Le seul moment de la journée où nous pouvions échanger quelques mots avec nos compagnons de chambrée n'arrivait qu'après l'extinction des feux.
Comme l'orphelinat était situé dans l'arrière-pays, quelque part dans les montagnes, les nuits étaient vraiment très calmes.
Après le retour du silence et après nous être assurées que les gardes étaient loin, nous pouvions enfin parler entre nous.
C'était notre seul moment de détente de la journée.
Enfin, n'allez pas croire que nous avions des discussions passionnantes sur les dernières chansons à la mode.
Nous passions la majeure partie du temps à nous plaindre du quotidien et à nous échanger des informations.
Comme quoi tel ou tel surveillant a untel dans le collimateur, que c'était pas juste, qu'il frappait sans laisser de traces.
Nous en parlions avec obsession, jusqu'à ce le sommeil nous fît taire.
On discutait aussi des moyens de se venger en douce.
Alors, toutes, en rêve, on s'imaginait les pires atrocités qu'on ferait aux surveillants.
C'était une thérapie, quelque part -- certaines étaient si emportées par leurs émotions qu'elles décrivaient les scènes en pleurant.
C'était sûrement notre meilleur moyen pour relâcher la pression. Ça nous permettait surtout de nous calmer suffisamment pour retrouver le sommeil, malgré le désespoir qui nous attendait invariablement au réveil.
Et parfois, de temps en temps, on discutait aussi de complètement autre chose.
Nous parlions surtout d'un autre orphelinat.
Qui soi-disant se trouvait dans la prochaine ville après avoir traversé la rivière.
Il s'appelait “La miséricorde des collines de lys”.
— ... Ouais.
Il paraît qu'à “La miséricorde”, ils ont une pause de sieste et une pause pour goûter.
Et puis leur directeur est super gentil, il paraît...
“La miséricorde” était un orphelinat privé, comme le nôtre.
Mais tout le monde en parlait comme d'un endroit magique comparé à chez nous, un lieu chaleureux et accueillant.
Quelques années auparavant, lorsque les conditions chez nous étaient encore pires que ce qu'elles étaient maintenant, quelques élèves avaient organisé une grande évasion à plusieurs.
(Franchement dit, c'était pas trop crédible.
Des conditions encore pires que maintenant ? C'était franchement pas du domaine du réel...)
En fait, personne ne savait exactement combien d'enfants étaient partis.
Tout le monde parlait de trois ou quatre élèves.
Ils étaient partis tous ensemble pour essayer de rejoindre “La miséricorde”.
Oh, ils avaient réussi à sortir d'ici.
Et à part un seul qui n'avait pas eu de chance, les autres avaient atteint le domaine de l'orphelinat.
Nos surveillants n'avaient pas le droit d'aller nous chercher si nous entrions dans des domaines privés.
Ce qui voulait dire que nos surveillants n'avaient de droit que sur une certaine juridiction.
Ils étaient dégoûtés d'avoir été bernés par quelques garnements,
mais à force d'efforts, ils réussirent à en attraper un, qu'ils traînèrent jusqu'ici.
Ils avaient sûrement voulu tous les rattraper.
Et à voir la manière dont tout avait été par la suite cadenassé,
ils devaient s'être jurés de ne plus jamais en laisser sortir un seul.
Pourtant, ils ne réussirent jamais à faire ramener les autres.
Contents ou pas, ils devaient abandonner l'idée de les ramener ici pour leur donner une bonne correction.
Ce qui voulait dire que quiconque atteindrait les terres attenant à “La miséricorde” serait sauvé pour toujours de l'enfer qui régnait ici-bas...
En comparaison, le sort de l'élève qui avait été rattrapé fut pire que tout.
Pourtant, en fin de compte, personne ne sait au juste en détail quelles punitions lui furent infligées.
Tout ce que l'on sait dessus sont quelques expressions étranges que nous ont léguées les élèves qui étaient là avant nous.
“Le supplice du canard sans soif”,
”le supplice de la chenille écrasée”,
“le supplice des porcs sans pattes”.
Je n'avais pas la moindre idée de ce que ces mots pouvaient décrire.
Tout ce que je savais, c'était que ces punitions était bien pires que “le supplice du cercueil” dont j'avais déjà tellement peur...
Je ne pouvais que me faire des idées sur chaque punition en réfléchissant à leurs noms.
Et puis quelque temps après,
cet élève put réaliser son rêve le plus cher :
il put partir d'ici, pour de bon.
Vous croyez qu'il a pu ensuite voler de ses propres ailes et se faire une place dans la société,
libre de vivre enfin à sa guise ?
Eh bien, si l'on en croit les rumeurs qui courent sur lui...
Non, pas vraiment, pas exactement.
“Il a voulu se cacher dans la chaufferie
mais il a glissé sur les escaliers en entrant et en tombant,
il s'est brisé les cervicales, qui ont percé le bulbe rachidien, et il est mort.”
Il paraît que juste après,
tous les enfants ont été convoqués et qu'on leur a strictement interdit d'aller dans la chaufferie.
Sauf que tout le monde savait pertinemment que les portes de la chaufferie étaient toujours fermées à clef et bloquées par un cadenas.
Alors, les élèves surent.
Les gardiens l'avaient tué, tout simplement.
Enfin, tout simplement, pas vraiment, non.
Ils l'avaient tué après lui avoir fait subir toutes les atrocités imaginables.
Ils l'avaient tué pour faire un exemple, pour montrer ce que c'était que l'enfer sur terre.
Mais les autres élèves qui avaient pris le risque et qui s'étaient enfui avaient tous obtenu la miséricorde --
après tout, c'était le nom de l'autre orphelinat et il devait bien y avoir une raison à cela.
Ils avaient tous pu mener une vie bien meilleure.
Je ne sais pas si cet orphelinat était vraiment le paradis sur terre.
Après tout, tous les orphelinats devaient bien se ressembler sous certains aspects.
Mais en tout cas, celui-là, il n'était pas comme le nôtre -- ce n'était pas l'enfer sur terre.
Quiconque s'enfuirait d'ici sans chercher à aller chez eux risquerait de se faire poursuivre par la Police et finir à la case départ.
Les surveillants avaient le droit et le devoir de les faire rechercher.
Et un retour à la case départ signifiait une mort certaine.
Mais si les évadés devaient atteindre “La miséricorde”, alors ils seraient saufs.
Ils ne seraient pas renvoyés ici.
Et souvent, nous finissions par nous raconter une histoire dans laquelle nous partions de cet établissement et nous finissions heureuses dans les murs de “La miséricorde”, pour tromper nos peurs et notre désespoir...
Et lors de l'une de ces discussions, soudain, notre meneuse, Eriko, baissa la voix encore d'un ton pour nous poser une question.
— ... Les filles, si un jour nous avions une occasion...
vous voudriez partir, vous ?
Évidemment, personne ne pouvait vouloir rester ici.
La question allait certainement plus loin que son simple énoncé.
Ce qui ne pouvait signifier qu'une seule chose.
— Si l'occasion se présente, vous la saisiriez, sachant ce qui nous attends si on rate notre coup ?
Eriko nous demandait si nous nous sentions le courage de surmonter la peur des châtiments qui nous attendraient si jamais nous devions tenter de nous enfuir et rater notre coup.
C'est pourquoi pendant un petit instant, personne ne sut quoi répondre.
Si nos prédécesseurs avaient pu tous arriver sans encombre à destination, nous aurions toutes été galvanisées, mais là...
Surtout que depuis cette affaire, la direction de l'établissement avait fait redoubler la sécurité.
Toutes les portes et toutes les fenêtres donnant sur l'extérieur avaient été cadenassées. Il n'était pas facile de sortir...
Même si des candidats à l'évasion devaient monter un nouveau coup, leurs chances de s'enfuir étaient déjà nettement moins bonnes...
Si à l'époque, trois élèves ont tenté le coup et deux ont réussi...
Cette fois-ci, les proportions seraient inversées, il y aurait deux capturés.
D'ailleurs, il était fort possible que l'entreprise échouât sur toute la ligne.
— ... Si c'était possible, je le ferais, oui.
— Mais “La miséricorde” n'est pas toute proche.
Le pont est très long, ça fait une grosse distance à découvert.
On risquerait de se faire prendre...
— Et puis de toute façon, on ne peut pas sortir de l'enceinte du bâtiment.
Tout est fermé à clef ou cadenassé...
Elle avait raison, le nombre de serrures dotées de cadenas dépassait de loin les limites du raisonnable.
Il fallait parfois ouvrir un cadenas à l'extérieur et à l'intérieur pour passer certaines portes. De plus, après l'extinction des feux, les grandes portes qui délimitaient les couloirs étaient elles aussi fermées à clef.
... Nous étions bel et bien dans une institution carcérale.
Il se racontait que les orphelinats recevaient une aide financière proportionnelle au nombre d'enfants dont ils avaient la charge.
Donc bien sûr, cette manne financière risquait de diminuer si nous nous enfuyions.
De plus, si nous parlions, nous pouvions être sûres de provoquer la mise en place de contrôles et d'enquêtes sur les pratiques éducatives d'ici. Et là, ils auraient vraiment des problèmes.
Et c'est pourquoi ils faisaient vraiment tout et n'importe quoi pour nous maintenir enfermées.
— Bien sûr, si l'occasion se présentait, je serais partante,
mais concrètement, nous n'avons aucune chance de réussir à sortir d'ici.
Toutes les portes sont cadenassées.
— ... Euh,
je veux pas vous vexer, les filles, mais...
Vous n'aviez pas remarqué, vous,
que la clef du poulailler ouvrait aussi le cadenas qui bloque la porte de secours à l'arrière du bâtiment ?
— ... Attends,
t'es sérieuse ? C'est vrai ?
— Chhhh !
Eriko dut nous rappeler à l'ordre pour faire taire nos exclamations de surprise.
Il arrive très souvent, quand on achète des cadenas en grosses quantités, de se retrouver avec toute une série où les clefs sont les mêmes.
Alors bien sûr, d'habitude, les gens font attention et prennent des cadenas dans plusieurs stocks différents pour empêcher ce cas de figure de se produire,
mais nos surveillants n'y ont pas réfléchi.
Et c'est pourquoi il existait plusieurs cadenas que nous pouvions ouvrir avec une seule et même clef.
Bien sûr, les enfants n'avaient pas accès aux clefs.
Il y avait de très rares exceptions,
et parmi celle-là, la clef du poulailler.
Chaque semaine, l'une des chambrées devait aller s'en occuper.
La chambrée recevait à l'heure de cette corvée la clef qui permettait d'accéder aux cages, et les élèves devaient ensuite s'occuper de nourrir les bêtes et de nettoyer le poulailler.
Elle avait alors un certain laps de temps pour s'acquitter de toutes ces tâches et pour aller rendre la clef aux surveillants.
Mais pendant ce laps de temps, la clef était uniquement entre les mains des enfants.
Oh, bien sûr, un surveillant venait parfois vérifier si nous étions à la tâche, mais il n'était pas derrière nous tout le temps...
— Eriko...
Tu veux...
Tu comptes le faire avec cette clef ?
— Nan, arrête,
c'est trop dangereux !
— Oh oui, toute seule, je n'ai aucune chance.
Mais si vous venez avec moi, alors les choses seront peut-être différentes.
— Ah bon ? Et pourquoi ?
— À votre avis, pourquoi est-ce qu'il n'y en a qu'un seul qui s'est fait rattraper la dernière fois ?
Ils avaient été, eux aussi, mus par l'énergie du désespoir.
Et pour pouvoir augmenter leurs chances de succès,
ils avaient dû faire quelque chose de spécial.
Et c'est grâce à ce détail qu'ils avaient pu limiter les pertes au strict minimum.
— Mais alors, ils ont fait quoi ?
— Ils se sont donné le mot
et sont partis chacun dans une autre direction.
Ils ont attendu un jour où il y avait des absents parmi les surveillants et ils sont partis, chacun de leur côté, dans trois directions différentes.
En procédant ainsi,
ils avaient pu augmenter un peu leurs chances de réussite. Même si évidemment le hasard jouait encore un grand rôle.
Seul contre tous, un évadé n'aurait aucune chance, mais si les surveillants se séparaient pour essayer d'attraper tout le monde, ou bien carrément, s'ils poursuivent seulement un autre, alors les chances de succès devenaient sérieuses.
Ce qui voulait dire qu'Eriko nous proposait de nous enfuir avec elle.
Plus nous serions nombreux à fuir et mieux le plan se déroulerait.
Mais parmi les enfants, certains étaient devenus des cafteurs professionnels, pour s'attirer les bonnes grâces de nos geôliers.
Eriko ne pouvait donc pas demander à n'importe qui de l'accompagner.
C'était une belle preuve de confiance et d'amitié qu'Eriko nous faisait là...
Notre groupe serait constitué d'Eriko, de moi...
de Tomomi et de Kikuko.
Quatre filles.
— ... Qui a envie de rester ici ? Ou plutôt, est-ce que quelqu'un parmi nous a envie de rester ici ?
Trois têtes firent non.
Mais ça ne voulait pas dire que nous étions partantes immédiatement.
— Franchement dit, je ne voudrais pas rester une seule heure de plus ici.
— Moi, ce que je ne supporte plus, c'est de ne jamais savoir sur quel pied danser. Un truc qui t'a sauvé la peau la veille peut être mal vu le lendemain.
C'est pas possible.
C'est pas possible de continuer à vivre dans de telles conditions !
Tout le monde était d'accord.
Un règlement strict, après tout, c'était gérable.
Mais un règlement qui changeait plusieurs fois par jour...
On pouvait aller jusqu'à dire que les surveillants modifiaient le règlement comme ça leur chantait, sur l'inspiration du moment.
La ligne entre ce qui était permis et ce qui ne l'était pas était changeante.
Un peu comme l'eau d'un lac se rapproche ou s'éloigne selon la marée.
Et puis si jamais on essaie de le leur faire remarquer, les punitions pleuvent...
— Écoutez, j'ai la ferme intention de partir, même si vous ne venez pas.
Je vous l'ai expliqué, plus nous serons nombreuses à tenter le coup, plus nos chances de réussite seront bonnes.
Alors pensez-y, d'accord ?
Quand j'aurais utilisé cette clef pour partir, ils vont sûrement changer tous les cadenas !
Ce qui veut dire que cette méthode ne marchera qu'une et une seule fois.
Alors ne venez pas après vous plaindre que vous auriez dû partir avec moi !
— Ouais, d'accord, mais...
Je pourrais pas,
j'ai trop peur rien que d'y penser...
— Moi aussi, j'ai peur, tu sais.
Si jamais on se fait attraper, ils nous tueront !
Tomomi et Kikuko n'étaient pas plus peureuses que la moyenne.
Mais je pouvais tout à fait comprendre leurs réticences.
Et puis, ça donnait un côté très palpable aux punitions dont nous ne connaissions encore rien. Le simple fait de rêver de nous enfuir nous ramenait immédiatement à elles.
Et je pense que c'était la même chose pour Eriko.
Mais elle réussissait à donner le change, ayant peut-être plus de courage que de peur à revendre.
Et c'est pour ça qu'elle nous en avait parlé.
— ... Bon alors, vous voulez rester ici encore longtemps ?
— Non, non non non, j'veux pas !
— Écoute, je me doute que vous devez avoir peur, je peux comprendre ça.
Mais cette chance ne se présentera pas deux fois.
Il suffit d'avoir du courage juste une seule fois !
Et toi, Miyoko, qu'est-ce que t'en penses ?
Tu viens avec moi ?
À la différence de nos deux autres camarades de chambrée, je n'étais pas en train de trembler de peur.
En fait, si, mais clairement pas autant que les deux autres. Je devais avoir l'air beaucoup plus solide et calme...
— ... Tu me promets qu'on pourra leur échapper ?
Bien sûr, Eriko ne pouvait rien promettre, je le savais,
mais je ne pus pas m'empêcher de lui poser la question.
— ... Non, Miyoko, je ne peux pas.
Mais je sais que si tu viens avec moi, j'aurais beaucoup plus de chance de m'en sortir vivante.
Et c'est valable pour toi aussi.
Elle me répondit cela sur un ton qu'elle voulait froid et calculateur, mais je pense qu'elle voulait seulement quelqu'un auprès d'elle pour se rassurer.
Ça devait être beaucoup plus important que simplement un pourcentage de réussite en plus.
— Tomomi, Kikuko, si vraiment vous avez trop peur, je ne vous force pas à venir.
On ira seulement Miyoko et moi.
À deux, ça devrait suffire.
— Euh, je... euh, attends !
C'était malin de sa part de parler comme si elle mettait fin à la conversation.
On pourrait croire que c'est très méchant, mais en fait, elle savait que cela forcerait ses deux amies à se prendre en mains une fois pour toutes.
Et puis de toute façon, si nous partions seulement toutes les deux, elles seraient sûrement interrogées sans ménagement par les surveillants.
— Non mais, ne vous en faites pas, je n'ai pas dit que nous partions demain.
Nous aurons la clef du poulailler chaque jour pendant toute une semaine.
Nous n'aurons qu'à regarder comment les choses évoluent, et si vraiment c'est trop dangereux, nous pourrons remettre nos plans au lendemain, ou même au pire à notre prochaine semaine de corvée.
Nous pouvons nous permettre d'être prudentes.
Les rotations des surveillants et leurs affectations étaient importantes, bien sûr, mais il nous fallait aussi savoir exactement comment nous rendre à l'autre orphelinat.
Nous ne pouvions pas d'un côté projeter de nous séparer en chemin et de l'autre nous retrouver comme des idiotes sans savoir où aller. Il nous fallait nous imprégner de la carte de la région.
Alors, je pris ma décision.
— ... D'accord.
Moi, je te suis, Eriko.
Mais tu me promets qu'on fera attention, d'accord ?
— Bien sûr, voyons.
Si on se fait toper, ils nous tueront,
alors je ne prends pas la chose à la légère...
— Mo-moi aussi, je viens avec vous !
— Moi aussi, moi aussi !
Enfin, nous étions tombées d'accord toutes les quatre. C'est ainsi que nous prîmes la décision de nous évader...
Oh, nous attendîmes prudemment le bon moment.
Nous avions jeté notre dévolu sur un jour où nous savions qu'il y aurait moins de surveillants que d'habitude.
... Puis, enfin, un beau jour, nous tentâmes le tout pour le tout, laissant aux cieux le soin de décider de notre sort...
— ... Ça y est... c'est ouvert !
Elle avait dû juste appuyer un tout petit peu plus fort sur la clef pour faire tourner le mécanisme.
À peine Eriko avait-elle changé l'angle de pression que le cadenas s'était ouvert à toute volée.
La porte de secours de l'arrière du bâtiment s'ouvrit lentement,
et un vent frais passa sur nos visages.
Nous n'étions pas encore libres.
C'était un peu le contraire.
Si les gens nous voyaient ici, nous aurions de gros, de très gros ennuis. C'était dangereux de rester ici.
Mais si nous n'arrivions pas à sortir d'ici, alors nous n'atteindrions jamais notre prochaine étape...
— ... OK.
Allez, on y va...
Eriko voulait nous donner le signal pour nous faire partir en même temps.
Je suis sûre que c'est ce qu'elle a essayé de faire.
Mais ce ne fut pas sa voix qui résonna à nos oreilles.
— Eh, vous là-bas ! Qu'est-ce que vous foutez ici ?!
Nous partîmes comme des dératées, sans demander notre reste !
Il pleuvait dehors.
En quelques secondes, la pluie m'avait trempée jusqu'aux os et avait fait coller mes vêtements à ma peau.
D'habitude, je me serais sentie mal, mais là, curieusement, ça ne me gêna pas plus que cela.
Je me mis à courir sous la pluie battante et incessante.
Je courais sur le gravier de la route, et pourtant, j'avais l'impression de poser les pieds dans un champ de dents-de-lions.
Mes jambes semblaient alourdies par la boue, et je n'arrivais plus à soulever mes pieds comme je le voulais.
J'eus beau courir encore et encore, j'avais l'impression de faire du sur-place.
Mes pensées étaient tellement affolées que mon corps n'arrivait plus à suivre les ordres.
J'entendais les voix des surveillants derrière moi. Je n'avais plus qu'une chose à faire, tracer ma route, le plus vite possible !
— Allez, comme prévu ! On se sépare !
MAINTENANT !
Alors, à ce signal, nous partîmes chacune de notre côté.
Chacune espérant en secret que les surveillants iraient en poursuivre une autre...
Est-ce que réellement, nous aurions une chance de nous retrouver toutes les quatre à “La miséricorde” ?
Peut-être que oui... Mais peut-être l'un de nos compagnons d'infortune manquera-t-il à l'appel.
Et peut-être même...
que les autres se rejoindront là-bas sans encombre...
et que ce sera moi qui manquerai à l'appel.
J'aurais pu continuer longtemps à m'imaginer la suite, mais soudain, la voix d'un surveillant derrière moi me coupa les pensées.
— Attends ici,
reste-là, reviens ici tout de suite !
Normalement, il y avait moins de surveillants que nous aujourd'hui.
Si j'ai de la chance, il n'y a personne à mes trousses.
Toujours priant pour que la voix au loin ne s'adressait pas à moi, je jetai un regard en arrière, l'espace d'un bref instant.
Pourquoi n'ai-je pas simplement continué ma course, au lieu de me retourner comme une idiote ?
Si réellement je pensais avoir un peu d'avance, pourquoi n'ai-je pas creusé mon écart ?
Lorsque ma tête fut retournée, pour pouvoir donc voir ce qu'il y avait derrière moi, mon regard ne vit qu'une main immense.
Elle se saisit très vite de ma tête, très brusquement -- tellement que son petit doigt s'invita dans ma bouche, qui elle, était ouverte à cause de ma respiration erratique.
Aussitôt, je sentis une force prodigieuse envoyer mon visage au sol, dans une flaque d'eau. La main m'y maintint le visage, bien contre les graviers.
Bien sûr, je n'avais aucune intention de rester tranquille.
Je me débattis dans tous les sens.
L'espace d'un court instant, j'entrevis le visage du surveillant qui m'avait attrapée.
Je n'avais jamais vu une haine aussi ostentatoire !
Alors, je sus immédiatement ce qu'il allait m'arriver.
Il allait me ramener de force à l'orphelinat, vivante, mais uniquement parce qu'il y était obligé, et uniquement pour me détruire après.
Et je pus lire dans son regard que d'ailleurs, avec tout ce que j'allais prendre ensuite, il pouvait tout à fait me tuer maintenant, ça ne changerait pas grand-chose, sauf que ça lui ferait très, très plaisir.
Oui, tel est le niveau inimaginable de haine que je pus lire dans ces deux yeux furieux qui me dévisageaient.
La pluie coulait le long de cette main, jusque sur l'auriculaire qui était dans ma bouche, et soudain, ce doigt dégoulinant d'eau de pluie toucha ma langue.
Je sentis un goût indescriptible, qui provoqua en moi des remous écœurés, propageant des vagues de froid à travers tout mon corps.
Je n'eus qu'une pensée :
ce goût, c'était celui de la mort.
J'étais persuadée que ce doigt allait venir obstruer mes voies respiratoires et me faire suffoquer.
Ainsi persuadée que ce doigt tentait de m'assassiner, je fis la seule chose qui me traversa l'esprit pour survivre !
— Hhhggggggg !
— AAAAAaaaaaAAaaAaaaaaaah !
Un goût ferreux, tiède et répugnant se répandit dans toute ma bouche.
Je connaissais ce goût -- j'en avais fait l'expérience une fois, en saignant du nez.
Je recrachai ce qui me gênait la respiration et laissai le surveillant se tordre de douleur par terre, partant sans me retourner, cette fois-ci.
— AAaaarh, SALOPE ! J'TE CRÈVERAI !
Dans mon dos, je n'entendais plus que des cris.
Ce n'était plus un surveillant à mes trousses,
c'était un prédateur, un animal sauvage.
Il ne m'attrapera pas, non,
il me mangera sur place après m'avoir dépecée !
Je remarquai soudain que j'avais dû perdre mes chaussures en route.
Les espadrilles, ça ne tient vraiment rien.
Si jamais vous devez courir au maximum, elles se défont et s'enlèvent toutes seules...
Mes pieds nus sentirent immédiatement les graviers tenter de s'incruster dans leur plante.
C'était extrêmement douloureux, mais j'avais des problèmes autrement plus importants sur les bras.
Si jamais je m'arrêtais, mes pieds n'auraient plus mal, mais je n'en aurais pour autant pas l'occasion de m'en réjouir !
Les branches giflèrent mon visage, et des fils barbelés laissèrent quelques lignes sanglantes sur ma cuisse.
La plante de mes pieds était éraflée, j'avais des ongles cassés à force de frapper dans les petits cailloux.
Le sang qui m'était resté en bouche lorsque j'avais mordu et arraché l'auriculaire de l'homme derrière moi n'arrêtait pas de revenir à mes lèvres, pour couler sur mes habits.
Pourtant, malgré le sang et les blessures, la petite fille que j'étais courait, encore et encore, en quête de liberté.
Si jamais l'homme qui me poursuivait m'attrapait, j'étais morte.
S'il avait encore un peu de bon sens, il me tuerait à force de punitions,
s'il avait perdu la tête, il me tuerait sur place.
Et je ne voulais pas mourir. Je ne voulais pas mourir !
Mon cœur et mes poumons étaient sur le point de lâcher.
Ma tête était vide, le manque d'oxygène et la peur m'avaient rendue blafarde.
J'étais au bord de l'évanouissement.
Limite, j'aurais préféré perdre conscience.
Tout pour ne plus entendre les râles de l'homme qui se rapprochait dans mon dos !
Mes genoux tremblaient.
Mes jambes ne fonctionnaient plus correctement.
J'étais à deux doigts de tomber comme une poupée de chiffon sans fil.
Mais je ne pouvais pas me permettre de tomber, surtout pas,
SURTOUT NE PAS TOMBER !
Ah…
Je n'eus même pas le temps de penser à un juron que ma tête fit violemment la connaissance du sol et des graviers.
Je sentis une violente douleur au nez, puis ce fameux goût exécrable et si particulier.
Et moins d'une seconde plus tard, les hurlements de la bête qui s'était jetée sur moi !
— Espèce de sale petite PUTE, mon doigt, MON DOIGT !
— AAAAAaaAAaaaaaaAaahhhhhhh !
— Aaaaah...
Aah ?
Haaa...
Aahh...
Haaa !!
En me réveillant en sursaut, ma cuisse avait tapé dans le volant.
La douleur ne se fit sentir que petit à petit, un peu comme un contrecoup...
Je transpirais de la tête aux pieds.
Essuyant la sueur de mon front, je posai la main sur ma poitrine et me rendis compte à quel point mon pouls s'était accéléré.
Je passai un doigt sur la cuisse douloureuse.
Il décrivit une ligne.
Ce n'était pas là que le volant m'avait touchée.
Mais j'eus l'impression que c'était bien ici que j'avais mal.
Dans la voiture à peine éclairée par les faibles lueurs de la lune, il n'y avait pas de bête sauvage à mes trousses.
Je portais mes chaussures, je ne saignais pas, je n'étais pas couverte de sang non plus.
Et mes ongles étaient tous intacts...
Soudain, j'eus un sursaut de surprise lorsque quelqu'un toqua à ma vitre.
— Mon Commandant.
C'est l'heure.
— Ah...
Euh, oui.
Merci.
J'avais demandé à être réveillée dans une heure et était partie me reposer.
Je n'aurais pas dû dormir aussi longtemps.
Une sieste trop longue pouvait au contraire mettre tout mon corps sens dessus-dessous.
Je remis mon siège en position droite et descendis de voiture.
L'air frais et vivifiant du dehors fut agréablement rafraîchissant.
À part la faible lueur de la lune, j'étais sur un chemin de montagne absolument désert.
Sur le bas-côté de ce chemin, il n'y avait que ma voiture et un grand camion -- le poste de commande.
J'avais un goût répugnant en bouche.
Me penchant du côté, je fus prise de vomissements.
Pourtant, cela n'améliora en rien la sensation désagréable que j'avais en bouche.
J'y sentais du sang, de la salive et de la pluie.
La sueur et la pluie qui coulaient depuis mon front s'infiltrèrent aux commissures de mes lèvres, mais je n'arrivais pas à vraiment les avaler.
Alors je m'essuyai la bouche, rapidement.
— ... Haa…
Pouh…
Je dois être plus nerveuse que je ne le pensais.
C'est ce qui explique mes cauchemars...
Il y avait une cafetière dans le poste de commandement, normalement.
Je parie que le café est dégueulasse. Pile ce qu'il me faut pour me réveiller...
— Et alors ?
Du mouvement ?
— Non, Mon Commandant.
Strictement rien.
Nous avons reçu il y a quelques instants une communication de Gifu.
Rien à signaler.
— Je vois.
... Dites, il n'y en a pas un qui pourrait me faire un café ?
— À vos ordres.
Du lait ? Du sucre ?
— Du lait.
Oh, finalement, mettez aussi du sucre.
Cet arrière-goût me pourrissait vraiment toute la gorge.
J'avais l'impression de ressentir à nouveau le sang qui avait giclé lorsque l'auriculaire avait cédé.
Il me fallait du café très, très sucré, si je voulais faire passer ce goût. Sans ça, il me serait impossible de remettre ce cauchemar là où il aurait dû rester, au plus profond de mon âme...