— À tous les serveurs de l'arrière-salle, ici le buffet !
Il n'y a plus qu'un discours, et ensuite ce sera l'heure du toast ! Vous êtes prêts ?
— Ici l'arrière-salle, tout est OK.
De là où nous sommes, on n'entend rien alors prévenez-nous quand le discours sera fini, s'il vous plaît !
— OK les gars, souvenez-vous bien, il faut ramener 10 bières par table !
Faites attention aux numéros de vos tables et essayez de ne pas bloquer le chemin pendant le service !
Des serveurs en livrée impeccable étaient en train de sortir les bouteilles de bière des caisses, prêts à les servir.
Dans l'immense salle des fêtes, plusieurs dizaines de tables étaient dressées, avec nappes et napperons d'un blanc immaculé.
Il y avait 8 personnes à chaque table, ce qui faisait quelques centaines de couverts, et donc de gens qui parlaient et s'entretenaient.
Il faisait une chaleur incroyable dans la pièce.
Sur les tables, des assiettes bigarrées, garnies de nourriture, attendaient sagement leur tour, enveloppées de film plastique.
Il y avait là du sushi, du sashimi, des fruits.
Sur le côté, près de l'un des murs, des cuisiniers s'activaient à préparer des sushi frais avec des poissons à peine sortis des aquariums.
Quant aux invités, ils étaient tous assez âgés mais bien portants. Ils dégageaient une certaine force tranquille, signe d'une position confortable dans leur branche. Il y avait sûrement là l'élite du pays.
En point d'orgue, un chandelier immense et magnifique venait parachever le luxe feutré qui accueillait tous ces invités d'honneur. Cet hôtel particulier jouait lui aussi dans la cour des grands.
Sur la tribune, un gentleman âgé déclamait un discours bien trop long, d'une voix ferme et décidée.
D'habitude, ce genre de discours très long est mal vu par les invités.
Surtout si l'on se souvenait qu'il avait lieu juste avant le toast qui annoncerait le début officiel des festivités.
Mais les invités semblaient transcendés, hurlant parfois leur accord avec l'orateur, lui coupant la parole à force d'applaudissements. La salle était vraiment chauffée à blanc.
Enfin, “chauffée à blanc”, ce n'était peut-être pas la bonne expression...
Il fallait dans ce cas parler plutôt d'une ambiance presque trop survoltée.
— Et puis d'abord, la guerre du Pacifique a pris fin lorsque nous avons accepté la capitulation sans condition ! Lorsque le document nous a été remis et que notre Empereur l'a signé !
Alors même si après, il restait encore à ramener les troupes à la maison et d'autres menus détails, il n'empêche que la guerre était finie et terminée !
Alors lancer des troupes sur le sol nippon en tant de paix, ça s'appelle une invasion, ça, messieurs ! Une invasion !
Et les russkovs peuvent essayer de noyer le poisson comme ils veulent, ça n'y changera rien, c'est une annexion illégitime !
— Il a raison, c'est n'importe quoi !
— Ils veulent marchander à deux îles ?
Nan mais faut arrêter de dire des bêtises, à un moment !
Habomai, Shikotan, Kunashiri et Etorofu sont des territoires JAPONAIS !
Leurs superficies correspond à celle d'une préfecture !
Si les russkovs se pointaient aujourd'hui et nous annexaient une préfecture, vous diriez quoi, vous ?
Allez, on vous fait un prix, rendez-nous la moitié et on n'en parle plus ?
Je ne crois pas, non, vous voudriez tout reprendre, c'est la moindre des choses !
Mais les russkovs, ça les dérange pas, ils restent là à se branler la nouille, ils restent chez nous, et ce depuis 40 ans, QUARANTE ANS !
Je vais vous dire, ce que j'en pense, moi, j'en pense que les blagues les plus courtes sont les meilleures !
Je me battrai jusqu'au bout pour récupérer notre dû !
J'exige que l'on nous rende les quatre îles, en une seule fois !
C'est un point sur lequel je serai intransigeant, et c'est un point sur lequel je pense que notre nation toute entière devrait s'accorder !
Les applaudissements fusèrent à tout rompre.
Tout le monde semblait d'accord, persuadant à qui-mieux-mieux son voisin que l'on avait exactement la même conception de la chose.
Au milieu de tous ces gens en transe, deux hommes adossés au mur du fond tranchaient avec le reste ; eux restaient étonnamment calmes et concentrés.
Les deux hommes en costumes avaient les traits trop burinés pour être considérés comme de fringants jeunots, mais comparés aux vieillards respectables tout autour d'eux, ils passaient pour de très jeunes débutants.
— ... C'est quand même étrange. Pourquoi est-ce que tous les politiques virent tout le temps tellement à droite ?
Je sais pas, ils ont toujours un peu une fibre nationaliste...
— C'est pas bien compliqué.
Les politiques, ils veulent surtout des voix -- des votes.
Ils ne peuvent obtenir que les votes des gens inscrits sur les listes électorales,
mais ça ne veut pas dire que tous les gens de plus de 20 ans vont effectivement voter.
Les gens qui vont voter, ce sont surtout ceux qui ont le temps de se pencher sur les problèmes politiques en profondeur et qui peuvent se prendre le temps d'aller aux réunions, aux discours, etc. Et donc mécaniquement, ce sont surtout des gens retraités, des gens plus âgés.
— ... Et donc ils essayent tous de faire bonne impression sur les vieux, pour pouvoir gagner les élections ?
— La guerre, c'était il y a 40 ans.
Ce qui veut dire que tous les retraités, qui sont comme je le disais les gens vraiment intéressés par les élections, ont connu la guerre.
— Ma mère me parle souvent des bombardements.
Elle m'a raconté une paire de fois le jour où toute sa famille est morte dans les bombardements de l'aqueduc. Et puis les jours d'après, où elle a erré sur des plaines entièrement brûlées.
— Et c'est exactement ces gens-là qui comptent.
La génération de nos parents a connu la guerre,
elle a connu les sacrifices, le travail forcé, le sang versé pour la Nation.
Oui, le Japon a perdu, mais ils sont persuadés que c'est parce qu'il y a eu cette guerre que maintenant, la paix règne par chez nous.
— Aaaah, oui, ça aussi, elle m'en parle parfois.
Si jamais le Japon n'était pas entré en guerre, l'Asie serait encore le terrain de chasse des blancs, leur terre d'évasion.
C'était une guerre que le Japon ne pouvait pas gagner, mais c'était surtout une guerre nécessaire. Enfin, c'est ce qu'elle pense, hein.
— Et donc même si le Japon d'après-guerre est pacifiste, ce n'est pas en te moquant du Japon d'avant-guerre que tu obtiendras des voix.
La guerre, ce n'est pas une bonne chose, plus jamais ça, nous sommes d'accord.
Mais si tu ne reconnais pas qu'elle était nécessaire,
alors tu rends leurs vies, leurs souffrances et leurs sacrifices complètement inutiles.
— Aha, je vois, je vois.
Eh ben, c'est pas tous les jours facile d'être un homme politique.
— Limite, lorsqu'un homme politique pense réellement que la guerre était une bonne chose, ça ne me dérange pas.
Moi, ce qui me dérange, ce sont les professionnels de la politique qui changent d'avis comme de chemise, selon leur public.
Et tant qu'il y aura ce genre de connards pour aller titiller les anciens fantômes d'avant-guerre “juste pour les voix”, eh bien, ce pays ne sortira jamais de sa période “d'après-guerre”.
— En fait, le débat risque de se reporter de génération en géneration.
C'est une chaîne sans fin, à ce rythme-là, dans mille ans encore, les gens se demanderont si le Japon avait raison ou pas de faire cette guerre au début du XXème siècle.
Je me demande bien comment on pourrait faire pour nous en débarrasser...
— Oh, c'est pas si compliqué.
Il suffit que les jeunes aillent voter au lieu de rester leur cul à la maison.
Comme ça, les politiques ne pourront plus faire leur fond de campagne sur la question de la guerre, puisque les votants les plus nombreux feront partie d'une génération qui n'a jamais connu la guerre et qui n'en a pas grand'chose à foutre. Ça les obligera à parler moins des débats du passé, et à réfléchir un peu plus au futur.
Et puis, les gens peuvent aussi tout simplement voter pour le candidat le plus à-même d'apporter des solutions. C'est pas impossible non plus.
— Aaah, oui,
pour contrer tous ces candidats qui font des promesses électorales absolument irréalistes... Oui, ce serait bien, mais ne rêvons pas trop, ahahah.
Ah…
Chef, ce serait pas notre contact table F ?
— Oui, c'est elle.
On y va.
Le discours était terminé et des applaudissements nourris résonnaient dans la salle.
Les deux agents se coulèrent parmi la foule, jusqu'à rejoindre une femme d'un âge respectable, habillée d'un magnifique kimono traditionnel.
— Oui ?
C'est bien moi, à qui ai-je l'honneur ?
— Nous sommes les gens envoyés suite à votre appel téléphonique d'hier. Bonsoir, Madame.
Je m'appelle Mamoru Akasaka.
— Ooohh !!
Oooooohh !!
Hic !!
Mon m-- Mon mari a-- a toujours fait passer les intérêts de la nation avant sa vie privée !
Toute sa vie ! Toute sa vie ! Et aujourd'hui... Aujourd'hui...
— Croyez-moi, Madame, je comprends parfaitement ce que vous ressentez...
C'était une histoire malheureusement assez fréquente.
Une affaire de corruption dans laquelle les hommes du parti ne savaient plus trop, il y avait peut-être eu des dons, peut-être pas, ils n'avaient jamais vraiment fait attention.
Mais bien sûr, comme cette réponse n'était pas satisfaisante, il y avait eu des citations à comparaître, pour savoir si oui ou non l'on pouvait impliquer certains gros poissons dans le scandale.
Résultat des courses, toute la bande s'était mise d'accord pour tout refourger sur le dos d'un vieux briscard ayant déjà pris sa retraite.
Un homme très faible, sur son lit de mort.
Un homme très pratique pour porter le chapeau.
L'homme était déjà grabataire, mais il l'était d'autant plus qu'il se sentait trahi par ses anciens disciples et collègues. Il n'avait plus envie de se battre, plus envie de vivre, non plus.
Il était facile de comprendre le sentiment d'impuissance et d'injustice de sa femme ; surtout qu'elle était aux premières loges pour assister à la déchéance de son mari.
À présent, elle était en train de pleurer, répétant sans cesse toujours les mêmes hauts faits de son compagnon...
— Si votre mari est innocent, le tribunal ne pourra pas le faire condamner et saura prendre les bonnes décisions.
N'ayez pas peur,
votre mari ne paiera pas pour les autres.
— ... Je le sais bien, voyons,
mon mari est innocent, là n'est pas la question !
Mais le tribunal ne rendra pas son jugement avant longtemps, mon mari sera déjà mort d'ici là !
Mais comment son âme trouvera-t-elle le repos, s'il meurt en étant obsédé par ce coup dans le dos, en traître, alors qu'il est aux portes de la mort ?
C'est injuste ! C'est injuste !
Akasaka acquiesçait simplement, encore et encore, choisissant ses mots avec le plus grand soin.
Dans son dos, son jeune collègue feuilletait frénétiquement un gros, gros dossier.
Chaque document était écrit très petit, et au premier regard, il semblait impossible d'y comprendre grand'chose.
Mais à en croire le regard fiévreux du jeune agent, leur contenu était explosif.
— ... Chef, on tient du lourd, là.
Il a consigné tous les mouvements bancaires !
Akasaka tourna la tête et fit comprendre d'un regard que ce n'était pas très malin de vérifier ici et maintenant la teneur des documents.
— Madame...
Vous êtes bien sûre que vous n'avez aucun autre document ?
— Oui, sûre et certaine,
je vous ai ramené tout ce que j'ai trouvé dans le coffre-fort personnel de mon mari.
Je vous en supplie, donnez-leur une leçon, à ces menteurs ingrats !
Quand je pense à tout ce que mon mari a fait pour eux...
Ooohh !
— ... Madame.
Vous êtes bien consciente que le contenu de ces documents pourrait ne pas mettre votre mari en valeur, j'imagine ?
— Oui, je m'en doute, vous savez.
La politique n'est pas un monde où tout est rose.
Je suis sa femme, j'en ai vu d'autres...
— En tout cas, nous vous sommes très reconnaissants.
Ces documents nous seront très utiles pour remettre de l'ordre et réparer ce tort.
— ... J'ai juste une requête,
si vous le permettez.
Est-ce que vous pouvez attendre que mon mari soit mort avant de rendre ce document public ?
Les documents obtenus auraient dû être emportés dans la tombe.
Et d'ailleurs, ils n'auraient jamais dû exister, de toute façon.
Rien qu'en révélant l'existence de ces documents, cette femme avait jeté l'opprobe et le discrédit sur son mari.
Akasaka sembla considérer la situation quelques secondes, puis il acquiesça.
— Très bien, Madame.
Nous attendrons, je vous le promets.
Kasumigaseki était une gigantesque pompe à fric.
C'est de là que partait la majeure partie des fonds publics, destinés à financer les institutions de l'État.
Mais bien sûr, tout n'était pas aussi simple. Il y avait toujours des gens moins intègres pour essayer de tremper leur paille dans ce flot d'argent, histoire de prendre une bonne rasade rien que pour eux, comme autant de moustiques.
Il y avait toujours des gens pour donner plus à leurs protégés.
Et il y avait toujours des gens peu recommandables pour s'approcher des hommes politiques et des hauts fonctionnaires pour devenir leurs protégés.
Et puis, il y avait les petits chefs, les anciens collègues, les anciens disciples.
C'était comme ça que la corruption fonctionnait.
Ils étaient nombreux, les tuyaux qui détournaient de l'argent public depuis Kasumigaseki.
Et normalement, il devrait être bénéfique pour l'État de détruire ces tuyaux dès lors qu'ils étaient découverts.
Et pourtant, personne n'osait se réjouir de voir un réseau de corruption tomber.
Parce que cela engendrait toujours beaucoup de changements dans les forces politiques en place.
La principale raison pour laquelle l'État n'aimait pas trop enquêter là-dessus -- hormis l'envie de garder les fonds détournés -- c'était la crainte des contre-coups électoraux.
Disons pour faire simple que le gouvernement ne pouvait pas se permettre de vider le pus de ses blessures.
Plus la blessure infectée était proche du pouvoir, et plus cela se ressentait dans les élections suivantes.
Et donc plus les dégâts étaient importants.
Et cette fois-ci, la blessure était quasiment située sur le cœur de la nation. Si l'enquête secrète d'Akasaka aboutissait, le pays risquait la paralysie totale.
Pendant longtemps, lui et ses collègues avaient cherché des preuves concernant des financements occultes organisés par la fameuse association des anciens élèves des sept universités impériales. Les sommes en jeu dépassaient l'entendement et atteignaient toutes les sphères du pouvoir.
Bien sûr, l'ennemi serrait les rangs, mais la femme de l'un des vieillards qui allaient payer pour les autres n'avait pas apprécié le déshonneur fait à son mari.
Fort de cette information, Akasaka avait tenté et obtenu une entrevue avec elle, et cette entrevue était très fructueuse...
— Messieurs, c'est du très beau travail !
Avec ça, les douves qui protègent leur château-fort sont quasiment rebouchées, nous allons pouvoir passer à l'attaque.
Les documents qu'Akasaka nous a fournis sont explosifs.
C'est une belle prise, et j'imagine que ça n'a pas été facile.
— Je n'ai fait que mon travail, Monsieur.
Dans une salle de réunion qui semblait très étroite, de nombreuses caisses pleines de documents encombraient le chemin. Tout au fond, le tableau blanc était couvert d'annotations.
Au milieu de la pièce, sous les volutes de fumée mauve, plusieurs agents lisaient des documents, le regard fermé.
Ces hommes transpiraient la force tranquille, l'expérience du terrain. Ils se battaient toujours en première ligne, ils en avaient vu d'autres.
Et parmi eux, Mamoru Akasaka ne dépareillait pas.
Cela faisait maintenant plusieurs années qu'il avait été affecté ici.
Sa première affaire avait été l'enlèvement du petit-fils du Ministre Inukai. À l'époque, c'était un bleu, mais depuis, il avait roulé sa bosse, il était devenu un agent à part entière.
Quelqu'un toqua à la porte puis entra sans attendre -- un supérieur.
Tous les agents affalés sur leur chaise se remirent assis correctement.
— Bonjour, Monsieur le Directeur !
Merci d'être venu !
— Rompez !
Restez assis, je vous en prie.
Je suis venu distribuer les cadeaux.
Kanô, tu vas pouvoir aller à la journée des parents d'élèves pour voir ton fils en classe.
Le silence se brisa en longs soupirs déçus et désabusés.
Et ce n'était pas parce que Kanô n'aimait pas son fils.
— Je me disais bien que ça n'allait plus tarder.
Va chier, saloperie !
MERDE !
Le jeune équipier d'Akasaka lâcha un commentaire rageur.
C'était tellement frustrant d'avoir obtenu de quoi faire tomber tous ces salopards et d'être stoppés net maintenant !
Akasaka, quant à lui, ne semblait pas surpris.
C'était déjà arrivé plusieurs fois par le passé, et vu les documents qu'ils avaient obtenus, il était évident que le gouvernement ne leur donnerait pas le feu vert...
Alors comme toujours, le hasard voudrait que l'affaire fût reprise par une autre cellule.
Et donc leur travail à eux devait s'arrêter immédiatement.
Bien sûr, la nouvelle cellule devrait poursuivre leur travail et mettre à jour ce scandale, mais jusqu'à aujourd'hui, cela n'était jamais arrivé.
Le changement de cellule, ce n'était que du vent.
Les hauts placés avaient parlé, et l'enquête devait s'arrêter maintenant sous peine de représailles.
— Franchement,
c'est à se demander à quoi ça servait de nous faire travailler des mois là-dessus...
— ... Ils ont voulu savoir s'ils pouvaient se permettre de nettoyer le pus.
Mais quand ils ont compris à quel point ils allaient souffrir, ils ont préféré ne pas le faire.
Cela signifiait en outre que leur travail n'avait pas été vain.
Cette enquête avait été stoppée justement parce qu'ils avaient fait du bon travail.
Akasaka le savait, mais son jeune collègue était justement encore un peu trop jeune pour comprendre.
Oh, bien sûr, ce n'était ni plaisant ni satisfaisant de voir l'enquête s'arrêter ; Akasaka aimait la justice.
Il était d'ailleurs très énervé contre sa hiérarchie, toujours aussi indécise et incapable de faire ce qu'il fallait faire.
Mais il avait désormais suffisamment d'expérience pour savoir qu'il ne lui servirait à rien de se plaindre à voix haute.
— Pour le tri et le transport des documents, on verra une autre fois.
Je sais que vous n'avez pas eu de vacances depuis longtemps.
N'attendez pas 17h, rentrez chez vous et reposez-vous.
Nous discuterons de la paperasse demain, et pour le reste, vous avez largement assez accumulé en R.T.T. donc vous pourrez un peu piocher dedans.
Et vous avez intérêt à consacrer du temps à vos femmes, c'est compris ?
Allez, toi, viens avec moi, qu'on en finisse.
C'est tout pour aujourd'hui, les enfants, rompez !
Les hommes lui répondirent d'une seule voix.
Et c'est ainsi, sur cet arrière-goût désagréable, que Mamoru Akasaka finit son enquête et obtint quelques jours de repos, les premiers depuis bien longtemps...
— Bon, eh ben les gars, vous avez entendu le patron.
Allez, rentrez tous chez vous !
— Eh ben, ce sera une grosse surprise. On va enfin savoir si nos femmes nous trompent ou pas !
— T'es vraiment un glandu, toi, hein ?
Akasaka appelle sa femme tous les jours depuis un téléphone dans l'autre bâtiment,
et crois-moi, ils sont chauds-bouillants !
— Ouais, t'as de la chance, Akasaka, tu sais.
Ma femme ne me parle plus depuis un bon moment, à moi !
Ahahahahahaha !
Répondant par un vague rire gêné, Akasaka rassembla les feuilles éparses en un seul tas.
Au moment de fermer le dossier, une feuille se détacha et tomba par terre.
Elle faisait partie des listes des sommes frauduleuses.
C'était la liste des projets douteux financés par un organisme du Ministère de la défense : le Centre de Recherche pour les Nouvelles Technologies Militaires. Son nom de code était le Projet Alphabet.
Il était fort possible que tous les projets de cet organisme ne fussent que du vent...
Alors qu'il ramassait la feuille, Akasaka sentit son regard attiré par une ligne.
Il relut la ligne en question, puis la scruta des yeux,
avant de se mettre à fouiller dans sa mémoire.
Il tenait une liste d'organisations profitant des fonds publics.
Elles faisaient toutes partie d'un ensemble supervisé par l'un de ces vieillards si cupides et si prompts à donner à leurs protégés l'argent qui n'était pas le leur.
Akasaka n'avait bien sûr aucun lien avec ces gens,
et pourtant, un des noms dans la liste lui semblait familier.
— ...
La clinique
Irie ?
............
À peine l'avait-il dit à voix haute que les souvenirs envahirent sa tête...
Mais oui,
la clinique Irie !
Lorsqu'il avait visité Hinamizawa, lors de sa toute première enquête, il s'était battu contre ceux qui avaient enlevé le petit-fils du ministre Inukai, et il avait été emmené dans un hôpital pour y être soigné.
Et justement, il s'était réveillé dans la clinique du village, la clinique Irie !
Peu à peu, d'autres souvenirs lui revinrent.
Son premier combat sur le terrain, ses premières difficultés, sa première enquête seul.
Il se rassit sur sa chaise, perdu dans ses souvenirs, revivant chaque instant...
Il n'avait pas voulu y aller, sa fille était censée naître le jour de son départ.
Il avait fait la connaissance de l'inspecteur Ôishi, et il avait appris beaucoup de choses.
Et d'ailleurs, il avait rencontré cette petite fille au village, non ?
C'était quoi, son nom... Rika ?
Rika Furude.
Oui, oui, bien sûr ! Rika Furude.
Ça faisait si longtemps.
Quel âge pouvait-elle avoir, aujourd'hui ?
Akasaka se souvint du sourire angélique de cette petite fille, puis de la funeste prédiction qu'elle avait faite.
Elle lui avait dit que s'il ne rentrait pas à Tôkyô, il le regretterait toute sa vie.
Et lui, à l'époque, avait su d'instinct qu'elle ne jouait pas avec lui, qu'elle était sérieuse.
Il avait réfléchi et s'était dit que cela ne pouvait avoir qu'un rapport avec l'accouchement de sa femme.
Ou peut-être de manière plus générale avec sa femme Yukie.
Mais bien sûr, il était en mission, il ne pouvait pas tout laisser tomber et repartir.
Alors il avait téléphoné à sa femme,
pour la prévenir du danger.
Il lui avait demandé de faire attention à elle, de se protéger jusqu'à son retour.
Elle lui avait répondu en riant au téléphone,
mais ce coup de fil lui avait réellement sauvé la vie.
Il ne l'avait su que plusieurs jours après, en rentrant voir sa femme à l'hôpital, à Tôkyô.
Le lendemain de son coup de fil,
la femme de ménage qui avait nettoyé les escaliers qui menaient au toit avait glissé sur un morceau de carrelage et s'était salement amochée.
Or, sa femme avait eu pour habitude d'aller tous les soirs sur le toit avant de se coucher,
mais à cause de son appel et de ses recommandations, elle ne l'avait pas fait ce jour-là.
S'il n'avait pas passé ce coup de fil, elle aurait pris ces escaliers, et qui sait ? Peut-être aurait-ce été elle qui aurait eu cet accident...
Ce qui signifiait que les prédictions de Rika Furude s'étaient réalisées.
Il pouvait donc raisonnablement estimer qu'elle avait sauvé la vie de sa femme.
... D'ailleurs, à bien réfléchir, il ne l'avait jamais remerciée pour ce qu'elle avait fait.
Il avait voulu le faire, et puis la naissance de son enfant, son travail, ses enquêtes, lui avaient fait complètement oublier cette histoire.
Aaaah, Rika...
Je me demande si son sourire est toujours aussi joli. J'espère qu'elle va bien...
Puis il se rappela du dernier soir qu'il avait passé à Hinamizawa.
Là-haut, sur le promontoire.
Elle avait fait d'autres prédictions,
des prédictions encore plus funestes.
Elle lui avait dit que désormais, chaque année, des gens mourraient, et qu'au bout de cinq ans, c'était elle qui serait assassinée.
Oui, elle l'avait dit.
Elle avait dit “dans cinq ans”... C'était donc cette année ?
La fête avait lieu...
fin juin, non ?
Si ses souvenirs étaient exacts,
la fête avait lieu le dernier dimanche du mois de juin, tous les ans.
Il jeta un œil sur le calendrier.
Juin, ère Shôwa, an 58.
Il restait encore quelques jours avant la date annoncée de sa mort, mais justement, seulement quelques jours.
... Elle avait vu juste pour sa femme, alors pourquoi n'aurait-elle pas vu juste pour les événements horribles des cinq années suivantes ?
Si jamais les faits lui avaient donné raison... alors cette année aussi, ses prédictions se réaliseraient.
L'inspecteur Ôishi était peut-être encore à Okinomiya.
Si les morts horribles avaient bien eu lieu, l'inspecteur le saurait.
... Donc plutôt que de faire des recherches dans les archives, le plus rapide était de prendre contact avec l'inspecteur !
À l'époque, Rika lui avait murmuré qu'elle ne voulait pas mourir.
Mamoru Akasaka se retint soudain de se taper la tête contre un mur.
Elle n'avait pas murmuré,
elle lui avait clairement demandé de l'aide, cette gamine.
Prise au piège qu'elle était, seule contre cette conspiration et contre les croyances du village, elle avait eu besoin d'une aide extérieure.
Et elle avait payé d'avance pour avoir cette aide.
En prédisant l'accident de Yukie, et en lui permettant de l'éviter...
Il avait une dette envers elle, désormais.
Et cette dette lui intimait de se rendre immédiatement auprès de cette jeune fille.
... Il fut pris d'une sensation étrange.
Comme s'il avait la peur, mêlée de soulagement, de s'être souvenu de quelque chose de très important, qu'il avait complètement oublié.
Oui...
Il devait absolument retourner à Hinamizawa.
Il devait absolument venir en aide à cette petite fille.
— Oui, ici le commissariat d'Okinomiya, je vous écoute.
— Bonjour, excusez-moi de vous déranger. Est-ce qu'un certain Ôishi travaille encore chez vous ? L'inspecteur Kuraudo Ôishi.
J'aimerais lui parler, si c'est possible.
— Et qui êtes-vous donc pour demander cela ?
— Dites-lui que c'est la D.S.T. qui appelle. Ou mieux, dites-lui que c'est M. Akasaka.
Il avait été en forme, mais plutôt âgé.
Il avait pu être muté, ou bien même avoir pris sa retraite.
Mais si par chance il était encore là-bas, alors sûrement, Akasaka entendrait sa voix enjouée au téléphone.
Il avait un rire très particulier, non ?
— Cheeeef !
Téléphone pour vous, une ligne extérieure.
La D.S.T. de Tôkyô à l'appareil.
— De Tôkyô ?
Qui ça peut donc être ?
Oui, allô, ici Ôishi.
Hein ?
Aaaaaah, mais c'est VOUS, ahahaha, ça fait si longtemps !
Aah, comment allez-vous, la forme ?
Éhhéhhéhhé !