Après avoir placé sur les tables toutes les petites assiettes raffinées, une femme en kimono, sûrement la gérante de l'endroit, se répandit avec simplicité en remerciements pour cette énième visite dans son établissement et se retira discrètement de la pièce.

L'endroit ressemblait à une pièce de dégustation de thé très raffinée, certes dépouillée et accueillante, mais soignée dans ses moindres finitions avec un luxe impressionnant.

Elle appartenait à un grand restaurant japonais très traditionnel, plutôt connu dans le milieu pour permettre aux grands de ce monde de se réunir sans trop attirer l'attention.

Dans la pièce, cinq hommes d'âge mûr et bien en chair étaient installés, ainsi que, à peine visible, Miyo Takano.

Elle était assise très formellement, environ un pas plus loin que l'autre groupe.

Elle avait ici affaire à des gens bien plus haut qu'elle dans la hiérarchie.

Un homme en costume croisé hors de prix lui adressa alors gentiment la parole.

Bureaucrate

— Allons, Madame Takano, ne soyez pas si nerveuse, vous pouvez vous asseoir normalement.

Bureaucrate

Je voulais vous dire que j'ai lu votre thèse et que je l'ai trouvée fascinante.

Bureaucrate

Je ne savais pas que ces recherches avaient été menées sur plusieurs décennies...

Bureaucrate

— Oui, je suis surpris aussi.

La plupart des recherches sur les armes biochimiques de l'ancienne armée impériale du Japon n'ont jamais porté leurs fruits.

Bureaucrate

Et de plus, il me semblait que tous les documents attenants à ce genre de recherches avaient été confisqués par l'administration de McArthur.

Takano

— ... Ces recherches n'ont jamais été prises au sérieux par les décideurs de l'époque, à ce que l'on m'en a rapporté.

Bureaucrate

— Aha, je vois.

Ce qui explique que les yankees ne les aient pas obtenues, puisque probablement personne au ministère n'était au courant.

En un sens, c'est peut-être un signe de chance.

Bureaucrate

— Oui, qui sait.

Bureaucrate

Je trouve très ironique que les recherches d'un professeur “Takano” soient reprises, presque trente ans plus tard, par un autre “Takano”.

Bureaucrate

Vous y étiez prédestinée, il faut croire.

Bureaucrate

À croire que l'ancien veut se servir de vous pour terminer “ses” recherches.

Takano

— Hmpfhfhf,

oui, c'est peut-être le cas, qui sait ?

Moi aussi, je considère cela comme un lien particulier.

Miyo Takano appelait feu Hifumi Takano “grand-père” et avait manifestement de la tendresse pour lui, mais elle n'expliquait jamais leur relation aux autres personnes.

Elle savait que si les gens voyaient (ou croyaient voir) une motivation d'ordre personnelle derrière son désir de reprendre ses recherches, cela laisserait une très mauvaise impression.

C'est pourquoi officiellement, Miyo n'était qu'une connaissance de Hifumi Takano --

elle avait découvert d'anciennes notes de recherches dans les affaires personnelles du défunt et s'en était émue.

Takano

— Et donc, Messieurs ?

Que pouvez-vous m'en dire ?

Bureaucrate

— Eh bien...

Le Ministère de la Défense était très intéressé, je dois dire.

Bureaucrate

Ahhahhaha !

Enfin, Nakagawa m'a dit qu'en particulier, la branche principale des recherches technologiques avait tendu l'oreille.

Bureaucrate

Ils se sont portés volontaires pour sponsoriser les recherches.

Bureaucrate

— Oooh, mais c'est une excellente nouvelle, Madame Takano !

Félicitations !

Takano

— Oh, je, merci beaucoup, vraiment !

Bureaucrate

— Et que disaient-ils, encore... Ah oui,

ils ont parlé d'un projet financé par plusieurs ministères, une sorte de groupe d'étude des armes de dissuasion du futur.

Eux ont quelque chose en route, le Projet Alphabet.

Bureaucrate

Vous savez de quoi il retourne, Madame Takano ?

En tant que simple civile, Miyo Takano n'avait aucun moyen de savoir de quoi ce projet parlait.

Mais il ne fallait pas avoir inventé la roue pour se douter qu'un conglomérat de puissantes entreprises dirigées par des gens plutôt nationalistes pouvait aisément faire des choses dangereuses sans forcément en avertir la populace...

Ce que l'on appelle “la société” ressemble à un vaste filet nouant en tresses les gens entre eux.

Chaque individu tend la main à un ou plusieurs autres, qu'il considère comme étant sur la même longueur d'ondes que lui, et c'est ce qui forme le réseau, les mailles du filet, en quelque sorte.

Certains réseaux sont célèbres, d'autres moins, d'autres encore sont tenus secrets.

D'ailleurs, même quelqu'un qui observerait les parcours des différents membres de la présente réunion aurait bien du mal à déceler quels liens pouvaient les unir...

Mais revenons un instant à ce fameux groupe d'étude des armes de dissuasion du futur.

Penchons-nous un peu sur leur Projet Alphabet.

Le simple énoncé de ces mots nous met déjà sur la voie.

Une “arme de dissuasion”,

c'est, d'habitude, pour parler sans détour, un missile nucléaire.

Les missiles, et a fortiori les armes en général, sont utilisés sur les territoires ou les troupes ennemies pour les anéantir.

Mais les armes de dissuasion ne fonctionnent pas du tout de cette manière.

Il faut partir du postulat que l'on n'utilisera jamais l'arme de dissuasion.

On l'exhibe simplement, en menaçant implicitement de mort tous ceux qui vous chercheraient querelle. Ce qui fait perdre l'envie à vos ennemis d'essayer de vous attaquer ou de vous envahir.

Les États-Unis d'Amérique et l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques ont produit des ogives nucléaires en grand nombre.

Mais ils ne les utiliseront jamais, ces ogives ne sont là que pour maintenir le statu quo et l'équilibre des forces entre ces deux pays.

Si jamais la guerre devait éclater entre ces deux géants, le monde courrait à sa perte.

Et donc, personne ne dégaine. C'est un peu comme le sabre familial qu'on laisse en héritage ; il ne faut surtout jamais le sortir de son fourreau.

Mais bien sûr, c'est parce que les deux puissances ont ces armes de dissuasion que le statu quo peut régner.

Si seulement l'une des deux s'était armée et l'autre non, les instances militaires n'auraient pas pu se rendre la pareille et ainsi trouver des terrains d'entente.

Mais cela signifie par extension que tous les pays ne disposant pas de l'arme nucléaire n'ont plus rien à dire...

Certains penseront sûrement que c'est une exagération, que le Japon est justement un contre-exemple, présent parmi les puissants de ce monde malgré son abandon de l'arme nucléaire,

mais ces gens-là se leurrent.

Certes, le Japon a refusé de se doter de l'arme nucléaire, mais en passant une alliance avec l'Amérique, il s'est assuré une place au chaud à l'intérieur de leur bouclier.

C'est uniquement grâce à l'arme nucléaire américaine que le Japon a pu garder un quelconque droit de parole sur la scène internationale.

Mais cela veut dire aussi qu'il est condamné à faire les yeux doux aux Américains ad vitam æternam.

Il n'était donc pas étonnant outre mesure de voir que certains dans le pays aimeraient libérer le Japon de l'influence et du joug diplomatique américain.

Par exemple en le dotant d'un tout nouveau type d'arme de dissuasion, pour pouvoir le faire jouer tout seul dans la cour des grands...

Et une fois la réflexion poussée jusqu'ici, le simple nom du Projet Alphabet paraissait déjà bien moins mystérieux.

L'arme nucléaire est aussi appelée “arme de destruction massive”.

Mais la catégorie des “armes de destruction massive” ne se limite pas aux seules armes nucléaires.

On y trouve aussi des armes bactériologiques et chimiques.

Si nous calquons nos dénominations sur nos amis américains, nous avons donc des armes nucléaires (“Atomic”),

des armes bactériologiques (“Biological”)

et des armes chimiques (“Chemical”).

Prenez les initiales et vous obtenez ABC ; on retrouve ces lettres dans les expressions “armes ABC” ou encore “alarme ABC” dans le jargon militaire.

(Il existe encore d'autres types d'armes de destruction massive, mais nous n'allons pas toutes les énumérer...)

Bref, forts de cet acronyme ABC, nous pouvons faire le lien avec l'alphabet.

Le Projet Alphabet devait donc être un nom de code pour désigner un programme de développement d'armes de destruction massive...

Miyo Takano n'étant pas plus stupide qu'une autre, elle avait fait elle aussi ces déductions intellectuelles -- et elle avait vu juste.

Bureaucrate

— En temps normal, le Japon devrait maintenant se doter de l'arme nucléaire.

Bureaucrate

Après la guerre, nous sommes devenus un pays très stable, à forte croissance économique. Nous avons beaucoup contribué à la reconstruction et au développement des nations.

Bureaucrate

Avec l'arme nucléaire, nous serions reconnus en tant que grande nation et nous pourrions siéger au conseil de sécurité permanent de l'ONU.

Bureaucrate

Après tout, c'est un peu le rêve que notre pays a poursuivi ces cent dernières années.

Bureaucrate

— Oui, vous avez raison.

Mais dans les faits, le traité de non-prolifération des armes nucléaires a donné aux deux super-puissances le monopole de ces missiles.

Bureaucrate

De plus, l'opinion publique est très frileuse et réticente dès que l'on aborde le sujet. Nous sommes pieds et poings liés.

Bureaucrat

— Les armes bactériologiques et chimiques sont aussi appelées “les armes nucléaires du pauvre”.

Il se raconte que de nombreux petits pays seraient déjà en train d'y travailler d'arrache-pied.

Bureaucrate

— Ahhahahahaha, Madame Takano, ne vous méprenez pas, voyons !

Ce projet n'est pas voué à doter le Japon d'armes bactériologiques.

Bureaucrate

Il servira surtout à évaluer les dangers qui pourraient survenir au cas où l'un de nos voisins indélicats nous attaquerait avec ce genre d'armes.

Bureaucrate

Nous faisons des recherches pour nous défendre, pas pour attaquer !

Takano

— Oui, bien sûr,

j'en suis bien consciente, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

Takano détestait ce genre d'excuses et de prétextes typiquement japonais,

mais elle ne pouvait pas se permettre de laisser son opinion transpirer sur son visage.

En tout cas, ils auraient beau dire, quelqu'un parmi les décideurs avait sûrement trouvé un intérêt militaire à ces recherches...

Quoique, peut-être que même cet intérêt militaire était un prétexte, en fait.

Si le vrai but avoué était le développement d'une arme bactériologique, alors plutôt que d'étudier le syndrome de Hinamizawa,

la variole ou la bactéridie charbonneuse donneraient des résultats bien plus rapidement.

Donc le Ministère de la Défense n'est pas réellement intéressé par les possibilités d'armement bactériologique, en fait.

Pour effectuer toutes ces recherches,

Miyo Takano aura besoin de fonds, de personnel, d'équipements. Il lui faut absolument un sponsor de taille, très généreux.

Pour obtenir tout cela, elle est allée voir certaines personnes qui tirent les ficelles du gouvernement, dans l'ombre.

Les vieillards qui supervisent tous ces réseaux se sont concertés et mis d'accord, utilisant le prétexte d'un intérêt militaire pour obtenir l'aide des caisses de l'État.

Ce qui voulait dire que le Ministère de la Défense n'était peut-être même pas d'accord, voire même pas au courant.

Selon toute vraisemblance, seules les personnes qui tiraient les ficelles là-bas avaient eu connaissance du projet...

Elles s'étaient débrouillées pour forcer le Ministère de la Défense à débloquer des fonds pour le Projet Alphabet.

Puis, par un subtil jeu d'influence, elles avaient réussi à placer les recherches de Miyo Takano sous sa houlette.

Ainsi, Takano obtenait ses crédits, et les personnes de l'ombre leurs rétro-commissions, et le gouvernement japonais pouvait se féliciter d'avoir pu, cette fois encore, bien dépenser tous les deniers publics.

... Ce qui amenait à se demander si réellement, le Projet Alphabet servait à étudier sérieusement de possibles pistes de développement pour des armes de dissuasion.

Après tout, ce n'était peut-être qu'un moyen comme un autre de recevoir l'argent public.

Mais toutes ces considérations n'avaient que bien peu d'importance pour Miyo Takano.

Les intentions secrètes des maîtres de l'ombre et autres vieillards influents ne l'intéressaient pas.

Ses recherches allaient être financées, et c'était la seule chose qui comptait.

D'une manière comme d'une autre,

Miyo Takano avait décroché un sponsor.

Pas n'importe lequel, c'était l'organe du gouvernement le plus important à offrir ce genre de possibilités ;

c'était l'un des sponsors dont feu son grand-père avait rêvé.

Elle ne laissait rien transparaître, mais en son for intérieur, c'était la fête.

Bureaucrate

— Nakagawa m'a dit qu'il était même prêt à acheter tous les résultats que donneront ces recherches.

Bureaucrate

Elles n'en sont pas encore là, mais on voit bien qu'il est conscient du potentiel et des possibilités futures qu'elles réservent.

Takano

— Une chose est sûre, elles n'en sont qu'à leurs balbutiements.

Nous aurons besoin de personnes compétentes et d'un équipement irréprochable.

Bureaucrate

— Oui, mais donc,

Bureaucrate

et là, c'est un peu le début des tractations, voyez-vous. Il se trouve que…

En fait, ils aimeraient s'occuper eux-même de faire ces recherches.

Bureaucrate

Ce n'est pas très gentil pour vous, mais ils pensent que vous êtes un peu jeune pour vous occuper de cela.

Miyo Takano se sentit revenir sur terre à vitesse V.

Takano

— Mais vous savez, Messieurs, je ne choisis pas mes recherches simplement pour profiter des largesses du gouvernement.

Takano

Je suis réellement intéressée par ce domaine, en tant que scientifique.

Takano

Mais il me faut un sponsor ;

Takano

et j'avais dans l'idée que mon sponsor, lui, voudrait seulement des résultats.

Takano

Cela me paraissait la meilleure des relations possibles.

Elle s'arrêta alors, se rendant compte du ton légèrement acerbe qu'elle avait employé. Elle prit une courte inspiration et se força à se calmer.

L'affaire était quasiment conclue.

C'était juste qu'elle leur semblait un peu trop jeune pour pouvoir répondre à toutes leurs attentes de résultats, rien de plus.

Bureaucrate

— Oui, Madame, je sais, oh, je le sais !

Bureaucrate

Il serait particulièrement odieux de vous racheter le tout et de vous jeter comme une malpropre.

Bureaucrate

Ne vous inquiétez pas, je sais parfaitement ce que vous ressentez.

Bureaucrate

Et je leur en ai déjà fait part.

Bureaucrate

Nous en avons déjà parlé et nous sommes arrivés à un compromis.

Bureaucrate

— Eh bien, tout d'abord, vos recherches seront menées comme un nouveau projet au sein du Projet Alphabet.

Bureaucrate

Une fois que l'intendance aura entériné la création de cette nouvelle entreprise, des fonds vous seront officiellement alloués.

Bureaucrate

Vous participerez aux recherches, bien sûr ; vous serez officiellement partenaire du projet.

Ils voulaient l'avoir un peu sous leur contrôle en échange de tout cet argent.

C'était de bonne guerre et Miyo Takano ne trouvait rien à y redire.

Bureaucrate

— Par contre, ils ont posé quelques conditions.

Bureaucrate

Parmi lesquelles la nécessité de placer un chercheur éminemment compétent dans ce domaine à la tête des recherches, cela rejoint ce que vous disiez tout à l'heure.

Takano

— Je ne veux pas vous paraître trop présomptueuse, mais je ne pense pas qu'il existe une personne plus au courant que moi-même dans ce dossier, hormis bien sûr feu Hifumi Takano.

Bureaucrate

— Oui, oui, oui, oui !

Je sais bien, Madame Takano, mais calmez-vous !

Je sais ce que vous ressentez, et vous êtes dans votre bon droit !

Takano

— Mais enfin, si je fais cela, c'est comme si je leur donnais ces recherches !

Ce n'est pas ce dont il était convenu !

Bureaucrate

— Ahhahahahaha !

Allons, Madame Takano, détendez-vous.

Leur expérience de la vie leur avait appris à ne pas rater les expressions d'agacement et de nervosité.

Et leur petit rire en disait long sur ce qu'ils pensaient de son caractère si impétueux et si incapable de contenir ses émotions.

Mais à dire vrai, ils ne riaient pas pour se moquer d'elle.

Ils étaient plus en train de la calmer pour lui dire de les écouter jusqu'au bout.

Bureaucrate

— Bien sûr, nous allons nous arranger pour que ce travail de coopération soit facile et agréable pour vous.

Bureaucrate

Maître Koizumi nous a demandé de bien nous occuper de vous, et nous avons une sacrée dette envers lui, vous savez.

Bureaucrate

Vous ne croyez tout de même pas que nous nous permettrions de nous moquer de vous ?

Bureaucrate

Ne vous en faites pas,

Bureaucrate

j'ai la situation bien en main.

Bureaucrate

Je saurai trouver un terrain d'entente pour satisfaire vos exigences et les leurs !

Takano

— Ce qui veut dire... ?

Bureaucrate

— Eh bien en fait, c'est moi qui vais choisir qui sera placé à la tête du projet !

AHHAhahahahaha !

Tout le monde dans la pièce partit d'un grand éclat de rire, à part Miyo Takano,

qui mit quelques secondes avant de les rejoindre.

En fait, les dés étaient pipés depuis le début.

Le Ministère de la Défense a demandé la présence d'un spécialiste en lieu et place de Takano.

Mais c'est Takano, ou en tout cas des gens acquis à sa cause, qui sont désormais chargés de trouver ce spécialiste.

Miyo Takano eut une révélation.

C'était donc comme ça que les choses se passaient lorsque l'on avait toutes les cartes en main...

Bureaucrate

— Laissez-moi faire, je m'occupe de tout !

Bureaucrate

Je vais chercher quelques personnes qui devraient vous convenir.

Bureaucrate

Je vous donnerai leurs dossiers de candidature, et c'est vous qui pourrez choisir à qui vous souhaitez confier ce projet.

Il n'y avait donc aucune crainte à avoir.

Officiellement, elle ne serait pas en charge du projet, mais dans les faits, ce sera elle qui tirera les ficelles.

Et puis, elle n'était pas une autorité non plus.

Avoir un partenaire dans les recherches sur lequel elle pourrait réellement compter ne serait pas de trop.

Bureaucrate

— Je vais m'en charger, j'en discuterai avec les gens de là-bas.

Je ferai en sorte que le résultat vous satisfasse, mais je vous demande juste un tout petit peu de patience.

Takano

— Oui, bien sûr.

Très bien, alors, je m'en remets à vous ! J'espère que notre collaboration sera fructueuse...

Bureaucrate

— Ah, mais j'allais oublier, il n'y a pas que le Ministère de la Défense qui était intéressé.

Bureaucrate

M. Nagata, du Ministère de la Santé, m'a aussi parlé de ces recherches avec enthousiasme.

Bureaucrate

Il m'a présenté un certain Itô, qui travaille au laboratoire de recherches épidémiologiques -- un laboratoire public !

Bureaucrate

Il s'est porté garant pour nous fournir le matériel et la technologie nécessaires à vos recherches.

Takano

— Est-ce bien vrai ?

C'est formidable, merci beaucoup !

Bureaucrate

— Ahhahahahahaha !

Bureaucrate

Mais dites-moi, c'est un vrai projet national, du coup ?

Bureaucrate

Toutes mes félicitations, Madame Takano !

Bureaucrate

Quand je pense à toutes les difficultés que vous et feu M. Takano avez eues, je me dis que vos recherches à tous les deux sont bien récompensées !

Takano

— Mais non, enfin,

je n'ai encore rien fait,

tout le crédit en revient au professeur Hifumi Takano, vraiment !

Bureaucrate

— Hahahaha, aaaah,

vous êtes vraiment modeste, c'est très plaisant à voir.

Maître Koizumi nous l'avait déjà dit, mais vraiment, vous êtes une personne formidable.

Je comprends pourquoi il vous aime tellement.

Bureaucrate

— Et donc, pour en revenir à notre affaire, le Ministère de la Défense aimerait en fait vous voir intégrer un peu leurs structures.

Bureaucrate

Par chance, je sais que vous avez une licence pour exercer dans la médecine, n'est-ce pas ?

Bureaucrate

Vous pourriez être le médecin attitré des futurs locaux de recherche, par exemple.

Takano

— Mais alors... Je dois devenir fonctionnaire de l'État ?

C'est plutôt inhabituel comme condition...

Bureaucrate

— Vous savez, tous les instituts ou presque impliqués dans le Projet Alphabet appartiennent à l'État.

Bureaucrate

L'Armée aussi est intéressée par ce projet, ils aimeraient d'ailleurs assurer la sécurité des futurs locaux en vous envoyant du personnel.

Cela serait peut-être plus facile si vous deveniez médecin militaire.

Bureaucrate

— Ne vous en préoccupez pas, Madame, ce sont des guéguerres de ministères, ils veulent montrer leurs territoires, c'est tout.

Bureaucrate

Et comme vous serez amenée à donner des ordres, vous devrez avoir un rang militaire plus élevé que les autres.

Bureaucrate

Enfin, rassurez-vous, tout se passera de façon à vous accomoder, je vous le promets.

Takano

— Je vois.

Takano

En ce cas, je vais vous laisser faire.

Takano

Je suis tout de même surprise. Le professeur Takano avait à l'époque demandé le soutien de l'armée impériale, mais les officiers d'alors avaient refusé.

Takano

Je trouve curieux de voir ce regain d'intérêt, cela vient un peu tard, non ?

Bureaucrate

— Vous savez, je pense qu'à l'époque, il n'y avait rien à faire.

La guerre traînait en longueur et n'était pas à notre avantage, l'Armée voulait une solution radicale et rapide.

Bureaucrate

Je ne pense pas qu'ils aient voulu se moquer du thème de ses recherches.

Ça, par contre, ce n'était pas vrai,

et Miyo Takano le savait.

Elle eut soudain l'impression de se retrouver en dehors de la scène, comme si les gens assemblés devant elle se trouvaient un peu plus loin.

Elle avait rêvé d'aujourd'hui, elle avait tout sacrifié ou presque pour en arriver là.

Et enfin, les recherches de son grand-père avaient été reconnues. Elle allait pouvoir faire un premier pas vers une reconnaissance plus générale.

Elle avait toujours rêvé de ça, depuis toute petite.

C'est pourquoi elle avait très peur de se poser la question : n'était-elle pas en train de rêver, en ce moment-même ?

Il n'est pas rare de ne se rendre compte de sa chance ou de l'énormité d'une situation que plusieurs instants, plusieurs heures voire jours après.

Et Miyo Takano se disait que justement, elle vivait à l'instant ce genre de situation...

Bureaucrate

— ...aire accéder à certains postes.

Je pense que vous serez promue parmi les officiers supérieurs.

Mais puisque vous ne serez pas à la tête du projet, j'imagine que vous ne serez “que” placée au grade de Commandant.

Bureaucrate

— Mais c'est magnifique !

Bureaucrate

Le Commandant Takano, ça sonne bien !

Bureaucrate

Ah mais vraiment, je vous envie !

Bureaucrate

Tous les garçons rêvent de prendre du galon et d'avoir des gens sous leurs ordres.

Bureaucrate

Commandant Takano, rah, ça sonne vraiment bien !

Takano

— Commandant ?

Comment ? Pourquoi ?

Bureaucrate

— C'est un grade de l'Armée de Terre, le troisième dans la hiérarchie des officiers supérieurs.

Bureaucrate

Pour vous donner une idée, c'est un peu l'adjoint au chef de section dans une entreprise.

Bureaucrate

Je pense que vous obtiendrez ce grade dès que le projet aura officiellement commencé.

Bureaucrate

— L'équivalent de Commandant dans l'armée impériale.

C'est vraiment un hasard extraordinaire !

Hifumi Takano était aussi Commandant dans l'armée impériale, non ?

Miyo Takano eut une petite inspiration, réalisant l'énormité de la chose.

Oui, oui...

Son grand-père avait été dans l'armée, bien sûr, et il avait été commandant, lui aussi...

Elle avait fait tous les efforts possibles et imaginables pour pouvoir reprendre et poursuivre les recherches inachevées de son grand-père.

Et aujourd'hui, alors que ce rêve allait devenir réalité,

les hasards de la fortune lui donnaient le même grade militaire que celui qui avait été celui de son grand-père pendant la guerre...

Elle s'était toujours redonné courage en se disant que ce lien qui l'unissait à son grand-père pouvait largement pallier le fait qu'ils n'étaient pas liés par le sang.

Et maintenant qu'elle avait le même grade que lui,

elle ne pouvait y voir qu'un signe du Destin.

Peut-être même était-ce là un message de son grand-père ?

Oui, c'était sûrement lui qui l'applaudissait depuis là-haut.

Et c'était aussi une preuve tangible qu'elle héritait de ses recherches mais aussi de ses rêves et de ses attentes.

Miyo Takano ne pouvait pas se déparer de l'impression que tout avait été orchestré par une force supérieure...

Takano

— ... Pépé...

Ça y est... Enfin, j'y suis.

Personne n'entendit ces mots, étouffés qu'ils étaient par les rires joyeux autour d'elle.

Mais elle était persuadée que son grand-père, lui,

les avaient entendus.

Mais elle n'en était encore qu'à la moitié du chemin.

Il restait encore à parcourir un long et périlleux chemin avant que ces recherches pussent être considérées comme un succès.

Et tant que ce ne serait pas fait, son grand-père ne passerait pas à la postérité. Il ne deviendrait pas un dieu.

Et elle non plus, par la même occasion.

... ...

Elle repensa aux derniers mots du testament de son grand-père : “deviens un dieu.”

Il avait écrit, juste à la phrase d'avant, que lui n'avait pas réussi à le devenir.

C'était ça, ce qu'il avait réellement tenté d'accomplir.

C'était son seul désir, et déjà à l'époque, il lui avait intimé l'ordre de poursuivre ce rêve.

Et aujourd'hui, enfin, elle le faisait.

La résurrection du Christ n'était pas celle de son enveloppe charnelle.

C'était celle de son souvenir, de sa philosophie, dans le cœur des gens qui lui ont survécu.

Pour commencer, son grand-père ressusciterait seulement dans son cœur à elle.

Puis, lorsque ses travaux seront célèbres,

les scientifiques s'arracheront ses carnets de recherche.

Et lorsqu'ils en sauront plus sur lui, Hifumi Takano, Commandant de l'Armée Impériale du Japon,

qui s'est battu seul toute sa vie contre le syndrome de Hinamizawa, un demi-siècle avant tout le monde, alors ils se rendront compte à quel point il était visionnaire…

Et ils loueront son nom avec révérence, enfin...