— *snif*
*snif*, *snif*
*snif*, *snif*
... Depuis quand donc étais-je dans cet état-là ?
Je ne le savais pas, tout comme je ne savais pas non plus depuis quand grand-père était à mon chevet.
Il me caressait gentiment la joue.
Je lui saisis fermement la main et la pressai sur mon visage enlarmé.
— ... ... Alors, ça va mieux, tu t'es un peu calmée ?
— Péépé ! Pépé !
*snif*
Aaaaaaaaaah !
Grand-père plaça son autre main gentiment sur ma tête.
Tout doucement, je finis par retrouver mon calme...
Je jetai un œil autour de moi ; j'étais au milieu d'une pile de documents qui n'étaient pas encore bien triés.
J'avais apparemment eu une très mauvaise idée en décidant de trier ces papiers en m'installant sur le tapis confortable qui ornait la pièce.
La tâche simpliste m'avait ennuyée et je m'étais finalement endormie, tombant en avant.
Et c'est là que j'avais eu ce cauchemar, cette réminescence de mon passé dont je me serais bien passée.
— Quand on dort comme ça sur le ventre, on fait souvent de mauvais rêves.
... Il est tard, de toute façon. Miyoko,
va dans ta chambre et dors.
— Mais c'est rien, je suis pas fatiguée !
Je viens de faire une sieste, je peux encore continuer un moment !
Et puis, j'ai presque fini.
Autant le finir avant de me coucher.
— Tu as de l'école, demain.
Si tu ne vas pas te coucher maintenant, la maîtresse va encore te gronder parce que tu bâilleras pendant la classe.
Il était vrai que ces jours-ci, je me couchais très tard.
C'est pourquoi j'avais toujours sommeil à l'école.
La maîtresse l'avait d'ailleurs consigné dans mon carnet.
— Ne t'en fais pas,
quand j'aurai fini, je me couche.
Alors laisse moi finir, ok ?
Et puis, toi aussi, tu n'as pas le temps de t'occuper de moi, il n'y a plus beaucoup de temps !
Il faut terminer ta thèse !
Si j'avais bien compris, il présenterait bientôt ses études devant plusieurs professeurs.
Grand-père était bien sûr passionné par ses recherches, mais tout seul, il était limité dans ce qu'il pouvait faire.
S'il voulait continuer plus loin, il lui fallait de l'aide.
C'est pourquoi il devait bien faire comprendre à ses futurs auditeurs que ses recherches permettraient de décrypter l'un des mystères de l'humanité, et qu'elles étaient donc très importantes.
Le problème étant que sa thèse était compliquée,
donc il ne pouvait pas la faire lire à n'importe qui.
Pourtant, un jour, il trouverait bien quelqu'un qui aurait le niveau de connaissances requis.
Grand-père avait continué ses recherches tout seul jusqu'à aujourd'hui, croyant dur comme fer trouver un partenaire par la suite.
Oh, bien sûr, moi aussi, je voulais l'aider.
Mais je ne pouvais pas faire grand'chose, à part séparer et trier les documents ou bien ses stylos et ses plumes.
J'essayais aussi parfois de le remplacer à certaines tâches ménagères, pour lui permettre de se consacrer au maximum à l'écriture de sa thèse.
Grand-père me disait souvent que je l'aidais beaucoup, mais ce n'était franchement pas mon impression.
Quand je serai plus grande, je voudrais apprendre plein de leçons,
pour pouvoir entrer dans une grande université,
comme ça je pourrai étudier auprès des meilleurs
et enfin réellement lui apporter mon aide dans ses recherches.
Pour l'instant, mes notes à l'école étaient plutôt moyennes. Et puis, je n'aimais pas trop les cours.
Mais un jour... Un jour, j'aimerais bien me donner à fond dans les études.
Pour pouvoir ensuite être vraiment utile et aider grand-père dans ses travaux...
Si jamais grand-père devait tomber malade et avoir besoin d'un nouveau cœur,
alors...
... Sans hésitation, j'ouvrirai ma poitrine et lui donnerai le mien.
S'il a besoin d'un poumon, je lui donnerai les miens.
S'il a besoin d'un rein, il aura l'un des miens.
Et je ne dis pas ça parce que je suis folle ou inconsciente.
Pour moi, c'est la moindre des choses.
S'il s'était mis à ma recherche même un seul jour plus tard...
... Je ne serais probablement plus de ce monde pour en parler.
Ou bien alors, si j'étais vivante, je serais une loque humaine,
une poupée sans vie, sans cœur, sans âme.
C'est seulement parce qu'il est venu me chercher que j'ai pu réellement vivre.
... Oui, s'il n'avait pas fait aussi vite pour me rechercher, je serais morte.
C'est pourquoi ça ne me dérangerait pas de sacrifier ma vie pour lui.
Après ce qu'il a fait pour moi, je considère presque que c'est ce que je pourrais encore faire de mieux pour me rendre utile. Et puis, comme ça, je deviendrai une part de lui-même.
Mais même si j'aimerais rester avec lui pour toujours... je sais que l'être humain ne vit pas éternellement.
J'avais déjà perdu mes deux parents, dans un accident soudain.
Qui sait ? Ça pourrait être encore une fois le cas.
Un beau jour, d'un seul coup, sans crier gare...
tout prend fin, sans vous demander votre avis.
Je ne me remettrai jamais de la mort de mes parents, très probablement.
Mais grand-père est là,
alors, j'arrive à ne pas être trop triste.
Mais lui non plus n'est pas éternel.
Il peut tout à fait disparaître du jour au lendemain, pour une raison impossible à deviner à l'avance.
... Comme mes parents.
C'est pourquoi j'aimerais autant être une partie de lui.
Comme ça, il peut lui arriver n'importe quoi, nous partagerons le même destin, accident, maladie, peu importe, rien ne pourra plus nous séparer.
Je ne veux plus jamais connaître la solitude dans ma vie.
Je veux rester avec lui, avec grand-père, jusqu'au bout.
J'aimerais pouvoir l'aider, pour toujours.
— ... Bon, d'accord.
Mais dès que tu as fini de trier ces documents, tu te couches, c'est compris ?
Tu me le promets ?
— Oui, je te le promets.
Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer.
Il me fit un sourire fatigué, puis repartit s'asseoir à son bureau.
Mes larmes séchées me démangeaient un peu.
J'allai me laver le visage au lavabo, puis me brossai les dents.
Je regardai alors le reflet de mon visage dans le miroir.
... J'avais beau m'observer et me scruter scrupuleusement, je ne voyais sur mes traits aucune ressemblance avec grand-père.
En même temps, c'était normal.
Nous n'étions pas liés par le sang.
J'imaginais bien qu'il avait aussi de la famille, de la “vraie” pour ainsi dire, mais jusqu'à présent, nous n'en avons jamais parlé.
Il n'avait jamais eu l'air de vouloir aborder le sujet, d'ailleurs, aussi je n'avais jamais cru opportun d'en parler.
Le problème n'était pas de savoir s'il avait une vraie petite-fille ou pas.
Liens du sang ou pas,
j'étais désormais la petite-fille de Hifumi Takano.
Et d'ailleurs, pas seulement sa petite-fille.
J'aimerais devenir plus que ça.
Je ne veux pas avoir de relation amoureuse avec lui, ce n'est pas ce que je cherche.
Je veux être liée à lui par quelque chose de plus absolu, liée par l'âme, par l'esprit.
Quelque chose qui pourrait surmonter n'importe quel coup dur.
Je suis Miyoko Takano,
petite-fille de Hifumi Takano.
... Même si finalement, grand-père m'appelle bien plus souvent Miyo que Miyoko.
Je devrais changer mon nom en Miyo Takano, en fait.
Le nom Hifumi s'écrit avec les caractères pour “un”, “deux” et “trois”.
Puisque le nom de grand-père se termine sur le “mi” par l'idéogramme du “trois”, j'aimerais moi aussi l'inclure et pourquoi pas continuer cette suite.
À partir de ce soir-là, je décidai une fois pour toutes de changer mon nom.
Sur la buée du miroir, je traçai deux caractères.
Un “trois” et un “quatre”. Takano Miyo.
Oui, ça, c'était un nom qui me conviendrait bien...
— Aaaah, Mon Colonel !
Cela fait bien longtemps !
— Takano,
arrête un peu avec ce “Colonel”, tu veux ? La guerre est finie depuis un moment !
J'ai entendu dire que tu étais tombé malade, je me suis fait du souci, tu sais ?
Mais t'as l'air en forme, et c'est tant mieux !
— Ahahahahahahahahahaha !
Grand-père m'avait souvent dit qu'il n'avait pas d'amis car ils étaient tous morts pendant la guerre.
Mais apparemment, ce n'était pas tout à fait exact.
Il restait quand même au moins encore une personne avec qui il était très lié.
Cette personne, c'était cet homme que grand-père appelait tout le temps “le Colonel Koizumi”, qui était encore dans la force de l'âge, mais qui se faisait vieux, tout doucement.
Je ne savais pas exactement comment ils en étaient venus à se connaître,
mais comme ils parlaient toujours de la guerre et d'autres frères d'armes, j'en déduisis qu'ils avaient dû faire leurs classes ensemble, ou quelque chose dans ce genre.
— Miyo, dis-moi, tu as bien grandi !
Tu mesures combien, maintenant ?
— Eh bien...
nous avons eu des tests physiques la dernière fois,
et...
il me semble que j'ai pris 2cm.
— Je vois, je vois !
Eh bien, tu en as de la chance de grandir encore !
Mange bien et surtout dépense-toi bien si tu veux encore grandir !
T'as de la chance, Takano, elle est vraiment jolie comme tout, ta petite-fille !
Monsieur Koizumi savait pertinemment que je n'étais pas née dans la même famille que grand-père, mais il disait quand même toujours que j'étais sa petite-fille.
C'était très gentil de sa part, alors je lui versai un peu plus de thé dans sa tasse.
Après avoir donné le thé et les petits gâteaux, je fis une petite courbette et m'en allai.
J'aurais bien voulu rester là à les écouter parler, à vrai dire,
mais grand-père n'aimait pas trop me parler de la guerre. Je savais que si je restais là, il finirait par me chasser.
C'est pourquoi j'avais pris les devants.
Mais je n'allai pas bien loin.
Notre pièce de réception était très grande, et je ne fis qu'aller à l'autre bout de cette pièce.
Oui, je m'éloignai de grand-père et de son invité, mais je pouvais quand même suivre leur conversation sans aucune difficulté, assise sur le grand canapé.
Comme ça en plus, si jamais ils ont besoin de quelque chose, je peux le leur rapporter ou bien me rendre utile avec autre chose.
Je voulais marquer des points dans leur estime, pour leur montrer que je servais à quelque chose.
Une fois sur le canapé, je pris un volume de l'encyclopédie, l'étalai devant moi, puis fis semblant de la lire avec grand intérêt, serrant un coussin fort contre moi.
En réalité, je tendais une oreille très attentive à leur conversation...
— Oui, tant mieux.
Tu sais, les professeurs m'ont dit que si tu étais prêt, ils pourraient déjà venir dimanche prochain.
— Oh, c'est vrai ? C'est formidable !
Merci, M. Koizumi !
— Allons, allons, ce n'est rien !
C'est simplement la preuve que le rapport que tu m'avais envoyé était très intéressant !
Tu sais, ils ont été vraiment emballés.
Ils m'ont dit que ces recherches pourraient prétendre au prix Nobel.
— Voyons, le prix Nobel ?
Non, ce serait trop d'honneur, voyons, n'exagérons rien ! Mais c'est très flatteur à entendre, je dois dire !
Grand-père se mit à rire en rougissant.
Je ne l'avais jamais vu sourire comme ça.
Ça devait être une très grande nouvelle qu'il venait d'apprendre...
... Je suppose que M. Koizumi a montré à certains professeurs la thèse que grand-père essaie de publier.
Si j'ai bien compris, ils ont l'air très intéressés.
Ce qui signifiait qu'ils reconnaissaient les travaux de grand-père !
Cela me rendit très heureuse, comme si c'était à moi que l'on venait de faire des éloges.
— Tu sais, ce qui m'inquiète le plus, c'est que je ne sais pas si tu n'aurais pas toi-même contracté la maladie.
Je ne voudrais pas que tu t'arraches la carotide tout seul, tu sais. Fais très attention à toi !
— Oui, je sais, il est possible que je sois déjà contaminé, en fait.
Mais le syndrome de Hinamizawa n'est pas une maladie qui rend infirme, on peut continuer à vivre plus ou moins normalement.
Par contre, à l'époque des débuts de l'épidémie, lorsque les habitants ont été forcés de créer le culte de la déesse Yashiro et toutes ces règles pour se limiter eux-mêmes dans leurs déplacements, là oui, ce devait être une maladie terrible...
Mais aujourd'hui, tant que la situation du quotidien n'est pas extrême, il n'y a rien à craindre.
— ... Mais pourtant, tu as pu constater de nombreux cas terribles ?
— C'est vrai, mais pour que le syndrome de Hinamizawa se déclenche, il faut surtout que le mental du patient souffre.
Si le patient vit normalement et qu'il n'a pas de soucis dans la vie, il ne risque absolument rien.
— Tu veux dire que c'est parce que c'était la guerre et que les temps étaient terribles pour ces personnes que la maladie s'est déclarée ?
— C'est exact.
Alors, tu vois ?
Pas la peine d'en avoir peur.
Le premier signe que le patient peut déceler de lui-même, c'est une tendance à la paranoïa.
Mais s'il s'en rend compte, alors il n'aura qu'à utiliser ma méthode de respiration relaxante et à prendre du repos -- environ 9h de sommeil par jour pendant une semaine --
et il pourra prévenir tout développement de la maladie.
D'ailleurs, aucun des patients qui vivaient directement sous mes ordres n'a atteint la phase terminale !
Pas peu fier, grand-père se leva alors et fit la démonstration de la gymnastique douteuse qu'il appelait respiration relaxante.
Il paraissait qu'en améliorant le flux sanguin et lymphatique dans les muscles, le corps devenait plus souple et la personne devenait plus sereine -- enfin, c'est ce qu'il disait.
Mais les mouvements à faire étaient vraiment ridicules. Chaque fois qu'il en faisait la démonstration, je m'arrangeais pour ne pas le regarder.
Je crois que c'est bien le seul point sur lequel sa thèse est criticable...
Aaaah, ces poses sont vraiment trop ridicules !
Malheureusement, il me forçait parfois à la pratiquer, en prévention.
Comme il avait eu l'air triste à chaque fois que j'avais montré des réticences, je le faisais maintenant de bonne grâce.
— Hmmm,
eh bien, si c'est le cas, c'est tant mieux, mais bon.
Le Japon a déjà perdu Hideyo Noguchi lorsqu'il a attrapé la fièvre jaune pendant qu'il l'étudiait.
Alors toi aussi, fais attention.
— Peut-être, mais les travaux du feu professeur Noguchi ont fait de lui une figure incontournable, qui est restée dans l'histoire de la médecine.
Je parie qu'en tant que chercheur, mourir de cette manière ne l'a pas spécialement dérangé.
Grand-père m'avait souvent parlé de Hideyo Noguchi.
Il était né dans une famille de paysans très pauvres, mais il a étudié avec ferveur et il est devenu médecin.
Malheureusement, à cause de sa naissance, il a toujours été méprisé par ses pairs au Japon, et il est parti à l'étranger.
Il est allé en Amérique.
Il a fait de grandes découvertes scientifiques là-bas, puis s'est attaqué à la fièvre jaune, dont les mécanismes n'étaient pas connus à l'époque. C'est en partie grâce à ses travaux qu'un vaccin put être créé.
Grand-père avait apparemment beaucoup de points communs avec le professeur Noguchi,
et c'était la personne qu'il respectait le plus au monde.
Mais en fin de compte, Hideyo Noguchi était mort en Afrique.
Il avait entendu dire que son vaccin n'avait aucun effet sur la fièvre jaune africaine.
Alors il était allé voir sur place, en Afrique du Nord,
et il était mort de la fièvre jaune, justement...
C'était toujours un risque qui menaçait le chercheur que de mourir de la maladie qu'il étudiait.
De tout temps, cela avait été un moyen efficace de mesurer le courage et la volonté des chercheurs.
Vu sous cet angle, on pouvait affirmer que grand-père était très courageux, puisqu'il avait vécu à Hinamizawa pour étudier les légendes locales.
D'ailleurs, il aimait à dire qu'il avait sûrement contracté la maladie, mais qu'il faisait son possible pour l'empêcher d'évoluer.
Pour être honnête, il m'avait expliqué que le syndrome de Hinamizawa n'avait montré des symptômes spectaculaires que pendant une période remontant -- d'après les rares traces écrites -- au bas mot à plusieurs siècles en arrière.
L'agent pathogène était devenu une bactérie tout à fait normale, un parasite vivant en harmonie avec l'être humain.
La seule raison pour laquelle la maladie s'était déclarée était que la guerre avait provoqué des situations de stress si hors-normes que les habitants infectés n'avaient pas supporté d'être envoyés sur le front chinois.
Dans une période de paix comme la nôtre, il était absolument impensable de voir la maladie se déclarer à nouveau.
Il avait l'air d'en parler sans s'en soucier le moins du monde, mais il ne m'avait jamais emmenée avec lui à Hinamizawa, donc il ne prenait pas la maladie autant à la légère qu'il voulait bien le faire croire.
Même si en théorie, le simple fait de vivre à ses côtés m'avait peut-être déjà contaminée moi aussi.
Mais cette perspective ne m'effrayait pas le moins du monde.
Après tout, grand-père m'avait bien expliqué que tant que je saurais gérer la maladie, le syndrome de Hinamizawa ne pouvait rien me faire.
C'est pourquoi même si je connaissais les détails horribles de la phase terminale de la maladie, je n'en avais pour autant aucune crainte.
Après la visite de M. Koizumi, grand-père fut d'excellente humeur.
Et il y avait de quoi...
Il semblait bien que des gens eussent pensé le plus grand bien de ses travaux à la lecture des notes qu'il avait compilées.
Ces professeurs étaient même prêts à venir directement chez nous, dimanche dans deux semaines, pour lui demander de plus amples informations.
Avec l'avènement de la médecine moderne, les zones d'ombres encore mystérieuses s'amenuisaient comme peau de chagrin.
... Le syndrome de Hinamizawa allait peut-être devenir une sorte de nouveau continent à explorer pour les chercheurs en médecine.
Tout serait décidé par leur visite, dans deux semaines.
Apparemment, nos invités seraient nombreux.
De plus, ils avaient tous des postes-clefs dans l'enseignement et dans les ministères.
Ils faisaient partie de cette catégorie de gens qui ne sont jamais satisfaits et qui continuent à glâner les récompenses, alors qu'ils ont déjà la fortune et la reconnaissance de leurs pairs.
C'était donc une chance inespérée d'obtenir des sponsors par la même occasion.
— Bon, eh bien alors, à dans deux semaines.
Je viendrai aussi pour voir comment ça se passe.
Bon courage.
— Tout ça, c'est grâce à vous, Mon Colonel.
Je vous suis infiniment reconnaissant !
— Ahahahaha !
Arrête, voyons, tout n'est pas encore gagné. On en reparlera quand tu auras obtenu des gens pour t'aider !
Et je ramènerai une bouteille très spéciale, juste pour toi et moi, tu m'en diras des nouvelles !
C'est sur ces mots que leur discussion prit fin et que notre invité prit congé.
Grand-père garda le dos courbé bien bas jusqu'à ce que M. Koizumi ne fût plus visible depuis la maison.
Apparemment, c'était à lui que nous devions d'obtenir cette chance.
C'est pourquoi moi aussi, je baissai la tête bien bas en signe de gratitude, et je ne relevai la tête que lorsque je vis, du coin de l'œil, que grand-père avait bougé.
— Est-ce que tu as entendu ?
Ma chance est enfin arrivée !
Des gens se sont intéressés au résumé de ma thèse !
— Oui, je pouvais vous entendre.
Alors ça veut dire que des gens vont venir t'aider ou te donner de l'argent pour la recherche ?
— Eh bien, nous n'en sommes pas encore là, tu sais...
Ahahahaha !
C'était pourtant un très bon signe, et présageait des meilleures auspices.
Enfin, grand-père allait pouvoir être délivré de la solitude et de l'isolement scientifique de ses recherches.
— Et alors, ce sera dimanche qui suit ?
— Oui !
Oh, je vais avoir des tas de choses à faire !
C'est la première impression qui compte, alors ma démonstration devra être parfaite !
Je vais devoir réécrire un peu mes notes, pour que ce soit plus lisible. D'ailleurs, je vais aussi m'entraîner à présenter et à expliquer certains points de détails, c'est peut-être même plus important !
Enfin bref, il va falloir faire ça sans aucune erreur !
— Ce serait bien si tu réécrivais toutes tes notes, parce que tes pattes de mouches ne sont pas toujours très lisibles, Pépé !
Si tu veux mon avis, tu devrais écrire plus grand cette fois-ci.
— Hmmm,
oui, euh, bon, enfin, nous verrons bien !
Aaah, on va avoir du pain sur la planche ! Deux semaines, ça passe vite !
— Oui, c'est vrai !
Bon, alors, je vais t'aider.
Il faudra bien faire la poussière sur tes bocaux de formol.
Je vais aussi aplatir les documents tout gondolés qui se trouvent parmi tout ce que tu as à présenter.
Tu penses qu'une nuit complète en dessous d'un tapis suffira ?
— Hmmm, peut-être, oui, je n'y avais pas pensé…
Je vais vraiment avoir des tas et des tas de choses à faire !
Miyo, tu es vraiment prête à m'aider ?
— Bien sûr !
Je ferai tout ça au lieu d'aller à l'école !
— Ah, NON Mademoiselle !
Nous partîmes tous deux dans de grands éclats de rire.
À partir de ce jour-là, grand-père s'est enfermé encore plus souvent dans sa pièce de travail.
Ce n'est pas facile de créer des documents que l'on peut montrer à un public.
Surtout qu'à l'époque, il n'y avait pas de photocopieuse ;
il fallait tout écrire soi-même, à la main.
Et puis, il fallait encore retrouver les documents dont on savait qu'ils traînaient quelque part, mais que l'on ne retrouvait plus, et encore des tas d'autres choses...
Quant à moi, que pouvais-je faire... Ah, bien sûr ! Vérifier si nous avions assez de tasses à thé dans notre service pour accomoder tous nos invités.
Et tant que j'y suis, il me semble que nous n'avons plus beaucoup de feuilles de thé, je vais devoir aller en racheter.
Et puis aussi, faire attention à ce que nous pourrions leur servir en accompagnement.
Grand-père n'est pas du genre à se soucier des petits détails comme ceux-là.
La liste des choses à faire auxquelles il ne penserait pas était longue comme mon bras !
Il fallait aussi nettoyer les vitres du salon, que les gens puissent y voir un peu plus clair, et puis encore des tas d'autres choses !
Nous fûmes vraiment très occupés, à ne plus savoir où donner de la tête. Ces deux semaines passèrent à une vitesse folle.
Je me sentis très fière de moi-même pendant ces quelques jours, car je me rendis vraiment très utile.
J'aimerais beaucoup que ce jour fût un jour mémorable pour lui.
C'est pourquoi je fis tous les soirs le vœu que nous eussions un temps magnifique...
Le jour fatidique arriva, et comme je l'avais souhaité, le temps fut splendide.
L'après-midi touchait à sa fin. Une brise fraîche délicieuse se faisait sentir.
Grand-père était endimanché dans ses plus beaux habits, ceux qu'il ne mettait presque jamais, et tournait dans son étude comme un lion en cage.
Pour ma part, je portais une robe magnifique que je n'avais guère portée qu'une seule fois, lors d'un récital de piano.
Mais contrairement à lui, je n'étais pas nerveuse le moins du monde.
En fait, grand-père était tellement comique à tourner partout en faisant les cent pas que cela m'avait rendue très décontractée.
Les professeurs ne devraient plus tarder.
Grand-père regardait par la fenêtre, scrutant la rue.
Alors nous vîmes une voiture noire s'approcher et s'arrêter devant nos grilles.
À cette époque, la voiture était, rien qu'en soi, un objet de luxe.
Très peu de familles avaient une voiture -- il y avait peut-être un élève par classe qui pouvait s'en vanter, et encore.
C'est pourquoi il paraissait normal que les hommes qui descendirent de cette voiture fussent tous habillés en smoking.
Nous sortîmes précipitamment pour accueillir nos invités.
— Bonjour Messieurs, et merci de vous être déplacés jusqu'en mon humble demeure.
Je suis Hifumi Takano.
Je suis très heureux de vous recevoir aujourd'hui...
— Laissez-moi prendre vos vestes, Messieurs...
Je me concentrai sur mon rôle -- nous avions tout préparé et nous avions chacun nos choses à faire et à dire.
Malheureusement, je n'étais plus aussi décontractée qu'avant...
Grand-père et moi étions tellement nerveux que nous bougions par à-coups, comme des automates rouillés...
— Bonjour, Professeur, ravi de vous rencontrer.
Bonjour, Mademoiselle.
Ah, c'est votre petite-fille ?
— Oui.
Miyo, dis bonjour.
— Bonjour Monsieur.
Je m'appelle Miyo Takano.
— Elle a l'air très intelligente, en tout cas.
Je suis venu aujourd'hui en lieu et nom de Maître Koizumi.
Il a reçu une mission urgente et ne pourra pas venir.
Il en était très déçu.
— ... Je vois.
C'est bien dommage, en effet.
La personne qui avait organisé cette rencontre manquerait donc à l'appel.
Grand-père avait lui aussi préparé sa meilleure bouteille pour fêter cela -- il avait l'air déçu de ne pas pouvoir donner suite à leur promesse.
— Eh bien, Messieurs, laissez-moi faire les présentations.
Voici le professeur Hifumi Takano.
Pendant la guerre, il était stationné en Mandchourie, au centre médical de dépistage. Il était le chef du département d'épidémiologie.
Il a aussi cherché comment pallier le manque de nourriture et aux carences des soldats envoyés sur le front. Nous lui devons l'invention de plusieurs des repas et boissons aujourd'hui utilisés dans les rations militaires.
— ... Eh bien, espérons que tout aille pour le mieux.
— Bonjour, Monsieur.
— Excusez-nous pour le dérangement.
Des hommes encore plus âgés que grand-père prirent tour à tour leurs chapeaux pour le saluer.
À voir leurs barbes soignées, leurs cannes en bois précieux et leurs lunettes, il paraissait évident, même à moi qui ne savait pas grand-chose du monde extérieur, que ces gens-là étaient des gens très haut placés à l'Académie.
Grand-père les traita avec le plus profond respect.
— Eh bien en ce cas, Messieurs, ne restons pas là, allons dans mon étude.
Je vous prie d'excuser l'odeur de poussière.
Laissez-moi vous montrer le chemin, par ici, je vous prie.
Miyo, prépare du thé pour tout le monde.
— Bien, Grand-Père.
Je croyais être la moins nerveuse de nous deux, mais non.
J'étais extrêmement tendue.
Ce n'était pourtant pas moi qui devais faire cette démonstration, et ce n'était pas moi qui serais soumise aux critiques de ces éminences...
Je ne sais pas si j'ai le droit d'invoquer cette nervosité comme excuse, mais en tout cas, cela ne rata pas.
La théière déjà prête à ras-bord me glissa des mains et se renversa, gaspillant tout le thé que j'avais spécialement choisi pour nos invités.
Je me confondis en excuses, puis allai en toute hâte placer une bouilloire sur le gaz.
Il me fallait juste prendre assez pour une tasse chacun, mais tout de même...
Lorsque je revins servir le thé et les petits gâteaux, grand-père était déjà en plein milieu de sa présentation...
— Je pense que le parasite perce soit un vaisseau sanguin, soit la paroi des ganglions lymphatiques pour atteindre la colonne vertébrale, puis s'introduire dans le cerveau en passant dans le liquide cérébral.
En pratiquant des autopsies, j'ai découvert souvent une inflammation cérébrale.
Nous savons aussi qu'une méningo-encéphalite éosinophilique peut se déclarer à cause d'un angiostrongylus, et je suppose que le parasite doit beaucoup lui ressembler.
Grand-père montrait certains des bocaux de formol tout en continuant ses explications.
Il devait avoir largement plus d'une centaine de cerveaux conservés ici.
Les bocaux avaient été très poussièreux, et j'avais passé plusieurs jours à les nettoyer.
D'ailleurs, j'étais plutôt fière de le voir défiler comme ça devant eux.
— Néanmoins, les symptômes déclenchés par un angiostrongylus peuvent être très divers.
Maux de tête, coma, folie...
Mais le syndrome de Hinamizawa est différent.
Il donne des symptômes pour le moins exceptionnels.
— ... Cette fameuse crise aiguë qui mène le patient à s'arracher la carotide, donc ?
— C'est exact.
C'est en tout cas ce qu'ont témoigné les soldats ayant eu la malchance d'observer le phénomène de visu.
Ce comportement d'auto-mutilation ne ressemble à aucun autre connu jusqu'à présent.
Il est unique au syndrome de Hinamizawa.
De plus, c'est un phénomène observable uniquement chez les patients en phase terminale. Je pense que cela correspond à la phase parasitaire de l'exode.
Après s'être suffisamment reproduit dans le corps de l'hôte, le parasite déclenche cette phase pour en partir.
— ... Mais alors, le sang des patients devait être plein de larves ou d'œufs de ce parasite. Les soldats n'avaient aucune formation médicale, comment auraient-ils pu se prémunir d'une contamination ?
Et pourtant, malgré cela, seuls les soldats natifs de Hinamizawa ont été touchés par ce parasite.
Comment l'expliquez-vous ?
— Au début, j'ai pensé que cela venait d'une période d'incubation très longue, mais en réfléchissant au fait que la maladie ne se déclarait que chez des gens d'une certaine origine géographique,
j'ai exploré la piste d'un facteur lié au climat de cette région.
De plus, comme j'en parle dans le prochain chapitre de ma démonstration, les traditions séculaires ancrées dan--
— Non, M. Takano, ce n'est pas possible, enfin.
Les parasites n'ont jamais été des animaux vivant en société, ça se saurait.
— Mais justement, c'est l'une des découvertes les plus fascinantes qu'a permises le syndrome de Hinamizawa, c'est un grand chamboulement dans nos certitudes...
Les vieillards se regardèrent en murmurant, contemplant d'un œil les documents que grand-père leur avait founis.
C'est à peu près à cet instant qu'enfin, je réalisai que l'ambiance dans la salle était très tendue.
— Je me suis permis de lire vos documents pendant que vous commenciez la démonstration.
Sauf votre respect, il est strictement impossible pour un parasite de contrôler la pensée humaine.
Celle-ci est créée par un organe absolument fantastique, tellement complexe qu'il ne peut être que l'œuvre de Dieu.
De plus, le processus de la pensée, la création d'une idée, est un acte extrêmement abouti chez l'être humain, qui est d'ailleurs la seule espèce animale à en être dotée sur cette planète.
Et vous soutenez qu'un parasite pût les utiliser à son avantage ?
Allons bon ! C'est inconcevable !
— ... C'est aussi mon avis.
La pensée vient de l'abandon du soi pour réfléchir d'une manière globale, synthétique.
C'est donc une condition sine qua non pour appréhender puis développer une existence en société.
Un parasite ne fait qu'une seule chose de son existence ou presque, il se reproduit.
D'un point de vue strictement biologique, nous n'avons encore jamais découvert un seul parasite pouvant prétendre vivre selon un modèle sociétal.
— Oui, d'accord, mais enfin, certains parasites influent sur les gestes de leur hôte, nous avons suffisamment d'exemples dûment observés...
— Professeur, je crois que vous vous méprenez sur une chose en particulier.
Un parasite n'influe son hôte que pour survivre ou se reproduire, qui sont deux actes rudimentaires.
L'exemple que vous citez avec le toxoplasma gondii n'est qu'une influence limitée qui rend l'hôte plus facile à être mangé par un prédateur,
dans le but d'obtenir un hôte plus important.
— C'est le même cas de figure pour les arthropodes infectés par un nématomorphe.
Lorsque la larve devient adulte, elle devient aquatique.
C'est pourquoi elle pousse son hôte à aller au prochain point d'eau pour le pousser à se noyer, de façon à pouvoir sortir de son corps.
— ... Oui, oui, bien sûr.
Je pense d'ailleurs que c'est dans ce but que le parasite du syndrome de Hinamizawa pousse son hôte à se gratter jusqu'au sang...
On connaît aussi l'exemple du ver de Guinée, qui sort de son hôte en provoquant des ulcères et des boutons et qui attend que son hôte se gratte pour sortir...
— Oui, c'est exact.
Tout ce que font les parasites, ils le font pour la survie de l'espèce.
Et vous affirmez qu'un animal aussi primitif pourrait parasiter notre cerveau p-- Non, en fait, ce n'est pas inconcevable en soi que ce parasite siège dans le cerveau humain, après tout, pourquoi pas.
Mais qu'il puisse avoir une influence directe sur le processus de pensée de l'être humain ?
Je vais être franc, je pense que vous vous fourvoyez.
C'est plus qu'une ineptie, c'est une idéologie qui sent très mauvais.
— Je ne suis pas surpris outre mesure de constater l'apparition et le développement d'un culte très particulier à Hinamizawa,
après tout, chaque région a son propre folklore.
Mais si l'on poursuit votre ordre d'idée, cela voudrait dire que chaque culte serait lié à un parasite différent, c'est ça ?
Comment voulez-vous prouver la distinction entre une évolution culturelle et le cas de Hinamizawa ?
Quel élément vous permet de faire ces affirmations ?
— Mais...
comme je vous le disais, les résultats des autopsies des soldats de Hinamizawa
m'ont donné suffisamment d'éléments qui tendent à prouver que...
— Sauf votre respect, Professeur Takano,
vos exemples sont trop peu nombreux pour pouvoir réellement servir de base à une quelconque observation empirique digne de ce nom.
De plus, comme vous l'avez dit, ces soldats étaient sur le front, en Mandchourie, une situation très particulière en soi.
— Oui, je sais bien, mais...
J'en parle plus en détail deux chapitres après.
Le syndrome de Hinamizawa ne se déclenche que lorsque l'équilibre mental est rompu à cause du stress, de la nervosité, voire d'une paranoïa...
— Vous savez, c'est quand même quelque chose de penser trouver une explication commune à plusieurs morts absolument hors-normes simplement parce qu'à chaque fois, la personne s'arrache d'elle-même la carotide.
Mais c'est précisément pour ça que l'on ne peut pas s'y fier,
parce que c'était une situation extrêmement particulière et que simplement, vous avez pu voir des cas très rares à une fréquence alarmante.
Je pense que ce n'est que le hasard et que vous, Professeur, êtes victime de gestaltisme. Vous voyez des liens logiques là où il n'y en a pas.
— Pour prouver cela, il nous faudrait les résultats d'autopsie d'une quantité faramineuse de patients.
Mais prouver vos dires par la simple réflexion théorique relèverait plus de la gageure qu'autre chose...
— Le fait de reconnaître dans certains actes le signe d'une malédiction relève d'un syndrome lié à la culture.
Mais y rajouter encore la couche du délire de parasitose...
Je crois malheureusement que tout simplement, vous avez été tellement fasciné par Hinamizawa et sa culture
que cela vous a rendu vous-même victime de ce syndrome lié à la culture.
Il ne faut pas trop vous en vouloir, cela arrive fréquemment --
même nous, nous sommes obligés de faire attention pour ne pas sombrer dans ce travers.
— Ah ah ah ah !!
Je vis grand-père devenir de plus en plus pâle.
Je ne pouvais rien faire, j'étais paralysée, sidérée.
Ils répétaient toujours la même chose, qu'ils n'avaient jamais rien entendu de tel, que c'était impossible.
Que ce n'était que le hasard, qu'il n'y avait pas assez de preuves.
Et si jamais grand-père tentait de prouver quelque chose, il recevait à nouveau toute une série de critiques.
Alors au bout d'un moment, il resta là, debout, et garda le silence...
— Mais restons positifs : chaque découverte commence toujours par se heurter au scepticisme des autres.
Et vos recherches ne font pas exception à cette règle.
Certaines recherches étaient considérées comme des inepties avant la découverte de preuves irréfutables, et ce n'est qu'après-coup que les honneurs purent être rendus à qui de droit.
Cela arrive fréquemment.
— ... Je ne suis qu'un simple amateur comparé à vous, Messieurs.
Je ne suis qu'un chercheur solitaire, je ne sors pas d'une grande université et ne fais partie d'aucune faction académique.
Je n'ai pas le genre de connexions que vous pourriez avoir.
Et tout cela me limite -- seul, je ne serai jamais capable de poursuivre les recherches plus loin.
Le syndrome de Hinamizawa existe peut-être réellement.
Mais peut-être n'est-il que le fruit de mon imagination, comme vous semblez le penser.
Mais si vous ne m'aidez pas à poursuivre les recherches jusqu'au bout, nous ne saurons jamais ce qu'il en est réellement.
— ... Si cela s'avérait vrai, cela créerait une révolution dans la communauté scientifique et dans l'appréhension de la spécificité du genre humain.
Il faut dire que votre théorie extravagante réduit la pensée et la culture humaine à des maladies dues à des parasites !
— Si jamais vous pouviez prouver l'existence du syndrome de Hinamizawa et que c'est cette infection parasitaire qui a donné naissance au culte de cette, euh, “déesse Yashiro”,
alors toutes les religions du monde,
que dis-je, toutes les idées, tous les systèmes politiques, toutes les frontières entre les pays, même, trouveraient une explication naturelle !
— En tout cas, vous voyez les choses en grand, ça aussi c'est quand même quelque chose.
Monsieur Takano, plutôt que de nous envoyer vos écrits à nous, éminents professeurs, vous devriez l'envoyer à une maison d'édition, je suis sûr que vous feriez fortune !
Grand-père baissa le regard, et je vis son poing serré trembler légèrement.
Et je le comprenais bien ! Il venait de se faire insulter !
Je ne suis qu'une petite fille et franchement dit, le monde de l'académie, je n'y comprenais pas grand'chose.
Leurs histoires compliquées me passaient bien au-dessus de la tête, mais tout de même !
Grand-père s'est battu tout seul toute sa vie pour en arriver là dans ses recherches.
Mais s'il veut trouver une preuve à ses théories, il lui faut de l'aide -- il ne peut pas aller plus loin tout seul.
Mais ceux qui pourraient l'aider l'envoient paître !
Ce n'est pas logique, ce n'est pas normal !
C'est un peu comme le problème de l'œuf et de la poule.
Si grand-père avait pu poursuivre ses recherches jusqu'au stade et jusqu'au niveau que ces idiots imbus d'eux-mêmes lui demandaient, il n'aurait pas besoin de leur aide !
Mais eux ne veulent pas l'aider s'il ne peut pas, de lui-même, atteindre des résultats impossibles à atteindre tout seul, c'est le monde à l'envers !
Et puis d'abord, quelle que soit la matière ou le domaine, les recherces commencent d'abord un peu au hasard, sur une intuition, non ?
Je veux dire, si les gens avaient déjà des raisons de croire à l'une ou l'autre théorie avant-même de commencer les recherches, alors c'est que le mécanisme est plus ou moins connu et n'a pas besoin d'être étudié !
Si les gens avaient dit la même chose à l'époque de Galilée ou de Pasteur, la Science n'en serait pas là !
... Et puis d'abord, ça ne colle pas du tout avec ce qui était prévu !
Il y a deux semaines, ils ont pourtant dit à Monsieur Koizumi que les recherches de grand-père étaient fascinantes ! Qu'ils étaient très intéressés !
C'est pas normal, c'est pas ce qu'il aurait dû se passer !
— Oui, vraiment.
C'est une étude qui m'intéresse au plus haut point.
Vous savez, le cerveau est encore un domaine très peu exploré par la Science.
— La théorie que votre ami développe est pour le moins unique en son genre.
Je la trouve incontournable de par son point de vue eugénique.
— L'homme n'est pas le fils de Dieu.
Il n'est qu'un animal façonné par son évolution.
Ce qui veut dire que selon les lois de Darwin, il s'est adapté à son environnement, et c'est pourquoi les hommes sont différents dans chaque région du globe.
Ce qui signifie aussi que l'humanité est régie par la loi du plus fort.
Il est opportun pour l'État de se pencher sur la question. Comment préserver les lignées les plus fortes, comment faire survivre les meilleurs ?
Cela pourrait donner un avantage décisif à notre nation dans les siècles à venir.
— La thèse du professeur Takano dépasse de loin la simple discipline de l'étude des parasites.
— Si jamais l'on découvre que les fous, les malades mentaux, les criminels et les esprits haineux le sont du fait d'une infection,
alors nous pourrons les traiter comme des patients “normaux”, avec un acte chirurgical.
Cela pourrait être très bénéfique pour les générations futures.
En tant qu'eugéniste confirmé, je suis convaincu que les recherches de M. Takano doivent être conduites le plus rapidement possible.
— Oui, c'est une découverte au moins aussi importante que celle de la lobotomie par Moniz.
Si jamais l'on découvre un rapport de cause à effet entre la maladie et le caractère des patients, alors l'octroi du Prix Nobel sera le moindre de ses soucis !
— Maître Koizumi, c'est vraiment une chance formidable pour nous, nous vous en serons éternellement reconnaissants.
— Bah, Takano est un homme très passionné par son travail,
mais il ne sait pas parler aux gens.
Il est toujours resté tout seul, dans son coin.
Mais aujourd'hui, il a atteint les limites de ce qu'il peut faire tout seul, et il est venu me demander de l'aide.
Je n'exige rien de vous, Messieurs, tout ce que je demande, c'est que vous alliez chez lui pour écouter ce qu'il a à dire. Décidez ensuite en votre âme et conscience.
— Allons, allons, Maître Koizumi !
Je vous assure, c'est nous qui devrions vous remercier !
— Je pars du principe que nous lui accorderons notre soutien.
D'ailleurs, le plus difficile va être de faire en sorte de ne pas se faire damer le pion par d'autres académies moins scrupuleuses...
— Je ne pensais pas retrouver un projet de recherches aussi spectaculaire dans mes vieux jours.
C'est vraiment une opportunité formidable ! Merci du fond du cœur.
C'est alors qu'on entendit quelqu'un frapper doucement à la porte. Celle-ci glissa presque sans bruit sur le côté, et la patronne apparut, la tête touchant presque le sol.
— Je suis extrêmement désolée de vous interrompre, Messieurs,
mais il semblerait que vous eussiez de la visite. Dois-je la faire entrer ?
— De la visite ? Pour moi ?
Je me demande bien qui ça peut être...
La patronne s'approcha lentement et parla d'une voix presqu'inaudible à l'oreille de Koizumi. Instantanément, son visage se fit blafard.
— Oui, bien sûr, faites-le donc entrer.
Ah, non, non, attendez, je vais aller l'accueillir moi-même...
Il se leva brusquement, mais dans le couloir, on entendait déjà quelqu'un s'approcher de leur salle d'un pas rapide et décidé...
— Maître !
Bonjour, quelle surprise de vous voir, mais que faites-vous donc ici ?
— Bonjour, Koizumi, ça fait une paye.
Eh bien, je suis venu aujourd'hui parce que j'avais quelque chose d'assez urgent à te dire, en fait. J'ai un service à te demander.
— Dites, dites !
Sans vous, je ne serais rien aujourd'hui. Je ne peux rien vous refuser !
En quoi puis-je vous être utile ?
M. Koizumi était un homme âgé, un homme haut placé, un homme important.
Bien sûr, il s'était un peu retiré des affaires, mais il avait le bras long et encore beaucoup d'influence dans de nombreuses associations.
C'était un homme respecté, auquel on obéissait en courbant l'échine ; or, il se comportait désormais ainsi envers son interlocuteur. L'homme en face de lui devait être vraiment très important.
Il était soutenu par un garde du corps très imposant. Son autre main tenait une canne, presqu'un sceptre tellement il était recouvert d'or et de pierres précieuses.
Il était tellement vieux qu'il n'arrivait plus à marcher seul,
mais son regard était encore vif. Il en imposait beaucoup.
— Eh bien, je n'irai pas par quatre chemins.
Les recherches de ton ami, là, ce...
enfin, ça, quoi.
Empêche-le de continuer.
— ... ... Pardon ?
J'ai peur de ne pas trop saisir...
— Koizumi.
Le syndrome de Hinamizawa, il ne faut pas en parler. Je veux qu'il garde ça pour lui jusque dans la tombe, c'est compris ?
Il ne faut surtout pas que ça se sache.
... Si jamais les recherches devaient aboutir...
eh bien, ce serait comme se faire mordre par un serpent en secouant un buisson.
Et pas un petit serpent, hein ?
Tu vas te faire bouffer tout cru.
C'est pourquoi je suis venu, j'ai un conseil à te donner, il faut que tu saches.
... Je n'en ai pas pour longtemps, mais tes invités vont devoir t'attendre.
Allons dans cette pièce à l'autre bout du couloir.
— Bien sûr.
Je vous rejoins tout de suite !
Koizumi sut immédiatement que quelqu'un voulait faire pression sur lui.
... Il ne savait pas d'où ça venait, mais il devait y avoir plusieurs personnes très haut placées qui ne voyaient pas d'un bon œil les recherches de son vieil ami. Il sut instinctivement qu'il serait presqu'impossible d'obtenir de l'aide...
— ... Koizumi, tu te souviens de la guerre ?
... Je veux dire, tu te souviens encore du Pont Marco Polo ?
— Non, vous délirez complètement.
Nous sommes venus aujourd'hui dans l'espoir d'obtenir des preuves plus convaincantes que celles que vous nous aviez fournies, sinon, nous n'aurions pas fait le déplacement.
Enfin, nous avions une dette envers M. Koizumi, nous devions de toute façon faire un geste de bonne volonté...
— La route fut longue, mais je pense que nous avons pris la bonne décision en venant ici.
Nous pouvons vous donner des conseils avisés sur la marche à suivre :
plutôt que de perdre votre santé et votre vision à travailler dans cet endroit mal adapté, faites donc pousser des bonsaïs.
Vous verrez, c'est très relaxant !
— Oui,
et puis, ce sera toujours mieux que de vivre au milieu de tout ce formol.
— En tout cas, votre thèse était vraiment très spéciale, ça, je dois bien le reconnaître.
Je connais bien le directeur d'une maison d'édition, si vous voulez, je peux vous le présenter.
Je suis sûr que le public saura apprécier ce genre d'intrigue scientifique.
Ils se moquaient désormais ouvertement.
Ils reniaient non seulement les efforts de grand-père en tant que chercheur, mais aussi en tant que personne.
Si jamais ils le faisaient exprès pour le faire de sortir de ses gonds...
... Et si jamais grand-père répondait mot pour mot... alors il leur prouverait qu'effectivement, il ne valait pas grand'chose.
... Mais grand-père choisit de rester le chercheur digne et solitaire qu'il avait toujours été.
Ses poings ne tremblaient plus.
Il s'excusa de leur avoir fait perdre leur dimanche
et leur signifia qu'il ne les retenait plus.
— Tenez, je vous rends votre thèse.
Enfin, si l'on peut appeler ça une thèse -- nos standards sont quelque peu moins permissifs, généralement.
L'un des professeurs tendit en vrac les feuillets de la thèse à grand-père.
Celui-ci n'eut pas le réflexe de tendre les mains,
et les feuilles qu'il avait si soigneusement écrites, allant même jusqu'à rogner sur ses heures de sommeil pendant ces dix derniers jours, tombèrent, éparses, sur le grand tapis qui recouvrait le sol.
Sans s'excuser, les professeurs quittèrent la pièce.
Mais ils étaient restés tout au fond pendant les explications.
C'est pourquoi en traversant la pièce pour sortir, ils furent bien obligés de marcher sur la thèse de grand-père, foulant ainsi au pied les efforts de presque toute sa vie...
Je ne pense pas que grand-père ait eu la moindre réaction.
Par contre, moi, il me sembla bien que son visage se déforma.
D'ailleurs, toute la pièce s'était déformée derrière lui aussi -- parce que j'avais des larmes plein les yeux.
— ............!!
Je bondis devant moi,
m'accrochant sans vergogne aux jambes de l'un des professeurs.
Ce n'était pas parce que je les haïssais.
Enfin, si, soyons honnête, je les haïssais, mais il y avait plus important.
Je ne voulais pas leur permettre de marcher encore sur ces feuilles, c'était une insulte insupportable !
— Ne marchez pas dessus !
NE MARCHEZ PAS DESSUS !
Comment osez-vous, grand-père s'est donné tellement de mal ! Alors ne marchez pas dessus !
J'avais juste eu envie de retirer ce pied du tas de feuilles éparses et désormais sales qui gisaient sur le tapis.
Mais il resta pied en place, comme un plant aux racines solides. Je n'avais pas la force pour le déraciner et l'enlever de là.
Je sentis une main me saisir la robe dans le dos.
C'était grand-père.
— Veuillez excuser ma petite-fille, je vous prie.
Allons, Messieurs, ne vous formalisez pas, vous pouvez partir.
Je rangerai après votre départ.
— Ne marchez pas dessus !
Marchez pas dessus !
NE MARCHEZ PAS DESSUUUUS !
Mes cris ne servirent à rien.
Ce fut comme si
je n'avais pas existé.
Ils sortirent l'un après l'autre,
chacun rajoutant une trace sale sur les feuilles...
Mon grand-père et moi nous retrouvâmes seuls dans la pièce.
Il tenait toujours ma robe par le col du cou.
Je ne disais plus rien, je pleurais désormais à chaudes larmes.
Grand-père restait stoïque, mais je crois qu'il se forçait à surtout ne pas montrer d'émotion.
Les commissures de ses lèvres n'étaient même pas crispées.
C'est pourquoi je crus de mon devoir de pleurer à sa place.
Alors, grand-père me gifla.
Je cessai aussitôt de pleurer et le regardai, un masque d'incompréhension sur le visage.
Et pourtant, je finis par comprendre.
Lui aussi avait bien envie de pleurer.
Mais il se retenait.
C'est pourquoi moi aussi, j'aurais dû retenir mes larmes.
Je frottai mes yeux avec mes poings et m'essuyai le nez dans la manche de ma robe. Puis, tout comme grand-père, je baissai le regard, silencieuse, et observai les papiers par terre.
— ...
...
...
Je te demande pardon,
Miyo.
Je ne compris pas pourquoi il s'excusait envers moi.
Je pensais qu'il se mettrait à dire tout le mal qu'il avait pensé de nos invités et qu'il chercherait mon soutien.
— ... Si j'avais fait mes recherches avec un peu plus de sérieux,
ça ne se serait pas passé comme ça.
Quand je pense
à tout ce que tu as fait pour moi jusqu'à aujourd'hui...
Tout ça pour rien, par ma faute. Je ne sais vraiment pas comment m'excuser...
Comment pouvait-il être aussi gentil ?
Après une telle série d'insultes et d'atteintes à son amour-propre, il se faisait du souci pour moi...
Je fis lentement “non” de la tête, puis tombai à genoux, les mains au sol.
Alors que je rassemblais lentement les feuilles,
je vis une larme tomber sur les lignes écrites au stylo à encre.
Mes larmes se mirent à couler de plus belle.
Toutes les feuilles avaient été écrites à la main, bien sûr...
Grand-père y avait mis tout son cœur, fou de joie,
pensant enfin avoir trouvé des gens qui le comprendraient.
Il y avait presque passé ses nuits.
Et maintenant, ces mêmes feuilles jonchaient le sol, froissées, salies.
C'était comme si ces hommes avaient marché sur grand-père. C'était tout aussi humiliant.
— ... Je n'avais pas encore assez bien travaillé mon sujet.
Si j'avais été un peu plus studieux, ce ne serait pas arrivé.
Je suis désolé, Miyo,
je suis vraiment désolé.
Je te promets que je vais me remettre au travail.
C'est pas ce genre de mésaventure qui va...
qui va me faire abandonner.
Je ne sais pas s'il le pensait vraiment ou bien s'il essayait de s'en convaincre lui-même.
— ... Ne t'en fais pas, Miyo.
Dieu veille sur tout.
Je ne dois pas douter, un jour, mes travaux seront reconnus.
Un jour viendra où tous les efforts que tu auras faits seront récompensés.
Alors, jusqu'au jour de ta rétribution, ne baisse jamais les bras...
Grand-père disait souvent cela, ou en tout cas quelque chose à cet effet.
... Mais moi, je savais autre chose.
Je savais que Dieu s'amusait avec le Destin des hommes, et que s'il sauvait quelqu'un, ce n'était pas par bonté de cœur.
Grand-père avait vécu humblement, il s'était presque tué à la tâche, et pourtant, il devait subir ce mauvais coup du sort quand même.
Et que dire de ma vie ? Je n'avais rien fait de mal, et pourtant, j'ai vécu de nombreuses épreuves.
Grand-père se répéta,
mais je n'étais pas dupe.
Oui, Dieu existe, certes.
Les entités divines en lesquelles croit grand-père existent réellement.
Mais les dieux ne connaissent pas la miséricorde.
Ils décident de la fortune des hommes par le hasard et nous infligent ce qu'ils sont les seuls à appeler “des épreuves”.
Mais bien sûr, je ne pouvais pas non plus me permettre de lui faire la leçon.
... Alors, comme je l'avais fait à l'époque, en ce jour fatidique, sous la pluie, je reposai la question à Dieu.
Pourquoi ?
Pourquoi refuses-tu de récompenser comme il se doit les efforts de cet homme ?
Grand-père me demanda de ranger le service à thé, m'annonçant qu'il s'occuperait de ramasser les papiers.
J'opinai du chef, mais ne répondis rien. Je pris les tasses de thé froid encore pleines et les plaçai sur le charriot -- ils n'avaient même pas daigné boire le thé...
Poussant le charriot, je quittai la pièce.
Grand-père m'adressa encore la parole.
Il me demanda de fermer la porte derrière moi.
Je fermais la porte derrière moi de toute façon, à chaque fois, tous les jours.
Pourquoi insister dessus spécialement aujourd'hui, spécialement maintenant ?
Mais bon, puisque c'était son désir, je ne répondis rien et m'exécutai.
Puis je poussai le charriot en direction des cuisines, et un autre bruit parvint à mes oreilles.
À travers la porte, j'entendis grand-père éclater en sanglots...
Je sentis des larmes fraîches me remonter aux yeux.
J'étais triste pour lui, mais je me sentais aussi terriblement impuissante. J'étais aussi très en colère contre moi-même, justement pour ne pas avoir été en mesure de lui apporter de l'aide.
Je sentis alors un vent très frais sur mes larmes.
C'était la brise qui soufflait depuis l'une des fenêtres que j'avais ouvertes -- il fallait bien aérer.
La brise jouait dans les rideaux, les faisant mollement flotter...
Du dehors, j'entendis les cigales du soir pousser la chansonnette.
Je restai un moment à les écouter. Peu à peu, je redevins plus calme et sereine.
Si jamais...
si j'avais pu débarrasser grand-père d'une partie de sa peine en pleurant à sa place, je l'aurais fait.
Mais dans les faits, tout n'était pas aussi simple.
C'était le contraire, en fait. C'est parce que j'avais pleuré ouvertement que grand-père n'avait pas pu se retenir.
Je ne lui servais décidément réellement à rien.
... Les souvenirs de notre rencontre me revinrent en mémoire.
Je me rappelai pourquoi j'étais encore en vie.
Si grand-père n'était pas venu...
J'aurais fini ma vie dans ces toilettes sales, comme une poupée de chair.
... Mais grand-père m'avait sortie de là.
Il me rendit tous les droits qui m'avaient été retirés.
J'eus à nouveau le droit de marcher.
Celui de me lever.
Celui de ne pas rester toute nue.
Celui de manger.
Celui de parler.
Celui de penser.
Bref, il me rendit le droit de vivre en tant qu'être humain...
Il n'avait pas perdu une seconde, il s'était mis immédiatement à ma recherche, juste après mon coup de fil.
Il chercha mon adresse,
puis demanda dans quel orphelinat j'avais été placée,
puis se battit contre les documents inutilement nombreux et compliqués de l'administration.
Puis il était venu me sauver.
Bien sûr, il était occupé par ses recherches lorsque je l'avais appelé.
Il avait pris le temps sur celui qu'il dédiait normalement à ses recherches scientifiques pour venir me sauver moi, qu'il ne connaissait ni d'Adam ni d'Ève.
Je m'étais jurée de lui donner mon cœur s'il avait une insuffisance cardiaque.
Mais grand-père n'était pas malade du cœur.
Il n'avait pas besoin d'un cœur. Mais il avait besoin de quelque chose de tout aussi important.
Et ce quelque chose, personne au monde ne pouvait le lui donner, personne sauf moi...
Mes poings se serrèrent tout seuls, de leur propre accord.
Ils se serrèrent si fort
que mes ongles laissèrent des traces dans ma chair.
J'étais revenue à la vie sous le nom de Miyo Takano,
et désormais, je savais enfin quel était mon rôle sur cette terre.
Oui, j'avais enfin réalisé pourquoi “j” 'étais née.
Et je savais désormais quel but “Miyo Takano” devait poursuivre !
J'avais été persuadée de savoir à quel point grand-père était formidable, mais en réalité, j'avais été très loin du compte.
Si j'avais réellement envie de pouvoir l'aider un jour, je devais essayer de rejoindre son niveau de connaissances.
Toutes les matières me mèneraient à lui. Je ne pouvais faire absolument aucune impasse.
La seule chose que je pouvais faire et qui pourrait éventuellement être d'un quelconque secours pour grand-père, c'était d'étudier, encore et encore !
— ... Cela fait longtemps que je suis professeur, mais je n'ai jamais, de toute ma carrière, vu un élève comme toi.
Tu ne fais pas que bûcher tes matières -- tu as aussi appris à te faire de nombreux amis et tu es très engagée socialement.
— J'étudie parce que j'ai un but que je ne pourrai atteindre que de cette façon.
Et si je fais autant attention à mes relations sociales, c'est parce que je sais qu'un génie solitaire ne peut rien depuis sa tour d'ivoire.
Ça ne suffit pas encore.
— Je suis encore loin d'avoir atteint mon but, vous savez.
Pour moi, l'université n'est qu'un passage et non une fin en soi ;
ce qui m'intéresse, c'est de savoir ce que je pourrai étudier une fois là-bas.
Je suis encore loin de grand-père.
Il me reste encore du chemin avant qu'il puisse compter sur moi.
— ... Je vois.
Tu sais, je suis plutôt fière de t'avoir eue parmi mes élèves.
Choisis l'université que tu veux, celle de Tôkyô comme celle d'Ochanomizu t'accueilleront les bras ouverts.
Tu n'as que des notes parfaites, je ne te ferai donc pas l'affront de te parler de la difficulté légendaire de leurs examens d'entrée.
Regarde bien leurs matières, leurs professeurs et leurs programmes d'étude. Choisis en conséquence !
Que dois-je encore obtenir pour pouvoir réellement comprendre les mécanismes du syndrome de Hinamizawa et me rendre d'une quelconque utilité dans les recherches de grand-père ?
Je n'ai aucune concession à faire, et je ne veux pas me trouver d'excuses.
Je veux arriver à un niveau extrêmement élevé, à des hauteurs bien difficiles à atteindre.
Mais je manque de formation dans toutes les matières pour arriver à ces niveaux-là !
Quand je regarde les gens de mon âge et que je les vois se pavaner comme si l'entrée dans une grande université leur donnait automatiquement droit à une grande carrière, je me dis qu'ils sont vraiment ridicules.
L'université n'est qu'un lieu dans lequel le savoir dont j'ai besoin est censé se trouver.
Si ce temple du savoir qui se targue d'être le meilleur du pays ne peut pas m'apprendre ce dont j'ai besoin pour aider grand-père, alors il n'a plus aucune importance à mes yeux.
— Je dois vous avouer que je ne m'attendais pas à vous voir rejoindre notre département d'étude des parasites.
Vous deviez pourtant avoir l'embarras du choix
et pouvoir rejoindre des endroits bien plus prestigieux !
— Je veux faire des recherches sur les parasites, c'est pour ça que je suis ici.
J'ai fait toutes mes études pour pouvoir rejoindre un laboratoire comme le vôtre et apprendre le plus possible sur ces créatures. Mais peut-être n'en ai-je pas encore le niveau ?
— Mais non, voyons !
Vous avez fini première des examens d'entrée, vous êtes l'élève la plus intelligente de cette université,
nous n'avons aucune raison de vous refuser l'accès à nos instruments !
C'est juste que ce n'est pas une matière très populaire avec les élèves, c'est tout.
Il n'y a de ce fait que très peu de chercheurs.
C'est pourquoi de nombreux domaines restent encore inexplorés.
Oui, effectivement,
le monde des parasites est encore un monde très peu connu.
C'est même carrément un monde dont on ne sait toujours rien.
Parce que les gens viennent ici avec leurs idées pré-conçues et s'imaginent que les parasites ne peuvent pas avoir d'influence sur nous, êtres humains !
Un monde étudié par des ignares qui ont osé fouler au pied la thèse de grand-père...
— Le monde des parasites est encore empli de mécanismes mystérieux pour lesquels nous ne pouvons encore offrir aucune explication.
Et justement, je veux percer à jour ces secrets.
Enfin, disons que j'aimerais apporter mon aide aux gens qui tentent de trouver des explications.
Apprendre, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant pour moi.
À quoi bon devenir une scientifique, si c'est pour m'enfermer avec grand-père et continuer seuls ?
Il me faut gagner le petit plus que grand-père n'a jamais eu, cette capacité à obtenir de l'aide.
Les recherches de grand-père ne s'arrêteront pas à la théorie. Même si je devais pousser les raisonnements jusqu'au bout, cela ne m'avancerait pas plus.
Ce que je veux, c'est que sa thèse soit publiée et reconnue par le monde scientifique, pour qu'enfin justice soit faite ! Mais pour cela, j'ai besoin d'aide, de beaucoup d'aide, de beaucoup de gens.
— Oui, c'est exact.
Notre association des anciens élèves rassemble en fait uniquement les élèves ayant terminé à la première place des concours d'entrées aux universités impériales.
Ce qui signifie qu'il n'y a que sept anciens élèves par promotion, et que donc cette association ne compte que peu de membres. Mais croyez-moi, nous avons le bras long !
— Je suis extrêmement flattée d'être invitée à rejoindre vos rangs.
Si vraiment vous voulez de moi, je n'ai rien contre, au contraire !
— Allons bon, vous avez un parcours scolaire très enviable jusqu'à présent, tout l'honneur est pour nous !
Je suis sûr que les anciens membres seront heureux de vous accueillir.
Parmi nos anciens élèves, nous avons quelques-un des ministres du cabinet actuel, des fonctionnaires haut gradés, des chefs d'entreprises de grands groupes mondialement connus, et autres conseillers et consultants.
Ils auront peut-être besoin de vous un jour, et vous de leur expertise.
— ... Tiens, M. Koizumi est l'un de vos membres ?
Je ne savais pas, c'était le meilleur ami de mon grand-père.
Il ne m'en avait jamais parlé, et pourtant, nous nous sommes souvent rencontrés...
— C'est vrai ?
Oh, je suis sûr que Maître Koizumi sera ravi d'apprendre que vous faites partie des nôtres.
Un génie vivant reclus dans son domaine ne sert à rien.
Les êtres humains vivent en société.
La société est un tissu qui lie chaque être humain aux autres.
En tant qu'être humain, il serait fou de faire l'impasse dessus.
Je suis décidée à faire tous les efforts possibles en tant qu'individu.
Mais il me faut l'aide des autres et donc de la société pour dépasser ces limites.
Je ferai tout ce qu'il sera nécessaire de faire pour atteindre mon but.
Tout pour pouvoir exaucer le vœu de Miyo Takano, la seule chose qui compte dans sa vie.
Oui,
je dois me donner à fond dans cette bataille, sans compter !
Si ma détermination ne faillit pas, alors les fragments de mon futur deviendront les fragments du Destin.
Personne ne pourra me mettre de bâtons dans les roues. Personne ne pourra empêcher ma destinée de s'accomplir.
Si jamais je devais lancer des 1 aux dés, les jets seraient annulés.
Je n'accepterai pas de perdre tous mes efforts dans un stupide accident de train.
Tous mes dés n'auront que des 6 sur leurs faces.
Et les dieux n'auront jamais le droit de les lancer. Le hasard ne décidera de plus rien dans ma vie.
Seuls les idiots paresseux trop fainéants pour se sortir les doigts du cul demandent l'aide de Dieu dans leurs prières.
Dieu ne décidera de rien dans ma vie, je ne le lui permettrai pas. Je trafiquerai tous les résultats pour les accomoder à ce dont j'ai besoin !
Ma détermination sera si grande que même les dieux ne pourront plus venir se mêler de mes affaires et faire changer le Destin !
Et cette façon de faire n'est pas celle que grand-père m'a apprise.
Je veux devenir un dieu de mon vivant, moi.
Et lorsque je serai devenue l'égale des dieux, alors je serai enfin libérée.
Libérée des souvenirs déchirants de la mort de mes parents. Libérée de l'enfer que j'ai vécu à l'orphelinat.
Libérée du souvenir des larmes et des cris de grand-père, libérée de ces feuilles froissées au sol sur lesquels des abrutis pédants avaient marché.
Je dépasserai les dieux. Je deviendrai plus influente que leurs actes impromptus et irréfléchis !
Tout le monde devra reconnaître que grand-père avait raison.
C'est ça que je veux atteindre, c'est ce futur-là qui m'est promis.
Les gens se battront pour pouvoir lire sa thèse.
Ils la tiendront en mains avec grand soin, ils la liront religieusement, ils l'apprendront par cœur, ils la boiront comme du petit lait.
Et quand bien même grand-père dût-il mourir sans avoir la chance de voir ce jour arriver.
Sa mort ne saura pas me plonger dans le désespoir et la tristesse.
Grand-père m'a déjà appris une chose essentielle.
Même une fois mort et enterré, un homme peut renaître à la vie dans le cœur des hommes.
Je mènerai ces recherches à leur terme et le monde entier devra louer son intuition visionnaire.
Alors, grand-père renaîtra à la vie, il deviendra un dieu, et il sera éternel.
Nous serons alors liés jusqu'à la fin des temps.
Nos liens seront plus forts que les accidents de train. Et peu importe le nombre de 1 que les dieux auront alignés !
Depuis cet accident qui m'a coûté mes parents, ma vie n'a été faite que de 1.
Mais je n'ai pas baissé les bras, et à force d'efforts, j'en suis arrivée là.
Peu m'importent les résultats des dés.
Je les reprendrai en main et je modifierai leurs faces.
Je déciderai moi-même du Destin.
Tout cela grâce à ma volonté absolue et inébranlable !
— Elle ouvre quand, cette clinique ?
J'espère qu'elle aura la clim', ce sera bien en été.
— Mais t'as bien lu sur le papier, il disait que les consultations commenceraient le mois prochain.
Ooh, j'espère qu'on aura un jeune docteur, héhéhéhé !
Je passai les vieilles dames qui discutaient devant l'escalier qui menait au sanctuaire.
La clinique Irie était construite, désormais, et bientôt elle ouvrirait en grande pompe.
L'étage dédié à la recherche avait été fourni avec les appareils les plus sophistiqués. Nous n'attendions plus que le signal officiel du départ pour débuter avec les recherches.
Bien sûr, Kyôsuke Irie avait déjà hâte d'en découdre. Il était, après moi, la personne qui s'intéressait le plus au syndrome de Hinamizawa.
Notre groupe de gardes du corps, les Chiens de Montagne, avaient déjà ouvert une société écran pour se fondre dans le paysage. Ils étaient basés dans la ville voisine, Okinomiya.
En ce moment, ils modifiaient en urgence leur couverture pour devenir une entreprise publique.
Tout se déroulait pour l'instant comme prévu.
Le seul point qui, à la rigueur, pouvait vaguement mettre l'entreprise en péril, était la rumeur de ce projet de barrage à Hinamizawa.
La rumeur parlait de plans en ce sens aperçus dans les petits papiers des gens du ministère du développement urbain. J'avais déjà plusieurs personnes sur cette affaire, qui, chacune à leur manière, faisait pression pour faire capoter le projet.
Les gens qui me protégeaient avaient apparemment un peu plus de mal à exercer leur influence dans ce ministère en particulier, et les négociations étaient difficiles.
Enfin, ce n'était pas vraiment un problème, j'avais encore plusieurs plans de secours pour tout faire arrêter.
Oh, je n'étais pas spécialement en train de prendre l'affaire par-dessus la jambe.
J'avais tout prévu, et tout se passerait comme je l'avais voulu.
“Je mènerai ces recherches ici-même, à Hinamizawa.”
Je mènerai ce projet à bout, c'était à cela que j'avais consacré ma vie.
Donc même lorsque les dieux m'ont jeté ce 1 à la face en me présentant ce projet de barrage pour noyer toute la région, je n'ai pas été spécialement inquiétée.
Je leur ai pris les dés de mon Destin des mains.
J'ai pris le 1 posé sur la table et je l'ai retourné pour qu'il montre un 6.
Si je suis venue rendre visite à ce sanctuaire aujourd'hui, ce n'est pas spécialement pour aller chercher les poux à la déesse locale.
C'est simplement parce que je savais que l'on pouvait voir toute la région depuis un endroit spécial situé dans le sanctuaire.
Je partis immédiatement sur le côté du temple principal et me dirigeai d'un pas assuré vers cet endroit -- j'avais déjà fait le repérage des lieux auparavant.
L'endroit semblait avoir été aménagé spécialement pour pouvoir regarder tout le village en contrebas.
Un vent fort me soufflait dessus, de face, me rappelant que je n'étais qu'au début de mes peines
et que le chemin serait encore ardu.
Je mis un point d'honneur à garder les yeux ouverts et à promener un regard condescendant et méprisant sur le paysage.
Grand-père avait essayé d'approcher le problème du syndrome de Hinamizawa d'un point de vue médical, mais aussi d'un point de vue socio-culturel.
Le culte bizarre perpétué dans ce village est la preuve vivante que les gens connaissaient les symptômes du syndrome de Hinamizawa depuis des siècles.
L'étude attentive du folklore et des légendes de cette région était donc absolument nécessaire.
Et puis, ce n'est pas comme si grand-père avait voué tout un siècle à l'étude de la maladie.
Mais les gens de cette région ont vécu pendant presque un millénaire, peut-être même plus, avec la maladie.
Les gens qui ont créé puis transmis le culte de la déesse Yashiro furent les premiers à l'avoir étudiée de près.
Il serait donc stupide d'ignorer les histoires de ce folklore.
J'avais commencé à me renseigner sur le sujet. Et maintenant, je comprenais pourquoi grand-père avait été aussi fasciné par cette maladie.
Le syndrome de Hinamizawa avait de nombreuses facettes, et chacune d'entre elles se révélait passionnante.
On aurait dit un kaléïdoscope qui vous montre quelque chose de différent selon l'angle dans lequel vous le regardez...
Et puis, c'était passionnant de relire les notes de grand-père.
Moi aussi, j'avais étudié le sujet, et j'en avais tiré des conclusions personnelles. Et pourtant, en recopiant ses notes de recherches, il m'arrivait de tomber sur des passages qui reprenaient exactement mes conclusions. C'était un signe qui ne trompait pas : j'étais bel et bien sur ses traces, et cela me rendait plutôt heureuse.
J'étais devant le temple dédié à la déesse Yashiro, la déesse protectrice du village.
Mais elle n'était qu'une chimère, créée en fait par le parasite qui infectait tous les habitants de cette région.
Lorsque je ferai publier mes recherches et celles de grand-père,
la déesse sera arrachée de son piédestal et jetée à terre.
... Ce sera peut-être à cet instant qu'enfin, j'obtiendrai une petite revanche sur les dieux qui m'ont donné autant d'épreuves jusqu'à présent.
Oui...
Après tout, je suis en train de réaliser le rêve de grand-père,
mais en même temps, je suis aussi un peu en train de me venger.
Je revins devant le temple principal.
Je vis le coffre aux offrandes et fut prise d'une envie irrésistible d'y jeter toute ma petite monnaie.
Mais normalement, on fait des offrandes aux dieux lorsque l'on espère secrètement quelque chose en retour.
Or, moi, je ne laisse les dieux décider de rien à ma place. Je n'ai donc pas besoin de donner pour le coffre aux offrandes.
Un jour, je lui arracherai son masque.
Mais d'ici là, elle est et restera, aux yeux du monde, une déesse.
Pour l'instant, il me faudra jouer le jeu et prendre mon mal en patience.
Hmpfhfhfhfhfhf...
Je cherchai dans mon porte-monnaie une pièce de 10 yens, souriant dans ma barbe tout du long.
C'était une pièce de 10 yens trouvée dans cette cabine téléphonique qui avait changé ma vie.
Si ces 10 yens n'avaient pas été par terre à ce moment-là, je serais probablement morte depuis bien longtemps maintenant.
— ... Oui, je vais être honnête, je vous suis en fait très reconnaissante pour les 10 yens que vous m'avez offerts. Mais juste pour ça.
Je savais bien que ce n'était pas la déesse Yashiro qui m'avait aidée, et d'ailleurs, ce n'était pas à elle que je parlais.
— Mais
n'allez pas croire que je vous pardonne vos offenses.
Je suis arrivée où j'en suis sans votre aide, juste à la force de ma volonté.
Vous pourrez faire ce que vous voulez, me mettre des 1 les uns à la suite des autres,
cela n'aura aucun effet sur moi.
Ma détermination est sans faille ; je ferai triompher mes plans et je saurai imposer mes idées.
Et grâce aux recherches effectuées ici, grand-père sera reconnu à sa juste valeur et les gens le porteront aux nues. Il deviendra un dieu !
En démontrant l'imposture, je chasserai la déesse à coup de pieds au cul et deviendrai alors supérieure aux dieux !
— Je me demande bien depuis quand je suis si obsédée par cette confrontation avec les dieux.
Peut-être parce que grand-père citait souvent la Bible ?
Hmpfhfhfhfhfhf…
Bien, il est temps de vous rendre vos 10 yens.
Comme ça, nous serons quitte !
Accroche-toi donc à ton siège, toi qui aimes tenter les humains.
Je suis venue pour t'en déloger, et je n'y irai pas de main morte !
Je pris la pièce de 10 yens entre les doigts, puis la jetai vers le coffre aux offrandes...
— ... ... ... Comment ?
Pendant un long moment, je fus incapable de comprendre ce qu'il s'était passé.
J'avais jeté la pièce bien en direction du coffre à offrandes. Elle aurait dû décrire un arc gracieux et tomber dedans.
Et pourtant...
il n'en avait rien été.
Mais comment expliquer cela ?
Je n'ai pas raté le coffre.
Qui raterait le coffre, voyons, il est juste devant soi !
Non, non, le problème est ailleurs...
La pièce de 10 yens...
Elle est restée suspendue en l'air, sans bouger.
Comme si elle s'était prise dans une toile d'araignée.
Sauf qu'ensuite... Elle m'est revenue en pleine figure, puis est tombée à mes pieds.
Comme si le coffre à offrandes n'en avait pas voulu, de ma pièce.
En même temps, c'était un peu normal.
Seuls les gens respectueux des dieux donnent des offrandes.
Mais moi, ma pièce, ce n'était pas une offrande.
C'était une insulte, une déclaration de guerre.
Mais alors...
Mais alors ?
En relevant les yeux, j'eus un sursaut de surprise.
Il m'avait pourtant semblé que j'étais toute seule ici.
Mais il y avait quelqu'un juste devant moi. Quelqu'un qui s'était approché sans se faire remarquer. À ma place, n'importe qui se serait effrayé.
... Depuis quand cette jeune fille était-elle ici ?
J'avais presque envie de dire qu'elle était sortie du temple.
Je ne savais pas depuis quand elle se tenait de l'autre côté du coffre à offrandes, mais elle me regardait avec un air bizarre.
Elle portait l'habit de prêtresse, elle devait donc sûrement vivre ou travailler ici.
Et pourtant,
mon intuition m'avait dit tout autre chose lorsque je l'avais aperçue.
J'avais senti, instinctivement, qu'elle n'était pas de ceux qui perpétuaient le culte,
mais qu'elle était l'objet de ce culte.
Je le sus en regardant ses yeux.
Ils me dévisageaient depuis tout à l'heure, ils m'observaient,
pleins de haine et de dégoût.
J'eus un petit rire sinistre, sans vraiment le vouloir.
J'avais lancé un défi aux dieux,
et cette jeune fille était apparue devant moi, aussi outrée que si je l'avais défiée en personne.
C'est pourquoi les mots sortirent tout seuls de ma bouche.
— Tu es
la divinité protectrice de cet endroit, n'est-ce pas ?
La jeune fille ne répondit pas.
Mais en se murant dans son silence, c'était tout comme si elle me disait oui.
Des sentiments contradictoires m'assaillirent.
Je savais que la déesse Yashiro n'existait pas, j'étais ici précisément pour prouver qu'elle n'existait pas,
et pourtant, j'avais moi-même reconnu en cette jeune fille cette même déesse que je haïssais tant.
Alors, elle se mit à parler.
— ... Une détermination suffisamment grande peut sceller le Destin.
— ... ... ... Oui, je sais.
C'était quelque chose que je me répétais souvent.
Je ne l'avais jamais dit à personne, et ce n'était pas une citation d'une quelconque source obscure.
Normalement, j'aurais dû m'étonner et demander d'où elle tenait cette formulation.
Mais cette jeune fille en face de moi n'était pas un être humain. Elle avait donc le droit de savoir.
Je n'avais plus à prendre de gants avec elle.
— Les dieux s'amusent à jeter les dés et rient du destin qu'ils attribuent aux hommes.
Mais heureusement, les êtres humains ont pour eux la détermination.
Et plus elle est forte, moins les dés ont d'emprise sur eux.
Tu comprends ce que je suis en train de te dire ?
Si les êtres humains donnent le maximum, alors ils peuvent obtenir une détermination inébranlable, et les dieux ne peuvent plus influer sur leur destinée.
— ... Oui,
j'ai bien compris.
Une foi inébranlable est plus forte que n'importe quel coup du sort.
— C'est exactement cela.
Et c'est comme ça que les êtres humains peuvent se venger des dieux.
C'est une ode au génie de l'être humain, capable de se débarrasser des interférences des dieux.
Jusqu'à présent, j'ai su surmonter toutes les épreuves que tu m'as infligées. Je forcerai ton respect, que tu le veuilles ou non.
Hmpfhfhfhf !
Tout naturellement, un rire cruel et moqueur m'échappa.
Mais l'expression de la jeune fille en face de moi ne changea pas d'un iota.
— ... Enfin, j'ai compris ce qui n'allait pas.
Je comprends maintenant pourquoi nous n'arrivions pas à changer le Destin, malgré tous nos essais et tous nos efforts.
C'était à cause de la force de ta détermination.
— Oui.
“Une détermination suffisamment grande peut sceller le Destin.”
Et lorsque le Destin est bien solide et compact, alors plus rien ne peut le faire changer.
Le futur est alors écrit.
— ... Je n'aurais jamais cru qu'une simple humaine atteindrait cette connaissance, alors que nous-même en étions encore loin, malgré les centaines d'années que nous avons vécues lors de nos réincarnations.
Je suis bien obligée de te le concéder,
de tous les humains, “celle qui se rapproche le plus d'un dieu”.
— Eh bien, merci du compliment, je suppose.
Hmpfhfhfhfhf...
La jeune fille plissa alors les yeux, me dévisageant toujours, comme pour me montrer elle aussi la force de sa détermination.
Puis elle releva mon défi.
— ... ... Je n'ai pas l'intention de perdre face à toi.
Nous avons toujours cru que quelle que soit notre manière de tacler ce problème, nous ne pourrions jamais vaincre.
C'est pourquoi j'ai baissé les bras.
Je suis retombée sur cette terre et j'ai connu des existences misérables, emprisonnée dans le cycle des réincarnations.
Mais désormais, je sais comment m'en sortir.
Je sais désormais que la force de la foi peut déclencher un miracle et modifier mon Destin.
— Tu voudrais donc opposer ta volonté à la mienne pour pouvoir imposer le futur dont tu rêves ?
Ahahaha, je vois, très bien.
C'est exactement comme ça que le monde des humains fonctionne.
Chacun mesure sa volonté et sa force aux autres pour essayer d'imposer sa vision des choses !
— Ne crie pas victoire trop tôt.
Notre détermination saura tenir tête à la tienne.
— Si tu as envie de t'accrocher à ton siège et à ton rôle de déesse, je ne t'en empêcherai pas.
Tente donc de me vaincre, si tu l'oses !
D'habitude, les dieux tentent les humains, mais la réciproque est interdite, ce n'est pas juste.
C'est pourquoi je vais me faire un plaisir de te soumettre à la tentation.
Essaie-donc de vaincre ma propre volonté, si jamais tu t'en sens capable !
C'était le début des hostilités.
Le point de départ de la vengeance que je voulais prendre sur les dieux, qui m'avaient si injustement plongée dans le malheur.
Et à ma grande joie, la jeune déesse en face de moi releva le défi.
— Je suis bien faible, comparée à toi.
Je ne peux pas faire autant de choses que toi, c'est vrai.
Et je sais aussi que même si ma détermination est aussi forte que la tienne, nos deux forces ne sont absolument pas du même calibre. Mais j'essaierai quand même.
— Certes, je l'admets,
j'ai réussi à réunir autour de moi suffisamment de gens pour obtenir une force incommensurable.
Pour l'obtenir, j'ai dû donner tout ce que j'avais. Je parie que tu n'arriverais même pas à porter la main sur moi. Hmpfhfhfhfhf !
— Ne t'inquiète pas,
je sais à quel point tu es forte.
Je sais que nous et nos amis ne faisons pas le poids.
Mais j'ai un choix que tu n'as pas.
J'ai le choix de ne pas abandonner.
Lorsque j'arrive devant le fleuve à trois lits des enfers, je peux y placer des cailloux, pendant toute l'éternité. Je peux faire le choix d'attendre que les dés de ton Destin soient tous des 1 et agencer les miens avec des 6.
Je te montrerai ma force. Ma détermination ne faiblira jamais, même après des siècles et des siècles !
Et lorsque les cailloux s'amoncelleront tant qu'ils dépasseront le niveau de la rivière des morts, nous pourrons la traverser sans crainte et nous mesurer à toi !
— Hmpfhfhfhfhf, ahahahahAHAHAHAHA !
Bien, très bien ma grande, alors viens, amène-toi !
Voyons donc qui de nous deux a la volonté la plus forte !
Celle qui vaincra pourra forger le futur.
Quant à moi, je te préviens, je ne changerai pas mes plans,
pas d'un millimètre, pas d'un seul détail, même infime !
Dans mon futur, grand-père sera reconnu comme étant l'un des plus grands scientifiques au monde, et il deviendra un dieu ! Et ainsi, je me vengerai des dieux qui m'ont imposé tant d'épreuves injustes et cruelles !
Pauvre imbécile !
Ahahahahahahahaha !
Apprends ta place, naine !
— Je te ferai tomber de ton socle,
Déesse !