... Au début, je pensais que c'était juste ce qu'il me fallait pour calmer mon cœur, qui me brûlait dans la poitrine,
mais lorsque mon corps se retrouva privé de sa chaleur, le froid de la pluie se fit douleur.
Mes pieds nus étaient gonflés, meurtris. Ils étaient couverts de bleus, provoquaient en moi des douleurs lancinantes à chaque pas, et j'avais l'impression qu'ils avaient doublé de volume.
Le chemin de gravillons n'en finissait plus.
Je ne savais plus depuis longtemps dans quelle direction j'étais en train d'errer.
Je ne sentais plus la présence du gardien --
s'il était encore à ma recherche, il n'était pas dans les parages.
J'avais traversé des buissons et des morceaux de forêt comme un animal traqué, mûe par le désespoir. C'était seulement à ce prix que j'avais pu le semer. Apparemment, les branches et autres ronces m'avaient griffé partout sur le corps pendant ma fuite.
Sur le coup, je n'avais pas eu mal, mais maintenant, la douleur perméait par tous les pores de ma peau.
J'avais froid, et petit à petit, la faim se fit sentir.
J'avais beau chercher, je ne trouvais rien pour m'abriter.
J'étais simplement sur un sentier forestier complètement désert.
Une pensée me terrorisait : j'avais peur d'avoir modifié tellement ma direction lors de ma course effrénée à travers bois que j'en serais retournée vers mon point de départ.
Je lui ai défoncé le doigt, à ce surveillant.
... Je ne crois pas que je lui aie arraché le doigt, en tout cas.
Mais j'imagine qu'il aura une cicactrice pas jolie à voir pendant très longtemps.
Si jamais je retourne à l'orphelinat, il va me tuer, peut-être même pire encore...
Je dois absolument atteindre La Miséricorde. Sans faute !
Si seulement il faisait beau, je pourrais au moins me repérer, ne serait-ce que par rapport à la position du soleil.
Mais il pleuvait encore et encore -- et la couche de nuages cachait tout le ciel.
De toute manière, il ne me servirait à rien de m'arrêter maintenant.
La seule chose que je peux faire, c'est continuer sans relâche jusqu'à atteindre ... je ne sais pas, n'importe quoi, on verra bien.
Je me demande si Eriko et les autres sont arrivées saines et sauves.
Je ne sais pas combien ils étaient à nos trousses, mais il y en avait eu un derrière moi.
... Donc probablement que l'une d'entre elles au moins a pu leur échapper.
Mais sont-elles vraiment arrivées à La Miséricorde ?
Elles sont peut-être déjà enveloppées dans des couvertures moelleuses, en train de se sécher.
Si elles ne m'ont pas déjà oubliée, il y en a une peut-être qui pensera à me réserver une serviette...
Bon sang, je dois vraiment avoir froid pour divaguer comme ça...
Si j'avais pu trouver un endroit au sec, j'aurais bien voulu m'asseoir.
Mais il n'y avait rien à l'horizon.
Au départ, j'avais pensé pouvoir éviter le pire en me mettant sous les branches des arbres, mais en fait, les feuilles faisaient converger les gouttes vers un même flux pour les évacuer, et donc je prenais des torrents sur la figure. C'était vexant et énervant, alors autant marcher au milieu du chemin.
Et puis, après une éternité, j'ai remarqué que le ciel s'assombrissait, petit à petit.
La nuit allait tomber et la pluie ne semblait toujours pas vouloir cesser.
Je ne voyais aucune lumière dans le coin -- j'étais loin de tout.
Si ça continuait comme ça, j'allais me retrouver toute seule plongée dans une nuit noire.
Et là, je serais bien embêtée pour me repérer -- pour marcher tout court, d'ailleurs.
Mon corps me fit savoir qu'il avait besoin de repos, même si c'était pour rester assise sous la pluie.
Mais je savais que si je m'asseyais, je n'aurais plus la force de me relever.
Je n'avais pas le choix, je devais serrer les dents et continuer ma route.
Si je n'avais pas suivi Eriko et les autres dans cette évasion, je ne serais pas là à me glacer les os sous la pluie battante.
... En même temps, c'était toujours mieux que de vivre à l'orphelinat.
Satisfaite de cette explication, je fis taire les protestations de mes jambes et poussai plus avant.
Mais mes pieds écorchés ne s'en laissèrent pas conter.
Oui, d'accord, il valait mieux subir la pluie et le froid plutôt que les mauvais traitements de l'orphelinat.
... Mais c'était uniquement vrai en comparaison avec cet orphelinat en particulier.
Et surtout, c'était vrai parce que j'y avais vécu -- une autre enfant de mon âge préfèrerait tout au froid et à la pluie.
... C'était énervant de s'entendre dire des reproches par ses propres pieds.
Quand mes parents étaient encore en vie, nous n'étions pas riches, mais nous vivions une vie ordinaire en ville.
J'ai connu des sourires fatigués mais aussi des sourires indulgents, et je pouvais même parfois faire des caprices.
Le matin, je pouvais entendre la planche à découper de ma mère.
Je pouvais aussi entendre mon père plier et déplier son journal dans le salon.
Nous n'étions pas spécialement forcés de vivre chichement.
J'avais des amis dans le quartier, à l'école, aussi. C'était bien, l'école.
Il y avait des professeurs que je n'aimais pas, mais les matières en soi étaient intéressantes.
... En tout cas, ça me suffisait.
Elle me convenait bien, cette existence.
Je n'ai jamais considéré cette vie-là comme injuste envers moi.
Je n'ai jamais rien fait pour mériter les regards moqueurs et les doigts pointés dans mon dos.
Alors pourquoi ? Qu'ai-je fait pour mériter mon sort ?
Depuis cet accident ferroviaire, je n'ai fait que tomber et rouler par terre.
J'ai eu beau lancer les dés du Destin encore et encore, je n'ai obtenu que des 1.
La chance ne m'a plus jamais souri.
Encore, si cet accident ferroviaire avait été de ma faute, mon sort en serait plus acceptable.
... Mais même pas.
D'ailleurs, je n'étais pas là quand cela s'est produit, et je n'ai même jamais vu la scène de l'accident.
Mes parents ne revenaient pas. J'avais attendu à la maison, bien sagement.
J'adorais les accompagner au grand magasin pour aller faire les courses.
Quand nous y allions en famille, systématiquement, nous allions manger au restaurant du dernier étage.
C'est pourquoi je leur avais demandé de toujours me prévenir lorsqu'ils voulaient y aller.
Et pourtant, ce jour-là, ils étaient partis sans rien dire pendant que j'étais allée voir une amie.
Cette amie n'étant pas chez elle, j'étais revenue bien déçue.
Encore plus quand j'ai vu le petit mot de mes parents sur la table.
Je les avais attendus avec impatience et frustration, en me disant que j'aurais vraiment mieux fait de rester à la maison pour pouvoir partir avec eux.
Et puis l'heure avait avancé, mais même à l'heure du dîner, ils n'étaient toujours pas rentrés.
J'avais faim, et je leur en avais voulu de m'avoir laissée là.
J'étais sûre qu'ils étaient allés tout seuls au restaurant pour manger.
Si j'avais eu la bonne idée de rester à la maison, je serais partie avec eux et j'aurais pu moi aussi manger au restaurant.
J'aurais eu un menu enfant, comme toujours, un peu de poulet caché sous une montagne de riz, avec un petit drapeau planté dessus.
D'ailleurs, je les collectionnais, ces drapeaux.
... Oui, c'est vrai, j'en avais une paire.
À l'époque, je voulais en avoir 20 différents. Je croyais que ça m'apporterait quelque chose.
Mais je ne les ai jamais eus.
Il ne me manquait qu'un seul drapeau, mais je ne l'ai jamais eu.
Peut-être que ce drapeau aurait empêché l'accident.
J'eus soudain des souvenirs de ces drapeaux. C'était terrible de les revoir, ça me rendait toujours triste.
J'avais attendu mes parents bien sagement.
J'avais eu faim, j'avais sorti quelques amuse-gueules.
Mais je n'en avais pas mangé beaucoup, sinon mes parents auraient remarqué et m'auraient grondée.
Et là... le téléphone a sonné, je crois.
J'étais persuadée que mes parents étaient au bout du fil.
Je me souviens avoir décroché le combiné avec la ferme intention de leur faire une scène pour m'avoir laissée affamée, toute seule.
Mais ce n'étaient pas mes parents qui avaient appelé.
... ... ...
Je me demande bien ce que notre maison est devenue, tiens.
Ce n'était pas à nous, mes parents payaient un loyer. D'autres gens y vivaient, probablement.
Et ma chambre, alors ?
Et les drapeaux des menus pour enfants que j'avais gardé précieusement dans le tiroir du milieu à droite de mon bureau ?
Puisque cette maison n'était plus la mienne,
où devais-je donc aller ?
... Même en imaginant que la maison fût encore à nous,
qui serait là pour m'accueillir, pour me nourrir, pour me protéger ?
Le monde changeait du tout au tout et devenait bien dur et bien cruel lorsque vous n'aviez plus de parents pour vous protéger.
Et d'ailleurs, pourquoi arracher une petite fille encore sous le choc de la mort de ses parents à sa maison et à son quotidien ?
Pourquoi ne pas la laisser tranquille et attendre pour qu'elle puisse faire son deuil ?
... Oh, ça oui, les gens m'ont posé des questions.
Ils ont vérifié des choses.
Mais quand vous êtes encore perdue dans votre chagrin, comment voulez-vous lire et surtout comprendre tous les papiers que l'ont vous fait signer ?
Quand les réponses sont soit “oui” soit “non”, et que vous ne savez pas, il faut dire “oui”.
Et comme ça, vous vous retrouvez dans un orphelinat avant d'avoir eu le temps de dire “ouf”.
Et les gens ne s'en soucient pas. C'est dégueulasse.
Je n'avais pourtant rien fait de mal.
J'étais une petite fille normale, comme toutes les autres.
Oui, j'ai signé plein de papiers, c'est vrai...
mais c'est pas une raison, merde !
Mon monde a été détruit et supprimé, broyé devant mes yeux.
Et l'on m'a jetée, seule, dans un autre monde, un monde froid, cruel et méchant.
Alors quoi, est-ce que c'est comme ça pour tout le monde ?
Est-ce qu'il n'y a personne pour m'aider, pour être de mon côté ?
Est-ce que c'est un crime de perdre sa famille dans un accident et de ne pas avoir de parents éloignés ?
Quand est-ce que les dés du Destin vont se décider à me donner des 6 pour compenser tous mes malheurs, hein ?
— ......Ooh…
Des larmes de rage me coulaient sur les joues.
Elles étaient amères et salées, ce qui était encore plus horripilant.
Pendant un bon moment, je ne pus que pleurer en silence...
Mais j'eus beau pleurer toutes les larmes de mon corps...
je n'en étais pas moins transie de froid.
Et il n'apparaissait toujours personne à l'horizon pour venir me sauver.
Je ne savais à présent plus ni où j'étais, ni dans quelle direction aller.
J'avais appris par cœur le chemin entre notre orphelinat et La Miséricorde en regardant la carte avec mes amies.
Mais je ne connaissais que le chemin le plus court.
J'étais complètement paumée au milieu de nulle part, et je ne savais franchement plus quoi faire...
Mais après avoir pleuré jusqu'à assécher mes yeux, étrangement, sans aucune raison particulière,
je me sentis à nouveau courageuse.
Je sais que les larmes sont sécrétées pour débarrasser les yeux de leurs impuretés,
mais apparemment, pas seulement.
Elles débarrassaient aussi l'âme de certaines de ses impuretés.
Je serrai les deux poings et repris ma marche, jetant mon dévolu sur la direction qui me paraissait la bonne, et poursuivis sur les gravillons.
... La pluie n'avait pas l'air de vouloir en finir.
Et il se mit à faire de plus en plus sombre autour de moi.
Sous la pluie battante, n'y tenant plus, je me tournai vers le ciel pour lui crier dessus.
La tristesse avait laissé la place à la colère dans mon cœur, et maintenant, je devais laisser exploser cette rage.
— Alors quoi, Dieu, c'est QUOI ton problème ?!
Pourquoi ?
Qu'est-ce que je t'ai fait pour mériter ça, hein ?
Qu'est-ce que j'ai fait ?
J'ai rien fait, rien du tout !
J'ai vécu ma vie sans faire chier mon monde !
Alors pourquoi est-ce que je dois me farcir toute cette merde ?
Mon père m'a toujours dit qu'il y avait des hauts et des bas dans la vie, mais que ça ne durait jamais pour toujours !
Ça veut dire que mes malheurs ne dureront plus très longtemps, c'est ça ?
Ça veut dire que je ne serai bientôt plus toute seule ?
C'est comme ça que je dois le prendre, non ?
Lever les yeux au ciel ne changeait rien à la pluie -- elle me frappait maintenant directement le visage.
Oh, bien sûr, mon intellect me disait bien que Dieu n'existait pas.
Mais ce n'était pas en restant une non-croyante convaincue que j'avais une chance d'attirer son attention et d'obtenir mon salut.
Alors, Dieu, tu existes ?
Si tu existes, je veux bien croire en toi.
Non, en fait, c'est un ordre, existe !
Il y eut plusieurs éclairs et le ciel se mit à gronder.
... Il était peut-être à l'écoute, pour une fois...
Oui, c'était un peu gros pour être un simple hasard.
Dieu devait forcément exister.
Et là, il est en train d'écouter mes doléances.
Et il est en train de se rendre compte que si tous les humains naissent égaux sous sa bienveillance, il y en a, comme moi, qui sont moins égaux devant la chance que les autres...
— Je crois que j'ai assez donné dans les souffrances et les coups du sort, non ?
SI, j'ai assez donné, et tu le sais !
Si encore, j'avais été gâtée pourrie dans mon enfance et j'avais vécu dans le luxe et l'aisance, à la rigueur, c'est le retour de bâton, ce serait encore acceptable,
mais c'est même pas le cas !
J'ai vécu simplement, normalement, banalement !
Alors OK, je dis pas que j'étais pas heureuse...
parce que bon, si, j'étais heureuse, je peux pas dire...
Mais pas au point de mériter ça ! C'est complètement disproportionné !
Le ciel gronda une nouvelle fois.
Il avait l'air d'accord avec mon analyse.
Alors je décidai d'y aller franco.
— Si…
si jamais ma vie actuelle et mon destin sont une erreur de ta part,
alors arrête ça TOUT DE SUITE !
Libère-moi de cet enfer et fais-moi accéder au bonheur, en compensation !
Mais si jamais…
tu estimes que c'est normal et que je dois effectivement finir ma vie dans une misère pareille, alors TUE-MOI !
J'en veux pas, de cette vie de merde !
T'es omni-potent, non ?
Tu sais faire tomber la foudre ? Alors frappe-moi !
Eh ben alors, qu'est-ce que t'attends ?
Tu m'as ôté ma famille, ça t'a pas dérangé !
Tu peux bien m'ôter la vie aussi, maintenant !
Encore une fois, des roulements de tonnerre retentirent dans les cieux.
Puis il y eut un éclair, proche, dont je pus ressentir l'impact au sol -- les ondes de choc se propageaient jusque dans mes os.
D'habitude, j'irais me cacher quelque part dans la maison et j'attendrais la fin de l'orage, mais là, non.
La foudre ne me faisait pas peur. En tout cas, maintenant, je n'en avais plus peur.
— Alors !?
Tue-moi !
Tu me vois, quand même ? Je suis ici ! Alors, Dieu, Miyoko Tanashi t'attend de pied ferme !
Tu m'as pris mes parents, alors maintenant, tue-moi aussi !
Le ciel sembla vouloir répondre à mes provocations.
Je le sentis en train de me viser, prêt à punir l'impudence du misèrable humain qui osait l'insulter.
C'était ce que je voulais, de toute façon. J'écartai les bras vers le ciel, pour être bien visible.
Dieu ne risquait pas de me rater -- c'était un dieu, après tout.
Enfin, en même temps, il avait peut-être lui aussi des jours sans.
La preuve, j'avais beaucoup plus de malchance et de malheurs dans ma vie que la plupart des gens...
— Allez, vise, vise bien ! Ne me rate pas !
Et rappelle-moi à toi !
Si jamais il me rate ou qu'il n'arrive pas à me tuer...
Au moins, essaie de complètement retourner mon destin !
— .........Pauvre enfant…
Le ciel se fendit d'une formidable lumière.
L'air fut soudain empli d'une odeur bizarre, un peu comme du brûlé.
Je fus propulsée par quelque chose, et avant de comprendre ce qu'il m'arrivait, je me retrouvai à terre, gisant sur le dos.
C'était une sensation très étrange.
Je savais qu'une force prodigieuse venait de me mettre à terre, mais...
j'avais l'impression que ça faisait des années que j'étais là.
En fait, je n'arrivais pas à me souvenir depuis quand j'étais couchée sur le sol.
Une odeur pestilentielle assaillit mes narines.
Ce n'est qu'en sentant cette puanteur que je repris mes esprits.
Jetant un coup d'œil aux alentours, je vis que l'arbre juste derrière moi avait éclaté et que ses branches étaient en train de brûler.
Levant les yeux au ciel, je pus distinguer quelques cendres rougeoyantes qui virevoltaient encore juste au-dessus de lui.
Je restai quelques instants sans bouger, incapable de comprendre ce qu'il s'était passé.
En fait, la foudre était tombée.
Et elle m'avait ratée. Elle avait touché et pulvérisé l'arbre qui s'était trouvé juste derrière moi.
... Ce qui voulait dire que je n'avais même pas réussi à mourir.
Dieu avait le culot de m'ordonner de marcher pieds nus dans cette forêt, dans l'obscurité croissante de la nuit, et de subir cette pluie pendant que j'errais dans la région.
Mais si j'ai survécu... ça veut dire que j'ai gagné contre Dieu ?
J'ai mis ma vie en jeu en le mettant au défi de me tuer.
Il a frappé avec la foudre, et il m'a ratée.
Si j'avais été touchée, ç'eût été la fin de ma courte vie.
Mais il ne m'a pas tuée. Ce qui veut dire que... que quoi ?
Je lui ai demandé de changer mon destin du tout au tout.
Un sourire triomphant sur les lèvres, je lançai un regard impertinent aux cieux, comme pour me pavaner, me vanter d'être encore vivante.
Le ciel me répondit par un roulement de tonnerre très faible, très éloigné, un peu penaud en fait.
Alors, Dieu, on fait moins le malin, maintenant ?
À ton tour, perdu, c'est perdu. Je t'ordonne de me sauver, tu m'entends ?
Sors-moi de là, IMMÉDIATEMENT !
Tout d'abord, il ne se passa rien.
Je restai debout à attendre pendant un long moment.
J'attendais fébrilement, fiévreusement même, la réponse des cieux.
Mais ceux-ci restèrent désespérément silencieux.
J'eus beau attendre et prendre encore mon mal en patience, aucun éclair ne vint confirmer leur décision...
Encore une fois, je sentis quelque chose de chaud couler sur mes joues.
... C'était pourtant normal, après tout.
Si un ou plusieurs dieux existaient et vivaient réellement dans les cieux, ils n'accepteraient pas de voir un humain frappé si fort par le mauvais sort.
Mon existence si honteusement malheureuse et malchanceuse était déjà en soi la preuve que Dieu n'existait pas...
La forêt était désormais plongée dans l'obscurité et tentait de me happer et de m'engloutir.
Allais-je devoir dormir dehors, ici, cette nuit ?
Allais-je devoir mourir à petit feu, par le froid, trempée jusqu'aux os, au lieu de mourir plus ou moins dignement et d'un seul coup avec la foudre ?
Quant à toi, le soleil, tu peux aller te faire foutre.
Ne t'avise pas de remontrer ta face de rat par ici.
Et tant que l'obscurité est là à m'enfermer dans le noir, elle a autant m'effacer moi aussi de ce monde.
Comme ça, j'en aurais enfin terminé...
Après une éternité -- ou était-ce un instant ?
J'avais perdu le sens du temps dans cette nuit noire --
j'eus l'impression de voir quelque chose au loin.
On aurait dit...
Non, je ne rêvais pas, c'était bien une lumière.
Heureusement qu'il faisait aussi sombre alentour, d'ailleurs, sinon je n'aurais jamais remarqué cette lueur faiblarde au loin.
Quoique.
Après tout, je n'avais rien vu jusqu'à présent, depuis tout le temps que j'errais dans le coin...
J'eus soudain la forte impression que cette lumière m'invitait.
Elle était blanche et crue -- sûrement une lampe à néon.
Je n'aimais pas les lumières des ampoules à néon, elles étaient trop claires, pas assez jaunes, pas assez chaleureuses.
Et pourtant, en ce moment, cette lumière blanche ne m'en paraissait pour autant pas froide.
Je pris le parti de croire qu'elle était un signe divin.
Après tout, si je n'y croyais pas, je risquais de ne pas être sauvée...
En fait, la lueur de ce néon se reflétait dans une flaque d'eau.
Pas dans une flaque d'eau sale, dans la boue, non.
Dans une flaque d'eau qui remplissait un nid-de-poule, sur une route goudronnée.
J'avais enfin réussi à traverser la forêt et à retrouver une voie carossable.
La lumière provenait d'une lampe d'éclairage public esseulée, placée au milieu de nulle part.
Mais je n'en étais pas pour autant saine et sauve.
Je me retrouvais simplement sur une route de campagne.
Qui plus est au milieu de la forêt -- il n'y avait pas une seule habitation par ici, ni même de magasin. D'ailleurs, il n'y avait même pas l'ombre d'une voiture à l'horizon.
Et puis, si la lumière tranchait fortement avec les ténèbres alentour, elle ne m'éclairait pas plus que cela.
Mes pieds nus touchèrent l'asphalte.
La sensation était très différente des gravillons, c'était beaucoup plus doux, presque miséricordieux.
Mes pieds avaient eu tellement mal jusqu'à présent qu'ils en étaient devenus presqu'insensibles.
Et pourtant, cette délicieuse sensation de l'asphalte était un peu leur cri du cœur -- ils ne voulaient plus jamais entrer en contact avec les gravillons...
Je ne pouvais faire qu'un seul choix : suivre cette route goudronnée en allant à droite ou en allant à gauche.
Si vraiment Dieu m'avait montré cette route pour épargner mes pieds, il aurait pu aussi indiquer quelle direction suivre sur la route, tant qu'il y était.
Parce que là, pour le salut, ça faisait léger, quand même...
À peine avais-je eu cette pensée désobligeante qu'encore une fois, une lumière attira mon attention.
Il y avait une deuxième source de lumière,
au loin, sur la droite.
Était-ce un signe ?
Je me mis en route vers ce nouveau phare.
Et très vite, je me rendis compte de ce que c'était que cette autre lumière.
Aussi bizarre et irrationnel que cela était, aussi illogique et incompréhensible cela me paraissait,
il y avait là une cabine téléphonique.
Quel idiot pouvait s'être dit “Eh les enfants, vous savez quoi, j'ai bien envie d'aller dans la forêt et de mettre une cabine téléphonique quelque part, juste comme ça, histoire de dire”.
Surtout qu'à l'époque où celle-ci avait été installée, ça devait être un truc assez cher.
On voit assez souvent de petits téléphones rouges ou roses dans certains bars-tabacs, mais une cabine téléphonique toute seule, indépendante ? Je croyais que ça n'existait qu'en ville, et encore, dans la grande ville...
Je me suis demandée l'espace d'un instant si cette cabine n'avait pas fait quelque chose de mal pour se retrouver parachutée ici, au milieu d'absolument nulle part.
Mais d'un côté, cela faisait d'elle une âme en peine perdue toute seule au milieu de la forêt, un peu comme moi, donc. Elle me plaisait de plus en plus, cette cabine.
Mon intellect savait qu'arriver à cette cabine n'allait rien changer à ma situation, mais mon corps et mes jambes n'en avaient cure.
Faisant fi de toute logique, je me dirigeai vers elle sans la moindre hésitation.
La porte tourna sur ses gonds avec un crissement et je découvris à l'intérieur de grosses grappes de papillons et autres insectes attirés par la lumière.
En temps normal, j'aurais un mouvement de recul, mais là, je voulais être à l'abri de la pluie, comme eux peut-être. Nous étions dans le même bateau.
Curieusement, il faisait plus chaud à l'intérieur,
malgré l'absence de radiateur.
Une fois à l'intérieur, je pus constater que les quatre murs en métal me protégeaient bien de la pluie glaçante.
Sans savoir trop pourquoi, je me mis assise à l'intérieur, épuisée.
La lumière de la cabine semblait me dire gentiment que tout était fini maintenant, et que je pouvais pleurer.
Mais j'avais déjà pleuré sans relâche depuis les éclairs de tout à l'heure, et franchement, mes yeux étaient secs de chez sec.
J'avais mal partout.
Sur mes blessures, bien sûr, mais aussi dans tous les muscles.
Mes os non plus n'étaient pas en reste -- ils ne voulaient plus supporter mon poids, j'allais devoir rester assise un moment.
Il me prit l'envie, si ce n'est pas le besoin, de m'endormir ici-même, dans la cabine, sans plus d'artifices.
Mais si je dormais ici, les surveillants qui étaient à ma poursuite finiraient peut-être par me trouver.
La partie vitrée de la porte commençait assez haut, donc si je restais assise ou accroupie, normalement, j'étais invisible.
Mais en même temps, cette cabine était le seul abri contre la pluie de toute la forêt.
Donc forcément, les surveillants viendront vérifier ici, c'est logique.
Donc je ne pouvais pas me permettre de rester ici bien longtemps.
(Eh oui, les cabines téléphoniques de l'époque n'étaient pas entièrement transparentes comme maintenant ; il y avait largement la possibilité de s'y cacher.)
J'avais beau comprendre cela et savoir qu'il me fallait partir d'ici au plus vite,
j'étais tellement fatiguée que je n'arrivais plus à en avoir peur.
... Je ne sais pas trop, est-ce que c'était plutôt une sorte de détachement, d'ataraxie, ou simplement de la résignation ?
Toujours est-il que je ressentais un calme étrange qui ne m'était pas familier.
Comme si je n'étais plus moi-même.
C'était vraiment une sensation bizarre.
Est-ce que par hasard, je ne serais pas morte quand même tout à l'heure, frappée par la foudre ?
J'étais tellement retournée que je commençais à sérieusement me poser des questions ridicules.
Après tout, peut-être étais-je devenue quelque chose d'autre aujourd'hui. Peut-être que Miyoko Tanashi n'était plus qu'une idée dans ma tête...
Ça pouvait expliquer la sensation bizarre de savoir que cette cabine n'était pas ici par hasard.
C'est Dieu qui m'a conduite jusqu'ici.
Je ne pense pas qu'il se soit donné tout ce mal simplement pour que je sois au sec.
Il doit y avoir autre chose derrière tout cela, une sorte de motivation d'ordre supérieur.
Quelque chose qui m'apportera le salut...
... Mais quoi ?
Une cabine téléphonique, à la base, c'est juste fait pour téléphoner.
Mais je n'ai pas un sou en poche...
Alors que je regardai le sol, dépitée,
un reflet cuivré que je n'avais pas vu jusqu'à présent attira mon regard.
Je l'observai un moment, absolument incrédule ; c'était trop énorme.
J'aurais pu jurer qu'il n'y avait pas de pièce de 10 yens ici tout à l'heure.
Quoique, ce n'était peut-être pas une pièce de monnaie...
Si, c'en était bien une.
Elle est apparue comme ça, d'un seul coup. Elle n'était pas là avant, j'en suis sûre !
Mais alors... ça aussi, c'est un signe de Dieu ?
Je dois me servir de cette pièce pour passer un coup de fil ?
OK, d'accord, un coup de fil. Mais à qui ?
Il n'y avait pas de bottin dans cette cabine.
Je ne pouvais composer que l'un des numéros de téléphone que je connaissais.
... Donc Dieu m'ordonnait de passer un coup de fil à quelqu'un que je connaissais...
Mais je n'avais qu'une simple pièce de 10 yens.
C'était le minimum pour faire fonctionner l'appareil, ça ne suffirait que pour un seul appel de quelques secondes.
En tout cas, pas assez pour expliquer la situation en détails à la personne que j'appellerai.
Il veut peut-être me mettre au défi, comme je l'ai fait avec lui tout à l'heure...
J'avais encore une fois une chance de faire changer le Destin...
Je sortis précipitamment de la cabine et lançai un regard furieux vers le ciel, les yeux plissés pour éviter les gouttes de pluie.
Dans ma tête, je hurlai.
Je hurlai à Dieu que son défi était un acte petit, mais que je le relevais quand même.
Alors quoi,
où devais-je donc appeler avec cette pièce ?
Hein, OÙ ?
Chez moi, peut-être ?
Mes parents étaient morts, je n'avais personne d'autre !
Oui, je pouvais appeler là-bas, mais il n'y aurait personne pour décrocher.
... D'ailleurs, comme je n'avais pas payé l'abonnement pour la ligne, l'appel ne serait probablement même pas transmis.
Ma maison, c'était un peu le symbole de ma vie perdue.
C'était presque le cadavre décharné de cette vie perdue.
Seuls les regrets me poussent à retourner voir là-bas.
C'était le contraire de ce dont j'avais besoin -- j'avais besoin d'être positive, d'avoir du mordant, de vouloir tout changer.
Je ne pouvais pas appeler chez moi -- ce n'était pas la chose à faire, ce serait une erreur.
Je dois utiliser cette pièce pour miser sur le futur.
Le futur.
Le futur, hein ?
Mais c'est quoi, mon futur ?
Et là, sans crier gare, il y eut un nouvel éclair, tellement près que j'en eus mal aux oreilles et que j'en fus aveuglée.
Prostrée à terre, les mains sur les oreilles et les yeux fermés, des souvenirs me revinrent en mémoire.
Je revis mon père juste avant sa mort.
Il était couché sur un lit d'hôpital, il avait très mal, mais il me parlait, il tentait de me dire quelque chose de très important.
— Si jamais...
Papa devait mourir...
va voir le Professeur Takano.
Le professeur Hifumi Takano.
Répète son nom pour voir ?
— Hi
fu
mi
Takano ?
— C'est bien.
Le professeur Hifumi Takano.
Il m'a beaucoup aidé autrefois.
Je suis sûr
qu'il te
*khof*
*kheheu*
*khrrrrrhhh*
— Papa, Papa ! Papa ! PAPAaaa !
Les médecins firent irruption dans la pièce, très agités.
Mon père essayait encore de me dire des choses,
mais eux lui crièrent de se taire. Je ne pus distinguer ses derniers mots.
... Non, ce n'est pas vrai. En fait, j'ai pu entendre ce qu'il me disait.
Je l'avais écouté avec attention.
J'avais tout distingué, mais je n'avais pas voulu me souvenir de la voix raillée et souffrante de mon père. J'avais réfuté l'existence cette voix...
Mais mon père m'avait transmis une dernière chose avant de mourir.
Une dernière chose que mes oreilles avaient captée et que ma mémoire avait gardée !
Il m'avait donné une suite de chiffres.
... Je déglutis très fort.
Oui...
Oui, c'était...
un numéro de téléphone.
Mon père savait que je n'avais plus de famille, il était bien placé pour le savoir.
C'est pour ça qu'il m'a dit de demander de l'aide.
Il m'a parlé de Hifumi Takano !
Et il a essayé de me donner son numéro de téléphone, pour que je puisse le joindre...
Mais comment est-ce que j'ai pu ne pas écouter une information aussi précieuse ?
Mon père savait qu'il n'en avait plus pour longtemps à vivre, il a su que ce serait sa dernière chance quand il a commencé à tousser, c'est pour ça qu'il m'a parlé, malgré la douleur et les ordres des médecins !
Et ce n'était que grâce à cet éclair qu'enfin, j'en retrouvais un souvenir net.
Je n'avais jamais réfléchi à ces chiffres, puisque je ne savais pas que je les savais, mais ils me sortirent tout naturellement de la bouche.
Je composai le numéro sur le cadran.
Pas d'erreur possible.
C'est le numéro du professeur de mon père. Celui du Professeur Takano.
Mais au moment où j'allais placer mes 10 yens dans la machine, ma main s'arrêta net.
Si jamais mes souvenirs ont eu la moindre imperfection, je suis foutue.
Allons, tu n'as pas à hésiter.
Il n'y a aucune erreur possible.
C'est ce numéro et pas un autre.
Et dépêche-toi de passer cet appel, avant que tu n'oublies l'ordre des chiffres...
Ma décision prise, je soulevai le combiné et introduisis ma seule pièce de monnaie.
La ligne prit vie et une tonalité se fit entendre.
La machine attendait mes ordres.
Si jamais ça ne marche pas... ce n'est pas grave, je n'aurai qu'à mourir.
Je retournerai dans la forêt et j'attendrai à nouveau la foudre.
Je peux aussi simplement me coucher à-même le sol et attendre que la boue m'étouffe ou que la pluie me noie.
Je peux même encore me coucher sur l'asphalte et attendre que la ou les prochaines voitures m'écrasent...
Ou bien alors, cette pièce marche, et retourne mon destin dans tous les sens pour en retirer toute ma malchance !
Sans la moindre hésitation, je composai le numéro -- d'une seule traite.
Ma main était sûre.
Il fallait faire tourner le cadran lentement pour composer chaque chiffre du numéro,
sinon je tomberai sur quelqu'un d'autre.
... C'était particulièrement énervant. Mes souvenirs menaçaient de disparaître de ma mémoire à chaque seconde qui s'écoulait !
Après avoir composé le dernier chiffre,
je tendis l'oreille, attendant l'arrivée du signal à l'autre bout de la ligne.
Je ne pouvais que prier pour que le numéro fût le bon.
Et je n'avais pas la moindre idée de ce que je pourrais lui dire, au professeur Takano -- si tant était que c'était bien lui qui décrocherait.
Où allais-je atterrir ?
Que pouvais-je donc faire, maintenant ?
Que devais-je lui demander ?
Est-ce que je devais simplement lui parler de mes problèmes ?
Le téléphone n'était pas gratuit, loin de là.
Avec 10 yens, j'allais pouvoir parler quelques secondes, mais pas beaucoup plus.
Le numéro était attribué.
Le poste de téléphone, là-bas, commençait à égrener les sonneries.
Qu'est-ce que je fais, s'il répond ? J'aurais moins d'une minute pour tenter d'obtenir de l'aide !
Je peux peut-être raccrocher maintenant ?
Comme ça, la pièce ressort de l'appareil.
Et une fois seulement que je me serai bien mise d'accord sur ce que je devais lui dire, je pourrais le rappeler...
Au moment où j'allais éloigner le combiné de mon oreille pour raccrocher, quelqu'un, à l'autre bout, décrocha.
— Oui, allô ?
Ici Takano.
— ... Ah...
Je crus bien que j'allais m'étouffer.
Mes souvenirs avaient réellement été exacts !
La personne qui avait décroché était un homme adulte, mais je n'aurais pas su dire son âge.
Mon père en avait toujours parlé avec beaucoup de respect, sûrement eu égard à son âge.
Mais après tout, c'était franchement pas ça le plus important.
Je devais trouver de quoi lui parler,
vite !
— Euh,
je...
Euh...
Professeur Takano ?
Je veux dire,
je suis bien chez M. Hifumi
Takano ?
— ... ?
Oui, c'est bien moi, mais qui êtes-vous ?
La personne avait l'air méfiante.
En même temps, comment lui en vouloir ?
Je ne m'étais même pas présentée et je posais des questions, n'importe qui prendrait la mouche...
— Ah, pardonnez-moi !
Tanashi.
Je veux dire, je m'appelle Miyoko Tanashi.
— Madame Tanashi ?
Oui, et ?
— Euh, mon père m'a dit d'appeler le professeur Takano.
Mon père s'appelait Takemitsu Tanashi.
— ... Tanashi,
Tanashi...
... Aaaah, oui, Tanashi !
Oui, bien sûr ! Aaaah...
Sa voix changea du tout au tout.
Apparemment, il se souvenait encore de son ancien élève.
— Je suis sa fille !
Mon père m'a ordonné de vous appeler, en fait...
— Pourquoi donc, il lui est arrivé quelque chose ?
Rah, mais j'ai pas le temps !
La pièce de 10 yens va pas tenir éternellement, il faut aller à l'essentiel !
— Mon père et ma mère... sont morts dans un accident de train.
Sur son lit de mort, il m'a dit de vous appeler.
— Quoi, Tanashi est mort ?
Oh, je vois...
Alors vos parents sont morts ?
C'est vraiment une nouvelle terrible.
Tanashi était l'un de mes élèves lorsque j'étais encore professeur à l'université, oui.
C'était un jeune homme très sérieux dans ses études.
Je crois que la dernière fois que je l'ai vu, c'était justement lors de son mariage.
Apparemment, il ne savait pas que mon père avait eu un enfant.
Mais il s'était souvenu de mon père,
et ça, c'était vraiment une sacrée chance.
— Et donc, que me voulait-il ?
— Euh, eh bien...
Merde, qu'est-ce que je lui dis ? QU'EST CE QUE JE LUI DIS ?
Moi, mon père m'avait juste donné l'ordre de l'appeler, ce professeur Takano.
Je ne savais pas quoi ni comment le lui dire.
J'étais persuadée que la ligne allait couper dans les prochaines secondes.
Et plus j'y pensais, plus je devenais nerveuse...
Sur un téléphone normal, il n'y a aucun signal pour prévenir de la coupure imminente de la ligne.
Mais moi, est-ce que c'était par un signe des dieux ou pas, j'eus soudain conscience que l'appel allait couper.
Je ne pouvais plus dire qu'une seule phrase, et encore, une courte !
Il me fallait lui dire ce que moi, je lui voulais !
— Je vous en supplie, sauv--
J'étais encore en pleine phrase lorsque le signal fut abruptement coupé.
Il n'a pas pu entendre ma phrase en entier, je n'étais même pas sûre qu'il avait compris le peu que j'avais dit.
Je ne pouvais que prier pour qu'il devinât au son de ma voix que j'étais en grand danger.
Je n'entendais plus rien dans le combiné -- les dés étaient jetés.
Mais au moins, j'avais pu échanger brièvement quelques mots avec ce M. Takano.
Ce n'était pas une personne imaginaire.
Il existait vraiment, il était vivant, et il connaissait réellement mon père. Mon père n'avait pas menti ni déliré pendant ses derniers instants.
Si mon père lui tenait suffisamment à cœur, avec un peu de chance, il va vouloir me rendre visite pour faire son deuil.
Il découvrira alors que j'ai été placée en orphelinat, c'est inévitable.
Et alors, il viendra me voir à l'orphelinat, et il m'adoptera... ou pas ?
Je pensais ne plus pouvoir pleurer, mais d'un seul coup, ma vision se troubla par les larmes.
Je croyais qu'il n'y avait plus d'espoir.
Je n'aurais jamais pensé que ce serait aussi rassurant de découvrir une maigre lueur d'espoir. Je n'aurais jamais cru que ça redonnait autant de courage...
La voix que j'avais entendue à l'autre bout du fil avait été très gentille, très chaleureuse.
Mon père avait sûrement réfléchi à mon sort tout le temps où il avait été transporté à l'hôpital.
Je parie qu'il ne m'a parlé que de la seule personne en qui il savait qu'il pouvait avoir confiance.
Et cette personne, c'était ce fameux Hifumi Takano.
Donc en toute logique, je pouvais moi aussi lui faire confiance !
Il se mettra sûrement à ma recherche !
Mais il ne le fera certainement pas tout de suite, pas aujourd'hui ou demain.
Il va falloir que je sois patiente jusqu'à ce qu'il vienne.
Peut-être devrai-je attendre seulement quelques jours.
Mais probablement plutôt un mois.
Peut-être même plus, qui sait ? Enfin bon, bref, il va falloir m'armer de patience, quoi...
En attendant, je ne pouvais pas rester dans cette cabine, les surveillants risquaient de m'y découvrir.
Je dus me résoudre à retourner sous la pluie glaciale.
Curieusement, elle l'était un peu moins maintenant -- mais c'était peut-être mon imagination.
Quand je pense qu'il y avait à peine quelques minutes, je pensais rester ici à attendre la mort...
Alors que justement, maintenant, c'était tout le contraire :
je sentais une force et une volonté en moi qui me poussaient à survivre, coûte que coûte.
Mais cette volonté de vivre ravivait la douleur dans mes blessures et dans mes muscles.
L'abandon et l'attente de la mort avaient au moins eu le mérite de me rendre insensible à ces douleurs.
Mon objectif était désormais d'attendre la venue du professeur Takano.
Je devais aller à La Miséricorde.
J'irai là-bas pour attendre mon sauveur.
Peut-être que mon orphelinat n'osera pas avouer que j'ai fui ailleurs.
Mais je suppose que La Miséricorde ne m'empêchera pas de téléphoner.
Je le rappellerai pour lui dire où me trouver, tout simplement...
... Mais n'allons pas trop vite en besogne ; déjà, il me fallait trouver où c'était, La Miséricorde...
Il n'y avait aucun moyen de se repérer par ici. Je ne savais pas dans quelle direction aller -- ni même dans quelle direction ne surtout pas aller.
Mais je ne pouvais pas non plus rester plantée là comme une idiote.
Je devais me mettre en route.
Je devais chercher un autre endroit où je pourrais m'abriter de la pluie.
Je devais trouver quelqu'un pour demander mon chemin et me rendre à La Miséricorde.
Ma vie perdue, eh bien, je la reprendrai à la force du poignet. Enfin, un mince fil blanc s'était révélé à moi pour me montrer le chemin hors du labyrinthe...
Le froid et la douleur assaillaient mon corps tout entier. Mais je ne pouvais pas mourir, pas avant l'arrivée du professeur Takano...
Est-ce qu'au moins, il ne pourrait pas y avoir de voiture ?
Il n'y a sûrement que les gens du coin qui passent par ici, je pourrai demander mon chemin.
Par contre, il vaudrait mieux éviter la police.
Les surveillants ont certainement prévenu les forces de l'ordre que je m'étais enfuie. Elles me ramèneront là-bas sans ménagement.
... Oui, si elles m'attrappent, je serai de nouveau à la case départ.
Mais quoi qu'il en soit, j'aimerais bien ne serait-ce que voir quelqu'un...
Parce que là, ça fait un moment que je marche sur la route, et il fait très sombre. Et tant que je ne croiserai personne, je ne saurai pas où aller...
... Depuis combien de temps est-ce que je marche au juste, moi ?
... Bon sang, pas la moindre voiture à l'horizon.
Alors que je commençai à divaguer et à me demander si le monde n'avait pas été détruit pendant que je me cachais dans la cabine de téléphone tout à l'heure, enfin, une voiture apparut au loin.
À peine avais-je entendu le bruit du moteur que je m'étais retournée ; au loin, la lumière des phares se rapprochait.
Qu'est-ce que je fais ?
Je me mets sur la route, pour la forcer à s'arrêter ?
Après tout, il faisait nuit noire.
Si je me contentais de faire signe de la main depuis le bas-côté, je n'étais pas sûre d'attirer l'attention du conducteur.
Mais si je restais au milieu de la route, à moins de faire très attention, je pouvais aussi tout aussi bien me faire écraser, et là, tout serait fini pour moi...
... Pendant que je me posais encore toutes ces questions, la voiture continuait sa route, s'approchant de plus en plus.
Tout à l'heure, lorsque j'ai téléphoné, je suis restée un moment sans trop savoir quoi faire, un peu perdue.
Alors cette fois-ci, il me faut réfléchir avant d'agir.
Et vu que je ne sais pas trop quoi faire, eh bien tant pis, laissons cette voiture passer. Il y en aura d'autres.
Alors que j'étais encore en train d'y réfléchir, j'entendis les pneus de la voiture crier alors qu'elle pilait nette juste un peu avant ma hauteur. Je dois avouer que je ne m'y attendais pas du tout.
Je crois que depuis que la foudre est tombée tout près de moi et que j'ai eu cette expérience un peu surréaliste avec Dieu, j'ai un peu perdu le sens des réalités.
Perdue dans la forêt sombre, au milieu de la nuit, j'avais peut-être tout simplement commencé à perdre la raison et à ne plus savoir réfléchir proprement.
Parce que bon, il faut être logique, hein.
Si la voiture pile toute seule, d'elle-même, juste après m'avoir vue, c'est que le conducteur ou le passager me connaissent.
... Et des gens qui me connaissent par ici, il n'y en a pas des masses...
Lorsqu'enfin mon cerveau arriva à cet endroit dans la démonstration, enfin, la peur me saisit et parcourut tout mon corps.
Je partis comme une dératée.
Dans mon dos, des voix haineuses m'ordonnaient de rester où j'étais et de ne plus bouger.
Malheureusement, je n'étais plus en forme comme avant.
Mes jambes tremblaient de peur et ne bougeaient plus avec assez de coordination.
Rah, je savais que je n'aurais pas dû m'asseoir dans la cabine téléphonique !
Mes jambes veulent se reposer, maintenant... Elles n'ont plus la volonté de tenir le choc...
Quelqu'un me chopa par le dos du col, puis m'enserra le cou d'une seule main -- si fort que je crus bien étouffer.
J'entendis vaguement l'une des coutures de mes vêtements craquer.
Je fus projetée à terre, dans une flaque d'eau, sur la route. Le surveillant se jeta sur moi, me plaquant et m'immobilisant au sol.
... Cette fois-ci, je n'avais plus de doigt dans ma bouche.
Je ne pouvais plus que tenter de me débattre.
Soudain, comme un coup de jus, les souvenirs des punitions terribles dont m'avait parlé Eriko me revinrent en mémoire.
Celui qui avait raté son évasion et qui avait été repris avait été puni “en grande pompe”, pour en faire un exemple de ce qui attendait les autres.
“Le supplice du canard sans soif”, ”le supplice de la chenille écrasée”,
“le supplice des porcs sans pattes”.
Des noms horribles et inoubliables me revinrent en tête, tous plus glauques les uns que les autres.
Je fis tout ce que je pus, criant d'une voix suraiguë pour attirer l'attention, mais rien n'y fit ; il était bien trop tard.
Je fus installée sans ménagement sur la banquette arrière, un surveillant de chaque côté.
Pourquoi ne me laissaient-ils pas partir ?
... Probablement pour m'empêcher de révéler au monde les atrocités qu'ils nous font subir chaque jour.
Alors qu'ils avaient vociféré comme des fous lorsqu'ils m'avaient couru derrière, les trois hommes se muraient maintenant dans un silence assourdissant.
J'avais l'impression d'avoir embarqué pour les enfers, sous la surveillance de plusieurs faucheuses.
J'étais arrivée à la fin du voyage -- ma chance ne me sauverait pas de là, c'était sûr et certain...
Et pourtant... j'avais quand même de l'espoir.
Après tout, j'ai pu parler au professeur Takano.
... J'étais sûre qu'il viendrait à ma rescousse.
Je ne savais pas quand il arriverait pour me sauver, mais il serait certainement là bientôt -- dans quelques jours, tout au plus.
Alors, je pris une grande décision : Je me jurai de survivre, survivre coûte que coûte, même en dépit du bon sens. Si je survivais à cela, j'étais certaine d'obtenir mon salut...
Je n'avais pas la moindre idée des horreurs qui m'attendaient.
Mais une chose était sûre, je ne me laisserais pas mourir, ah, ça non.
Ils vont voir ce qu'ils vont voir, je survivrai, je leur montrerai !
J'ai déjà trouvé et attrapé le fil d'Ariane qui me conduirait hors du labyrinthe. Il n'y avait pas aussi une légende par chez nous avec un bouddha qui lance un fil d'araignée en contrebas vers les enfers pour sauver quelqu'un ? Eh bien ce quelqu'un, ce serait moi !
Il me fallait juste tenir le coup jusqu'à ce qu'il se décidât à tirer sur le fil pour me hisser jusqu'au paradis...
La voiture finit par s'arrêter.
... Comme je m'y étais attendue, nous étions de retour devant les grilles principales de l'orphelinat.
Les surveillants à mes côtés m'appuyèrent chacun très fort sur une épaule, pour être bien sûrs que je ne pourrais plus tenter de m'enfuir.
Moi qui n'avais que la peau sur les os, en plus. Ça me fit très mal.
... Et puis, ce serait mentir que de dire que je n'avais pas peur.
Je n'avais aucune idée du ou des châtiments qu'ils allaient m'infliger...
Je fus poussée à travers la porte de service et fus enfin libérée de la torture de la pluie.
... Même si à bien y réfléchir, ce genre de vocabulaire n'était pas trop approprié.
Nous étions au milieu de la nuit, l'heure du couvre-feux était passée depuis bien longtemps.
Normalement, l'orphelinat aurait dû être calme et silencieux.
Et pourtant... Il y avait pas mal de bruits différents.
Et curieusement, des bruits un peu étranges, un peu bizarres.
Une douche qui avait apparemment oublié comment on arrêtait l'eau.
Et puis ce bruit que je détestais, le métal contre le métal.
Et puis des cris, des hurlements, haineux.
Un mauvais pressentiment me remonta le long de la colonne vertébrale, comme une chenille sur un tronc d'arbre.
C'était franchement un sentiment difficile à décrire, même avec de l'imagination...
L'un des surveillants toqua à la porte de la salle des équipements, et celle-ci s'ouvrit à la volée.
Immédiatement, les cris se firent plus forts.
La scène qui se déroulait à l'intérieur me sauta littéralement aux yeux, mais...
je n'étais pas vraiment en mesure de comprendre immédiatement ce qu'il se passait.
Deux surveillants étaient en train de hurler sur un pauvre tapis de sol en lui tapant dessus avec des sabres de bois.
Le tapis de sol était l'un de ces longs trucs
que l'on met pour réceptionner les chutes
avant ou après les sauts aux agrès.
Mais je ne me souvenais pas les avoir jamais vus enroulés comme ça...
Ce tapis était maintenu fermé avec des cordes, et il était placé à la verticale, dans le coin de la pièce.
Et les surveillants le frappaient comme des ânes bâtés...
Mais une chose restait incongrue. D'habitude, on parle à des êtres humains.
Mais là, ils parlaient à ce matelas, ils l'insultaient à tout bout de champ. On aurait pu croire qu'ils avaient vraiment perdu la tête...
Alors, je vis quelque chose dépasser en haut du matelas.
C'étaient...
des chaussures !
Les chaussures de qui, d'ailleurs ?
Je sentis soudain la peur me raidir tout entière et m'empêcher de réfléchir plus avant.
Un homme apparut alors dans mon champ de vision.
Son petit doigt était entouré de bandages.
Mes yeux firent lentement le trajet depuis ce petit doigt,
remontant lentement le bras, puis plus haut,
pour arriver enfin au visage de cet homme.
Le regard de fou furieux avec lequel il me dévisageait me donnait l'impression qu'il voulait m'arracher les yeux.
Je voulus crier, hurler de peur, n'importe quoi pour extérioriser ce sentiment.
Mais rien ne sortit, rien du tout. Je devais avoir l'air d'une carpe qui ouvrait et fermait la bouche hors de l'eau, en train de s'étouffer.
L'animal en face de moi se mit à hurler, me montrant son auriculaire meurtri.
Je ne sais pas s'il m'abreuva d'insultes ou s'il était simplement en train de rugir,
mais le sens était compréhensible, même sans véritables mots.
J'avais peur.
Je ne voulais pas mourir.
Je voulais vivre, je voulais survivre.
Si je survivais, je savais que le professeur Takano viendrait me chercher.
Alors, poussée à l'envie irrésistible de vivre, je cédai à la peur.
— Pardon ! Pardon, pardon, pardon !
J'voulais pas, je voulais pas, pardonnonpardonj'voulaispas !
AaaaaaAAAAhhh !
La main bandagée me saisit violemment les cheveux et me tira à elle, puis me traîna en arrière.
Je ne pouvais plus rien faire, sinon pleurer et m'excuser, en espérant obtenir une punition même un tout petit peu allégée.
Alors, je me mis à m'excuser comme un automate cassé.
Comme un robot dont la mécanique s'emballe, je me mis à me confondre en excuses, jusqu'à ce que le mécanisme cède.
J'étais devenue leur jouet, mais au lieu de faire grincer mes rouages, je m'excusais, jusqu'à en cracher du sang.
Pendant que l'homme m'emmenait ailleurs, je vis les douches communes.
La porte était ouverte et laissait filtrer des cris de colère.
Par l'embrasure de la porte, je pus, encore une fois, voir un spectacle bien étrange.
Sous un pommeau de douche ouvert à fond sur l'eau froide...
ils avaient couché un grand casier en fer.
Je n'arrivais pas à imaginer la logique derrière un truc aussi abscons.
D'ailleurs, c'était même pire, puisque deux surveillants, là aussi, frappaient le casier avec des sabres en bois, de toutes leurs forces.
Et c'était ça qui faisait ce bruit métallique que je détestais tellement...
Apparemment, ils n'avaient pas voulu me montrer ce petit passe-temps.
Mon tortionnaire me tira les cheveux vers le haut pour me redresser, puis me fis marcher en sens inverse pour m'empêcher de les observer.
Mais en fait, cette théorie s'avéra fausse.
Non, il ne m'avait pas tourné la tête pour m'empêcher de regarder.
Il avait voulu me montrer autre chose, qui se passait de l'autre côté...
De l'autre côté, il n'y avait que la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure.
Normalement, puisqu'il faisait nuit, j'aurais dû ne rien pouvoir distinguer à cause des ténèbres.
Mais pour une raison qui m'échappait, toutes les lumières de la cour étaient allumées, et on y voyait comme en plein jour.
Et là, je la vis.
Au milieu du poulailler,
***** était ******** *****'** ***.
... Mais enfin, c'est pas vrai ?!
Mais si *** ****** *'********** ****, elles pourraient ** ******* !
Je ne rêvais pas, c'était bien la coiffure d'Eriko.
Mais que font-ils ?
Ils ********* du ***** *** ** **** ?
Mais s'ils font ça, *** ****** vont *** ****** *** **** !
Quelle horreur, quelle cruauté !
— NOOOOOooooooooooooooooooon !
Pardon,
non, lâchez-moi,
laissez-moi !
J'veux pas, j'vous d'mande pardon, PARDON, m'emmenez pas !
AaaAAAAAA !
Je veux pas mourir, JE VEUX PAS MOURIR !
Je dois absolument rester en vie, si je survis, le professeur Takano viendra me chercher !
Enfin, j'arrivais à ma destination, apparemment : les toilettes privées des surveillants.
Elles sentaient extrêmement fort l'ammoniac, l'odeur me prit immédiatement au nez.
Mais dans cette pièce des toilettes, il y avait au sol *** **** ** ***, et je ne voyais absolument pas son rôle.
Que pouvaient-ils bien faire avec *** **** ** *** dans les toilettes ?
Ne me dites pas qu'ils vont me ****** ****** pour me ******* **** ** ***** ******** ?
C'est pas possible, c'est ********, je ne veux pas !
— Tanashi...
Ça, c'est une punition trèèès spéciale, juste pour les petites filles pas sages qui ont enfreint le règlement.
Mais après tout, c'est normal. Tant que tu respectes le règlement, tout va bien.
Mais si tu triches, il faut te punir, c'est la loi.
— Non, NON ! Pardon, pitié, tout mais pas ça !
J'recommencerai plus, c'est promis, mais me faites pas ça !
Non, lâchez-moi, arrêtez !
Pas ça !
Pas ça, pas ** **** !
Non, arrêtez, vous me faites mal, non, NON, aïe, AÏE !
NooooooOOOOOOOOOOON !