rouleaux sacrés interdits décrivent Hanyû telle qu'elle descendit sur terre au temple Furude, et d'après ce que je peux constater, son apparence n'a pas changé d'un iota.

Hanyû et son peuple nomade tentèrent d'expliquer aux autochtones leur situation.

Ils ne pouvaient vivre qu'ici, en cohabitant avec les villageois.

Le prêtre du sanctuaire a tout d'abord refusé, arguant que si les sangs des deux peuples devaient se mêler, alors les villageois humains se transformeraient en abominations.

Mais quand son fils vit Hanyû, il tomba immédiatement amoureux d'elle. Les choses suivirent leur course naturelle, et bientôt, Hanyû enfanta ; le prêtre du sanctuaire dut alors réviser son jugement.

Il existe plusieurs versions de ce qu'il se passa à l'époque, transmises dans les parchemins sacrés conservés par la lignée des Furude.

Priest

Ô peuple à cornes ! Votre exode vous a poussés en nos terres. Mais si réellement vous souhaitez vous installer ici dans la paix et mêler votre sang au nôtre, alors, nous aussi, nous ferons un effort.

Priest

Malheureusement, la peur s'est installée en nos rangs. Personne parmi nous n'est capable de dire qui est humain et qui ne l'est pas.

Le doute et la méfiance règnent désormais.

Priest

La voie de la cohabitation ne pourra s'ouvrir que lorsque nous aurons réglé ce problème.

Priest

... Pour cela, nos deux peuples devront observer plusieurs règles, et ne jamais s'en défaire.

Priest

Elles sont très strictes, et il m'en coûte de venir vous les imposer désormais ; je sais que tout s'est bien passé jusqu'à présent.

Priest

Mais si vous pouviez nous promettre d'observer ces règles, je pense que le village sera libéré de ce poids.

Hanyû

Fort bien, humain, qu'il en soit ainsi.

Hanyû

Il me peine seulement de voir tout le sang déjà versé.

Priest

La colère, le péché, la souillure -- pourrons-nous oncques les effacer des mémoires ? Las, non.

Priest

Nous autres humains avons pour seule règle de punir ou de racheter les fautes par la mort.

Hanyû

Je comprends.

Puisque vos us imposent de désigner un coupable et de le sacrifier, alors mon peuple en fera de même.

Hanyû

Mais ne craignez-vous point que d'aucuns fuient leurs responsabilités et refusent de payer le tribut ?

Priest

... Las, en vérité, vous avez raison,

car telle est la hideuse nature humaine.

Priest

Chacun refuse de reconnaître ses péchés, tentant de repousser la faute sur son voisin.

Priest

Ils savent que seule leur mort les absoudra, c'est pourquoi ils refusent d'être purifiés, et pourquoi ils accumulent les fautes.

Priest

Et c'est pourquoi ils s'observent, méfiants, se défiant parfois, se repoussant l'un l'autre...

Hanyû

Je comprends. Est-ce donc ainsi que va le monde des humains ? Si d'aventure cette loi vous semble trop contraignante, que diriez-vous de nous laisser semer le terreau d'un monde dans lequel vous n'auriez plus à sacrifier l'un des vôtres pour vous laver de vos péchés ? Le prix en sera, bien sûr, de nous laisser nous installer vivre ici.

Priest

... Que voulez-vous dire par là ?

Hanyû

Tant que nous resterons dans le monde des humains, nous commettrons des fautes et souillerons nos corps et nos âmes.

Priest

Comment faire pour nous purifier de ces actes sans désigner de coupable, sans sacrifier quelqu'un ?

Hanyû

Il vous suffit de me désigner moi comme étant responsable de tous les maux et les impuretés.

Hanyû

Puis, vous devrez purifier mon être.

Hanyû

Ainsi donc, tous les péchés du monde ne seront plus imputés aux humains.

Hanyû

Et puisque j'aurais été désignée comme étant responsable, les êtres humains n'auront plus besoin de se trahir les uns les autres pour se dérober au sacrifice.

Priest

Mais enfin, que dites-vous là ?

Vous voulez prendre la place du sacrifice humain ?

Hanyû

En me désignant coupable et en versant mon sang, les lois de votre monde auront été respectées, elles aussi.

... ... Et encore, ce n'est que l'une des versions.

Je me souviens très bien d'une autre, consignée dans l'un des parchemins interdits.

Ce sont des parchemins scellés que personne n'a le droit de consulter, hormis le chef de clan des Furude.

Un jour que le cœur des hommes était haineux, la malice de leurs âmes se concentra à la surface du marais et soudain apparurent des dieux-démons.

Le prêtre du sanctuaire Furude convainquit les villageois que les dieux-démons sortis des abysses du marais étaient la source de toute cette colère et ce désordre ; il emmena plusieurs jeunes hommes, et ensemble, ils marchèrent jusqu'aux berges des eaux croupies.

Sur ces berges, ils virent plusieurs dieux-démons, grandement amusés par les tourments des humains.

Ils engagèrent le combat et obtinrent âprement victoire. Blessés, mais vivants, ils firent prisonniers les dieux-démons, et les ramenèrent au sanctuaire.

Le prêtre alors les purifia,

puis sortit leurs entrailles,

les coupant et recoupant jusqu'à en faire des milliers, puis jeta ceux y dans la rivière,

et disposa des os en les replongeant dans le marais.

Alors immédiatement la folie des hommes prit fin,

et les frères qui s'étaient autrefois menacés et surveillés se prirent par la main, et la multitude se réjouit de la paix retrouvée.

... Ce qui veut dire que si l'on en croit les textes anciens,

la déesse Yashiro, qui aujourd'hui fait chez nous l'objet d'un culte,

était un démon que les humains capturèrent, accusèrent de tous les maux, et dépecèrent.

Et le pire, c'est qu'apparemment, les démons ne sont sortis du marais qu'après l'apparition de la haine dans le cœur des hommes.

Donc en fait, les démons furent jugés responsables à tort d'avoir apporté la guerre et le désordre -- un crime qu'ils n'avaient pas commis.

La déesse Yashiro est une divinité qui prit sur elle la responsabilité des péchés des êtres humains et qui ainsi les empêcha de se rejeter la faute et de se déclarer la guerre.

Au fil du temps, cet acte inspira le respect, et c'est ce respect pour ce sacrifice qui est la fondation du culte de la déesse Yashiro.

Je dois avouer que je ne sais pas exactement quel sens ou quelle vérité se cache dans toutes ces versions différentes des événements.

Mais il y a une chose dont je suis certaine.

C'est que Hanyû a été pour nous une présence d'une valeur incommensurable ; elle a volontairement tiré la courte paille que nous autres humains tentions par tous les moyens d'éviter.

Pour preuve, notre cérémonie de la purification du coton : nous avons choisi la lustration, un rite qui consiste à se passer un objet sur le corps, symboliquement, pour nous purifier de nos péchés.

Et grâce à ce procédé, enfin, nous n'eûmes plus à désigner arbitrairement des coupables et à les sacrifier.

Jusqu'à l'introduction de ce système, nous autres humains nous comportions justement comme des démons sans cœur, toujours à rejeter la faute sur un autre.

Sacrifier quelqu'un pour purifier le village, ça oui, sans problème, tant que c'était quelqu'un d'autre... Et c'est pourquoi nos péchés n'étaient jamais entièrement absous. Le système s'auto-alimentait.

Et d'un seul coup, Hanyû proposa de sacrifier un être non-humain.

Cela revenait à créer un système qui ne demandait pas un tribut en vies humaines.

Cela permettait l'émergence d'un moyen pour effectivement absoudre les êtres humains de leurs péchés.

Et c'était ça, le point de départ du culte de la déesse Yashiro : le postulat de ne plus demander à un être humain de payer de sa vie pour les péchés des autres.

Bien sûr, les rouleaux qui relataient ces faits étaient scellés dans le temple des reliques sacrées, de façon à ce que personne ne pût y avoir accès.

Car sinon, les gens auraient su que la déesse qu'ils vénéraient était en fait une victime innocente que nous autres humains avions arbitrairement mise à mort.

... Hanyû ne fait que se répandre en excuses.

Elle passe chaque instant de son existence à s'excuser pour les méfaits et les péchés des êtres humains.

Lorsque les humains ne peuvent plus supporter le poids de leurs péchés, elle intervient pour les en délivrer.

Et c'est de cette manière que les gens peuvent à nouveau se regarder dans une glace, et affronter le monde des vivants.

... ... Ce qui veut dire que ce serait en fait le démon que tout le monde stigmatise qui s'était sacrifié pour devenir le coton purificateur,

pour être détruit et jeté à l'eau.

Pour absoudre les êtres humains de leurs péchés.

Si jamais cela devait s'avérer,

alors Hanyû --

ou disons plutôt, alors la déesse Yashiro --

était bien à plaindre.

Il me semble lui en avoir déjà parlé au cours de nos pérégrinations.

Alors elle me raconta une histoire, qu'il me semble avoir déjà entendue ailleurs.

Elle me parla de quatre jeunes randonneurs, bloqués en haute montagne par le blizzard, ayant trouvé refuge dans un petit chalet. Vous voyez où je veux en venir ? C'est une histoire assez connue.

Ils ont froid et sont épuisés. Ils risquent de s'endormir.

Mais s'ils s'endorment par un froid pareil, ils sont sûrs de mourir.

C'est pourquoi l'un d'entre eux leur propose un jeu.

“Nous sommes assis chacun dans un coin, donc l'un d'entre nous va se lever et aller dans le coin du voisin, et du coup, le voisin se retrouve éjecté de son coin et va chez le suivant, et ainsi de suite.

Comme ça, on pourra tourner dans un sens ou dans l'autre, mais au moins, on ne dormira pas et on se tiendra toujours en mouvement.”

Alors les quatre randonneurs mettent ce petit stratagème en pratique, et à force de tourner et de tourner, le temps passe ; arrive le matin, et ils sont tous sains et saufs.

Alors, si vous connaissez la chute de l'histoire, j'imagine bien que les explications sont inutiles, mais juste au cas où, enfonçons le clou :

ce truc est impossible à faire avec seulement quatre personnes.

En effet, la toute première personne qui se lève laisse son coin vide.

Donc lorsque le quatrième arrive au coin suivant, il ne trouve personne à déloger et à envoyer au coin d'après.

Donc normalement, il s'assied dans ce coin, et la chaîne se brise, tout le monde s'endort et meurt de froid.

Je le répète, à quatre, il est impossible de faire tourner tout le monde,

il faut une cinquième personne.

Cette histoire se raconte souvent au coin du feu, l'été, parmi d'autres légendes urbaines, pour bien donner la chair de poule à ses amis.

La fin de l'histoire diffère, parfois la question est laissée en suspens (“Qui donc était le cinquième, puisqu'ils n'étaient que quatre ?”), parfois l'on invoque l'esprit d'un randonneur déjà mort de froid dans ce chalet un an avant, parfois c'est la faute à l'homme des neiges,

enfin bref.

... Hanyû m'a raconté cette histoire, puis elle m'a simplement dit qu'elle était un peu ce cinquième randonneur.

En se mêlant aux humains, elle peut restaurer les liens entre eux, prendre pour ainsi dire la place du chaînon manquant, et faire en sorte de rétablir l'harmonie.

J'ai trouvé ça très intelligent comme comparaison. Et puis surtout, c'est limpide.

Grâce à la présence de Hanyû, les humains devenaient capables de choses qu'il leur était impossible de faire tout seuls.

Et grâce à elle, ils pouvaient tous vivre en paix et en harmonie.

Hanyû était l'huile qui dégrippait les rouages, le chaînon manquant qui restaurait les liens entre les adversaires. Elle complétait toute chose incomplète.

Peut-être est-elle gênée par ses cornes car cela lui rappelle l'époque où elle a vécu, lorsque sa nature non-humaine l'a forcée à être dépecée de manière rituelle pour purifier le village.

Après tout, à travers les époques, les Japonais ont toujours cru que les cornes étaient des signes d'appartenance à la race des démons, et donc ils ont probablement toujours persécuté les gens avec des difformités à la tête.

Rika

— ... Elle a ces cornes depuis la naissance.

Les gens l'ont toujours un peu tenue à l'écart comme une pestiférée à cause de ça.

Keiichi

— Ah bon ?! Ah ben je savais pas...

Pour le coup, c'est une grosse gaffe... Merde... Désolé...

Rika

— Et c'est à cause de ces cornes que Hanyû dut porter le poids de tous les péchés du monde,

et qu'elle fut destinée à tenir le rôle du sacrifié.

Et lorsque son destin fut accompli... les gens firent d'elle un dieu.

Keiichi

— Hein ?

Un Dieu ? Mais de quoi tu parles ?

Rika

— ... Non, rien, je parle toute seule.

Vous pouvez oublier tout ce que je viens de dire, ce n'est pas grave.

Keiichi

— ???????

Personne ne sait exactement qui ou quoi Hanyû est au juste, même moi.

Peut-être est-elle une créature d'une essence divine, descendue sur terre parmi nous depuis un monde supérieur à celui des êtres humains.

Ou peut-être était-elle simplement une petite fille née il y a plusieurs siècles avec une malformation à la tête, et qu'elle fut rituellement sacrifiée à cause de cela.

Je ne détiens pas la vérité,

mais une chose est sûre, son sang est mêlé à celui des Furude, et il s'est transmis de génération en génération jusqu'à moi.

Les gens de ma famille se racontent une légende, selon laquelle la déesse pourrait se réincarner en une prêtresse Furude, si jamais celle-ci devait être la huitième génération de suite à naître en héritière.

Je ne suis pas vraiment certaine de comprendre le sens et l'origine de cette légende.

Tout ce que je sais, c'est que je suis cette prêtresse de la huitième génération,

et que moi seule était capable de voir et de communiquer avec Hanyû. Mais quant à savoir le sens profond caché derrière tout cela...

Huit générations, c'est très long.

Je pense que c'est le temps qui était nécessaire pour faire oublier et pour faire pardonner la somme des péchés qui furent rejetés sur elle.

De plus, le chiffre huit est un chiffre qui porte bonheur par chez nous,

les pattes de son idéogramme ( 八 ) s'écartent, elles s'ouvrent sur le monde.

Nous avons un proverbe qui dit “maudire quelqu'un sur sept générations”, donc huit générations, c'est encore mieux.

Cela peut aussi vouloir dire que le temps que représentent ces huit générations peut suffire à faire pardonner n'importe quel crime.

Mais on peut aussi considérer cela d'une autre manière.

On peut tout à fait l'interpréter comme étant le temps nécessaire pour faire pardonner l'injustice que les humains ont commise à l'encontre de Hanyû.

Tout ce qu'elle et son peuple voulaient, c'était vivre avec les humains.

Mais pour cela, et uniquement pour cela, elle a dû être sacrifiée, éviscérée, jetée dans le marais comme une carcasse d'animal, et les humains lui ont fait porter le poids de tous leurs crimes à eux pour s'en dédouanner par la même occasion.

Et je pense que c'est pourquoi les Furude ont fait le serment...

d'attendre sa réincarnation, encore et encore.

Ils ont consigné dans leurs rouleaux des ordres à leur descendance.

Ils leur ont dit d'attendre, de continuer à attendre sa résurrection.

La seule preuve tangible que j'en ai, c'est que le nom de mon clan, celui des Furude, vient en fait de l'idéogramme du devin ( 占 ), auquel mes ancêtres ont rajouté un trait supplémentaire, pour symboliser les cornes du démon -- les cornes de Hanyû.

Le clan des Furude est issu du sang des humains et de celui de Hanyû.

C'est elle qui a fondé le clan.

Elle est notre mère à tous.

Lorsque j'étais toute petite, Hanyû m'a appris bien des choses, bien plus que ma mère biologique.

Et cela n'était guère étonnant.

Après tout, j'étais moi-même l'une de ses descendantes.

La souillure et la malédiction qui s'étaient abattues sur nous, les Furude,

ce clan ignoble qui avait assassiné sa propre mère et fondatrice,

pourraient seulement être levées après un temps de repentance dépassant largement l'espérance de vie humaine : huit générations d'héritières femelles.

Ce laps de temps avait dû sembler représenter une éternité aux gens d'alors.

Après toutes ces années, et alors que le clan des Furude est au bord de l'extinction, puisque je vais bientôt mourir, sa fondatrice et sa dernière héritière se rencontrent.

Chaque fois que je réfléchis à cette situation si ubuesque, je me dis que mon destin doit forcément avoir une signification toute particulière.

Par contre, je n'arrive pas à comprendre à quoi il rime.

Pourquoi m'imposer de revivre mon destin encore et encore ?

Et quel est le rapport avec la malédiction de près de mille ans qui pèse sur Hanyû et sur le clan des Furude ?

C'est d'ailleurs peut-être cette longueur, ce millénaire passé à attendre cette réincarnation, qui est la source du problème -- comment conserver et transmettre un même message sur toute cette durée ?

L'essence de Hanyû fut pervertie au fil du temps. Elle devint une déesse vindicative qui punissait ses ennemis par sa malédiction.

Et c'est ainsi que celle qui nous avait délivrés de tous nos péchés devint celle qui nous enchaîna à cette région.

Et les lois érigées pour permettre aux peuples différents de vivre ensemble devinrent des barrières qui ostracisaient le village et le reste du monde, jusqu'à la révolution de l'ère Meiji.

Et un siècle après l'ère Meiji, alors que la guerre du barrage nous poussait encore plus au repli sur nous-mêmes, Hanyû et moi nous rencontrâmes, et le destin nous enferma ensemble. Mais POURQUOI ?

... Ma vie est beaucoup trop courte pour avoir la moindre chance de le découvrir.

La seule chose que je sais, c'est que pour une raison ou pour une autre, la fondatrice du clan des Furude a rencontré son ultime descendante, et qu'elles doivent se battre ensemble contre le destin.

Le sang des Furude est souillé, depuis sa fondation et pendant toute son histoire, par le matricide qu'il a commis.

Et aujourd'hui, le début et la fin de cette longue lignée se rencontrent.

Hanyû avait toujours voulu se joindre aux autres.

Mais elle était incapable de cacher ses cornes.

Et malgré tout, elle avait toujours voulu tenir son rôle, devenir le chaînon manquant, compléter les lignes brisées, rétablir l'harmonie perdue du groupe.

Hanyû

“Il est des devoirs de la progéniture que de veiller aux funérailles de ceux qui les ont engendrés.”

Child

“Certes, Mère,

mais pas de tuer et de brûler le ventre géniteur !”

Hanyû

“Ne pose pas de question, mon enfant.

Hanyû

Je ne suis point humaine.

Ces cornes sur mon crâne font preuve de ma nature de démon. Et le rôle des démons est d'être responsable des malheurs des êtres humains.

Hanyû

Il est donc de mon devoir d'être tenue pour responsable des événements de ces temps de trouble, et d'être purifiée, pour apaiser le cœur des hommes.”

Child

“Mais pourquoi donc tous les péchés des autres vous seraient-ils imputés, Mère ?

Child

Qui commet crime doit porter son propre fardeau.

Un tiers crime ne saurait devenir le vôtre, assurément.”

Hanyû

“Écoute-moi, mon enfant.

Hanyû

L'homme est ainsi fait qu'il vit en se noyant dans ses propres péchés.

Il est donc obligé de rejeter ses fautes sur un autre s'il veut continuer à vivre.

Hanyû

Et comme chacun ne veut pas payer pour les autres, alors chacun rejette ses responsabilités et accuse son voisin.

Hanyû

C'est cela, en vérité, qui trouble l'harmonie du monde des humains. C'est lorsque l'homme se comporte de cette manière cruelle et égoïste qu'il devient démon.

Hanyû

Mais si je prends sur moi le poids des péchés humains, alors les hommes n'auront plus à se rejeter leurs fautes, ils auront un exutoire et seront sauvés de la spirale infernale du doute et du mensonge.

Hanyû

Accuse-moi de tous les maux et de toutes les souillures de ce monde.

Hanyû

Puis pourfends-moi, purifie-moi, jette mes entrailles au cours de l'eau et ma dépouille dans les abysses du marais.

Hanyû

Car si ceci est nécessaire à ce monde, il faut surtout veiller à ce qu'un être humain ne subisse ce châtiment --

n'étant point humaine, je me dois donc d'y être volontaire.

Hanyû

Si jamais un être humain devait être sacrifié, alors le cœur des hommes ne serait jamais plus épargné par la peur d'être le prochain, et le doute s'installerait pour toujours entre eux.”

Child

“Je ne comprends point,

Mère, cela m'est illogique.

Child

Il est certes vrai que votre tête est cornue.

Child

Nonobstant, cela ne signifie point que vous n'êtes point humaine.

Child

Si l'un humain issu d'humain portait des cornes, cesserait-il pour autant d'être humain ?

Child

Quand bien même vous soyez cornue, Mère, vous ne m'en paraissez pas moins humaine.”

Hanyû

“Mon enfant, tu es seule en ce monde à porter un regard aussi attendri sur moi.

Hanyû

Tous les autres m'appellent m****re, hor***r, a***inat**n. Tu es seule à me traîter comme être humain...”

J'ai découvert de nombreux rouleaux scellés, cachés près de l'autel et de la statue dans le temple des reliques sacrées, mais je ne sais pas vraiment quels enseignements ils tentent de me transmettre.

Pour les comprendre, il me faudrait certainement les lire et me réincarner encore pour continer ma lecture et ma réflexion, aussi souvent et aussi longtemps que j'ai déjà vécu.

Et peut-être qu'alors, j'aurais une vague idée de ce que ressent Hanyû lorsqu'elle joue si joyeusement et si innocemment avec nous...

Mion

— Aaaaah !

Eh, ça va, rien de cassé ?

La voix perçante de Mion me sortit de mes rêveries.

Apparemment, il y avait eu un accident.

Keiichi

— Ben alors, qu'est-ce qu'il se passe, un problème ?

Satoko

— Hanyû faisait quelque pitrerie par ici lorsqu'elle est tombée et s'est mise à dévaler la pente !

Rena

— Hanyûûûû !

Ça vaaaaa ?

Mion

— Elle est bien tombée, en plus ! J'espère qu'elle s'est pas fait une entorse.

Allez, venez, faut aller voir !

Donc apparemment, Hanyû était tombée dans la pente et avait tout dévalé, cul par dessus tête.

La route était juste en contrebas.

Nous prîmes tous les escaliers pour la rejoindre.

Il fallait en avoir le cœur net.

Avec un peu de chance, elle ne se serait pas blessée...

Alors que nous arrivions en trombe sur la route, nous aperçûmes Tomitake et Takano en train de s'occuper d'elle.

Tomitake

— Eh bien alors, qu'est-ce que ça veut dire, les enfants ?

Elle nous est tombée dessus, au propre comme au figuré !

Takano

— Et elle a bien roulé, la pauvre !

Il me semble bien qu'elle s'est cogné la tête, je pense qu'elle aura une belle bosse.

Vous devriez faire une compresse avec de l'eau froide.

Rika

— ... Hanyû ! Hanyû !

Satoko

— Nous entendez-vous, très chère ?

Allons ! Dites-moi combien de doigts vous distinguez ?

Hanyû

— Ouh là... ouh là là... Ma têêêête…

Hanyû avait l'air sonnée, mais sa voix était comme embrumée. Si elle s'était fait une entorse ou une fracture, elle crierait, donc c'était plutôt bon signe.

Finalement, nous pouvions respirer, plus de peur que de mal.

Elle avait probablement simplement la tête qui tournait.

Rena

— En tout cas, tant mieux,

elle ne s'est pas fait mal...

Tomitake

— Oui, effectivement !

Mais vous savez, tout le monde n'a pas la chance de faire un accident en tombant sur une infirmière. Elle aurait fait exprès qu'elle n'aurait pas réussi mieux !

Takano

— Une infirmière ? Je ne suis pas de service aujourd'hui, alors je suis officiellement une photographe.

N'est-ce pas, Jirô ?

Tomitake

— Oui, si l'on peut dire, ce n'est pas faux !

Ahahahahahaha !

Keiichi

— Bah, il en faut plus pour faire mal à un enfant de Hinamizawa !

Keiichi

Si Hanyû n'a rien après une chute pareille, c'est qu'elle est des nôtres !

Takano

— Tiens donc, Hanyû ?

Je ne l'ai jamais vue par ici, cette petite fille.

C'est une nouvelle amie ?

Satoko

— Exactement, Madame.

Elle est entrée dans notre humble établissement scolaire ce lundi-même.

Takano

— Tiens ? C'est quoi, ça ?

Quel aspect bizarre...

Un jouet ?

Takano toucha les cornes de Hanyû du doigt, puis les gratta de l'ongle, puis se mit à tirer dessus tout doucement.

... Oui, bon, c'est vrai que si c'était un serre-tête, ce serait un peu bizarre.

Rena

— Ahahahahaha, n'y touchez pas, c'est la petite touche qui la rend tellement craquante !

Takano

— Ah oui, tu trouves ?

Je ne suis pas du tout de cet avis,

on dirait des cornes de

Takano

Vous ne trouvez pas ?

Hanyû

— .........!!

Immédiatement, Hanyû se mit à gémir, respirant avec difficulté, comme en train de s'étouffer.

Rika

— ... Takano.

Hanyû n'est pas un “monstre”, comme tu dis.

Ne t'avise plus jamais de l'appeler comme ça.

Tomitake

— Elle a un peu raison, tu sais, Miyo, c'est pas très gentil de se moquer des goûts des gens.

Takano

— Hmpfhfhfhfh,

mais enfin, je n'ai pas dit ça pour me moquer d'elle, voyons...

Rika a été plutôt sèche, là.

J'imagine que le mot “monstre” doit être particulièrement vexant pour Hanyû, elle a dû en souffrir par le passé.

Et puis, il faut dire aussi que Mme Takano dit parfois des trucs assez méchants sans vraiment s'en rendre compte.

Mais bon, c'est vrai, quoi, il y a des choses qu'on peut dire, et d'autres, pas, c'est la moindre des politesses...

Hanyû, quant à elle, regardait Mme Takano avec un visage fermé.

Celle-ci se rendit alors compte qu'elle devait vraiment l'avoir blessée avec sa remarque. Elle s'excusa, puis elle et M. Tomitake reprirent leur chemin.

Rika

— ... Eh, ça va ?

Hanyû ?

Il paraît que tu es bien tombée et que tu n'as rien de cassé, c'est ce qu'elle a dit.

Hanyû

— ...

...

...

...

...

...

...

Rika...

La personne, là !

La dame !

La dame !

Rika

— Qui, quoi, elle ?

C'était Mme Takano.

Hanyû

— Takano...

Takano...

Hanyû se mit à répéter ce nom encore et encore, d'une toute petite voix.

C'était assez flippant à voir ; finalement, elle s'était peut-être quand même fait mal, non ?

Puis, d'un seul coup, Hanyû se releva, courut vers Rika et la saisit par le col de son chemisier.

Hanyû

— Ri-RIKA !

C'est elle, ELLE !

C'est Takano !

Takano !

Rika

— ... Ben, oui, je sais, elle s'appelle Takano. Ben quoi ?

Hanyû

— Mais non, Rika, non !

C'est Takano !

Tu ne te souviens pas ?

Rika

— Mais bien sûr que si, je sais qui c'est, quand même !

Elle s'appelle Miyo Takano.

Elle travaille à la clinique Irie.

Hanyû

— C'est pas vrai... Tu ne t'en souviens pas…

Rika

— ... Attends, Hanyû,

de quoi tu me parles, là ?

Hanyû

— ... ...

Rika...

C'est pas vrai... Tu... Oh non... Non, non, non…

Pas maintenant... Pas lors de notre dernière chance !

Tu l'as pourtant regardée faire, alors qu'elle t'ouvrait le ventre, alors qu'elle te sortait les intestins pour les découper ! Tu ne vas pas me dire que tu ne t'en souviens pas ?!

Et pourtant, il fallait se rendre à l'évidence :

lors de son tout dernier changement de fragment d'existence à un autre,

et alors qu'elle devait se préparer à livrer sa toute dernière bataille,

Rika Furude n'avait pas réussi à se transmettre à soi-même la somme de ses connaissances...