Mon père et ma mère ne sont plus de ce monde.

Je ne me souviens plus quel âge j'avais lorsqu'ils sont morts.

J'étais vraiment très, très jeune.

Ils m'avaient laissée seule à la maison, pour aller faire des courses et sortir un peu sans moi, et je parie que les dieux ne leur ont pas pardonné ce petit plaisir égoïste.

Il paraît que c'était dans un accident de train.

Que ç'avait été une catastrophe.

Que beaucoup de gens étaient morts dans cet accident.

Mon père avait eu de la chance, finalement.

Il avait été transporté encore vivant jusqu'à l'hôpital, et il avait pu me parler avant de mourir.

Ma mère, comme bien d'autres, avait péri dans l'accident, le corps tellement déchiqueté qu'il était impossible de la reconnaître.

Miyoko

— Papa... Papa !

Papa, Papa, PAPA !

Je n'avais pas envie d'y croire, pas envie de l'appeler Papa.

J'ai espéré comme une folle qu'en fait, c'était quelqu'un d'autre, que je m'étais trompée.

Mais malheureusement...

les cieux furent intraitables.

C'était bel et bien mon père.

Je n'aurais jamais dû le réveiller, normalement.

Lorsque je l'ai appelé pour le tirer de sa torpeur,

il s'est souvenu des douleurs qu'il essayait d'oublier.

Papa de Miyoko

— ... Aaah…

uueenng...

Miyoko

— Papa !

Papa...

Papa,

Papa !

Je pense qu'il a voulu me caresser la tête pour me consoler.

Je l'ai vu essayer de bouger son bras.

Mais son bras était tout entouré de bandages...

et puis surtout, il n'allait désormais plus que jusqu'au coude.

Sans paume de la main -- sans main tout court, d'ailleurs -- il était bien en peine de pouvoir faire quelque chose...

Jusqu'à ce jour-là, sa main droite ne m'avait inspiré que de la crainte.

Son rôle principal avait toujours été de me corriger si je mentais ou si je faisais des bêtises.

Mais je n'ai pas souvenir d'avoir jamais souhaité la voir disparaître pour de bon.

Et puis aussi, de temps en temps, rarement, en tout cas comparé au nombre de gifles que j'ai reçues,

mais de temps en temps, mon père se servait de sa main droite pour la poser sur ma tête et me caresser les cheveux.

Il faisait ça toujours un peu solennellement, comme si c'était déjà en soi une grande récompense.

Mais désormais, même si je me levais bien à l'heure,

même si je m'habillais bien toute seule, même si je lui rendais service,

il ne pourrait plus jamais me caresser la tête...

Enfin...

ce n'était pas vraiment le problème le plus préoccupant, je dois dire.

Il fallait l'opérer en urgence, et l'opération allait bientôt commencer.

Les médecins m'avaient déjà prévenue que cette opération n'avait que très peu de chances de le guérir.

D'ailleurs, à ce stade-là, normalement, toutes les visites étaient strictement interdites. Ils m'avaient pourtant laissée entrer, ça voulait dire ce que ça voulait dire.

Mon père avait plus important à se soucier que de ne plus pouvoir me caresser la tête.

Il y avait de fortes chances pour que je ne le revisse plus jamais...

Miyoko

— Papa, tu vas guérir, hein, l'opération va te guérir ?

Papa, tu pourras te lever, hein ?

Papa !

Papa de Miyoko

— ... Écoute-moi bien.

Papa n'en a peut-être plus pour très longtemps à vivre, il a très mal.

Mais même si tu te retrouves toute seule, il faudra continuer à vivre, d'accord ?

Miyoko

— Non, j'veux pas !

Tu dois guérir, c'est pas du jeu !

Les médecins vont t'opérer, ils savent comment faire !

Tu ne vas pas mourir !

Mon père était têtu et obstiné, c'était un homme de la vieille école.

Il ne se plaignait jamais et considérait cela comme une vertu.

Je n'arrivais pas à croire ce qu'il me disait là, qu'il avait mal et qu'il allait peut-être mourir,

c'était impensable, ça ne pouvait pas être vrai.

Mais bien sûr, mes simagrées n'allaient pas lui rendre toutes ses facultés, comme par magie.

Mon père savait qu'il n'avait plus beaucoup de temps. Alors il tenta d'aller à l'essentiel et de me transmettre le plus important.

Sauf que bien sûr, mes pleurs et mes caprices foutaient tous ses efforts en l'air.

Limite, j'aurais préféré une bonne gifle comme il savait me les mettre.

Il l'avait souvent fait pour me faire arrêter de pleurer.

Mais maitenant, sans ses mains, ça n'était plus possible...

Papa de Miyoko

— Écou-

écoute-moi bien.

Papa et Maman…

n'ont plus de famille, tout le monde est mort pendant la guerre.

Alors, si...

quand Papa sera mort,

il n'y aura personne pour s'occuper de toi...

Oh, il n'avait pas besoin de me le dire.

Mes parents m'en avaient souvent parlé, alors j'étais au courant depuis un moment.

Mon père était tout ce qu'il me restait au monde.

Papa de Miyoko

— Si jamais…

Papa devait mourir...

va voir le Professeur Takano.

Le professeur Hifumi Takano.

Répète son nom pour voir ?

Miyoko

— Hi

fu

mi

Takano ?

Papa de Miyoko

— C'est bien.

Le professeur Hifumi Takano.

Il m'a beaucoup aidé autrefois.

Je suis sûr

qu'il te

*khof*

*kheheu*

*khrrrrrhhh*

Miyoko

— Papa, Papa ! Papa ! PAPAaaa !

Les médecins firent irruption dans la pièce, très agités.

Mon père essayait encore de me dire des choses, mais eux lui crièrent de se taire. Je ne pus distinguer ses derniers mots.

Ils me chassèrent de la salle et me laissèrent dans le couloir.

Pendant longtemps, j'ai fait les cent pas, tournant constamment la tête vers la porte.

Personne ne vint me dire dans quel état il était, ni quand est-ce que l'opération allait commencer.

Tout comme personne ne prit la peine de venir me prévenir

que mon père ne pourrait plus jamais me parler.

J'ai donné aux gens de l'administration et aux policiers des dizaines de fois le nom du professeur Takano.

Ils m'ont tous immédiatement demandé si j'avais son numéro ou son adresse.

Mais je n'avais aucun moyen de le contacter.

La plupart du temps, cela mettait immédiatement fin à la conversation.

Quelques rares fois, j'entendis un vague “Eh ben alors, il va falloir que je cherche”, mais cela n'y changea rien.

N'ayant aucun tuteur ni plus personne au monde, la société dut me prendre en charge, et je fus envoyée dans un centre d'accueil pour enfants orphelins.

À l'époque, il y avait encore beaucoup d'enfants dont les proches étaient morts pendant la guerre. Malheureusement, tous les orphelinats de l'État étaient pleins à craquer.

Heureusement, il existait pas mal d'orphelinats privés, fondés par de bons samaritains aisés.

Je fus envoyée dans l'un de ces orphelinats privés.

Prendre un orphelin à charge, ce n'est pas vraiment un business rentable.

Les bons samaritains qui ont financé ces locaux, en jetant leur argent sans espérer de retour sur investissement, étaient sûrement habités par un altruisme admirable.

Et normalement...

les enfants qui auront profité de cet acte d'amour généreux

devraient grandir en pleine santé

et quitter ces institutions

en remerciant tous ces généreux donateurs.

Sauf que dans la vie, tout le monde n'est pas aussi gentil.

Et puis, combien d'enfants peuvent donc se targuer d'avoir pu rendre à leurs parents une partie de tout ce qu'ils avaient reçus pendant leur enfance, pendant leur enfance ?

Les enfants ont tendance, naturellement, à grandir grâce à l'amour inconditionnel que leur donnent leurs parents. C'est comme ça que ça marche dans le règne animal.

C'est pourquoi tous les enfants devenus orphelins portent en eux des blessures terriblement profondes.

Et puis, chaque enfant a sa propre personnalité.

Ce n'est pas parce qu'ils ont eu droit à une portion de miséricorde qu'ils vont tous se mettre à grandir comme des anges.

Pour certains, cela suffira, mais pas pour tous, clairement.

C'est pourquoi il y a beaucoup d'enfants problématiques parmi les orphelins.

Enfin, on ne peut pas vraiment les appeler comme ça, ce n'est pas exact. Ils sont des enfants à problèmes.

Forcément, d'ailleurs, à cause de la peine liée à la perte de leur famille, de leurs repères.

Et puis souvent, le seul moyen pour eux de se sortir de cette tristesse est de choisir la voie de la colère.

Pour les en sortir, il faudrait consacrer beaucoup de temps à chacun d'entre eux, pour pouvoir leur faire développer cette personnalité et s'occuper de leur situation en particulier...

Mais malheureusement, personne ne fit cet effort -- en tout cas personne dans l'orphelinat où je fus placée.

Les adultes qui y travaillaient étaient bien peu nombreux, et ils ne pouvaient guère que nous surveiller et essayer de nous faire respecter le règlement intérieur.

Et c'est pourquoi la plupart des enfants ne purent exprimer leur douleur qu'en faisant bêtise sur bêtise.

L'amour inconditionnel et désintéressé, ça n'existe pas.

Ceux qui avaient financé et fondé cette institution aussi voulaient quelque chose en retour.

Ils voulaient de la gratitude.

Mais leurs espoirs se sont bien vite envolés au contact de la réalité.

Les enfants appelaient entre eux cet endroit “la prison”. Se moquant éperdument des efforts des gens qui travaillaient ici, ils ne firent que se plaindre de ce qui n'allait pas.

C'est pourquoi graduellement, les personnes qui se tuaient ici à la tâche se rendirent compte que la miséricorde n'allait pas les mener bien loin.

Alors, puisque les enfants se considéraient en prison,

ils décidèrent de leur montrer ce que c'était qu'une prison.

C'était un cercle vicieux, et les résultats furent catastrophiques.

Des lois strictes furent instaurées pour limiter les enfants dans leurs actions, et le système d'éducation devint entièrement basé sur la répression...

Par endroit, on avait placé des tableaux, des portraits de l'homme ayant fondé l'orphelinat, mais il ne vint jamais nous rendre visite.

Peut-être s'imaginait-il qu'il suffisait de sortir les sous pour se prétendre travailleur social et en tirer des bénéfices.

Peut-être qu'il avait fini de se faire des illusions et de rêver que les enfants devenus grands viendraient le voir et qu'ils seraient heureux.

Je ne sais pas.

Mais en tout cas, une chose était sûre.

Le fondateur de mon orphelinat avait fini de rêver depuis très longtemps.

Le règlement prévoyait beaucoup de choses, dont certaines étaient normales et frappées au coin du bon sens.

Mais la chose qui était respectée par-dessus tout dans ce règlement, c'était le silence.

Les discussions entre enfants étaient comme autant de micros trop près les uns des autres, ils amplifiaient tout à l'infini.

Cela finissait en bagarres et en disputes.

C'est pourquoi il était strictement interdit aux enfants de parler entre eux.

Les gens avaient peut-être cru que cela suffirait à régler tous les problèmes.

Et pourtant, malgré cette loi, nous entendions toujours des voix, du matin au soir.

En gros, il y avait toujours deux types de voix.

On entendait soit les surveillants crier, soit les enfants pleurer...

Mais comme -- évidemment -- nous n'avions pas le droit de nous déplacer librement dans l'enceinte des bâtiments, nous ne savions jamais qui pleurait ni pourquoi.

Et puis aussi, avec les pleurs et les cris, il y avait toujours des bruits métalliques, comme un tuyau frappant la tôle.

Cela devait sûrement avoir un rapport avec un quelconque châtiment corporel, mais je n'arrivais pas vraiment à m'imaginer ce que ça pouvait être. Ne sachant pas de quoi il retournait, nous ne pouvions que faire semblant de ne rien entendre et continuer nos exercices d'écriture d'idéogrammes.

Quelqu'un en classe m'apprit que c'était “le supplice du cercueil”,

mais je n'en sus jamais plus -- il ne me vint même jamais à l'idée de vouloir en savoir plus.

De toute façon, même si je faisais exactement la même chose qu'hier, je pouvais tout à fait me faire réprimander si le surveillant était de mauvais poil.

C'est pourquoi j'avais toujours la peur au ventre -- que je le voulusse ou non, un jour pouvait tout à fait venir où j'y aurais droit moi aussi...

Nous entendîmes des bruits de pas dans le couloir, qui se rapprochaient de nous.

Les remarquant, nous relevâmes la tête légèrement et firent de notre mieux pour paraître plongés dans nos devoirs.

Ce n'était pas important de réellement faire nos devoirs, il fallait surtout avoir l'air convaincants aux yeux des surveillants.

Voyant que ma voisine piquait un peu du nez, je lui mis un petit coup de coude.

À ce signal, elle comprit ce qu'il se passait et assuma la même position que tous les autres élèves.

Nous approchions le soir.

C'était l'heure la plus difficile, celle où la fatigue commençait à se faire sentir.

C'était l'heure la plus dangereuse.

Nous entendîmes la clef tourner, puis la porte s'ouvrir, et un surveillant hirsute, à l'humeur apparemment massacrante, entra dans notre salle d'étude.

Il se mit à nous scruter du regard, essayant de savoir si l'un ou l'une d'entre nous n'était pas en train de faire un petit somme.

Encore une fois, endormis ou pas, si le surveillant pensait que nous n'étions pas assez en train de travailler, alors il sévissait.

C'est pourquoi nous devions en rajouter des tonnes.

Il se mit à passer entre les rangs.

Évidemment, chacun ne désirait qu'une chose, entendre ce bruit de pas passer à côté de soi sans s'arrêter.

Priant pour que ce fût le cas, chacun d'entre nous se mit à écrire et réécrire encore le même idéogramme, essayant de ne pas trop réfléchir à la situation.

Et plus nous faisions semblant d'être à fond dans nos devoirs, plus les cris et les bruits metalliques qui résonnaient dans le bâtiment nous assaillaient les oreilles.

On entendait bien le bruit du métal qui frappait le métal, et aussi les cris hystériques entre chaque choc...

Mais que se passait-il donc ? Qu'est-ce que ça pouvait être comme horreur, cette punition ?

Surtout qu'il y avait encore des punitions pires que le “supplice du cercueil”.

Mais il ne fallait surtout pas y penser ; c'est pourquoi nous avions tous tendance à apprendre des idéogrammes avec beaucoup, beaucoup de traits...

Dans la salle, il n'y avait que le bruit de la mine de nos crayons qui grattaient le papier.

Mais toujours, en bruit de fond, ces chocs métalliques et ces cris d'effroi...